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Léthé the River of Oblivion rolls

Her wat’ry Labyrinth, where of who drinks,

Forthwith his former state and being forgets,

Forgets both joy and grief, pleasure and pain.

John Milton, Paradise Lost.

Où commence l’oubli, où se termine la mémoire ? Jusqu’où peut aller un texte qui choisit d’en faire son unique sujet. Un récit qui serait pur oubli n’aurait rien à dire. Il serait silence, une parole qui n’a de prise sur rien. Un effacement, une dislocation. Mais la tentation est là, de tendre au néant et de faire du texte non pas un palais de mémoire, mais une page d’oubli. Centrée sur ce qui ne parvient pas à se dire, sur ce qui échappe au dicible, comme le mouvement échappe à la toile.

L’Attente l’oubli de Maurice Blanchot est de ces récits qui tentent de ne pas s’éloigner de l’oubli. C’est un texte qui fait du silence et du secret, de l’attente, du mystère et de l’oubli son unique sujet. Le texte est fondamentalement labyrinthique, mais un labyrinthe qui se décline sous la forme d’un néant, qui égare son voyageur par l’absence de repères plutôt que par une architecture foisonnante. Il n’y a rien, ou si peu, à raconter : il y a le refus de parler, les nombreuses résistances d’une femme à dire ce qu’elle tient caché en elle, sans même savoir ce qu’il y a de caché, et il y a le désir d’un homme de la comprendre, malgré tout. Mais le secret est tellement bien gardé qu’il échappe à toute saisie possible. Et le texte, inlassablement, revient sur ce qui le fonde, sur cet oubli qui force l’attente à se distendre.

Le récit, on le sait, est le lieu par excellence de la mémoire. Raconter, c’est conserver, maintenir intact. Le récit est son propre palais de mémoire, puisqu’il organise des lieux et des espaces, et qu’il met en scène des personnages et des destinées. Dans ce contexte, les fictions de l’oubli, comme le texte de Blanchot, sont des récits d’une reconstruction malaisée, des narrations qui s’ouvrent sur des ruines qu’elles tentent de comprendre et d’interpréter afin d’en faire apparaître la part de vérité. Ruines d’une existence rompue dont il ne reste plus que des miettes, ruines d’un sommeil qui a tout englouti, ruines d’une conscience à laquelle plus rien n’adhère.

Les fictions de l’oubli tentent de capter l’absence, labyrinthique dans son essence même. Elles se déploient autour d’un centre qui est un trou, un trou noir – comme la métaphore astronomique permet de le penser : ce qui absorbe tout et ne remet rien, ce qui écrase jusqu’à la lumière qui, de ce fait, se noircit, mais d’une noirceur qui est absence –, et elles tentent d’en percer le mystère. Ce sont des fictions de l’absence, d’une double absence. Paul Ricoeur a déjà soulevé ce qu’il nomme l’énigme commune à la mémoire et à l’imagination, qui est de rendre présent l’absent[1]. Cette énigme est celle fondamentale de tout langage. Parler, raconter, discourir, c’est rendre présent par le langage ce qui n’est pas là. Dans ce contexte, dire l’oubli, c’est rendre manifeste l’absence de l’absent, la double absence. C’est-à-dire une absence à double ancrage, puisque liée à la fois au référent de l’énoncé, ce qui est absent mais que l’acte de langage parvient à rendre présent, et au sujet de l’énonciation qui ne sait plus de quel référent au juste il est question. Les fictions de l’oubli, en tant que récits d’une reconstruction malaisée, superposent donc toujours deux strates, l’une constituée de ce qui s’oublie, et l’autre, de qui oublie. Des strates entremêlées, dont les frontières ne cessent de s’interpénétrer. Je décrirai certains dispositifs de cette fiction de l’oubli qu’est le texte de Blanchot et tenterai de montrer en quoi le labyrinthe en constitue une figure immanente, révélée par la voie du concept de musement.

L’entretien infini

Dans L’Attente l’oubli, le projecteur est réduit à sa plus petite cible possible, deux êtres qui se rencontrent et se parlent dans une chambre d’hôtel. Une chambre générique dans un hôtel anonyme. Une pièce au coeur d’un labyrinthe vaste comme le monde et réduit à un arrière-plan inaccessible. Que font-ils là, d’où viennent-ils, qui sont-ils ? Pourquoi cette femme entre-t-elle dans la chambre de cet homme ? De quoi lui parle-t-elle ? Pourquoi lui a-t-elle demandé de transcrire ce qu’elle dit ? Longtemps on les croit dans un sanatorium, ce qui aurait expliqué leur désœuvrement, la relation presque thérapeutique qui semble les réunir. Mais ce ne sont que des effets de surface d’une indétermination fondamentale. Nous ne saurons jamais quelles circonstances les ont attirés l’un vers l’autre; ce sont des détails superflus qui distraient du principal, cette impossible communication qui tente de rejoindre ce qui est latent dans tout mot exprimé.

Le texte, écrit par fragments, s’ouvre sur un déictique d’une grande opacité : « Ici, et sur cette phrase qui lui était peut-être aussi destinée, il fut contraint de s’arrêter »[2].  Quel est cet « ici » ? De quelle phrase parlons-nous ? Pourrons-nous jamais la lire ? Non, la seule phrase qui nous est accessible, c’est celle que nous venons de lire et qui cache l’autre, à laquelle il est fait référence. Les phrases constituent des signes, mais ceux-ci restent muets sur leur objet. Car, si la phrase que nous lisons renvoie à la phrase que le personnage lit, à quoi cette dernière renvoie-t-elle ? Quel est ce troisième terme, caché dans les replis du texte ? Ce contenu latent ne sera jamais révélé. On le désignera comme cette chose qu’il faut connaître, mais pas avec les mots que nous lisons, pas avec des mots. On cherchera à l’identifier, sans que rien ne transpire de ce qu’il peut signifier. Et le texte se construira sur son absence, sur l’attente éconduite de sa révélation, sur ce secret qui glissera inexorablement vers l’oubli, mystère à jamais figé dans sa crypte. C’est l’absence de l’absence.

Le texte s’ouvre, moment paradoxal, sur un arrêt. L’arrêt de la lecture. L’homme cesse de lire au moment même où nous commençons à le faire. Cet écart ne se résorbera jamais, nous serons toujours décalés, pris de court. Toujours à la mauvaise place et au mauvais moment, découvrant des paroles que nous ne pouvons comprendre, parce qu’il nous manque l’ancrage initial du discours, ces précisions qui pourraient établir ce dont il est question. Tout a été oublié et une attention constante est exigée pour que la lecture ne s’enlise définitivement dans ses propres apories. Les liens entre les fragments sont ténus ; les sauts sont brusques et requièrent chaque fois de tout reprendre à zéro. Parlent-ils toujours de la même chose ? Sommes-nous au même lieu et au même moment ? Qu’est-ce qui a changé depuis le dernier fragment, le dernier dédale ?

Cet écart est une donnée fondamentale du texte. Il symbolise la part laissée à l’oubli, cette faille dans laquelle les vérités se terrent. Il se glisse aussi entre les personnages. Dès les premiers moments du texte, quand la femme lit ce que l’homme a transcrit de ses propos, elle se sent trahie. Elle ne se reconnaît pas dans le texte. Ces mots, écrits noir sur blanc, ne sont pas tout à fait les siens. Elle a le sentiment d’une erreur, sans qu’elle parvienne à la situer exactement : « Elle ne voulait pas lire. Elle ne lut que quelques passages et parce qu’il le lui demanda doucement. “ Qui parle ? ” disait-elle. “ Qui parle donc ? ” » (p. 7). Quelque chose est survenu entre son énonciation et sa transcription, aussi fidèle fût-elle. Quelque chose a été perdu. Les mots ont été détournés de leur sens, ou alors ce sens qu’ils ont, qu’ils ont toujours et qu’elle-même peut reconnaître, n’était pas celui qu’ils avaient au moment de leur énonciation. Cet écart, c’est l’oubli. Une absence remarquée qui inscrit une différence. Cet écart, c’est la réalité du musement. Mais comment retrouver cet autre sens ? Que fallait-il entendre en plus de ce qui a été dit ? Comment prêter attention à ce qui ne se laisse percevoir que de biais, à peine présent dans le discours, même s’il en est la partie essentielle ?

Ainsi, l’homme comprend qu’il a commis une faute. Il a interrogé la femme trop brutalement, l’a questionnée d’une manière trop pressante : « Il l’avait amenée à dire trop ouvertement la vérité, c’était une vérité directe, désarmée, sans retour » (p. 9). C’est cette vérité que la femme ne reconnaît pas comme sienne. Ses confidences ne peuvent s’inscrire en toutes lettres sur les pages blanches d’un cahier ; elles résistent à l’explicite, peut-être bien parce qu’elles parlent de choses avant tout refoulées, oubliées. De choses trop pénibles et insupportables pour que des mots puissent en témoigner avec justice. « Dans sa mémoire », apprend-on, « rien que des souffrances qui ne peuvent être remémorées » (p. 19). La vérité aperçue, celle dont on tente de témoigner, est donc un passé, un passé marqué par l’oubli. Le texte le dit sans détours : « elle avait perdu le centre d’où rayonnaient les événements et qu’elle tenait si fermement jusqu’ici » (p. 8). Le centre est devenu un trou noir. Et le problème, pour l’homme, consistera à faire parler l’oubli sans éventer le secret, à reconstruire ce passé refoulé sans détruire celle qui en a déjà été victime. Il comprendra d’ailleurs que, pour ce faire, il lui faudra, lui qui avoue détenir une mémoire infaillible, entrer à son tour dans l’oubli.

Il se rendait compte qu’elle avait peut-être tout oublié. Cet oubli faisait partie de ce qu’elle aurait voulu lui dire. Au commencement, avec ses jeunes forces et sa brillante certitude, il s’était réjoui de cet oubli qui lui semblait alors très proche de ce qu’elle savait, plus proche peut-être que le souvenir, et c’est par l’oubli qu’il avait cherché à s’en emparer. Mais l’oubli… Il aurait fallu qu’il entrât, lui aussi, dans l’oubli. 

p. 23-24

Mais comment entre-t-on dans l’oubli ? Par quel geste paradoxal se glisse-t-on dans ce lieu qui n’en est pas un ? On y entre en fait comme on pénètre dans un labyrinthe.

Les labyrinthes de l’oubli

Un tel labyrinthe n’est pas une architecture, mais un principe architectural, une figure de l’imaginaire qui s’actualise en de multiples constructions, des palais dans leurs versions les plus accomplies, des déserts dans leurs plus épurées. Jorge Luis Borges l’avait bien compris, lui qui l’a mis en scène dans de multiples fictions. Dans sa brève nouvelle « Les deux rois et les deux labyrinthes », il joue sur cet écart maximal entre les deux formes extrêmes du labyrinthe. Dans les premiers jours du monde, nous dit Borges, le roi des Arabes se présente à la cour du roi de Babylonie. Ce dernier, pour se moquer de la simplicité de son invité, le fait entrer dans un labyrinthe qu’il a fait construire. Une construction si complexe et subtile que mêmes les hommes les plus sages n’osent s’y aventurer. Le roi des Arabes y erre par la force des choses, « outragé et confondu »[3]. Il finit par implorer le secours de Dieu et trouve enfin la sortie. Il dit alors à son hôte qu’il possède aussi un labyrinthe et qu’il lui fera connaître un jour. De retour en Arabie, il monte une armée et, en peu de temps, soumet le royaume de Babylonie. Il fait prisonnier le roi, l’attache au dos d’un chameau et l’emmène en plein désert, lui disant ces mots :

Ô Roi du Temps Substance et Chiffre du siècle ! En Babylonie, tu as voulu me perdre dans un labyrinthe de bronze aux innombrables escaliers, murs et portes. Maintenant, le Tout-Puissant a voulu que je montre le mien, où il n’y a ni escaliers à gravir, ni portes à forcer, ni murs qui empêchent de passer.[4]

Puis, il détache et abandonne le roi dans le désert, où il mourra de faim et de soif. La sentence est implacable. Dieu punit le roi de Babylonie de la façon la plus épurée possible : avec de l’absence, avec du rien. Au faste du labyrinthe répond le dénuement du désert. Un labyrinthe réduit à sa plus petite expression, une surface sur laquelle on se déplace, du sable, un horizon sans cesse reconduit et qui ne permet aucune fuite. Le désert, avec ses dunes et ses mirages, son absence complète de chemin, est un labyrinthe encore plus menaçant et efficace que la plus complexe des constructions humaines. Ce ne sont pas les murs ou les artifices qui créent le labyrinthe, c’est la perte de soi, c’est le tracé qu’on suit et qui ne mène à rien, sinon qu’à sa propre mort, sa propre inutilité. Le roi de Babylonie a payé par où il a pêché. Il avait construit un ouvrage qui était un scandale : « car la confusion et l’émerveillement, opérations réservées à Dieu, ne conviennent pas aux hommes »[5] ; il meurt dans le désert, son destin remis entre les mains de Dieu.

Le désert comme ultime labyrinthe dit bien que l’essentiel de son expérience repose sur la confusion que son espace engendre, quel que soit son type. Le labyrinthe, depuis son mythe d’origine, symbolise l’oubli de soi, la perte de ses repères et ultimement la mort. Si son tracé est à ligne brisée, comme l’était le labyrinthe créé par Dédale, il propose une multitude de choix à faire, qui enfoncent le sujet toujours plus profondément dans la confusion[6]. Le labyrinthe n’a rien d’un lieu de mémoire ; c’est au contraire un endroit fait pour l’oubli ou le musement, pour un esprit qui s’aventure dans des pensées disjointes, comme autant de dédales. Une telle architecture s’oppose en fait aux palais de mémoire, à ces lieux imaginaires de l’Antiquité qu’on invoquait pour se souvenir de parties de discours[7].

Dans L’Art de la mémoire, Frances Yates explique que ces palais étaient la pièce maîtresse d’une mnémonique[8]. On conservait en tête un palais et on fixait à ses diverses pièces des images et des objets qui correspondaient aux parties du discours qui devait être retenu. Il s’agissait, pour retrouver les éléments ainsi classés et les déclamer dans le bon ordre, de se promener dans les pièces de ce palais imaginaire et de porter attention, sans jamais se laisser distraire, à l’ordre d’apparition des images et des objets. La mémoire fonctionnait donc par lieu ou locus, par espace organisé, dont l’architecture était un gage de son efficacité.

Si nous voulons nous rappeler beaucoup de choses, nous devons nous munir d’un grand nombre de lieux. Condition essentielle : les lieux doivent former une série et l’on doit se les rappeler dans l’ordre, de façon à pouvoir commencer à partir de n’importe quel locus la série et avancer ou reculer à partir de lui.[9]

Les loci devaient constituer une structure stable car la même devait pouvoir être réutilisée, à la manière des tablettes de cire de l’Antiquité. Il fallait les doter de signes distinctifs afin d’éviter les confusions et d’assurer l’ordre de leur rappel. Ils ne pouvaient être ni trop éclairés ni trop sombres, ni trop éloignés ni trop rapprochés ; ils devaient s’imposer de soi à « l’oeil interne de la pensée »[10] et s’enchaîner les uns aux autres en s’effaçant au profit de ce à quoi ils renvoyaient. Les palais de mémoire constituaient un dispositif sémiotique ordonné, une sémiose organisée aux seules fins de maintenir intactes des attributions prédéterminées.

Dans le contexte d’un tel art, le labyrinthe est l’antithèse des palais de mémoire. En raison de ses dédales et de la ligne brisée de ses tracés, de ses pièces et galeries où les différences sont atténuées et les perspectives bloquées, afin de tout dérober à l’oeil interne de la pensée, il s’impose comme un lieu où la mémoire dérive, détachée de tout ancrage, de toute trajectoire ordonnée. Il a pour but de déjouer le sujet qui s’y aventure, et non de l’aider à se retrouver dans les fils de sa mémoire. Comme le dit Jean-Pierre Vidal, le labyrinthe exclut la mémoire de son aire par une « nécessité structurelle »[11].

Le labyrinthe est un lieu de l’oubli, non pas d’un oubli pur et simple, un oubli qui ne se saurait même plus oubli, une amnésie complète, mais oubli partiel, une pensée désarticulée, toujours capable de comprendre qu’elle est dans un dédale, mais impuissante à rétablir les liens qui unissent les dédales entre eux. Une pensée qui capte, mais qui ne retient pas l’ordre des choses, une pensée désordonnée. Cet oubli est musement, qui n’est pas absence de mémoire, mais errance. « L’art de la mémoire, dit Yates, est comme une écriture intérieure »[12]. Le musement est cette même écriture, mais déliée, s’écrivant toute seule et ne sachant plus ce qui en est le sujet.

Le concept a été défini par C. S. Peirce dans « Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu », où il le décrit comme une forme de méditation ou de rêverie, mais une rêverie pleine, sans perte de conscience. Le musement est de l’ordre du jeu, mais d’un jeu aux propriétés particulières :

En fait, c’est du Jeu Pur. Or le Jeu, nous le savons tous, est le libre exercice de nos capacités. Le Jeu Pur n’a pas de règle, hormis cette loi même de la liberté. Il souffle où il veut. Il n’a pas de projet, hormis la récréation.[13]

Le musement est l’imagination au travail. Michel Balat affine cette définition de Peirce en le présentant comme un mouvement continu de la pensée, un flot qui nous traverse jusqu’à ce que nous nous déprenions de lui, pour une raison ou pour une autre. Une forme de discours intérieur, dont la fonction n’est pas celle d’une dérive occasionnelle, mais bien celle du moteur de notre pensée. Balat compare sa manière à l’association libre, qui n’est pas le musement, mais bien une façon d’en mimer le jeu. C’est aussi l’errance d’un esprit lunatique.

Quand, au cours d’une journée, il arrive que l’esprit, désarrimé de ses actes, suive son cours sans être interrompu, nous savons bien qu’un flot de pensées nous traverse jusqu’au moment où, pour une quelconque raison, qu’elle soit interne au flot – une idée saisissante ou bien le caractère presque conscient que le cours des pensées revêt à certains moments – ou externe – un bruit ou tout autre motif d’interruption –, nous nous déprenons de lui. Ce flot, c’est le musement.[14]

L’expérience du musement est à l’image de l’avancée dans un labyrinthe, quand le sujet progresse sans savoir où il va, sait sans comprendre qu’il sait, son attention diluée jusqu’à la distraction. L’être dans le labyrinthe ne connaît jamais qu’une fraction de l’espace total, et encore cette fraction, il ne parvient pas à la saisir dans sa complexité, incapable d’en reproduire le dessin sans l’aide d’un fil providentiel. La déambulation s’y fait par à-coups, dans l’improvisation, une logique de l’instant plutôt que de la durée, une logique du fragment plutôt que d’un récit continu.

Dans le mythe, pour sortir du labyrinthe, il faut un couple lié par un fil. Il faut un être qui s’y aventure et un autre qui l’aide à revenir. Thésée et Ariane. L’oubli et le rappel. Sans Ariane, le labyrinthe est un tombeau. Les mêmes deux fonctions sont essentielles pour revenir et retenir quelque chose du musement. Un couple lié par un fil, celui de la parole. Un être qui explore à l’aveugle les voies de l’oubli et de l’échappé et un autre qui prend note de ce qui a été recueilli. Cette transmission est essentielle. L’Attente l’oubli le dit clairement : sans l’homme, l’oubli de la femme est une tombe. Elle est essentielle, même si l’impression première laissée par ces notes est une insoutenable trahison. L’Attente l’oubli le montre d’ailleurs, qui s’ouvre sur le sentiment de trahison ressenti par la femme. Elle qui parlait du lieu même de l’oubli s’est sentie aussitôt trahie, dépossédée de sa propre pensée et de ce musement dont elle avait tenté de capter une quelconque vérité, dès que ses yeux se sont portés sur les mots transcrits. « Elle avait le sentiment d’une erreur qu’elle ne parvenait pas à situer » (p. 7). Cette erreur, cette inéluctable différence, c’est ce qui est perdu quand le musement est mis en mots, qu’il est transcrit par un scribe, même le plus fidèle possible. « Et maintenant, dit-elle à l’homme, vous m’avez arraché quelque chose que je n’ai plus et que vous n’avez même pas » (p. 8). On l’a arrachée à son musement, à son labyrinthe de pensée, et les symboles, ces instants de vérité qui paraissaient si forts et convaincants, sont redevenus de simples signes linguistiques. Des mots qui ne témoignent plus de l’essentiel. La perte est complète.

C’est qu’il y a de l’échappé dans le musement, et ce qui est récupéré n’en est que la portion congrue, un musement figé, arrêté. Comme le dit Balat, le musement prend la forme de ces pensées qu’un événement impromptu nous révèle, mais seulement après que leur mouvement ait été arrêté, pris pour ainsi dire dans une cire qui témoigne de sa forme, sans rien pouvoir dire du processus qui en a été à l’origine.

Ce type de musement, premier, ne nous est pas directement accessible puisque alors que nous musions, aucune conscience ne nous en était donnée. Il se présente à nous comme l’hypothèse pure, le pur possible, une promenade dans l’Univers original, l’instant indéfiniment présent que l’actualité ou l’actualisation détruit irrémédiablement en lui fournissant un temps du passé.[15] 

Le musement est ce qui se trame en arrière-plan, pendant que le regard se perd et que l’attention flotte. Il est de l’ordre de l’approximation : ce qu’on parvient à en saisir se donne de façon nécessairement parcellaire. S’il est le moteur de notre pensée, au sens où celle-ci n’existe que dans un processus sémiotique, il en est le point aveugle. Et sa transmission, si elle doit passer par la parole, l’écoute et l’écriture, ne peut réussir que si celles-ci en miment le mouvement plutôt que de l’arrêter afin de le décrire. En capter une parcelle requiert une attention flottante et non une transcription fidèle. L’homme l’apprend à ses dépens dès les premières pages du texte. Ce service qu’il croyait rendre à la femme, cette fidélité absolue aux mots prononcés, est un échec. Il lui faut écouter autrement.

À l’écoute de l’oubli

Le musement, c’est ce qui s’immisce entre l’attente et l’oubli. C’est l’attente l’oubli, fonctions liées par un fil ténu, invisible à l’oeil nu.

« L’oubli, le don latent », écrit Blanchot. « Accueillir l’oubli comme l’accord avec ce qui se cache, le don latent » (p. 87). Il faut entendre ces mots à la fois comme ce qui est donné et qui n’est pas encore déclaré – c’est l’oubli qui déjà agit sans qu’on en ait conscience –, et comme ce talent caché, qui rend capable d’accueillir le musement de l’autre, de le faire résonner en soi, afin d’entendre ce qui se cache sous les mots. Mais le don, c’est aussi ce qu’on abandonne sans rien recevoir en retour. L’oubli est cela justement, quelque chose qu’on abandonne sans que rien ne nous soit remis en retour. Et sa latence vient du fait que ses frontières sont nécessairement indécelables. Nous n’entrons jamais en toute connaissance de cause dans l’oubli, nous le faisons par inadvertance plutôt. Sans y porter attention.

Nous n’allons pas vers l’oubli, pas plus que l’oubli ne vient à nous, mais soudain l’oubli a toujours déjà été là, et lorsque nous oublions, nous avons toujours déjà oublié : nous sommes, dans le mouvement vers l’oubli, en rapport avec la présence de l’immobilité de l’oubli.

p. 87

La frontière est imperceptible. Elle est à jamais repoussée, ou alors elle a déjà été traversée. Le moment précis où la limite est franchie est insaisissable, à jamais occulté, parce qu’il est lui-même déjà oubli.

Malgré l’aspect paradoxal de la demande, l’homme comprend qu’il doit entrer dans l’oubli afin d’accéder à celui de l’autre. En fait, il doit amener la femme à se souvenir ou, plus exactement, à ce que « le souvenir se souvienne en elle » et puisse ainsi s’exprimer, sans qu’elle n’ait rien à révéler en toutes lettres ; il doit s’assurer que ce qui demandait à être tu, mais qui s’est obstiné à rester par-devers elle, parvienne enfin à être dit. Qui parle ? demandait-elle. En effet, qu’est-ce qui parle par elle ? Qu’est-ce qui réussit à se frayer un chemin à travers ses mots, suivant le dédale de son énonciation ? Qu’est-ce qui affleure à la conscience sans jamais devenir actuel ? Et, à l’autre extrémité, comment capter ce qui reste intangible ? Quels moyens mettre en œuvre pour cerner l’indicible, ce mystère qu’il faut appréhender ? Car il s’agit bien d’un mystère, un mystère qui implique, pour être percé, une attention d’un type particulier, une attention flottante, désarrimée, ouverte sur une attente qui n’est plus attente de rien. « Le mystère n’est rien », dit Blanchot. « Il ne peut être objet d’attention » (p. 45). Il est ce point de fuite qui n’est perçu véritablement, en tant que foyer de la perspective, que lorsqu’il n’est pas regardé de plein fouet, dans un regard qui rabat les lignes à leurs deux seules dimensions. L’essence du mystère « est d’être toujours en deçà de l’attention » (p. 45), d’être là où l’attention vacille et se vide, rejoignant par un mouvement paradoxal ce qui s’affiche comme distraction.

Entrer dans l’oubli, comme l’a indiqué Pierre Bertrand, c’est se défaire du temps, s’évader du présent et de l’attitude qui en est la marque même, à savoir l’attention[16]. L’attente, l’attention, le rappel : ce sont par ces termes que se décline la distension de l’esprit confronté au temps et à son passage[17]. Attente des événements à venir, attention aux faits actuels, rappel de ce qui est passé. L’attention requise pour entrer dans l’oubli, pour en capter l’esprit, puisqu’il ne peut y être question de lettre, doit se défaire de cette temporalité, se détacher du temps et de son fil. Il faut mettre du désordre dans le temps, forcer le passé à s’évanouir, le présent à se dissiper et le futur à rester tapi au-delà de l’horizon. Il faut amener l’attente et l’attention à se joindre, hors du temps, seule façon de rendre à l’oubli une réalité dont on peut s’imprégner, à défaut de pouvoir la décrire. Pour s’approcher du mystère de l’oubli, l’attention doit se porter « à l’extrême limite qui échappe à l’attente » (p. 48), se rendre disponible à ce vide qui apparaît quand plus rien ne s’agite en surface, vide nécessairement insaisissable.

L’attention, qui se fige au présent et s’arrête aux choses présentes, s’épuise à ne rien entendre. Pour que l’homme entende ce que la femme dit, au-delà des mots prononcés, pour qu’il puisse capter ce qui ne peut être rendu présent, ce qui ne peut être rendu au présent, il lui faut laisser flotter son attention, s’inscrire dans une attente qui n’est plus attente de rien, qui est oubli de l’objet.

Attendre, se faire attentif à ce qui fait de l’attente un acte neutre, enroulé sur soi, serré en cercles dont le plus intérieur et le plus extérieur coïncident, attention distraite en attente et retournée jusqu’à l’inattendu. Attente, attente qui est le refus de rien attendre, calme étendue déroulée par les pas.

p. 20

L’attente doit se faire labyrinthique… Elle doit s’enrouler sur elle-même comme un ruban de Möbius, déployée en une architecture inextricable. Son début et sa fin sont une seule et même chose. Repliée sur elle-même, lorsque décrochée de toute temporalité, elle retrouve alors sa réflexivité fondamentale : « L’attente est toujours l’attente de l’attente, reprenant en elle le commencement, suspendant la fin et, dans cet intervalle, ouvrant l’intervalle d’une autre attente » (p. 50). Et c’est dans cette réflexivité, nécessairement labyrinthique, qu’elle parvient à capter l’oubli, à saisir ce qui échappe aux mots. L’attente réflexive, c’est l’attente qui ne connaît plus de limites, c’est l’attente qui est sa propre justification, s’enroulant, se désenroulant, traçant un parcours sinueux et inextricable. Un parcours sans but ni destination, un parcours vidé de ce qui lui donnerait un sens. Par l’attention, dit le texte, mais une attention qui est une attente vidée de tout ce qui est attendu, l’homme « dispose de l’infini de l’attente qui l’ouvre à l’inattendu, en le portant à l’extrême limite qui ne se laisse pas atteindre » (p. 48). Dans cette attente, l’esprit n’est plus distendu entre ses divers temps, il vole en éclat. Il perd toute unité, toute direction, tout objet. Il est réduit à n’être plus que des instants, librement associés, des instants qui déjouent toute attente parce qu’ils ne s’ouvrent sur aucun futur, parce qu’ils ne s’enchaînent à aucune logique, aucune habitude. À la manière des fragments du récit de Blanchot, qui se suivent sans liens apparents, qui cohabitent dans l’espace du texte, en état de rupture les uns avec les autres. L’attente y devient une attention flottante, détachée du cours fixe des choses, des mots et de leurs enchaînements pour se porter sur les silences qui les séparent. « À travers les mots passait encore un peu de jour », dit le texte (p. 40), indiquant par là cet interstice où l’attention se porte, quand elle n’a plus d’objet à se mettre sous les yeux.

On l’a compris, seule une attention ou une écoute flottante font apparaître ce qui a glissé au fin fond de l’oubli. Le mystère n’est appréhendé que par une attention qui est elle-même déjà oubli. Or cet oubli en acte, cette attention paradoxale, c’est le musement. C’est-à-dire une attention flottante, détachée de la ligne du temps, de l’explicite de la lettre. Ce que l’homme doit atteindre, pour être enfin fidèle au secret de l’oubli, cette attention qu’il doit porter à ce qui ne peut être là, à ce qui ne répond à aucune temporalité, c’est une forme de musement. Il lui faut entrer dans le labyrinthe de l’oubli, en faire sa demeure.

L’attente l’oubli, en tant que syntagme, est une façon de dire le musement, une description définie qui en saisit bien les mouvements fondamentaux : c’est l’attente dans l’oubli, l’attente vidée par l’oubli, l’oubli de l’attente, l’attente perçue non plus en rapport à l’attention et à la mémoire, selon les paramètres d’une temporalité traditionnelle, mais à l’éclatement de ces paramètres qu’entraîne l’oubli. L’attente égarée dans un musement qui lui permet de s’ouvrir à ce qui résiste à toute attention trop directe ou soulignée.

Pour Michel Balat, le musement ressemble à la pratique de l’écoute flottante psychanalytique. Il dit d’ailleurs qu’il est « ce par quoi le tonal nous apparaît, il en est son contenu essentiel »[18]. Le musement fait apparaître cette dimension langagière « qui insiste, qui s’incarne dans une trace sans pour cela atteindre l’actualité »[19], et qui correspond au ton ou au tonal. Le ton n’est jamais ce qui est dit, mais ce qui s’inscrit comme possibilité dans ce qui a été prononcé. Les définitions courantes du ton disent qu’il est une qualité, de la voix humaine par exemple, caractéristique de l’état psychologique d’un sujet et du contenu de son discours, ou encore qu’il est une manière de s’exprimer, une intonation, un accent. C’est un fait de l’énonciation, qui ne se marque nullement dans le contenu de l’énoncé, mais qui dépend plutôt des circonstances de l’acte de parole. Le ton, c’est ce qui se perçoit, en deçà de l’énoncé. Ce que les mots ne disent pas mais transportent avec eux, du seul fait d’avoir été énoncés. Balat ne dit pas autre chose : « Chaque signe a son “ ton ” propre et nous pouvons penser toute sémiose […] comme une architecture complexe dans laquelle les tons interviennent »[20]. L’enjeu, pour un psychanalyste, est de parvenir à les identifier, à en capter l’écho dans la parole.

C’est bien aussi à la recherche de ce ton que l’homme se consacre dans L’Attente l’oubli. Quand il est affirmé qu’il doit entrer dans l’oubli, s’il veut comprendre ce qui est exprimé quand la femme parle, il lui faut en fait se rendre disponible à son musement, se mettre lui-même en état de musement, dans cet oubli positif qu’il représente, afin d’entrer en harmonie avec lui. L’homme l’écrit dans son cahier :

C’est la voix qui t’est confiée, et non pas ce qu’elle te dit. Ce qu’elle dit, les secrets que tu recueilles et que tu transcris pour les faire valoir, tu dois les ramener doucement, malgré leur tentative de séduction, vers le silence que tu as puisé en eux.

p. 11

La vérité de cette voix ne se trouve pas dans le texte de son énonciation, mais dans le ton adopté. L’homme apprend à porter attention à cette dimension et c’est ainsi qu’il commence

[...] d’entendre à côté de ce qu’elle disait, et comme en arrière, mais dans une étendue sans profondeur, sans haut ni bas, et pourtant matériellement situable, une autre parole avec laquelle la sienne n’avait presque rien de commun.

p. 25

Ce qu’il entend, c’est simplement le musement et sa tonalité particulière, musement qui transparaît à l’occasion, qui se capte au détour des phrases, quand l’attention s’est muée en distraction. C’est alors que surgit, comme de nulle part, cette autre parole, sans aucune actualité, sans réalité autre que celle inscrite par l’événement de son écoute. Il ne sert à rien de tout noter et de s’arrêter aux détails, ceux-ci ne servent jamais que d’écran. C’est en deçà des mots qu’il faut aller puiser, sous leur carapace, dans ce qu’ils trahissent quand ils sont énoncés. Il faut faire acte d’attention, mais d’une attention qui est « accueil de ce qui échappe à l’attention, ouverture sur l’inattendu, attente qui est l’inattendu de toute attente » (p. 45). Balat souligne qu’une telle attention, flottante, consiste « moins à l’écoute du sens qu’à celui de la prosodie »[21], des inflexions de la voix, des ruptures du rythme, des silences et des interruptions. Ce qui est tu se trahit d’abord par un ton. Il vient envahir le rythme de la parole et fait entendre sa musique avant de surgir comme lapsus ou parole échappée.

Cette attention, libérée de toute attente, détachée d’une temporalité linéaire et ouverte sur l’inattendu et l’oubli, cette attention qui n’a plus de l’attention que le nom, est bien une forme de musement. Le texte de Blanchot en est imprégné, ce qui transparaît par cette recherche des écarts et failles au sein d’une parole minée, puisque fondée sur l’oubli et le déni, et d’une écoute paradoxale, attentive jusqu’à la distraction. Cherchant cette limite imprécise entre l’attente et l’oubli, il investit ce lieu, labyrinthique par définition, du musement et de son errance. Il fait de l’oubli un tracé, l’écho d’une déambulation à travers une parole et son écoute. Et, ce faisant, il croise cette vérité, qu’il fait sienne, que l’oubli repose en toute parole, comme son inéluctable tonalité :

Que l’oubli parle par avance en chaque parole qui parle, ne signifie pas seulement que chaque mot est voué à être oublié, mais que l’oubli trouve son repos dans la parole et maintient celle-ci en accord avec ce qui se cache.

p. 88

Il n’y a pas de parole qui ne contienne sa part d’oubli, pas de silence qui ne compte aussi sa part de vérité. Comment alors faire parler ce qui reste secret, sinon en rejoignant le mystère, en faisant du labyrinthe sa terre de prédilection.

Fable

La nouvelle de Borges, « Les deux rois et les deux labyrinthes », suggère que le labyrinthe est lié à deux types d’opération : l’émerveillement et la confusion. Opérations, oui car il est de la nature même des labyrinthes de provoquer l’un et l’autre ; mais réactions tout autant, puisque les deux décrivent des états d’esprit. Ceux d’un sujet qui ne sait plus où il va, perdu dans un inextricable musement dont chaque moment est cause d’admiration et d’étonnement.

L’être dans le labyrinthe est confus et émerveillé –ou alors, dans sa phase dysphorique, confondu et angoissé –, soumis à des épreuves qui dépassent son entendement et qui l’empêchent de faire des choix éclairés. Cet être n’a plus aucune profondeur. Ballotté comme une barque sans aviron, il ne peut qu’improviser ses réponses. L’écrasement de la temporalité impliqué par le labyrinthe entraîne une logique de l’instant qui déjoue les raisonnements. Les logiques s’estompent, le fil perdu à jamais.

Confus et émerveillé, ces deux traits résument bien les processus cognitif et affectif de l’être dans le labyrinthe : incapable de distinguer l’avant de l’après, de retrouver un ordre dans les éléments disparates trouvés sur sa route, marqué avant tout par l’indécision et le vague, des bribes d’une complexité telle que la compréhension en est par la force des choses gênée ; mais aussi étonné, surpris, voire ébloui par un spectacle que rien ne permet d’anticiper, puisqu’il déjoue toutes les attentes. L’être émerveillé est ébahi devant l’écran géant de son oubli, de sa propre idiotie, au sens où l’entend Clément Rosset[22].

Cet être dans le labyrinthe, comment parvient-il à refaire une totalité de cette architecture qui le contraint à d’innombrables errances ? Par quel fil peut-il retracer le chemin parcouru ? Qu’y a-t-il dans l’oubli à raconter ? Rien. Rien, à moins de se situer et de se souvenir « à deux pas de l’oubli » (p. 104). Rien, à moins de développer, à rebours de l’Ars memoriae, un Ars obliovonis[23]. C’est l’art de l’oubli. Un art à la limite de la parole, là où, Blanchot l’a bien vu, se niche l’attente l’oubli.