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L’esthétique de la littérature numérique réside pour une large part dans les nouvelles figures discursives et sémiotiques qu’elle dessine. Cependant, la dimension programmatique et interactive de cette littérature invite à considérer qu’ici l’esthétique est également le fruit d’un environnement informatique dans lequel la machine joue sa partition en produisant des phénomènes aléatoires qui obligent l’interacteur à se positionner face à des propositions inattendues.

Oeuvres générées automatiquement, poésies en mouvement, fictions interactives, il y a peu d’oeuvres numériques qui n’aient recours, sous une forme ou une autre, à la fonction aléatoire et ne placent la rencontre avec le lecteur sous le signe du hasard, pour peu qu’elles ne se contentent pas d’utiliser l’informatique comme simple support ou outil de création. Partant de ce constat, il peut être intéressant de reconsidérer la question plus générale du hasard en littérature, à la recherche d’une filiation ou, au contraire, d’une rupture possible entre le livre et le numérique. Notre hypothèse est que, depuis ses origines, la littérature « classique » (pré-numérique) s’est trouvée confrontée à la question du hasard et de l’aléatoire dans ses modes de production et de réception. D’une certaine manière, la littérature numérique se saisit aujourd’hui de cet enjeu pour y apporter des réponses tant au plan de la création des oeuvres qu’à celui de leur consommation.

L’aléatoire, un vocable épistémologique

La fonction aléatoire présente dans la plupart des oeuvres numériques impose d’éclaircir d’abord ce vocable. L’aléatoire est un concept épistémologiquement plus précis que le hasard. Venu du latin aleatorius « qui concerne le jeu (de hasard) », dérivé lui-même d’alea, « jeu de dés », « jeu de hasard », l’aléatoire tire ses origines du jeu. C’est d’ailleurs cette étymologie latine que Roger Caillois reprendra pour y classer les jeux de hasard dans son étude sur Les Jeux et les Hommes (1992). En faisant appel à l’aléatoire, la littérature – et plus particulièrement la littérature numérique – se rapprocherait donc du jeu, ce que certains critiques n’ont pas manqué de lui reprocher, allant jusqu’à lui refuser l’appellation de littérature (voir Clément, 2006).

Les dictionnaires classiques ont parfois du mal à distinguer l’aléatoire du hasard : « Aléatoire se dit de tout fait à venir que rend incertain l’intervention du hasard », nous apprend le Dictionnaire de la langue philosophique de Paul Foulquié. Mais les épistémologues sont plus précis :

Événement aléatoire : se dit d’un événement lorsqu’on peut déterminer quelques indices sur ses chances de réalisation. Il tombe alors sous les lois du calcul des probabilités et peut être représenté selon un modèle probabiliste.

Birou, 1969 ; article « Aléatoire »

Est aléatoire un processus qui ne peut être simulé par aucun mécanisme ni décrit par aucun formalisme. L’aléatoire est ce qui est algorithmiquement incompressible.

Mukungu Kakangu, 2007 : 49

De ces deux dernières définitions, on retiendra d’abord que l’aléatoire suppose un événement et qu’il s’agit d’un processus. Ce sont là deux caractéristiques essentielles de la littérature numérique. On notera également que, étant algorithmiquement incompressible, il ne peut être envisagé en informatique que sous la forme d’un pseudo-aléatoire, pris en charge par une fonction de type rand ( ) utilisée dans la plupart des langages de programmation et qui renvoie des suites de nombres (voir Laurencelle, 2001).

Permanence du hasard

Comme l’aléatoire, le hasard a pour origine étymologique le jeu de dés. C’est le sens du mot arabe az-zahr. La réflexion moderne sur le hasard commence au xviiie siècle. Dans leur réfutation de la Providence et leur souci de rationalité, les philosophes des Lumières ont cherché une réduction rationnelle du hasard, en faisant appel à l’intelligence supérieure d’un dieu horloger, architecte ou géomètre.

« Le hasard est un mot vide de sens. Ce que nous appelons hasard n’est et ne peut être que la cause ignorée d’un effet connu », écrit Voltaire dans son Dictionnaire philosophique (1860 : 361). C’est ce point de vue que développera plus tard le physicien Laplace, expliquant que rien n’arrive par hasard et qu’une intelligence supérieure – postulée à des fins de démonstration et que l’on appellera après lui « laplacienne » – serait en mesure de tout expliquer.

Au siècle suivant, le mathématicien Cournot, réfutant Laplace, définira le hasard, dans une proposition devenue célèbre, comme « la rencontre de deux séries causales indépendantes » (1851 : 52). Cela signifie que les événements en eux-mêmes sont tout à fait déterminés quant à leur cause et à leur effet, mais que de leur rencontre imprévisible, de l’intrusion d’une nouvelle causalité indépendante dans le déroulement d’un processus, naît le hasard. À bien des égards, la lecture des oeuvres de littérature numérique interactive repose sur cette rencontre imprévisible entre un processus informatique et les interventions du lecteur sur ce processus.

La science moderne et le hasard

Toutefois, c’est d’abord comme source de création que le hasard a été le plus souvent sollicité dans la période contemporaine.

Même si Einstein pouvait encore prétendre que « Dieu ne joue pas aux dés », le hasard est au coeur de l’épistémologie contemporaine et sa prise en compte par les scientifiques ne date pas d’hier. Il a d’abord fait son entrée dans la science moderne sous les traits de la complexité, au xixe siècle. Ce sont les travaux de Sadi Carnot sur la thermodynamique qui ont pour la première fois remis en cause l’idée d’un monde ordonné, en mettant en évidence un principe de dégradation de l’énergie dite « entropie croissante » et en suggérant que l’état le plus probable pour un système quel qu’il soit est le désordre. Cette découverte est fondamentale. Elle établit que le désordre est irrémédiablement inscrit au coeur de l’univers conçu comme un système complexe et que, désormais, nous devons penser sous le paradigme de la complexité et du hasard. De cette complexité et de ce hasard, les exemples sont nombreux dans la science moderne, en biologie, en mathématiques, en physique, dans les sciences cognitives.

Le hasard et l’aléatoire dans les arts contemporains

Les artistes ne sont pas restés à l’écart de cette nouvelle épistémè. Depuis longtemps, le hasard a été perçu comme un accident de matière, susceptible de stimuler la création. Léonard de Vinci recommandait déjà d’utiliser la tache fortuite comme source d’inspiration. August Strindberg a théorisé plus tard cet usage dans son ouvrage, Du hasard dans la production artistique (1894), dans lequel il suggérait, avant John Cage, d’utiliser une guitare « accordée au hasard » ou un piano « accordé au petit bonheur sans rime ni raison » (Strindberg, 1990 : 19-20).

Le premier artiste moderne à revendiquer le hasard comme principe de création est probablement Marcel Duchamp, en 1913, avec Trois stoppages-étalon (trois fils d’un mètre lâchés d’une hauteur de un mètre et collés tels quels sur une surface) et Erratum musical (une partition rédigée avec des notes tirées au sort dans un chapeau), suivi de près par Hans Arp avec ses collages fabriqués Selon les lois du hasard de 1916.

Dès les années 1950, une partie de la création contemporaine s’est placée sous le signe du hasard et de l’aléatoire. Résumant ce mouvement général, Umberto Eco pouvait écrire dans L’Oeuvre ouverte : « Pour réaliser l’ambiguïté comme valeur, les artistes contemporains ont souvent recours à l’informel, au désordre, au hasard, à l’indétermination des résultats » (1979 : 10).

En introduisant l’aléatoire dans leurs oeuvres, les artistes entendaient mettre en cause une conception dominante de l’art en Occident. Cela conduira une certaine littérature à sortir peu à peu du livre, à côtoyer les arts visuels et la musique, à imaginer d’autres supports, à déboucher, enfin, sur le numérique.

Au hasard de la lecture

Remarquons toutefois que le livre le plus classique abandonne son texte aux aléas de ses lectures. Car à la différence de l’auditeur de concert ou du spectateur de cinéma, qui sont asservis à la temporalité du déroulement de l’oeuvre, le lecteur d’un livre n’est pas soumis à un temps de lecture réglé par un dispositif (le livre dans sa dimension matérielle). Il peut même, à sa guise, se soustraire à la lecture intégrale, se livrer au feuilletage, au butinage, pratiquer la lecture comme un vagabondage, ainsi que le rappelle Daniel Pennac dans Comme un roman (1992).

Le genre romanesque, dont la dimension narrative inscrit le fil d’une histoire dans le fil des pages, ne doit pas nous faire oublier que, dès sa naissance, le livre a été conçu, dans son dispositif matériel, comme devant faciliter une lecture non linéaire. L’invention du codex, au début de l’ère chrétienne, puis celle du livre proprement dit au xiie siècle ont contribué à la dé-linéarisation de la lecture en facilitant la circulation du lecteur dans le texte, en le libérant de son asservissement à l’oral et de la nécessaire mémorisation du texte appris par coeur, ouvrant ainsi la voie à la scolastique (Illich, 1991). La pagination, l’invention de l’index, la table des matières, puis les références croisées dans les encyclopédies ont abouti à des modes de lecture « à saut et à gambades », comme l’écrivait Montaigne.

Ce mode de lecture, suggéré par le dispositif lectoriel lui-même, a trouvé sa forme ultime dans les ouvrages encyclopédiques qui, en cela, préfigurent l’hypertexte informatique. On a parfois utilisé le vocable de « sérendipité » pour qualifier cette opportunité de découvrir « par hasard » ce que l’on ne cherchait pas a priori. La littérature de fiction semble à première vue éloignée de cette lecture de consultation. Pourtant, certains écrivains, dès avant l’invention de l’informatique, ont cherché à renforcer la liberté du lecteur dans la construction et la disposition du texte lui-même, anticipant ainsi sur l’interactivité des oeuvres de littérature numérique.

Le hasard en dispositif

C’est ainsi que certains auteurs, pour encourager une lecture placée sous le signe du hasard, vont jusqu’à abandonner une partie de leurs prérogatives au lecteur, imaginant des modes de lecture mettant en oeuvre une certaine forme de combinatoire. Les textes eux-mêmes sont certes écrits par l’auteur, mais l’ordre dans lequel ils se présentent est sujet à variations. Les genres brefs ou fragmentaires, comme les aphorismes, les maximes, ou encore les fables, poèmes ou nouvelles se prêtent particulièrement bien à des lectures aléatoires. Même s’ils sont réunis en livre sous forme de recueil, l’ordre de leur succession est souvent arbitraire ou contingent. Leur brièveté leur confère une autonomie qui les rend indifférents au contexte de lecture dans lequel ils s’inscrivent.

Des auteurs comme Jacques Roubaud, Julio Cortazar ou Italo Calvino vont parfois jusqu’à proposer un « mode d’emploi » pour une lecture non linéaire de leur oeuvre. Celle-ci y est souvent associée aux incertitudes du jeu : jeu de go, marelle, jeu de cartes.

Un pas de plus est franchi vers la lecture aléatoire lorsque le texte se donne à lire dans un dispositif qui rompt avec le format standard du livre (Raymond Queneau dans ses Cent mille milliards de poèmes ; Marc Saporta dans Composition no 1). Il s’agit ici non plus de suggérer au lecteur des parcours variables, mais de construire un dispositif génératif puissant, capable d’actualiser à l’infini (ou presque) des propositions de lecture à partir d’une matrice virtuelle.

De l’aléatoire au stochastique

Fonction majeure des oeuvres numériques, l’aléatoire a ainsi pu être mis en oeuvre très tôt dans les textes imprimés : soit qu’il intervienne en amont, comme processus d’écriture ; soit que l’auteur ait prévu une lecture aléatoire de son texte en le structurant de façon à ce qu’il puisse être lu selon différents parcours.

L’aléatoire peut être total ou contrôlé, lorsque le dispositif d’énonciation encadre l’aléatoire par des contraintes structurantes. On parlera dans ce cas de dispositif stochastique. Le dispositif de Raymond Queneau est plus contraignant que celui de Marc Saporta : le premier impose un ordre (le sonnet) dans la succession des vers, tandis que le second donne à lire les pages du récit dans n’importe quel ordre. Le dispositif de Michel Butor dans Chanson pour Don Juan (1972-1973) propose une règle du jeu : le lecteur doit tirer des cartes jusqu’à ce que le texte du poème soit complet [1]. Cette technique sera reprise dans la génération automatique de textes sous la forme de templates que Charles Hartman, par exemple, a mis en oeuvre dans son programme PROSE (1996).

L’aléatoire de la machine

Avec l’ordinateur, l’aléatoire quitte totalement le support papier. Dans un premier temps, c’est surtout sa capacité illimitée à effectuer des tirages au sort dans des bases de données textuelles qui a été exploitée. Mais au-delà des séductions ou des vertiges du nombre, le défi auquel est confrontée la programmation de l’aléatoire en littérature est de parvenir à la production d’énoncés syntaxiquement et sémantiquement acceptables. On ne les a pas retrouvés, mais il est attesté que Turing, un des pères fondateurs de l’informatique et de l’intelligence artificielle avait songé, dès 1945, à faire produire à l’ordinateur des énoncés sur le modèle des « cadavres exquis surréalistes ». S’inspirant de ses travaux, son condisciple de l’université de Manchester, Christopher Strachey, programme en 1951 un ordinateur capable d’écrire des lettres d’amour. C’est le premier générateur automatique de texte.

Theo Lutz publie en 1959, dans la revue Augenblick à Stuttgart, Stochastische Texte, des poèmes générés par un programme qui utilise les cent premiers mots du Château de Kafka.

À sa suite, d’autres poètes commencent à travailler avec l’ordinateur, comme Nanni Balestrini (TapeMark I et Tape Mark II, 1961-1963), Brion Gysin (I Am that I Am, 1959), Dick Higgins (Hank and Mary, a Love Story, a Chorale, 1970), Emmett Williams (The Ultimate Poem, 1966) ou Augusto de Campos (Acaso, 1963).

John Morris publie en 1967, dans la Michigan Quaterly Review, « How To Write Poems With A Computer ». Ce sont des haïkus, générés à partir de listes de vocabulaire et d’un logiciel appelé « haikutype-poems » [2].

Maîtriser l’aléatoire : la génération automatique de textes

La recherche d’une production textuelle aléatoire qui soit syntaxiquement correcte et sémantiquement acceptable doit beaucoup aux avancées et aux perspectives prometteuses de la linguistique de cette époque. C’est notamment l’analyse structurale du langage et des textes qui est à l’origine de la génération automatique de textes telle qu’elle a été pratiquée par l’Alamo et par des poètes-programmeurs comme Jean-Pierre Balpe (1986) ou Pedro Barbosa (1996). En mettant en évidence le caractère génératif du langage, Noam Chomsky a ouvert la porte à une modélisation de la production d’énoncés, susceptible ensuite d’être programmée sur une machine, tandis que les propositions de la poétique structuraliste mettaient en évidence les structures élémentaires du récit et modélisaient les différents genres littéraires. Membre de l’Oulipo, Italo Calvino est de ceux qui ont été fascinés par les possibilités de l’ordinateur, anticipant sur ce que serait un « automate littéraire » ; il en repousse cependant la possibilité dans un avenir très éloigné. Soulignant que la machine est un instrument du hasard, il y voit surtout « un instrument délicatement lyrique » servant un besoin typiquement humain : la production de désordre. C’est ce qui explique les premiers usages qu’en ont faits les poètes. Les tentatives pour maîtriser l’aléatoire et produire des textes lisibles ne peuvent produire que des pastiches. Car, écrit encore Italo Calvino :

La vraie machine littéraire sera celle qui sentira elle-même le besoin de produire du désordre, mais comme réaction à une précédente production d’ordre ; celle qui produira de l’avant-garde pour débloquer ses propres circuits, engorgés par une trop longue production de classicisme.

1984 : 18

Une poétique du processus

Longtemps, la production aléatoire d’énoncés a eu pour finalité la constitution d’un texte achevé que l’on pouvait lire sur écran ou imprimer. Certains de ces textes ont même fait l’objet de recueils édités, comme celui de Jean Baudot, La Machine à écrire, paru en 1964. Jean-Pierre Balpe, plus récemment, a publié à plusieurs reprises des textes générés par ordinateur dans des revues sans préciser – par jeu, sans doute – leur origine informatique, les mêlant parfois à des textes écrits de façon classique (voir Balpe, 1999). Quand l’aléatoire est maîtrisé selon des critères linguistiques, il reste invisible et donc imperceptible au lecteur. C’est précisément pour rendre sensible le caractère aléatoire de ses textes que Jean-Pierre Balpe a parfois introduit dans le déroulement de ses programmes génératifs l’affichage fugitif à l’écran d’éléments de code informatique extraits du programme.

De la même manière, les textes aléatoires de Tag-Surfusion de Jacques Donguy (1996) ont d’abord été générés lors d’une « installation » au cours de laquelle ils s’imprimaient sans fin sur un long ruban de papier d’imprimante. Par ce dispositif, l’auteur entendait manifester la logique de flux de la poésie aléatoire, l’infinie variabilité de ses énoncés. Lors de l’exposition LesImmatériaux organisée en 1985 par Jean-François Lyotard, les visiteurs ont fait fonctionner plusieurs centaines de fois un programme de Jean-Pierre Balpe qui générait des poèmes à la manière des rangas japonais. Après avoir songé à en publier une sélection, l’auteur y a renoncé ; l’intérêt de cette installation résidait non pas dans les textes produits, mais dans leur processus de production, dans cette infinie variabilité de la poésie aléatoire.

Cet accent mis sur le processus au détriment de la production ne doit pas être confondu avec ce qui est en jeu dans la poésie cinétique. Avec la généralisation des interfaces graphiques, le texte s’anime, joue avec l’espace de l’écran, se métamorphose, acquiert une dimension temporelle faite d’apparitions et d’effacements. Cette mise en scène du texte peut être fondée en partie ou totalement sur l’aléatoire ; elle peut aussi s’en passer. Dans ce dernier cas, la poésie numérique ne se distingue pas beaucoup de la vidéo-poésie. Elle perd quelques-unes de ses qualités essentielles : la variabilité, la surprise, la jouabilité, l’inépuisement.

De l’aléatoire au hasard de la rencontre

L’aléatoire, on le voit, est un dispositif essentiel de la poésie programmée. Dans quelle mesure est-il assimilable à l’épistémè du hasard telle qu’elle s’est imposée dans les sciences et dans les arts à partir du xixe siècle ? Une des réponses se trouve dans les rapprochements qui ont pu être faits entre les théories du chaos et de la complexité et les hypertextes ainsi que la cyberlittérature en général (voir Clément, 2007). Je n’y reviendrai pas et suivrai ici une autre piste, celle du hasard comme rencontre.

Dans la définition du hasard selon Cournot (« la rencontre de deux séries causales indépendantes »), c’est, en effet, le mot « rencontre » qui permet de mieux comprendre comment le hasard peut intervenir dans la création en général et dans la littérature numérique en particulier. La rencontre dont il s’agit en littérature numérique, c’est celle du lecteur avec un texte, une interface, un dispositif ; celle, aussi, du texte avec son énonciation ; celle, enfin, du poète avec les mots, avec les sons, les formes, avec l’inconscient ou avec les événements de la vie.

La présence du hasard dans la littérature numérique relève, comme l’aléatoire, du paradigme de la combinatoire. Mais à la combinatoire, qui est du domaine de la mathématique, il ajoute une dimension phénoménologique. Le hasard, en effet, suppose un sujet face à un phénomène, il instaure une dimension décisionnelle de l’auteur ou du lecteur, un choix d’écriture ou de lecture. La littérature numérique ne fait ici encore que rendre plus aigu un phénomène général qui caractérise toute création artistique. Elle le met en scène et l’instrumente à travers un dispositif nouveau : l’interactivité.

De la nécessité au hasard

La littérature a eu affaire au hasard depuis ses commencements. Celui-ci a pris au cours des siècles plusieurs figures. Dans l’épopée homérique, il s’apparente à la Nécessité ; dans les romans de chevalerie, il prend les traits de la Providence divine, puis de la Fortune aveugle (voir Köhler, 2000) ; c’est lui qui conduit dans leurs aventures les héros du roman picaresque. Diderot ou Voltaire l’ont souvent placé au coeur de leurs fictions narratives, l’utilisant habilement comme moteur de l’intrigue. Que l’on songe à Zadig, Candide ou Jacques le fataliste. C’est à partir du constat établi par Pascal (« le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, la face du monde aurait changé » [1954 : 1133]) que la littérature commence à s’interroger sur son rapport au hasard et sur sa puissance de création. La faculté du romancier non seulement d’organiser en récit les hasards de la vie, mais aussi bien de revendiquer le pouvoir qu’en retire le narrateur a été mise en scène par Diderot dans Jacques le fataliste :

Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ?

1973 : 35

Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin, et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. […] Qu’il est facile de faire des contes !

(Ibid. : 36-37)

L’incipit du roman de Diderot, où se lisent les hésitations et la jouissance de l’auteur devant la nécessité de faire des choix arbitraires dans le possible narratif, montre que le texte n’est pas définitivement construit, qu’il est une réalisation possible parmi celles qui ne seront jamais écrites. Chez les contemporains, Jacques Roubaud est celui qui a le plus clairement souligné la dimension hypertextuelle avant la lettre de ce possible narratif. Il l’exprime toutefois en termes d’une obligation imposée au récit, c’est-à-dire du point de vue du créateur :

Le récit peut devoir s’interrompre momentanément pour une tout autre raison, peut-être plus fondamentale encore, sur le chemin forestier de la prose. Car on en vient, comme un chevalier du roi Arthur, à une clairière. Et deux nouveaux chemins s’ouvrent dans les arbres, ou trois, ou plusieurs. Il faut choisir. Mais comment choisir ? […] la nature même de l’opération de récit rend inévitables en fait de tels carrefours, de tels embranchements multiples sur la carte, ces endroits de l’hésitation, où il n’est peut-être aucune « droite voie ».

(1989 : 34)

Avant Roubaud, Paul Valéry avait toutefois songé à un dispositif qui donnerait à voir ces « embranchements » au lecteur :

Peut-être serait-il intéressant de faire une fois une oeuvre qui montrerait à chacun de ses noeuds, la diversité qui s’y peut présenter à l’esprit, et parmi laquelle [le lecteur] choisit la suite unique qui sera donnée dans le texte. Ce serait là substituer à l’illusion d’une détermination unique et imitatrice du réel celle du possible-à-chaque-instant, qui me semble plus véritable.

1975 : 1467

Cette idée d’une littérature arborescente ou structurée en carte qui passe ainsi du récit comme histoire au récit comme espace à parcourir n’est pas sans rappeler la Carte de Tendre élaborée au xviie siècle d’après le roman de Madeleine de Scudéry, Clélie. En implémentant un récit arborescent sur un ordinateur, sous la forme d’un hypertexte, on fait de sa lecture un parcours dans un paysage. La carte de l’hypertexte est rarement rendue accessible au lecteur, mais sa présence sous-jacente peut être saisie intuitivement. La lecture s’apparente alors à un « relevé de terrain » narratif. L’espace hypertextuel est d’ailleurs souvent perçu comme la métaphore d’un espace urbain à parcourir.

L’espace hypertextuel

De l’espace bidimensionnel offert par la carte, on peut, grâce à l’informatique, passer à un espace immersif à trois dimensions, comme dans les jeux vidéo. L’image du « chemin forestier de la prose » choisie par Jacques Roubaud peut désormais se matérialiser. Le lecteur chemine véritablement au hasard dans un texte labyrinthique qu’il ne perçoit plus en surplomb, mais dont il découvre les embranchements en y circulant. C’est ce que Jeffrey Shaw propose dans son installation TheLegible City (1989). Le texte-ville s’y parcourt à bicyclette, au hasard des rues et des carrefours [3]. Le lecteur y retrouve de façon non métaphorique la rencontre de la ville et de la poésie, l’esprit de flânerie célébré par Baudelaire dans ses « Tableaux parisiens » :

Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,

Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,

Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,

Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

1961 : 79

Cette disponibilité au hasard, qui sera celle de la dérive debordienne, était déjà celle d’André Breton célébrant dans L’Amour fou les vertus du « hasard objectif » comme la rencontre entre le désir inconscient et les hasards de la vie :

Aujourd’hui encore je n’attends rien de ma seule disponibilité, que cette soif d’errer à la rencontre de tout […] Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique.

1992 : 697

La rencontre hasardeuse est l’une des marques de l’hyperfiction numérique, d’autant que sa configuration relève plus souvent d’un espace topologique que d’un espace euclidien, tel celui d’une ville. Les relations entre les fragments textuels ne sont plus représentées que par des liens activés au moyen d’un clic, dont la structure générale est difficile sinon impossible à cartographier. Le lecteur n’a donc qu’une vue locale du dispositif et doit s’en remettre à la sémantique incertaine des liens pour naviguer dans l’hypertexte. Très en vogue dans les universités américaines au début des années 1990, à la suite de l’oeuvre fondatrice de Michael Joyce, Afternoon a Story (1987), l’hyperfiction a été théorisée à de nombreuses reprises.

L’interactivité au risque du hasard

Bien que l’hypertexte ait été pendant une première période le genre le plus emblématique de la littérature numérique, il n’en est qu’une des branches qui relèvent à divers titres de ce qu’il est convenu d’appeler l’interactivité. Face à l’écran de l’ordinateur, le lecteur, muni d’une souris (ou de tout autre vecteur d’input), est placé en situation d’attendre une réaction de la machine à ses sollicitations, qu’il formule lui-même en réponse à des propositions venues du programme. Au-delà de l’activation d’un simple lien hypertexte, il y a là toute une panoplie de manipulations possibles dont les effets sont autant de sources d’étonnement et de découverte. Les réponses de la machine peuvent être générées aléatoirement, renforçant l’effet de surprise, mais cet aléatoire n’est pas indispensable. L’apparition inattendue du texte, son comportement dans l’espace de l’écran et ses métamorphoses suffisent à produire un effet de hasard au sens de Carnot : la rencontre de la causalité de la machine avec celle du geste d’un interacteur. De cette rencontre naissent de nouvelles figures discursives relevant d’une sémiotique du mouvement et de la manipulation dont l’étude, déjà commencée dans diverses universités, devrait être propre à élargir le domaine de la critique littéraire classique, malgré les résistances académiques.

Hasard et création

Si l’introduction du hasard dans la création littéraire numérique suscite tant de réticences et de polémiques, c’est qu’il apparaît aux yeux de certains comme la marque d’un abandon de la maîtrise de l’auteur sur son texte. L’Oulipo, pourtant souvent considéré comme précurseur de la littérature numérique, s’est défini comme un mouvement anti-hasard, ainsi que le rappelle Marcel Bénabou :

[L’Oulipo] marque tout aussi nettement sa distance par rapport à ce qui se faisait à cette époque sous le nom de littérature aléatoire (notamment autour de Max Bense à Stuttgart), et cette défiance à l’égard du hasard restera l’un de ses traits distinctifs. Claude Berge rendit sur ce point une sentence vigoureuse et toujours d’actualité : « l’Oulipo, c’est l’anti-hasard ».

2001 : 21

Au hasard, l’Oulipo oppose le calculable. Le goût des mathématiques, des nombres, de la contrainte, de la règle signe toutes les oeuvres de ses membres. À propos de son roman LaVie mode d’emploi (1978), Georges Perec parlait cependant d’« aléatoire mécanique » et de « programmation du hasard » : d’une littérature stochastique, en quelque sorte.

Certaines oeuvres oulipiennes fonctionnent comme des machines à produire du texte de façon aléatoire (les Cent mille milliards de poèmes, le « S+7 », le « tireur à la ligne », etc.). Si l’auteur oulipien entend rester maître de la contrainte qu’il s’impose dans la création de l’oeuvre (« Il n’y a de littérature que volontaire », écrivait Raymond Queneau [Oulipo, 1973 : 27]), celle-ci reste soumise aux aléas de la lecture, laquelle est placée sous le signe du hasard. Comme le notait justement Valéry, « [l]’oeuvre la plus calculée trouve le hasard – dans le réel de sa consommation » (cité par Köhler, 2000 : 63).

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard

« Tout hasard doit être banni de l’oeuvre moderne et n’y peut être que feint », écrivait Mallarmé dans son commentaire du Corbeau d’Edgard Poe (1945 : 230). Cette affirmation constitue le socle théorique de tout un courant littéraire qui va de Paul Valéry et Raymond Roussel jusqu’aux auteurs contemporains adeptes de l’hyperconstruction réunis autour de la revue Formules. Cette volonté de maîtrise semble condamner définitivement une littérature numérique qui repose largement sur le hasard et l’aléatoire. Le débat n’est cependant pas clos et les termes en sont plus complexes qu’il n’y paraît si l’on songe que cette même revue Formules a consacré un numéro entier à la littérature numérique et qu’avec Paul Valéry lui-même le hasard faisait son entrée épistémologique en poésie – avec beaucoup d’hésitation, il est vrai. Contemporain de Poincaré et esprit universel au fait des avancées scientifiques de son temps, Paul Valéry écrivait :

Peut-être faut-il s’accoutumer à penser que le hasard n’est pas accident… mais substance, mais est constituant – ingrédient ; n’est pas seulement et toujours effet de l’ignorance […], mais est dans la Natura Rerum [...].

Cité par Köhler, 2000 : 61

Un moment proche des surréalistes, mais plus curieux du fonctionnement de la pensée consciente que de l’inconscient, l’auteur de Monsieur Teste reste dans le sillage de Mallarmé lorsqu’il écrit que « l’art est non-hasard par définition » (ibid. : 62). Mais présentant les évolutions à venir de l’art moderne il y prédisait la place prépondérante du hasard :

Une oreille moderne, un oeil moderne sont une oreille et un oeil auxquels une combinaison de sons ou de couleurs prise au hasard a beaucoup plus de chance de plaire qu’elle n’en aurait pour l’oreille non moderne.

Valéry, 1960 : 680

[…] Tout en s’opposant au hasard, la construction et le calcul poétique ne sauraient se passer de la contingence qui peut ouvrir les voies inattendues du possible. Ce tâtonnement aveugle dans le langage peut donner au hasard des paroles qui seront belles.

Ibid. : 485

[…] Art moderne : Sensibilité immédiate contre perfection et achèvement. C’est tirer un coup au hasard et regarder la chose atteinte comme un but que l’on se fût proposé ! À tous les coups, l’on gagne, à condition que chaque coup ait été tiré avec toutes les précautions qui garantissent la production du … Hasard.

Cité par Köhler, 2000 : 63

Formule ambiguë qui rappelle la loterie et le jeu et nous renvoie à notre question initiale : quel sens faut-il donner à l’omniprésence du hasard et de l’aléatoire dans les oeuvres numériques contemporaines ?

Conclusion

Il n’est pas toujours facile de distinguer l’aléatoire du hasard. Les termes sont souvent pris l’un pour l’autre. Mais en littérature numérique, cette distinction est signifiante.

Je propose, pour conclure provisoirement, de définir l’aléatoire littéraire comme un mécanisme formel, associé à un ou plusieurs processus algorithmiques destinés à produire des énoncés par combinaison d’énoncés textuels ou infra-textuels (des phrases, des syntagmes, des mots). Ce mécanisme peut donner lieu à des productions imprimables, mais l’ordinateur joue pleinement son rôle quand il met en avant sur l’écran un processus qui multiplie instantanément et jusqu’à l’infini les textes donnés à lire, faisant ainsi apparaître leur caractère génératif, dessinant une esthétique de l’éphémère.

L’aléatoire est présent dans presque toutes les oeuvres numériques programmées. Il en est la signature. Il contrôle la constitution de l’oeuvre (il peut se limiter à cela dans la génération automatique), mais peut aussi déterminer les réponses faites aux sollicitations, volontaires ou non, de l’interacteur ou de son environnement. L’aléatoire est donc un procédé de création. Mais cette création n’est pas totalement maîtrisée par l’auteur qui n’a de prise que sur le programme et non sur les productions qu’il engendre. Dans les oeuvres aléatoires, une fois le programme mis en route, l’auteur passe la main à la machine.

Symétriquement, le hasard en littérature numérique est la figure que prend l’aléatoire pour un interacteur. Il est souvent perçu comme le deus in machina de l’ordinateur (ou le daimon, pour reprendre une expression familière aux informaticiens). Par définition imprévisible, il est cette part d’inconnu par laquelle l’ordinateur se distingue d’un simple automate. Simulant la possibilité d’entrer en dialogue avec l’interacteur, réagissant de manière imprévue à ses sollicitations, renouvelant sans cesse ses propositions, l’ordinateur déroute, dérange, agace, étonne. Son comportement est spontanément associé à une intelligence humaine. Il arrive parfois qu’on lui parle comme à un humain, qu’on le prenne pour le créateur de l’oeuvre. Il est le Minotaure au centre du labyrinthe, celui qui nous égare et nous piège, celui qui gouverne notre découverte de l’oeuvre à notre insu, inaccessible et tout-puissant.

Le hasard est une proposition énigmatique de l’auteur à laquelle l’interacteur est tenu de répondre sans certitude. Si, dans la génération de texte, l’auteur passe la main à la machine, dans les oeuvres interactives, c’est au lecteur qu’il passe la main, sans que pour autant ce dernier soit en mesure de faire oeuvre créative. Propositions aléatoires de la machine, réponses hasardeuses de l’interacteur, cette intrusion de l’ordinateur dans la littérature qui fait de lui un partenaire du processus énonciatif ne va pas sans poser question sur la nature ou la littérarité des textes produits ou agencés, sur les rôles respectifs du lecteur et de l’auteur, sur la part de jeu qu’induit le plaisir de la manipulation d’un dispositif textuel dynamique, etc. Ces questions, dont nous n’avons fait qu’esquisser le cadre, mériteraient d’être approfondies. Suivre le fil du hasard et de l’aléatoire aura peut-être permis de les éclairer sous un nouveau jour.