Corps de l’article

« Autour de Peirce », comme autour d’une source, « Peirciennes » aurions-nous pu dire pour préciser l’ambiance, le ton du numéro de cette revue, ou encore « Orience » que Peirce substitue parfois à « Priméité », par quoi se rattache aussi bien à la tradition philosophique occidentale qu’à l’orientale, qui permet de penser la poésie, au sens grec du terme, en ce qu’elle est reliée à toutes les créations du langage humain, à la langue et à la parole, mais aussi au corps. La priméité, l’orience, permet d’embrasser la dimension du possible aussi bien dans la conception des formes que dans l’élaboration logique.

Sans doute dois-je le sous-titre « poésie et clinique » à Jean Oury et Pierre Delion, tous deux penseurs et poètes de ce riche courant de la psychiatrie qu’est la psychothérapie institutionnelle. Que l’on lise, entre autres, du premier Création et schizophrénie[1] et du second La Musique de l’enfance[2] ! Tous deux insistent depuis des années sur la dimension poétique du travail institutionnel. Aussi tentons-nous ici de les suivre sur le chemin où la clinique est invention, création, poiêsis. Mais y a-t-il une autre clinique ? Car la clinique est certes observation, diagnostic, pronostic, soin, mais elle est avant tout création de possibilités inaperçues par l’être en souffrance. Je pense ici à ce jeune homme enclos jusqu’alors dans les marges d’un coma traumatique gravissime – « végétatif », dit-on – qui nous gratifia, après deux heures passées avec lui à palabrer en équipe, d’un merveilleux sourire. Possibilisation (Ermöglich), disent Heni Maldiney et Jean Oury.

Après ma présentation, dans « Peirce et la clinique », des principaux concepts peirciens utilisés dans le travail clinique quotidien, à savoir le Scribe et l’inscription, le Museur et le musement, l’Interprète, le Ton, la distinction Type-Tessère, etc., c’est Gérard Deledalle qui nous donne, dans « Du possible à l’existant par le discours », la critique des outils mis en œuvre. Il insiste sur la nature de l’icône, qui constitue une des scènes où viennent se jouer les figures de la priméité. Pierre Delion, sous le titre « Proposition de modélisation peircienne de la sémiose du bébé » nous fait part des avancées théoriques très concrètes permises par la sémiotique dans la pratique psychiatrique auprès des enfants, mais aussi dans la conception que l’on peut avoir du processus d’émergence des signes chez le bébé. Francesca Caruana approfondit les rapports des arts plastiques et du corps tel que la psychanalyse peut le penser. J’extrais la citation qu’elle donne de Beuys :

Il n’existe pas d’autre possibilité de s’exprimer que par un signe d’un matériau déterminé. Et pour cela, on a besoin de matériaux plus ou moins solides. […] Car les hommes ne peuvent s’exprimer qu’à travers des formes laissées par des matériaux déterminés. Cela est bien sûr également vrai pour la langue.[3]

Dans « L’effacement radical. Maurice Blanchot et les labyrinthes de l’oubli », Bertrand Gervais forge de nouveaux rapports entre le musement, l’inscription et l’oubli. Développant à la fois les rapports du musement et de l’inscription, il pose avec Blanchot la question fondamentale de l’oubli, condition de la mémoire et lieu de ce que Freud appelait le « refoulement originaire ». « À travers les mots passait encore un peu de jour »[4] apporte-t-il au coeur de ce que nous avons voulu poser dans les quelques articles qui vont suivre. Cette pensée hante aussi Alain Freixe, philosophe et poète, dans son « Lecture et musement » :

Je pense tout particulièrement à ces moments où dans le cours d’une lecture, soudain, le livre nous tombe des mains [... suspendant] le rêve de ce « monde-image », auquel nous portent immanquablement les mots, pour nous faire nous souvenir qu’au dehors est le monde que scelle la finitude [... ].

Il reprend à sa façon, en maître des mots, l’articulation des types, des traces et des tons, donnant à ces concepts une épaisseur qui justifie ce jugement de Peirce :

Je vous entends dire : « Tout cela n’est pas un fait ; c’est de la poésie. » Quel non-sens ! La mauvaise poésie est fausse, je vous l’accorde ; mais rien n’est plus vrai que la vraie poésie. Et laissez-moi dire aux hommes de sciences que les artistes sont des observateurs plus fins et plus aigus qu’eux-mêmes [...].[5]

Dans un document, Jean Oury livre le séminaire introductif consacré au pragmatisme en psychiatrie, une importante prise de position sur le pragmatisme tel qu’on peut le concevoir au fil de la vie quotidienne dans l’institution en perpétuel remodelage qu’est la clinique de La Borde dont il est le médecin-directeur depuis sa fondation au début des années 1950. Il aurait pu l’intituler « pragmatisme et abduction ».

Ce numéro est une introduction à ce qu’est la réalité de la clinique quotidienne, celle où se tissent les paroles, où s’articulent les lieux, les temps, où les couleurs du possible se posent sur des « paysages de l’impossible » comme le dit magnifiquement Danièle Roulot[6].