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Introduction

Regarder ce qui se passe sous les signes 

Arrivé et Coquet, 1987 : 303

L’univers du sens défini comme « écran de fumée », d’un côté, et, de l’autre, l’« exigence intime » pour le sémioticien de « mordre sur la réalité » : ces deux métaphores, extraites du texte introductif de Du sens[1], résument avec force la double orientation de la théorie sémiotique exposée dans cet ouvrage. Mais elles rendent surtout sensible la tension entre les termes apparemment contradictoires qu’elles relient. Là se situe, selon nous, la vivante actualité d’un livre qu’on peut considérer, avec le recul de trente-cinq années, comme la cheville ouvrière de la sémiotique greimassienne. Dans cette tension s’exprime en effet le développement des recherches telles qu’elles ont évolué par la suite et qui dessinent aujourd’hui le contour des préoccupations centrales des sémioticiens : la quête inlassable des « boîtes noires » de la signification que les modèles tissés sur « l’écran » occultent tout en révélant leur existence, la compétition entre le principe structural d’immanence, naguère fondateur, et le principe de réalité actuellement revendiqué avec insistance, l’intensification progressive de la référence phénoménologique qui justifie l’avènement de la sémiotique du sujet, des situations, de la présence, de l’expérience et des pratiques. Bref, entre la Sémantique structurale qui le précède en 1966 et l’appréhension de l’esthésie dans De l’imperfection qui le suivra en 1987, on peut s’interroger rétrospectivement sur le lieu du sens dans Du sens.

Avec ses quatre parties qui conduisent, générativement, des conditions fondamentales de la description à l’analyse des formes de la « manifestation », Du Sens impose l’ambition obstinée d’Algirdas Julien Greimas et, par-delà les modes intellectuelles, son objectif permanent : élaborer une théorie générale de la signification. Les concepts de cette théorie, construits en amont des langages, des langues et des oeuvres, doivent être en mesure de décrire et de formaliser tout ce qui, ayant forme de discours, sous-tend et organise la production du sens pour l’homme. Plusieurs des modèles qui connaîtront ultérieurement une grande fortune au-delà des cercles restreints de spécialistes y trouvent leur première formulation : le carré sémiotique, le modèle actantiel, la théorie des modalités, le schéma narratif, et même le parcours génératif. Mais, comme les résultats d’une recherche tendent à masquer les processus qui y ont mené et à transformer en « acquis » ce qui s’inscrit dans un questionnement continu, la relecture de Du sens permet d’assister aux conditions souvent difficiles, et parfois laborieuses, de leur émergence. De cette manière, l’ouvrage peut être lu comme la séquence majeure d’une biographie intellectuelle et épistémologique, illustrant l’affirmation souvent exprimée par son auteur que la sémiotique n’est pas une science, mais un « projet scientifique ».

1. Étranger dans la langue

L’espace de la sémiotique s’établit sous l’apparaître du signe, en deçà et au-delà de ses réalisations matérielles. C’est un espace transfuge, qui délocalise le signe et déplace l’évidence intuitive de sa signification : le signe n’est que la face anecdotique du sens. Il en va de même pour la vie, dans sa dimension biographique : « Je ne sais quelle importance on peut attacher à la vie comme anecdote, même s’il s’agit d’anecdotes intellectuelles » (Arrivé et Coquet, 1987 : 301). La biographie du chercheur doit s’effacer derrière la bibliographie, l’individu doit disparaître derrière les significations qui le traversent et qu’il ne fait que déposer. S’interrogeant sur la question de l’autobiographie intellectuelle, « à la fois comme méthode et comme sens », Greimas suggère, pour la sienne propre, plusieurs niveaux de lecture :

On peut, par exemple, imaginer une manière de faire le récit événementiel de la vie en ne marquant les domaines de la connaissance progressivement acquise que par les noms qui [...] sont connus du lecteur : Lévi-Strauss, Bachelard, Lacan, etc. On peut essayer de répondre à un niveau un peu plus abstrait, en expliquant non plus les auteurs mais leurs idées, et dans ce cas la biographie devient l’histoire d’une épistémè d’une époque ; on peut enfin [...] chercher – et peut-être même trouver – cette trajectoire générative et non génétique qu’ont formée en se développant les idées elles-mêmes, naissant les unes des autres, bourgeonnant des contradictions, de la volonté d’anéantir ou, au moins, d’emballer joliment les apories qui ne cessent de surgir : mais dans ce cas il faudrait alors formuler, dans le cadre d’une vaste histoire des idées, toute la théorie sémiotique.[2] 

De fait, le parcours biographique de Greimas éclaire à la fois son ambition et ce déplacement continu : une traversée de langues, de cultures et de domaines d’étude le caractérise, qui a toujours placé le chercheur à l’écart des ancrages institutionnels. Que ce soit celui, fondamental, de sa langue maternelle, ou celui des disciplines, à la croisée desquelles il a élaboré la sienne. Son oeuvre scientifique est écrite en français, pour lui langue seconde délibérément choisie. Invité à expliquer ce choix, il répondait par une boutade : « L’écriture d’acier de Flaubert ! », mettant ainsi l’accent sur le matériau résistant de la forme. Cette situation particulière détermine une étrangeté et une complexité, parfois énigmatique, de l’écriture. Le scrupule de la définition en est sans doute la marque la plus saillante, illustrant à la fois la difficulté qu’éprouve le lecteur et la fascination qu’exerce sur lui le texte greimassien : outre son rôle dans l’élaboration d’un discours à vocation scientifique, la définition peut être comprise comme le face à face obstiné avec le fonds d’une langue. Ainsi le mot, comme sémantisme, est mis à distance, saisi comme une concrétion locale dans l’expansivité indéfinie du discours. À l’évidence des significations natives, l’écriture greimassienne oppose la problématisation d’une signification naïve. Elle interroge ainsi les grandeurs sémiques constituantes, les catégories où elles s’inscrivent et les valeurs sous-jacentes qu’entraîne avec lui, lorsqu’il se manifeste, le mot-lexème. D’où cette ligne oblique du regard, comme si le sémantisme lexical était aperçu par la tranche, et les mots qui l’accueillent retournés et redirigés, reconnus d’emblée comme matérialité sémantique d’objets-discours, produits de l’usage, et découvrant à eux seuls le paraître imparfait du sens. D’où également cette créativité conceptuelle et lexicale, faite d’emprunts et de constructions inédites : la « phorie » est extraite de l’euphorie et génère la « dysphorie » ou l’« aphorie ».

À l’instar de celle de ses autres textes, mais peut-être plus radicalement, la lecture de Du sens exige un effort de dépaysement, une sorte d’exil momentané en dehors de la langue familière, à l’image de l’exil plus radical qui en a commandé la production. « Métèque », comme il se plaisait à le rappeler, il a choisi la France comme « patrie d’adoption », mais il réapparaît comme un Lithuanien émigré, exilé politique, lorsque, à la fin de sa vie, son pays retrouve l’indépendance avec la chute du communisme. Ses études de mythologie lithuanienne, Apie dievus ir zmones, inspirées par les travaux de Dumézil, ont été écrites en lithuanien avant d’être publiées en français, aux Presses Universitaires de France en 1985, sous le titre Des dieux et des hommes.

Déraciné du sens, Greimas voit paradoxalement son parcours scientifique enraciné dans la philologie. Critique inlassable du « mot », il rédige des dictionnaires. De la publication du Dictionnaire de l’ancien français, en 1969, à celle du Dictionnaire du moyen français. La Renaissance, écrit en collaboration avec Teresa Keane et publié en 1992, le travail lexicologique encadre l’oeuvre. Plus largement, pour Greimas, « le préalable de toute analyse sémiotique est la philologie, la préparation philologique du texte [...], point d’ancrage de nos vociférations, et seul rapport que nous ayons avec notre réel » lors de la description sémantique (Arrivé et Coquet, 1987 : 302). C’est que le mot, doxa figée, est le produit de la praxis énonciative qui en modèle et en fixe l’usage. Chaque énonciateur n’est qu’un passant de la langue. Le collectif surplombe toujours l’individuel dans la production du sens. Cette position théorique, qui a suscité de nombreuses critiques dans le courant « énonciatif » des sciences du langage, trouve une traduction concrète dans l’organisation même de la recherche qu’il a animée : le « groupe » de chercheurs est le véritable sujet du savoir. Le GRSL (Groupe de Recherches Sémio-Linguistiques) créé en 1966, réunissant alors J.-C. Coquet, O. Ducrot, G. Genette, J. Kristeva, T. Todorov, etc., le Centre d’Urbino avec les sémioticiens italiens (U. Eco, P. Fabbri, etc.), le séminaire annuel conçu comme un travail collectif, les ateliers de recherche spécialisés (ethno-sémiotique, sémiotique poétique, sémiotique plastique, discours scientifique, discours littéraire, etc.), dont les travaux sont pour lui des occasions de mises au point épistémologiques et méthodologiques, la cosignature enfin d’articles et d’ouvrages – comme avec François Rastier, « Les jeux des contraintes sémiotiques », dans Du sens (p. 135-155) qui voit naître le fameux carré –, autant d’illustrations du primat qu’il accorde à la dimension collective. « Le club des chercheurs, en tant qu’actant collectif, dépasse finalement le chercheur individuel, tout comme l’épistémè d’une époque dépasse l’influence de tel ou tel maître » (Arrivé et Coquet, 1987 : 310). Cette conception communautaire de la recherche, en deçà de sa dimension éthique, doit surtout être rapprochée, au sein de la théorie sémiotique elle-même, de la priorité accordée au concept hjelmslévien d’« usage » sur celui de « parole », à celui de structure sur celui d’histoire, aux sédimentations de la praxis énonciative sur l’énonciation individuelle. Le projet greimassien est la constitution d’une collectivité de pensée réunie autour de principes et d’un métalangage communs. Au service de ce projet, le dictionnaire est conçu comme l’instrument du contrat fiduciaire.

Conséquence logique de cette priorité, Greimas cite peu. Rares sont les références en bas de page, et elles sont le plus souvent allusives. Parmi les noms propres qui apparaissent pourtant au fil des pages dans Du sens, on trouve trois ensembles : d’une part Saussure, BrØndal, Hjelmslev, Jakobson, parfois Benveniste, d’autre part Mauss, Lévi-Strauss et Dumézil, et enfin Husserl, Merleau-Ponty et Ricoeur. La sémiotique qui prend ici naissance se situe ainsi à la croisée de trois disciplines majeures dans les sciences humaines, qui formeront ses trois piliers, et desquelles, directement ou non, elle participe : la linguistique, l’anthropologie, la phénoménologie.

2. Le syncrétisme disciplinaire du sens dans Du sens

De Saussure à Hjelmslev

La dette de la sémiotique envers F. de Saussure, et surtout envers son continuateur L. Hjelmslev, est double : ils ont défini l’étendue de son objet et les principes fondamentaux de sa description.

Si la sémantique a pour objet d’étude les langues naturelles, leur description fait partie de cette science plus vaste de la signification qu’est la sémiologie, au sens saussurien de ce terme.

Greimas, 1986 : 7

C’est-à-dire, selon la célèbre définition du Cours de linguistique générale, la discipline qui a pour objet « l’étude de la vie des signes dans la vie sociale ». Ni Saussure ni Hjelmslev « ne se sont jamais enfermés dans le domaine linguistique stricto sensu ». Pour Saussure, « la description des langues naturelles n’est [...] qu’une tâche particulière située à l’intérieur d’une vaste sémiologie ». Pour Hjelmslev, la « théorie du langage est en fait une théorie de la connaissance scientifique des objets de tous ordres dénommés “ langages ” (et non des seules “ langues naturelles ”) » (DS : 20).

En ce qui concerne la description, la sémiotique greimassienne assume l’épistémologie structuraliste et son principe fondateur : la conception purement différentielle du langage. Voici qu’intervient alors la métaphore de l’écran :

[Q]u’on imagine un écran de fumée dressé pour nous – l’univers du sens –, et juste au-devant de cet écran une toile d’araignée à peine perceptible, faite de milliers d’écarts différentiels entrelacés : c’est la vision saussurienne du langage. On voit bien que cette toile articulée ne correspond point à ce qui est réellement à la portée de notre perception, au monde bariolé, pesant, figé des choses ; que les écarts différentiels, par conséquent, ne sont pas donnés immédiatement dans cette « substance » ; qu’ils ne sont, au contraire, que des conséquences de la saisie des discontinuités dans un monde dont on ne sait rien ; que ce qui constitue l’écart, c’est l’établissement d’une relation, d’une différence entre les aspects comparables des choses.

DS : 9

La radicalité de la « théorie de la relation » est connue. Mais si les termes ne sont que des positions et des intersections, s’ils ne sont que les figures résultantes de faisceaux de relations à définir préalablement, c’est qu’ils sont eux-mêmes en relation problématique avec le sens dans la perception : un sens dont ils se détachent, mais qu’en retour ils articulent. L’image de l’écran, si souvent invoquée dans Du sens (p. 9, 22, 52, 57, 101, etc.), est ambiguë : il est à la fois ce qui fait obstacle et ce qui donne à voir. Ainsi, l’horizon phénoménologique, dont l’examen est suspendu au profit des modèles qui se trament sur l’écran, reste clairement le présupposé de la description elle-même et conditionne son plan de pertinence.

L’anthropologie sociale

Or, les modèles en question sont nécessairement issus des communautés culturelles qui les ont produits et façonnés en discours. Dès lors, il n’est pas étonnant de constater que les références les plus fréquentes dans Du sens, accompagnées – fait rare – d’une reconnaissance de dette, vont à Georges Dumézil – « en hommage déférent » (DS : 117) – et à Claude Lévi-Strauss – « En hommage » (DS : 185). Avec la mythologie et l’anthropologie, par définition ouvertes aux différents langages (outils, gestualité, proxémique, mythes, rituels, relations d’échange et de contrat), la sémiotique partage ses objets et sa problématique. Ce lien est particulièrement manifeste dans l’étude des lois qui structurent la forme la plus largement transculturelle des discours, celle du récit, tel qu’il modèle l’imaginaire humain depuis le mythe jusqu’au conte populaire et de celui-ci au texte littéraire. Mais l’apport original de Greimas, déjà explicite dans Du sens et ultérieurement systématisé dans Du sens II, sera d’inscrire la narrativité, par-delà les seuls récits, dans le corps théorique de la sémiotique générale. Cette hypothèse forte, marque de fabrique de la sémiotique greimassienne, consiste à postuler que toute manifestation discursive du sens comporterait ainsi un niveau de structuration narrative.

L’élaboration d’une théorie de la narrativité [réside surtout] dans l’installation des structures narratives en tant qu’instance autonome à l’intérieur de l’économie générale de la sémiotique, conçue comme science de la signification. 

DS : 159

Un tel élargissement a été rendu possible par une filiation méthodologique qui, remontant à Marcel Mauss, fonde la parenté entre sémiotique et anthropologie. La notion de structure qui s’y développe est pour ainsi dire isomorphe à celle qu’a reconnue la linguistique, mais elle concerne désormais des figures et des valeurs en mouvement dans la sphère sociale elle-même. « “L’introduction à l’oeuvre de Marcel Mauss” de Lévi-Strauss a été pour moi comme un éclat de lumière », s’exclame Greimas[3]. C’est l’Essai sur le don, où Mauss met à nu les contraintes de la réciprocité contractuelle dans la circulation sociale des valeurs et des biens, qui formera le socle anthropologique de la syntaxe actantielle. À son sujet, Lévi-Strauss écrit :

Pour la première fois dans l’histoire de la pensée ethnologique, un effort était fait pour transcender l’observation empirique et atteindre des réalités plus profondes. Pour la première fois, le social [...] devient un système, entre les parties duquel on peut découvrir des connexions, des équivalences et des solidarités.

Lévi-Strauss, 1950 : xxxiii[4]

Et, d’une manière étonnamment proche, G. Dumézil explique de son côté, dans Mythe et Épopée, sa découverte essentielle de « l’idéologie des trois fonctions hiérarchisées » (fonctions de souveraineté religieuse, de force guerrière et de reproduction), caractéristique commune des cultures indo-européennes sous la diversité composite de leurs manifestations, en écrivant :

[…] un progrès réel fut accompli le jour où je reconnus [...] que « l’idéologie tripartie » ne s’accompagnait pas forcément, dans la vie d’une société, de la division tripartie réelle de cette société. [...] Au lieu de faits isolés et par là même incertains, une structure générale se proposait à l’observateur, dans laquelle, comme dans un vaste cadre, les problèmes particuliers trouvaient leur place précise et limitée.

Dumézil, 1968 : 15-16

Dans les deux cas, il apparaît indispensable d’appréhender, sous-jacent à la diversité empirique, un système plus abstrait de relations simples et hiérarchisées pour rendre compte de l’organisation d’une réalité signifiante infiniment complexe. La générativité sémiotique, esquissée dans les paragraphes intitulés « Éléments d’une grammaire fondamentale » et « Éléments d’une grammaire narrative de surface » du chapitre central de Du sens, « Éléments d’une grammaire narrative » (p. 157-183), est ici en germe. Elle résulte bien d’un syncrétisme entre sciences du langage et anthropologie.

L’attitude épistémologique

Avec la philosophie enfin, les relations sont à la fois d’ordre épistémologique, pour l’articulation des concepts descriptifs, et d’ordre phénoménologique, pour la reconnaissance première du phénomène signifiant à articuler.

C’est par une porte étroite, entre deux compétences indiscutables – philosophique et logico-mathématique –, que le sémioticien est obligé de conduire son enquête sur le sens. [...] Il faut, pour satisfaire aux besoins réels de la sémiotique, disposer d’un minimum de concepts épistémologiques explicités permettant au sémioticien d’apprécier, lorsqu’il est question de l’analyse des significations, l’adéquation des modèles qu’on lui propose ou qu’il se construit. Le sémioticien a besoin d’un contrôle épistémologique de sa méthode.

DS : 12

Le formalisme sémiotique, partiellement inspiré de la logique, se situe donc entre deux contraintes, parfois contradictoires : celles qui sont liées à son objet, la profusion déformante des discours naturels, et celles qui sont liées à sa modélisation, la bonne formation des règles de description et la possibilité du calcul.

Mais c’est à la phénoménologie que doit être rattachée la saisie du sens comme « paraître », comme « écran » : elle définit le statut des formes signifiantes dans un espace de jeu entre le sensible et l’intelligible, entre l’illusion et la croyance partagée, au sein d’une relation réciproquement fondatrice entre sujet et objet sur l’horizon sensible de la perception. La référence phénoménologique est évoquée, significativement, à l’initiale et à la finale de l’oeuvre de Greimas. Dès Sémantique structurale en effet, le lien est explicitement assumé : « nous proposons de considérer la perception comme le lieu non linguistique où se situe l’appréhension de la signification » (Greimas, 1986 : 8). Et De l’imperfection évoque, à propos de la lecture « iconisante » du langage pictural, « les gestalten, formes sous lesquelles les figures du monde se dressent devant nous » et que notre lecture socialisée, « projetée en avant », habille et transforme en images (Greimas, 1987 : 77). Certes, la sémiotique, se défendant d’être une philosophie, s’affirme exclusivement comme une théorie descriptive de la signification discursive : lorsqu’elle parle d’être, elle désigne un prédicat d’état en dehors de toute visée ontologique. Mais si la distinction disciplinaire est si nette, c’est peut-être parce que le « port d’attache » philosophique de la sémiotique est aussi clairement situé : ses références sont Husserl (Idées directrices pour une phénoménologie) et Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception). Ce que Greimas en retient surtout, c’est un modèle de la figurativité dans le langage : à quelles conditions fait-elle paraître dans le discours la « semblance » du monde sensible ? Quelles sont les « voies figuratives du sens » dans l’expérience esthétique ? À vrai dire pourtant, les frontières entre les disciplines ne sont pas si étanches, et on peut citer encore Paul Ricoeur pour qui la médiation du signe et des oeuvres est indispensable à la compréhension de la « conscience de soi » : « Le sujet, affirme-t-il, ne se connaît pas lui-même directement, mais seulement à travers les signes déposés dans sa mémoire et son imaginaire par les grandes cultures » (1995 : 30). Affirmation qui se concrétise par un long dialogue avec les sciences du langage et surtout, parmi celles-ci, avec la sémiotique narrative et textuelle au cours de débats animés entre P. Ricoeur et A. J. Greimas.

Le syncrétisme disciplinaire est présent à la fois comme une exigence et comme un principe de construction dans Du sens. Un discours « à vocation scientifique » sur le sens, en effet, a nécessairement partie liée avec le langage qui le structure, avec les productions signifiantes et transculturelles des sociétés qui le manifestent et avec les postulats épistémologiques qui fondent les conditions de son examen. Le triptyque fonde l’ambition d’une prise effective sur le réel, de sa « morsure sur la réalité ». Pourtant, la relecture aujourd’hui de cet ouvrage nous conduit à souligner surtout l’importance de l’inquiétude cognitive, à nos yeux fondatrice de la démarche sémiotique. Plutôt que de rendre compte d’une hypothétique répartition des disciplines sources dans la production des modèles dont Du sens est le creuset, plutôt même que d’interroger le caractère créateur de cet éclectisme sémiotique propre à la démarche greimassienne, cette relecture nous invite à privilégier ce qui se lit, souvent de manière oblique, entre les lignes : les implications et les enjeux du sens retenu dans sa dimension véridictoire de « paraître ».

3. L’écran du paraître

Unique objet de la recherche greimassienne, le sens se présente donc sur ce mode du « paraître ». C’est ce que désignent les figures de « l’écran », du « voile » ou du « camouflage », appelés les uns et les autres à « se déchirer » ou à « s’entr’ouvrir » sur un éventuel « être » du sens. Cette position est à la fois phénoménologique – elle renvoie la saisie du sens à la perception –, épistémologique – elle conditionne l’accès à la connaissance de la signification – et axiologique – elle problématise le sens et l’érige en valeur.

Le paraître du sens est un leitmotiv dans les écrits de Greimas. Il définit l’imperfection foncière de notre condition sémiotique soumise à la médiation des langages. Ainsi, déjà dans Sémantique structurale, la reconnaissance des « distorsions continuelles du discours » conduit à ce constat que « nous sommes définitivement enfermés dans notre univers sémantique » (Greimas, 1986 : 116-117). De même, dans Du sens, après avoir évoqué « notre emprisonnement dans l’univers parlé » (DS : 23), Greimas invite à prendre en considération « comme naturel et nécessaire, ou comme aliénant » cet « écran » que constituent les systèmes connotatifs, « systèmes déformants » qui manifestent les objets sous la forme du paraître, et instituent même « ce voile du paraître qui nous aide à vivre » (DS : 99-100). Qu’il s’agisse de la littérature ou du discours scientifique, des effets de vérité ou des types passionnels, les manifestations diverses de ces grilles connotatives « entourent l’homme de toute part et l’enferment dans une ambiance de réalité rassurante » (DS : 102). Plus encore, « on peut dire que tout homme camoufle son être sémiotique grâce à un réseau de significations aliénantes, à l’intérieur duquel il croit vivre, sentir, juger et croire ». Bref, « l’homme est définitivement pris au piège » (DS : 100). Le même motif reviendra dans Du sens II, lorsque sera formulée l’hypothèse d’une généralisation du caractère dédoublé, bi-isotope, du discours, « le paraître voilant et suggérant en même temps un éventuel être »[5]. À son tour, De l’imperfection reprendra ce motif en le radicalisant :

Tout paraître est imparfait : il cache l’être, c’est à partir de lui que se construisent un vouloir-être et un devoir-être, ce qui est déjà une déviation du sens. Seul le paraître, en tant que peut être – ou peut-être – est à peine vivable. Ceci dit, il constitue tout de même notre condition d’homme.

Greimas, 1987 : 9

Constat que prolonge enfin dans le même ouvrage la définition de la figurativité comme « écran du paraître dont la vertu consiste à entr’ouvrir, à laisser entrevoir, grâce ou à cause de son imperfection, comme une possibilité d’outre-sens » (ibid. : 78). On peut comprendre l’inconfort de la sémiotique, « discipline jeune et pourtant déjà désabusée » :

Constater que le langage est le lieu de sa propre véridiction et s’apercevoir, presque en même temps, que le discours est le lieu d’un paraître mensonger ne constituent pas pour elle une position de départ particulièrement confortable.

Greimas, 1983 : 109

Le défaut du paraître est régissant. Mais en deçà d’une conception tragique qui fonderait la saisie du sens sur sa confrontation avec le non-sens, en deçà aussi de tout jugement éthique, ce défaut est au principe même de la description et la conditionne. Il implique la définition de l’objet sémiotique. Plusieurs conséquences en découlent directement.

Une position méthodologique

Cette incomplétude du sens permet avant tout d’isoler le concept d’existence sémiotique et de poser l’autonomie du discours. Elle indique du même coup une position méthodologique. Greimas emprunte à Merleau-Ponty l’image du cube :

Vous pouvez regarder de tous les côtés, c’est chaque fois une apparence différente, mais le cube en tant que tel reste identique de toute éternité. Voilà une bonne définition du discours en tant qu’objet autonome – « hors du texte pas de salut ! ».

Cité dans Arrivé et Coquet, 1987 : 311

Contre le tout énonciatif, Greimas considère qu’entre le producteur et l’interprète, il y a, fermement dessinée, la place de l’objet, dont l’« existence sémiotique » présente à la pratique analytique un espace qui lui est propre et permet alors d’évacuer la question ontologique de l’être et de la réalité. C’est à cette condition que le paraître du sens peut être articulé en réseaux relationnels, et ainsi transformé en « signification ». On comprend alors que la construction du parcours génératif ne réponde pas seulement à des exigences formelles. Il repose, plus profondément, sur le problème de l’expérience sensible du sens, laissé ouvert sous forme d’« articulations antérieures » :

[...] à partir d’agglomérats de sens aussi peu articulés que possible, on [peut] obtenir, en descendant par paliers successifs, des articulations significatives de plus en plus raffinées, afin d’atteindre simultanément les deux buts que vise le sens en se manifestant : apparaître comme sens articulé, c’est-à-dire, signification, et comme discours sur le sens, c’est-à-dire une grande paraphrase développant à sa manière toutes les articulations antérieures du sens.

DS : 159

Du référent à la sémiotique du monde naturel

Quel est le lieu ultime de ces « articulations antérieures » ? Là se situe la critique du concept linguistique de référent et, partant, de la notion convenue de « situation d’énonciation » :

La reconnaissance de la clôture de l’univers sémantique implique [...] le rejet des conceptions linguistiques qui définissent la signification comme la relation entre les signes et les choses, et notamment le refus d’accepter la dimension supplémentaire du référent, qu’introduisent, en manière de compromis, les sémanticiens « réalistes » (Ullmann) dans la théorie saussurienne du signe [...]. Car se référer aux choses pour l’explication des signes ne veut rien dire de plus que tenter une transposition, impraticable, des significations contenues dans les langues naturelles en ensembles signifiants non linguistiques : entreprise, on le voit, de caractère onirique.

Greimas, 1986 : 13-14

Loin d’être assimilé à un refus du monde de l’expérience sensible, ce rejet du référent conduit à problématiser la relation des langages avec l’univers extra-linguistique. Et Greimas lui substitue le concept « sémiotique du monde naturel ». C’est là qu’apparaissent dans Du sens, en prolégomène à une réflexion sur la « praxis gestuelle », les développements fondateurs de ce que la sémiotique retiendra de la phénoménologie. Dans la mesure où il se trouve d’emblée informé de signification, le monde de la perception doit être considéré lui-même comme une sémiotique. Les choses perçues ne signifient pas en elles-mêmes, en tant qu’objets, mais par les relations qui se trament à travers elles, ou entre elles, et les inscrivent dans des scénarios (inférence, causalité, imminence, désir, menace, etc.). Dès lors, la relation entre le langage et le monde est comprise comme une relation entre deux ordres de saisie du sens, entre deux sémiotiques :

[...] il nous faut postuler l’existence et la possibilité d’une sémiotique du monde naturel et concevoir la relation entre les signes et les systèmes linguistiques (« naturels »), d’une part, les signes et les systèmes de signification du monde naturel, de l’autre, non comme une référence du symbolique au naturel, du variable à l’invariant, mais comme un réseau de corrélations entre deux niveaux de réalité signifiante.

DS : 52

La « morsure sur le réel » est bien là, coextensive à « l’écran de fumée ». Il restera bien entendu à articuler les traits qui fondent la perception du monde naturel comme une semiosis, dotée d’un plan de l’expression et d’un plan du contenu. Ce sera l’objet de recherches ultérieures de sémioticiens qui, comme Jean-François Bordron[6], proposeront de réarticuler le noème, ou donation du sens dans la perception, comme icône, ou manifestation du plan de l’expression du monde naturel.

Et il est significatif de constater que Greimas, confirmant cette position fondamentale, réservera le terme de référent à la seule désignation du « référent interne » : il s’agit ici des formes de discours convoquées par l’énonciateur à l’intérieur de son propre discours pour en consolider les effets de vérité. Le référent interne concerne donc les stratégies de véridiction. Il renforce l’autonomie de l’univers sémantique en épaississant, en quelque sorte, l’écran (au sens d’obstacle), mais il favorise aussi la translucidité de l’écran (au sens de vision) en intensifiant les passages entre la sémiotique des langages et celle du monde.

Le principe d’immanence

Le paraître du sens permet également d’énoncer les conditions d’un langage scientifique :

La science n’est langage que dans la mesure où celui-ci est compris comme un lieu de médiation, comme un écran sur lequel se dessinent les formes intelligibles du monde. La connaissance, dès lors, cesse d’être subjective, sans résider pour autant dans les objets « réels ».

DS : 22

Là prend place le principe d’immanence, opposable à la manifestation, et non à la réalité. L’immanence désigne le primat accordé aux relations entre les termes d’un système qui garantissent sa relative clôture. Ce postulat répond à l’exigence d’autonomie de la description scientifique, seule capable de fonder sa cohérence et son homogénéité par rapport à la diversité des manifestations sensibles :

La science peut être interprétée, dans son ensemble, comme un effort de transpercer le paraître du sens commun pour atteindre son être-vrai, comme la victoire de l’immanence sur la manifestation.

Greimas, 1983 : 131

Le projet plus général d’une sémantique et d’une syntaxe du discours s’inscrit dans ce même cadre : il s’agit en effet de définir les règles de construction, sous-jacentes à l’apparaître des significations, par lesquelles les représentations sémantiques se trouvent intégrées dans quelques schèmes syntaxiques élémentaires (un procès, quelques acteurs et des circonstances). Le jeu « est peut-être truqué et ne correspond pas à la manière d’être des choses dans le monde “réel” » (Greimas, 1986 : 117), mais c’est ce symbolisme linguistique et ces règles syntaxiques qui s’articulent à notre vision du monde : « l’immanence du sensible ».

Le paraître et la visée du sens

L’incomplétude du sens ne justifie pas seulement les principes théoriques de la démarche greimassienne ; elle traverse aussi, comme une dimension commune et fondatrice, les grands champs d’étude de la sémiotique. Sous des éclairages divers, c’est elle qui est au départ des différents ordres de valeurs qui intéressent le sémioticien : comme « manque », elle détermine la sélection des valeurs narratives et oriente la quête du héros ; comme « excès » ou « insuffisance », elle fonde l’évaluation éthique et la juste mesure des valeurs que fixe l’actant collectif ; comme « imperfection », elle conditionne la saisie des valeurs esthétiques, éclair soudain et passager qui ouvre sur « l’outre-sens » ; comme « inquiétude », elle ébranle l’état du sujet et suscite les valeurs passionnelles. C’est la même visée du sens, fondée sur la tension d’un décalage initial, qui s’exprime à travers ces diverses configurations. Elle donne forme à l’intentionnalité minimale qui, pour Greimas à la suite de Husserl, prend sa source dans un défaut fondateur. La cohérence de cette conception se retrouve dans la priorité qu’accorde Greimas à la relation de contradiction et, par conséquent, à la négation, au niveau des structures élémentaires de la signification.

La base fiduciaire

Dernière conséquence de cette position initiale, la dimension imperfective du paraître du sens met au centre de l’interrogation sémiotique les conditions du partage fiduciaire, celles de la crédibilité des valeurs, celles de la confiance partagée ou de la défiance avec leurs avatars persuasifs et interprétatifs. La reconnaissance de la fiducie comme centre opérationnel de la signification discursive a conduit Greimas à substituer, à la traditionnelle question de la vérité en logique, la problématique nouvelle de la véridiction, propriété intrinsèquement liée à l’exercice du discours. La production de la vérité ne consiste pas dans l’adéquation du langage à la « réalité », celle-ci restant inaccessible, ou à la seule logique du calcul propositionnel, celui-ci relevant d’un langage formel, mais dans l’exercice d’un faire-paraître-vrai, qui définit le « contrat de véridiction » (Greimas, 1983 : 110) entre sujets, sur l’horizon de l’usage.

Ainsi s’éclairent les deux métaphores de Du sens, « écran de fumée » et « morsure sur le réel », co-extensives l’une à l’autre, articulant les dimensions formelle de la relation, culturelle de la praxis discursive et sensible de la perception du monde naturel. Le rapport entre ces dimensions permet de localiser le centre organisateur de la sémiotique dans son ensemble. La première (la relation) est fondée sur la défiance de ce qui fige, de ce qui réifie, au profit des intersections construites dans ce milieu instable où se décident les orientations « rectrices » du sens. La deuxième (la praxis) est au contraire fondée sur l’assomption de ce qui fige et sédimente, de ce qui consolide et référentialise, assurant au sein de la communauté sociale et culturelle des locuteurs l’efficacité véridictoire du discours. Et la troisième (la perception), s’articulant aux deux précédentes, donne une chance à l’esthésie et au sensible lorsqu’ils se convertissent en expérience esthétique, en « euphorie poétique »[7].

4. Langage et métalangage

La naïveté

Cette saisie du paraître exige un effort de dépaysement, une « suspension » de l’évidence intuitive, une sorte de « nettoyage de la situation verbale » selon l’expression de Paul Valéry, ou encore une épochè phénoménologique, mettant entre parenthèses les savoirs acquis et les croyances établies, bref un acte de naïveté. Inaugurant de nombreux textes, cette figure récurrente chez Greimas caractérise l’attitude épistémologique : clairement posée comme condition préalable du faire scientifique, la naïveté détermine l’élaboration du métalangage. Ainsi précise-t-il dans Sémantique structurale :

L’existence apriorique de l’hypothèse naïve caractérise toute recherche scientifique : l’objection qu’elle introduit un élément subjectif dans la description n’est donc pas, en principe, valable.

Greimas, 1986 : 34

Si « la quête du savoir commence presque toujours à partir des questions naïves » (Greimas, 1983 : 80), c’est parce qu’elles seules permettent d’isoler l’observable, de le construire et d’envisager son articulation.

Une telle attitude est illustrée, exemple parmi d’autres, dans Maupassant lorsque le sémanticien cherche à appréhender et à dépasser la fausse évidence des liaisons sémantiques entre les phrases. Dans les discours « logiques », les réseaux d’anaphoriques et les connecteurs argumentatifs assurent la permanence topique de phrase en phrase. Il en va différemment dans les discours ordinaires comme dans les textes littéraires, où souvent les phrases s’enchaînent par simple concaténation. Le tissu discursif, alors fait d’expressions litotiques dont le lecteur comble naturellement les vides, révèle à l’analyse de nombreux chaînons manquants qui posent à celui qui s’en étonne le problème de leur mise à nu et de leur description.

[Ces] discours qu’on peut dire imparfaits [sont] à la fois immédiatement compréhensibles et incohérents à la surface [et leur] lecture, qui relève de l’évidence pour l’usager de la langue, fait surgir des obstacles presque insurmontables au linguiste, soucieux de faire ressortir toutes les implicitations et de fonder objectivement [...] la permanence de l’isotopie discursive.

Greimas, 1976a : 28

Nécessité du métalangage

Du côté de la description, l’exigence du métalangage est ainsi fondée sur la nécessité d’expliciter l’implicite et de combler l’ellipse (les chaînons manquants) ; du côté de la construction, elle est justifiée par la surcharge polysémique inhérente aux langues naturelles, due en particulier à la métaphore.

[P]arce que la langue naturelle n’est jamais dénotative, mais multiplane, vivre sous la menace constante de la métaphore est un état normal, une condition de la « condition humaine ».

DS : 14

Cette indétermination partielle du sens représente donc une des difficultés majeures pour l’élaboration d’un langage de description « à visée scientifique », dont la terminologie doit être univoque, « mono-sémémique ». Faute d’une telle terminologie, le projet d’une saisie non contradictoire, exhaustive et aussi simple que possible des significations est voué à l’échec :

[...] l’instauration d’une procédure métaphorique de la conceptualisation d’une discipline qui se veut scientifique ne peut qu’avoir des conséquences considérables sur son développement.

Greimas, 1986 : 191

La recherche d’une langue dégagée des polysémies, produits de l’histoire culturelle, explique en partie la fascination qu’ont exercée la logique et ses formulations symboliques dont on retrouve les traces dans Du sens, imposant un « paraître » anachronique à certaines de ses pages. Si le propre de la sémiotique est d’assumer la confrontation avec la réalité sémantique des discours naturels, elle ne doit pas moins tenter de donner un sens plus pur aux mots de la description : c’est l’exigence du métalangage scientifique.

Jongler avec plusieurs langages

Eu égard à l’objet même de la discipline, l’activité de description se trouve d’emblée confrontée à un étagement des langages. Greimas s’est donc attaché, notamment dans les travaux des années soixante publiés dans Du sens, à poser et à stabiliser les structurations sémantiques entre les différents niveaux de langage.

Deux langages au moins – une langue naturelle qu’on se propose de décrire, et un langage artificiel dans lequel se trouvent formulées les conditions théoriques de cette description – sont ainsi nécessaires pour que leur rencontre produise ce troisième langage qu’est la langue particulière décrite dans sa structure et son fonctionnement. [...] Exercer le métier de linguiste, [...] c’est déjà jongler avec plusieurs langages à la fois.

DS : 21

Or, le langage de référence qu’on se propose de décrire organise lui-même la substance du contenu et constitue par là une première sémiotique. La simple dénomination des objets dans une langue donnée est le produit d’un découpage classificatoire particulier : « une sémiotique implicite s’est déjà chargée de la catégorisation et de l’analyse du lopin du monde qu’elle recouvre » (DS : 24). Du coup, le concept de « sémiotique » doit pouvoir rendre compte à lui seul de cette diversité stratifiée de l’univers du sens. C’est ce que synthétisera Sémiotique.Dictionnaire raisonné de la théorie du langage en distinguant la « sémiotique-objet » tout d’abord (qu’il s’agisse des discours produits en langues naturelles et langages non verbaux ou du monde naturel appréhendé comme une sémiotique, dans la mesure où il signifie pour le « sens commun »), la « typologie sémiotique » ensuite (visant la description des ensembles signifiants et dessinant les différents domaines de la discipline : psycho-, socio-, ethno-sémiotiques, sémiotique plastique, littéraire, etc.) et la « théorie sémiotique » enfin (lieu d’élaboration des modèles, des concepts et des procédures qui permettent d’expliciter les conditions de saisie et de production du sens). Cette dernière se définit de ce fait comme un métalangage, celui que Du sens s’emploie à construire.

La construction d’un métalangage scientifique

Là se joue la distinction entre sens et signification : celle-ci est la manifestation articulée de celui-là. Le sens est le matériau premier, la matière en elle-même indéfinissable, que prend en charge une sémiotique pour la transformer en substance et en forme d’expression et de contenu. La signification n’est donc que la « transposition d’un niveau de langage dans un autre, d’un langage dans un langage différent, et le sens n’est que cette possibilité de transcodage » (DS : 13). Le métalangage assure cette transposition. Mais, à la différence des métalangages naturels, le métalangage scientifique est construit : cela veut dire que tous les termes qui le composent constituent un corps de définitions interdépendantes. Dans cette perspective, une sémantique scientifique

[...] ne peut être conçue que comme la réunion, par présupposition réciproque, de deux métalangages : un langage descriptif [...] et un langage méthodologique, définissant les concepts descriptifs et vérifiant leur cohésion interne.

Greimas, 1986 : 15

Ce qui garantit l’efficacité de ce métalangage, c’est donc avant tout sa cohérence : chaque désignation conceptuelle est prise dans un réseau serré d’interdéfinitions, progressivement générées à partir de concepts non définis qui constituent les postulats de la théorie. Ainsi comprise, «[ l]a description sémiotique de la signification est [...] la construction d’un langage artificiel adéquat » (DS : 14) dont la finalité est la réalisation d’un objet scientifique : détermination des parties par rapport au tout (et inversement), élaboration de procédures descriptives falsifiables, parcours permettant de produire, à partir des règles générales, des objets particuliers, etc. La théorie, globalement conçue comme une simulation des phénomènes à décrire, comprend donc deux phases étroitement corrélées, la conceptualisation et la formalisation : dans son principe, en effet, « la phase conceptuelle mène vers une axiomatique (concepts non définissables, universaux) ; la phase de formalisation commence à partir d’une axiomatique ». Or, dans les sciences humaines et sociales, la construction conceptuelle « est la phase actuelle des disciplines les plus avancées » (Greimas, 1980 : 53-54). Le spectacle d’une telle élaboration en conformité avec ces principes est présenté au lecteur de Du sens et soumis à sa patience bienveillante. Il était nécessaire pour que, neuf ans plus tard, le Dictionnaire présente un état, provisoire mais stabilisé, de la construction conceptuelle de la sémiotique.

Pour finir : Du sens et de la définition

On rencontre donc, au coeur d’une telle élaboration, le problème de la définition. Le discours de Greimas est, presque obstinément, un discours définitionnel. On pourrait mettre l’ensemble de ses publications sous ce signe, en gommant ainsi toute solution de continuité entre le travail lexicographique et le travail théorique. Les dictionnaires ponctuent l’oeuvre et le Dictionnaire raisonné de la théorie du langage en est l’emblème. Depuis l’écriture cruciverbiste, comprise « comme un dictionnaire à l’envers, constitué d’une liste de définitions [...] dont la grille contient les dénominations » (DS : 287), jusqu’à la description linguistique, qui « n’est rien d’autre [...] que la construction d’un corps de définitions “ bien faites ” » (Greimas, 1976b : 18), l’esprit du dictionnaire est, dans tous les textes, à l’oeuvre. Du sens n’échappe pas à cette règle. L’ouvrage peut être lu comme un grand essai définitionnel de la sémiotique.

La réflexion sur la définition repose sur l’exploitation de l’élasticité du discours considérée, à la suite de Hjelmslev, comme « une des propriétés spécifiques des langues naturelles » (Greimas, 1979 : 116). On désigne par là les rapports qu’entretiennent indissociablement les activités discursives de condensation et d’expansion, comme le mot et sa définition justement. C’est le rapport entre ces deux activités interdépendantes qui permet de saisir le langage en son milieu, fait de tensions différentielles : l’élasticité du discours permet ainsi de rendre compte du fait que des unités discursives de dimensions différentes peuvent être considérées, au moins partiellement, comme sémantiquement équivalentes (la paraphrase). Mais, comme ces tensions différentielles forment aussi la trame des significations sur « l’écran du paraître », le jeu des condensations et des expansions se constitue comme le noeud stratégique de la saisie du sens. La dénomination et la définition forment alors le foyer tensif sur lequel s’exerce le faire sémiotique : réglage des polysémies, contrôle des expansions connotatives, prise en compte des modes de coexistence compétitive de grandeurs signifiantes, nécessité d’une assise axiomatique pour stabiliser cette mouvance incertaine…

Cette scène du sens à saisir et à décrire, entre « l’écran de fumée » et la « morsure sur le réel », peut donc constituer le fil rouge à suivre pour un lecteur de Du sens aujourd’hui. Et la quête de définitions à laquelle il va se trouver confronté ne représentera pas pour lui une simple ascèse méthodologique. Elle signale l’inquiétude féconde d’un sujet immergé dans le sens, pris dans la double exigence de reconnaître l’imperfection foncière des langages et d’assumer la possibilité de leur description acérée, sur la scène vivante du discours en acte. C’est ainsi que l’originalité de la sémiotique greimassienne dans Du sens peut être comprise à partir de la double acception du mot « définition ». Elle relève à la fois de son acception photographique – l’objet de la sémiotique est le « grain » du sens, saisi en suspens à partir des matériaux signifiants – et de son acception lexicographique – la définition est le vecteur de la cohérence théorique. Cette seconde acception est au service de la première, et les deux ensemble au service d’une meilleure saisie du réel.