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Au lieu d’être enchaînés dans un ordre démonstratif, les traits qui composent la Cité [Amaurote] sont révélés au cours d’une sorte de visite guidée. La politique entre dans le narratif. C’est au lecteur de faire le lien entre tout ce qui est donné à voir.

(P.-F. Moreau, 1982 : 18)

Figure 1

L’île d’Utopie en frontispice de l’édition originale de L’Utopie de Thomas More (1516). Fac-similé reproduit dans Sargent et Schaer, 2000 : 114.

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Figure 2

Planche extraite de L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, 1804. C. N. Ledoux, 1994 : 76, planche 16.

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Les souvenirs les plus saillants des utopies sont, le plus souvent, des descriptions, telles celles de la ville d’Amaurote ou de l’Abbaye de Thélème, ou des plans, à l’instar de ceux que C. N. Ledoux réalisa pour les Salines royales d’Arc-et-Senans : au sens figuré ou au sens propre, il nous reste en mémoire des clichés ou des images statiques, le plus souvent déshistoricisés (en un sens que l’on précisera), ce qui n’est pas sans effet sur l’interprétation induite des utopies. Pourquoi, s’intéressant aux représentations de l’utopie, mettre en regard le dessin de l’île d’Utopie, en frontispice de l’édition originale de L’Utopie de Thomas More, et la planche 16 de L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des moeurs et de la législation[1], que Ledoux consacre au plan d’Arc-et-Senans ? En première analyse, ces deux images, de genres et d’époques différents, ne semblent pas relever de la même problématique. Néanmoins, l’appartenance de Ledoux aux « architectes de la liberté » n’est pas seulement le résultat d’une relecture a posteriori de l’histoire : en publiant son ouvrage, Ledoux théorise sa pratique en lui assignant une portée si ambitieuse qu’il est légitime de l’appréhender sous l’angle de la visée utopique. Ainsi, au-delà des différences, se dégagent un certain nombre de points communs de nature à éclairer des tensions similaires, à travers des mises en scène énonciatives variées. Ces images d’utopie(s)[2], confrontées avec le texte qui les accompagne, fonctionnent comme des analogons de tensions internes à la pensée et au projet utopiques. Ces tensions dégagent des stylèmes qui méritent d’être appréhendés dans une saisie globale, puisqu’ils font système. C’est à ce prix que peut émerger un usage théorique et pratique anti-dogmatique de l’utopie, fidèle à la visée émancipatrice originelle.

I. Le rapport texte/image sous l’angle de la mise en scène énonciative

Le rapport texte/image est en général tout sauf simple, même si l’auteur du texte et des images renvoie à une seule et même personne. En effet, même dans ce cas de figure idéal, il est toujours possible que naissent des contradictions entre contenus propositionnels dénotés ou connotés, ou que se manifestent des distorsions entre le locuteur et les diverses images d’énonciateurs qui lui coréfèrent : c’est d’ailleurs ce qui se passe aussi bien avec More qu’avec Ledoux. La situation est encore plus compliquée dans le cas où l’auteur de l’image n’est pas celui du texte. On peut néanmoins postuler que, même si les auteurs du texte et du dessin ne sont pas physiquement les mêmes personnes, cela n’empêche pas un examen conjoint des textes et des images, dans la mesure où les deux énonciateurs qui renvoient à des sujets parlants différents se réfèrent, en définitive, à un même projet, à des valeurs identiques, dans le cadre d’une Formation Discursive déterminée[3]. Certes, le fait que des individus différents, se réclamant d’une même idéologie, participent à l’illustration du texte multiplie potentiellement les points de vue et distorsions sur le texte, mais, comme on va le vérifier, un locuteur unique n’est pas à l’abri de telles distorsions, puisque son discours peut contenir des énonciateurs différents.

La place et la fonction réciproque des deux systèmes sémiotiques ne sont pas sans effet sur la construction de la figure de l’énonciateur et sur les conséquences qui en découlent en matière d’interprétation. Nous nous intéresserons d’abord à Ledoux, car les rapports texte/image y sont plus immédiatement perceptibles que chez More, et nous aideront, par contraste, à appréhender la spécificité du rapport texte/image dans L’Utopie. Les résultats de ces rapports texte/image, sur le plan énonciatif, serviront ultérieurement de base à une analyse herméneutique de ces rapports, pour laquelle nous convoquerons les concepts d’icône et d’indice chez Peirce et d’exemplification chez Goodman.

I.1 La construction du sur-énonciateur dans L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des moeurs et de la législation

Chez Ledoux, les planches sont le plus souvent insérées après le texte (plus rarement avant), lequel fait expressément référence aux dessins, au point qu’on ne pourrait les supprimer sans que tout l’ouvrage tombe à l’eau. Le trajet traditionnel va de manière significative du texte de Ledoux vers les planches reproduisant les dessins et plans de l’architecte, le texte se présentant comme l’explication progressive d’une pensée condensée dans les plans, si forte qu’elle a besoin d’être dépliée par son créateur/exégète. Paraphrasant Balzac, on dira que tout le texte explique le dessin, comme le dessin implique le texte[4]. Cette mise en scène énonciative renvoie à la vision holistique du projet utopique de Ledoux, en ce sens que, de la même manière que la signification est de part en part contrôlée, dirigée, univoque, les principes d’organisation sociale (et politique[5]) sont donnés, unilatéraux, et non négociables (à tout le moins non négociés). Ce rapport unidirectionnel du texte vers le dessin construit la figure d’un sur-énonciateur[6] (subsumant les énonciateurs du texte et du dessin) manifestant un souci constant de maîtriser la signification du dessin et les interprétations légitimes.

I.2 Les contradictions des co‑énonciateurs du dessin et de l’avant‑texte de L’Utopie

Rien de tel chez More, sur le plan factuel du moins. D’abord parce que la gravure reproduit en frontispice un seul dessin auquel les Livres I et II ne font pas référence. Ensuite parce que le dessin est une illustration intrinsèquement ambiguë, laquelle entretient, de surcroît, des relations paradoxales avec un avant-texte lui-même mystérieux (composé d’alphabets utopien et latin, d’un texte utopien et de sa traduction, et d’un quatrain latin) :

  1. L’alphabet utopien paraît authentique puisque chaque lettre a son correspondant latin, ce qui garantit la vérité de l’alphabet source (et celle de l’oeuvre de More). Hélas, cette première impression est bien vite contredite par la correspondance incongrue entre le delta et le M, le lambda et le O, et par la relation spéculaire qu’entretiennent maints caractères : les équivalents du « b » et du « c », du « d » et du « e », du « g » et du « h », du « i » et du « j », du « n » et du « o », du « p » et du « q », du « v » et du « x ». Tout cela plaide au contraire pour une création ludique, de toutes pièces, et amène à considérer rétrospectivement les lettres inconnues, ou proches des caractères orientaux, comme des inventions de More.

  2. Cette contradiction se prolonge dans le texte qui fait suite : on pourrait penser que la langue des Utopiens est compréhensible, puisque le texte en vernaculaire utopien est associé à sa traduction : hélas, la traduction est un mélange de racines grecques et de persan[7] aux effets exotiques et mystérieux, allant dans le sens d’une mystification de lettrés (annoncée par la combinaison de caractères fantaisistes et réels), à l’égal des jeux familiers à More et à ses amis humanistes (on pense à Erasme, tout particulièrement).

  3. Enfin, sous le texte en « vernaculaire », le lecteur peut lire un quatrain… en latin, dans lequel il est dit :

    Utopus, mon souverain, m’a transformée en île, moi qui jadis n’étais point une île. / Seule de toutes les contrées, sans le secours de la philosophie abstraite, / J’ai représenté pour les mortels la cité philosophique. / De bonne grâce, je partage mes bienfaits avec d’autres ; volontiers, j’adopte des autres ce qu’ils ont de mieux.

    Sargent et Schaer, 2000 : 114

Ce quatrain mentionne des données qui sont parfois contradictoires, à en juger d’après les inférences qu’elles autorisent. D’abord, les vers 2 et 3 adoptent explicitement une posture polémique : par un coup de force initial, More revendique pour L’Utopie le statut d’une expérience concrète, parfaite, comme l’indique la valeur typisante du défini, dans le syntagme « la cité philosophique »[8]. Or cette revendication de sérieux est contredite par la mise en scène énonciative, puisque l’île d’Utopie parle, à l’instar des personnages de romans ! Ensuite, dans le vers 4, ce système unique, parfait, résultat des meilleures idées et lois qui existent ailleurs, se présente aussi comme un système reproductible (donc comme un système qui n’est pas réservé aux seuls Utopiens) et comme le résultat d’un processus sans fin, ce qui veut dire : encore et toujours perfectible, grâce à son ouverture aux autres. Ainsi l’avant-texte comporte un ensemble de données plus ou moins contradictoires :

  • texte sérieux versus jeu ; spéculations abstraites des philosophes sur une cité idéale versus expérience concrète de la cité idéale en action ;

  • langue vernaculaire décryptée versus langue utopienne indéchiffrable ;

  • système unique, cantonné à l’île (« Utopie dans un seul pays ! »), versus système reproductible sur le continent (« Utopiens de tous les pays, unissez-vous ! ») ;

  • système parfait versus système perfectible.

Ces contradictions sont encore plus importantes si l’on procède à une première analyse du dessin :

  • Utopie se présente comme une île circulaire, formant un cercle équilibré, comme si elle avait été dessinée par un géomètre, bref, comme un produit parfait de la culture versus les côtes découpées, qui donnent l’illusion d’une création naturelle[9].

  • L’île se présente comme un monde clos, voire coupé du monde, pourtant on observe de nombreux signaux d’une clôture imparfaite et d’une coupure impossible : à l’horizon/au loin[10] des terres continentales rappellent qu’Utopie n’est pas seule ; au premier plan, deux nefs (dont l’une est de profil, comme si, venant du continent, elle cinglait vers le port, à moins que ce ne soit l’inverse) témoignent des allers et retours possibles entre ces terres, ce que confirme Hythlodée lorsqu’il décrit l’accostage des bateaux en tous points de la rade ; de plus, immédiatement en arrière de la nef centrale, la première bâtisse, à l’entrée de la rade, semble être un phare, étant donné sa hauteur (sans qu’on puisse l’expliquer par la perspective qui n’est pas respectée ailleurs).

  • Le titre « VTOPIAE INSVLAE FIGVRA » indique une centration unique sur Utopie par rapport à l’organisation verticale qui organise la hiérarchisation des plans, depuis le premier plan avec la nef, l’île au centre, puis le continent à l’arrière-plan : cette organisation de bas en haut suggère un trajet et semble indiquer que, loin de devoir se focaliser sur la seule île d’Utopie, il faut prendre en compte la totalité du parcours et des relations entre les territoires. Cette question peut paraître anecdotique, elle est pourtant centrale pour l’interprétation de l’utopie comme projet politique, tant il est vrai que la plupart des commentateurs considèrent que le Livre I (qui porte sur le trajet de Raphaël Hythlodée) est relativement secondaire par rapport au projet de More. Sur ce point, en accord avec Abensour, nous privilégierons une lecture de L’Utopie sans exclusive, à l’instar de ce que suggèrent les tensions à l’oeuvre dans le dessin.

Ainsi, la première analyse du dessin dans son rapport au vernaculaire utopien signifie-t-elle, par ce qu’elle dénote contradictoirement, et par ce qu’elle connote, un univers qui repose sur une ambiguïté constitutive[11], qui est d’ailleurs exprimée dès le titre lui-même, puisque le nom d’Utopie renvoie contradictoirement à deux étymons antonymes quant aux valeurs : « ou » + « topos » = non lieu versus « eu » + « topos » = bon lieu.

Alors que le texte de Ledoux ne cesse de renvoyer au dessin, le texte de More parle d’autre chose que du dessin : il ne décrit pas les caractéristiques précédentes, pas plus qu’il n’évoque la source, puis le cours circulaire du fleuve Anydre, entourant Amaurote comme une muraille, ou les constructions qui entourent la capitale, et qui sont comme des évocations des autres cités d’Utopie. Autant dire que les liens entre l’avant-texte et l’image sont hautement problématiques et qu’ils annoncent une oeuvre elle-même problématique. On ne se trouve pas en face d’un sur-énonciateur qui contrôlerait la signification, mais face à (au moins) deux co-énonciateurs à l’origine de points de vue divergents, sans hiérarchisation des contenus : là où Ledoux entend tout contrôler et tout expliquer, More pose initialement des indices complexes, passibles d’interprétations contradictoires, comme si toute lecture unifiante était une trahison réductionniste de la visée anthropologique profonde du projet. On trouve donc, à l’ouverture de L’Utopie, un ensemble de contradictions constitutives, guère explicitées, renvoyant au sens oblique qui joue un si grand rôle dans l’oeuvre, ainsi que le montre excellemment l’analyse d’Abensour[12]. La place initiale de l’image construit d’emblée cette image de co-énonciateurs revendiquant, exhibant la complexité de l’image, du médium linguistique, mais aussi celle des rapports entre texte utopien et image d’Utopie. Bref, l’illustration a un statut ambigu parce qu’elle dénote des contenus propositionnels contradictoires et parce que ce qu’elle connote est peu clair, au-delà de l’allusion antiphrastique à l’Angleterre : elle réclame donc d’emblée une lecture herméneutique, à l’instar de ces frontispices fréquents à l’époque, à ceci près que si les frontispices renvoient de manière métaphorique ou métonymique au contenu de l’oeuvre, ils le font en général par tout un réseau codé d’allégories et de références externes relativement interprétables : ici, le texte et l’image créent leurs propres références, ce qui complexifie l’interprétation, certes, mais ce qui fournit également des clés pour la lecture de l’oeuvre…

À ce stade, on pourrait croire que les oeuvres de Ledoux et de More reposent sur deux mises en scène énonciatives antagonistes, révélatrices de projets utopiques, eux-mêmes opposés. La réalité est plus complexe que cela : en effet, si Ledoux entend tout contrôler, il n’en reste pas moins que cette volonté est, par bien des aspects, battue en brèche, ainsi que le montrent les tensions à l’oeuvre dans ses dessins. En définitive, c’est par là que les deux oeuvres se rejoignent, au-delà de leurs différences : la pensée utopique s’avère originellement traversée de contradictions ou, à tout le moins, de fortes tensions : certes, dans L’Utopie, l’ambiguïté est constitutive, voulue, exhibée par More, alors que les contradictions apparaissent malgré la volonté de Ledoux ; mais, au-delà de ces différences elles-mêmes très significatives, c’est le résultat qui nous importe. Ce jeu des contradictions, qui semble au coeur de la pensée utopique, doit également être au coeur du processus interprétatif, sauf à verser dans le dogmatisme. Il est temps de vérifier cette hypothèse en s’attachant désormais à l’analyse d’un certain nombre de réseaux d’oppositions caractéristiques de la pensée et de la représentation utopiques.

II. Le rapport texte/image, ou les analogons de la pensée utopique

L’importance du fait architectural et urbanistique (quelle que soit par ailleurs sa variété), dans l’iconographie utopique, est significative pour l’interprétation de la visée utopique elle-même, au-delà des indications sur les contenus du monde utopique. Notre thèse est que ces images représentent, selon des niveaux différents, des analogons de la pensée utopique, soit sur le plan du contenu, soit sur celui de l’expression ; dans tous les cas, on postule un rapport consubstantiel entre le dessin et le texte.

La consubstantialité de ce rapport sémiotique entre image et texte n’est pas sans expliquer au moins partiellement la prévalence de l’image sur le texte dans notre souvenir, en sus de la bien réelle séduction de l’image et de sa force de conviction.

  • Une raison significative, d’ordre sémiotique, tient au fait que le dessin en dit moins qu’un texte, a fortiori un long texte, conceptuel de surcroît. Il est vrai que cette proposition est à relativiser : car si les signifiés dénotés sont moins importants dans le dessin, en revanche, les signifiés connotés paraissent proportionnellement plus nombreux que le texte conceptuel[13].

  • En outre, le dessin oblige à des choix, qui produisent éventuellement des mises en rapport que le texte n’avait pas prévu sous cette forme.

  • Qui plus est, les mises en rapport construites par l’image sont comme « durcies » par l’absence de modalisation linguistique : cette absence constitue, à nos yeux, une deuxième raison significative, d’ordre linguistique, de la force impressive de l’image. En effet, l’absence de la modalité dans le dessin confère aux interprétations de ce dernier une dimension plus générale, voire plus absolue, en rendant plus nécessaires les rapports entre les éléments sélectionnés, au détriment des autres éléments du texte et des modalisations qui en précisent la portée.

De telles différences dans le régime sémiolinguistique ne sont pas sans effets sur l’interprétation : si la combinaison de ces éléments rend le dessin plus facilement mémorable et, par le fait, davantage mémorisable, il faut se garder de l’illusion que le dessin, qui n’est qu’une épure, soit le condensé fidèle du texte dans sa globalité et dans le jeu de ses modulations. Ainsi, selon la nature des éléments mis en rapport, la relation analogique ne fonctionne pas au même niveau.

  • ANALOGON no 1 :

    L’image d’un monde parfait est la concrétisation d’un monde utopique parfait et sans retouche possible : une telle interprétation, dominante, est basée sur une analyse superficielle de l’image, en relation avec une lecture superficielle du texte, et renvoie à l’interprétation de l’utopie comme rêve inaccessible, « fantasmagorie » (Ricoeur, 1997 : 8sq.)[14], « utopie chimérique » (Maler, 1995 : 14).

  • ANALOGON no 2 :

    La sélection des données de l’image induirait des lectures réductrices, privilégiant, en osmose avec le dessin, des aspects particuliers, au détriment de la complexité[15]. À l’opposé du rêve inaccessible, on est ici dans le cauchemar réel des tyrannies, qui ont été pensées puis exercées à partir de lectures réductrices, et de la négation des tensions qui travers(ai)ent le projet utopique. En ce sens, les choix radicaux auxquels contraignent les dessins renverraient aux interprétations réductrices de l’utopie et, en amont, indiqueraient certains points aveugles (inconscients ?) des concepteurs du texte et de l’image. En ce sens, l’analogon no 2 fonctionnerait comme un révélateur d’une pensée plus simple (voire plus simpliste, plus dogmatique) que ce qu’en pensent ses auteurs, ou comme révélateur des points de fuite de l’utopie, dès qu’on oublie les tensions qui l’animent[16].

  • ANALOGON no 3 :

    Les distorsions à l’oeuvre dans le dessin (résultant des choix qui conduisent à des mises en rapport pas nécessairement articulées dans le texte lui-même) conduiraient, au contraire de l’analogon no 2, à une lecture herméneutique complexe[17]. En ce sens, les contradictions internes au dessin et les contradictions entre le dessin et le texte seraient le révélateur des contradictions motrices au coeur du projet philosophique ou politique qui sous-tend l’utopie.

Dans cette dernière perspective, que nous allons privilégier, les choix inévitables auxquels contraint le dessin (on ne dit jamais autant dans un dessin que dans un texte) mettraient en lumière des points de fuite de toute utopie, telle la tentation totalisante, holistique, et, de proche en proche, la tentation totalitaire que seule la pensée des contradictions internes au projet utopique permet d’éviter. En tant qu’analogon no 3, les plans sont de formidables révélateurs : dans leur contenu comme dans leur énonciation, ils disent sans dire des points aveugles de l’utopie, c’est-à-dire des contradictions qui méritent d’être mises en relief car elles sont productives ; bref, ils ne font pas que dire, ils montrent, et, plus exactement, ils montrent un dire oblique. On n’est plus ici dans le domaine du rêve ou du cauchemar, mais dans le domaine de la pensée critique, comme antidote à la pensée dogmatique ou à l’action normative.

Ces analogons renvoient, comme on vient de le voir, à des lectures ou à des pratiques diversifiées de l’utopie, sur le plan philosophico-politique, et s’appuient sur des processus de sémiotisation eux-mêmes divers. Dans le premier cas de figure, le rapport de symbolisation est de l’ordre de la ressemblance, en sorte que l’analogon no 1 correspond à la fonction d’icône chez Peirce. L’analogon no 2 correspond plutôt à ce que Peirce nomme un indice, puisqu’il existe un rapport de causalité entre le signe et ce qui est symbolisé. La comparaison avec Peirce s’arrêtera là, car l’analogon n° 3 n’a rien de commun avec le symbole. On peut proposer, comme équivalent de l’analogon no 3, le concept goodmanien d’exemplification : le dessin est un échantillon de l’univers utopique, qui ne fait pas seulement que dénoter ce monde ; il l’illustre de façon motivée, en évoquant la classe des objets utopiques, dont les caractères ou prédicats (c’est-à-dire les utopèmes, voir infra) s’appliquent à lui. Pour notre part, nous défendrons la thèse que l’échantillon des tensions à l’oeuvre dans l’univers utopique signale les tensions constitutives de la pensée utopique, qui devient mortifère dès l’instant qu’elle oublie les contradictions au profit d’une représentation unilatérale au bout de laquelle on trouve, si l’utopie vient à s’incarner, toutes sortes de dérives dogmatiques.

III. Les utopèmes des cités idéales

Ces tensions révélatrices du monde utopique et de la pensée utopique sont échantillonnées et exprimées par maintes constantes iconographiques en opposition. Cette opposition, qu’on notera par la préposition versus, ne signifie pas toujours l’existence de contradictions ; il s’agit parfois de valeurs divergentes, plutôt que de contraires, ce pourquoi la signification assez lâche du versus nous semble commode. Quoi qu’il en soit, c’est l’ensemble de ces signes en tension qui forme les stylèmes[18] de l’utopie (des « utopèmes », en quelque sorte) en relation toujours conflictuelle. Les utopèmes les plus fréquents, les plus intriqués, au point de faire système, sont les suivants :

  1. ville rêvée, bâtiments idéaux sont toujours en situation d’extériorité par rapport au monde réel et aux hommes réels : autant dire inaccessibles. Cela renvoie à la clôture/coupure d’avec le monde réel versus la présence de signes d’ouverture sur le monde extérieur ;

  2. ordonnancement quasi panoptique et totalisant, voire totalitaire, versus pensée de la liberté par le fonctionnalisme et visée de l’égalité par la géométrie ; 

  3. affirmation de la vision démiurgique du créateur du monde imaginaire versus absence des hommes, de l’agir et du pâtir humain (selon les termes de Ricoeur). Monde construit selon une norme incontestable (le vrai, la science, le bien) versus libre confrontation des désirs ; monde fini, hors histoire versus monde ouvert.

III.1 Clôture/coupure d’avec le monde réel versus ouverture sur le monde extérieur

Certes, la clôture est défensive, mais elle est surtout, à l’instar de la clôture monastique, la condition qui rend possible une rupture avec un ordre ancien. Mieux, elle trace le périmètre à l’intérieur duquel de nouveaux espaces et de nouveaux rapports entre ces espaces peuvent s’instaurer, et aussi, bien sûr, de nouveaux rapports humains[19].

Chez More, comme chez Ledoux, cette clôture/coupure est d’abord revendiquée, exhibée. Cette mise en valeur est signifiée par la réitération des formes concentriques, qui fonctionnent comme des signes géométriques de la clôture : chez More, il s’agit des côtes, de la disposition concentrique des villes autour de la capitale, de la forme concentrique du cours du fleuve, puis de l’enceinte qui entoure Amaurote ; chez Ledoux, il s’agit des cercles formés par les enceintes, bâtiments, voies, alignements d’arbres ou de parterres, qui fonctionnent comme autant de duplications de la clôture[20].

Mais ces logiques de clôture/fermeture ne vont (heureusement) pas à leur terme : chez More, on a vu que le port, le phare, les nefs pointaient vers des interactions avec un ailleurs qui reste à l’horizon. Chez Ledoux, on observe également la fréquence des ouvertures vers le dehors : en effet, les « enceintes » sont traversées par huit voies qui, partant du centre, ouvrent vers l’extérieur (le premier projet, tel qu’on le voit sur la planche 12, ne comptait que 4 voies). Il est vrai qu’une telle ouverture sur l’extérieur est bien le moins, s’agissant d’un ensemble à usage industriel ; mais il s’agit là d’une constante de la visée de Ledoux, puisque la « vue perspective de la ville de Chaux » (planche 15) signale de nombreuses voies de passage, entre la cité (qui ne sera pas réalisée) et le monde extérieur, et repose sur la même tension entre la clôture/coupure d’un côté et l’ouverture de l’autre.

La signification symbolique de la tension n’échappera à personne : chacun a en mémoire les dérives des utopies réalisées dès lors qu’elles ont voulu opérer une clôture/coupure au détriment de la dialectique avec l’ouverture.

Figure 3

planche 12

planche 12

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Figure 4

planche 15

planche 15

Planches extraites de L’architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, 1804. Ledoux, 1994 : respectivement 65 et 76.

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III.2 Ordonnancement quasi panoptique et totalisant, voire totalitaire, versus pensée de la liberté par le fonctionnalisme et visée de l’égalité par la géométrie

Cette tension est éclatante chez Ledoux, aussi est-ce par lui que nous commencerons. Au coeur de cette conception, il y a cette conviction que l’architecte, par les moyens de son art, est capable de construire un espace, des volumes, des rapports exerçant leur efficace sur les hommes, soit par la force de contagion de la beauté[21], susceptible de rendre les hommes meilleurs, soit par la force intrinsèque de la disposition des choses, optimalisant les travaux et les relations sociales. C’est là la motivation profonde de ces plans géométriques et, en l’occurrence, du modèle circulaire (ou semi-circulaire) :

Rien ne peut garantir des vices que le temps accumule ; la précaution, ce sentiment inquiet qui éveille la prudence, si elle est mal dirigée ne peut assurer l’avenir contre les dangers qui le menacent. Ici le présent transige avec les siècles : placé au centre des rayons, rien n’échappe à la surveillance, elle a cent yeux ouverts quand cent autres sommeillent, et ses ardentes prunelles éclairent sans relâche la nuit inquiète. [...]

Mais revenons au plan. Convenez que celui-ci rassemble plus d’avantages que le premier, planches 12 et 13 ; la forme est pure comme celle que décrit le soleil dans sa course. Tout est à l’abri du sommeil de l’oubli. [...] Partout l’art réveille la sollicitude ; il commande, on lui obéit ; partout il assujettit les événements.

Ledoux, 1994 : 77. À propos du plan général de la saline tel qu’il a été exécuté

Ces analyses de Ledoux (r)appellent fortement les analyses de M. Foucault à propos du panopticon de Bentham dans Surveiller et Punir : il s’agit de mettre en place un pouvoir qui tient son efficacité de la disposition spatiale et des formes démultipliées de contrôle qu’elle permet, par exemple en induisant

[...] chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice ; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l’exerce ; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs.

Foucault, 1975 : 202sq.

On peut considérer que le plan de la saline et la philosophie générale de Ledoux relèvent de ce que Foucault nomme « une figure de technologie politique qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage spécifique » :

En chacune de ses applications [écoles, hôpitaux, ateliers, prisons, etc.], il [le Panopticon comme archétype de l’intériorisation de l’efficace politique] permet de perfectionner l’exercice du pouvoir. Et cela de plusieurs manières : parce qu’il peut réduire le nombre de ceux qui l’exercent, tout en multipliant le nombre de ceux sur qui on l’exerce. Parce qu’il permet d’intervenir à chaque instant et que la pression constante agit avant même que les fautes, les erreurs, les crimes soient commis. Parce que, dans ces conditions, sa force est de ne jamais intervenir, de s’exercer spontanément et sans bruit, de constituer un mécanisme dont les effets s’enchaînent les uns aux autres. Parce que sans autre instrument physique qu’une architecture et une géométrie, il agit directement sur les individus. [...] Bref, il fait en sorte que l’exercice du pouvoir ne s’ajoute pas de l’extérieur, comme une contrainte rigide ou comme une pesanteur, sur les fonctions qu’il investit, mais qu’il soit en elles assez subtilement présent pour accroître leur efficacité en augmentant lui-même ses propres prises. Le dispositif panoptique n’est pas simplement une charnière, un échangeur entre un mécanisme de pouvoir et une fonction ; c’est une manière de faire fonctionner des relations de pouvoir dans une fonction, et une fonction par ces relations de pouvoir.

Ibid. : 207sq.

Une telle démarche paraît a priori éloignée de More ; cela n’est pas si sûr. Certes, More, dessinant le plan d’Utopie, n’a pas en vue la « technologie politique » de Ledoux, mais il ne sous-estime pas pour autant la dimension politique de l’espace. Il est d’ailleurs significatif que dans le Livre II, la description de l’espace, de l’urbanisme précède l’évocation des institutions, comme si l’on avait une matrice institutionnelle inscrite dans le plan de la cité[22]. Dans L’Utopie, selon Choay, l’espace, parce qu’il se présente comme un « espace modèle », joue un rôle central d’interface entre la société critiquée et la société modèle (2000 : 337-339). Cette survalorisation d’un espace totalisant va d’ailleurs de pair avec la forclusion de l’histoire, c’est-à-dire de la temporalité, comme le notent Touraine (2000 : 34) et Choay : « La perfection de l’espace modèle élimine la durée au profit d’une quasi-éternité » (2000 : 338).

Si le dessin d’Utopie est très différent du plan de Ledoux, il partage avec lui la circularité et, surtout, la réitération de cette structure circulaire : à elle seule, cette récurrence ne saurait suffire pour fonder des commentaires sur la visée totalisante de la pensée utopique, surtout chez More, mais elle signale un problème, que confirme la lecture du Livre II[23].

Ainsi, d’un côté, la logique totalisante est susceptible de nourrir des pulsions totalitaires[24]. D’un autre côté, celles-ci sont partiellement contrebalancées par la dimension fonctionnaliste chez Ledoux et la visée égalitaire chez More. En effet, au fondement de la nouvelle organisation de l’espace, il y a chez Ledoux la volonté de rationaliser le travail et d’épargner la peine des hommes :

Un des grands mobiles qui lient les gouvernements aux résultats intéressés de tous les instants, c’est la disposition générale d’un plan qui rassemble à un centre éclairé toutes les parties qui le composent. L’oeil surveille facilement la ligne la plus courte, le travail la parcourt d’un pas rapide, le fardeau du trajet s’éloigne par l’espoir d’un prompt retour. Tout obéit à cette combinaison qui perfectionne la loi du mouvement. [...] Rien n’est indifférent, des vérités on obtient la vérité.

Ledoux, 1994 : 77

Les propos de Ledoux mettent en avant la fusion des intérêts du peuple travailleur et du pouvoir. En précisant que « des vérités on obtient la vérité », et en soumettant la vie économique et la vie politique à « la loi du mouvement », Ledoux manifeste qu’il n’y a pas, à ses yeux, d’opposition d’intérêts entre dominants et dominés[25], pas plus qu’il ne doit y avoir d’espaces qui échapperaient à cette « loi du mouvement ». En somme, l’organisation rationnelle de l’espace n’est pas seulement l’antichambre de l’univers concentrationnaire, c’est aussi un espace d’échanges, de fêtes, qui permet à « la pensée de l’égalité par la géométrie »[26] de s’incarner[27]. Que ces calculs altruistes se croisent avec des intentions moins louables d’optimiser l’exploitation capitaliste n’est pas niable, mais, là encore, on ne saurait passer par pertes et profits cette dimension libératrice de l’organisation de l’espace et du travail[28].

De la même manière, L’Utopie se présente comme une totalité qui refuse la coupure vie privée/vie publique (au nom de l’obéissance volontaire à des principes partout présents), coupure qui est au fondement de la démocratie moderne. Significativement, le dessin d’Amaurote présente une masse indistincte de bâtiments à l’abri des murailles, sans qu’on puisse distinguer entre bâtiments officiels et maisons privées. Certes, More pense les rapports humains en termes d’égalité, mais il s’agit d’une égalité fictive, qui fait fi des différences entre les hommes, lesquelles appelleraient des mesures politiques spécifiques. Ainsi, l’utopie de More repose sur des hommes imaginaires, abstraits, fait l’impasse sur les hommes réels et sur les conflits résultant de la diversité de leurs intérêts : en définitive, l’utopie pense les rapports politiques « en termes de techniques de gestion sociale » et les rapports humains selon une « anthropologie de l’égalité, où les techniques sociales de la fermeture servent à annuler les disparités entre les sujets » (Moreau, 1982 : 54, 136-138)[29]. L’on ne peut que conclure au déséquilibre de cette tension entre l’organisation panoptique et les aspirations à la liberté ou à l’égalité, qui nourrit la tentation récurrente de la forclusion des hommes et de l’histoire hors de l’enceinte utopique.

III.3 Monde construit selon une norme incontestable (le vrai, la science, le bien) versus libre confrontation des désirs ; monde fini, hors histoire versus monde ouvert

Car tel est bien le coeur des contradictions de la pensée utopique : pensée d’un monde meilleur, c’est une pensée dont sont évacués tous les moyens humains susceptibles de bâtir la meilleure cité des hommes possible : d’où l’absence significative des hommes dans les iconographies comme dans les textes : même lorsqu’on les voit agir, à l’instar du nautonier chez More, c’est sous une forme ornementale, descriptive, et non agentive. Qu’on se reporte au dessin de More ou aux plans de Ledoux : nulle part on n’y voit la trace des hommes maîtres de leur histoire[30]. Certes, les nefs renvoient, chez More, à une activité humaine, et, chez Ledoux, la légende indique des quartiers ou jardins ouvriers, des machines, etc. Au mieux, les hommes sont présents par des activités commerciales ou industrielles, ressortissant à la Production, mais pas à des activités personnelles, culturelles ou politiques. Tout se passe comme si on avait en face de soi un lieu sans histoire. L’utopie court perpétuellement le risque de se fossiliser dans une achronie inhumaine : l’univers utopique est un ailleurs suspendu, sans passé, sans présent effectif, et donc sans avenir, puisque l’absence de présent rend caduque cette potentialité de l’avenir qu’il porte en lui, à la condition que les hommes fassent leur histoire[31].

Si l’on se préoccupe de l’administration des choses, c’est parce qu’on juge que le gouvernement des hommes y est quasiment superflu : à quoi bon un gouvernement dès lors que les habitants se gouvernent eux-mêmes (ou qu’ils laissent la raison, l’amour du prochain, l’amour de l’égalité et de la fraternité diriger leur être) ? Donc, plus d’action, plus de conflits, l’utopie se double de la triple forclusion de l’histoire, du monde réel et des hommes réels, et donc du désir, au sens spinoziste du terme, selon l’analyse de Comte-Sponville[32]. Telle est la leçon des images fixes des plans de cités, dès lors que l’utopie se réduit à ces plans clés en main, pour des lieux de nulle part qui sont aussi des lieux de nulle temporalité. Faire abstraction des hommes et de ce qui les motive, c’est croire que les hommes sont naturellement bons et enclins à vouloir leur bien propre et le bien commun : une telle illusion se heurte bien vite à la réalité et contraint à la mise en place d’un pouvoir coercitif, avec ses appareils idéologiques ou répressifs d’État. Au nom de la vérité (la science de l’histoire, par exemple) qui doit nécessairement advenir, on voit bien vite apparaître la montée en puissance de l’État policier pour faire naître cet Homme Nouveau auquel les masses passéistes résistent. La dérive utopiste, ou l’ossification de la pensée utopique, réside souvent dans la conjonction fait-vérité-valeur, ou encore dans la conjonction du descriptif, du normatif et du prescriptif, ainsi que l’analysait Comte-Sponville[33] à propos de l’utopie marxiste :

On peut en effet appeler utopie toute pensée ayant pour objet prétendu un avenir qui fonctionne à la fois comme valeur et comme vérité. Utopie : connaissance vraie (dogmatisme) d’un bien à venir (prophétisme). Ce n’est pas la prévision qui est en cause, car si l’avenir n’est pas et « ne peut absolument pas se voir », il n’est pas impossible qu’on puisse pourtant le prédire, comme l’explique saint Augustin « d’après les signes présents qui sont déjà et qui se voient ». La météorologie, par exemple, n’est pas une utopie. Ce qui est en cause, ce n’est pas la prévisibilité de l’avenir, mais sa normativité. Gardons le même exemple : le météorologue peut très bien prévoir le temps qu’il fera demain ; il n’a aucun titre à dire ce que c’est qu’un beau temps. Il peut prétendre à la vérité – dans le meilleur des cas. L’utopie serait en outre de prétendre à la valeur, et de juger (normativement) le temps qu’il fait aujourd’hui au nom du temps qu’il fera demain, érigé en norme absolue. Inversement, chacun de nous peut bien rêver d’un temps idéal et s’en servir comme norme pour juger le temps qu’il fait ; l’illusion (l’utopie) serait de croire à sa vérité à venir, et d’imaginer que ce temps idéal sera réel, demain, pour toujours… Bref, l’utopie n’est pas dans la normativité (légitime) du rêve, ni dans la vérité (envisageable) de la prévision, mais dans la conjonction illusoire des deux. L’utopie n’est pas de prévoir, mais de prendre sa prévision pour un idéal ; l’utopie n’est pas de rêver, mais de prendre son rêve pour une prévision. L’utopie relève bien du platonisme (conjonction de l’être et de la valeur), mais en inverse, quant au temps, la perspective : la conjonction du vrai et du bien (l’idéal) n’est plus à l’origine, comme chez Platon, mais à la fin du processus.

Comte-Sponville, 1988 : 146

L’utopie ne se réduit pourtant pas à cette dimension anti-dialectique, idéaliste, dogmatique : certes, il ne faut pas prendre ses désirs pour des réalités (analogon no 1), pas plus qu’il ne faut jeter le bébé avec l’eau du bain (analogon no 2). Mais lorsque l’utopie éclaire le possible par l’impossible, tout en rappelant que l’aspiration vers l’impossible passe par un possible en mouvement (analogon no 3), elle garde sa fonction critique d’exploration du possible (Ricoeur, 1997 : 147), proche du « principe espérance » de E. Bloch.

Donc il faut rêver, certes, car on ne peut pas vivre sans espérances, voire sans illusions, mais les yeux ouverts, car il faut penser et vivre sans mystifications...