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L’objet de ces pages est d’interroger les rapports entre une pratique : la numérisation, et un concept ou, si l’on veut, un objet, un corpus : l’héritage culturel. En l’occurrence, les questions sur la pratique, d’une part, et sur le concept, d’autre part, sont indissociablement liées. Il est en effet loin d’être clair de savoir, malgré toutes les évidences de sa définition technique, ce qu’on entend par « numérisation ». Cette pratique n’est pas quelque chose d’homogène, mais se module et se transforme en fonction des secteurs où elle s’applique et des objets qui la concernent. Quant à la question sur le concept, elle est, elle aussi, une question sur une démarche, un faire, une pratique : l’héritage culturel est à la fois la cause et l’effet d’un acte de transmission d’une génération à l’autre. L’héritage culturel n’est jamais quelque chose de donné ou de stable, il n’existe qu’à travers les efforts pour le faire exister, que ce soit pour le maintenir tel quel ou pour le modifier plus ou moins radicalement : il n’est jamais consensuel, il ne fait jamais l’unanimité.

Avant d’aborder quelques aspects de cette problématique, il est utile de souligner quel peut être le besoin de s’appuyer ici sur la sémiotique. Bien d’autres disciplines, en effet, s’occupent de questions analogues et le font d’une manière plus directement reconnaissable et du reste scientifiquement mieux reconnue que la sémiotique : l’histoire, bien entendu ; la théorie de la communication et son étude technologique des médias ; la sociologie et son étude de la mémoire collective ou de la mémoire comme construction sociale ; la biologie et son analyse neurologique de la mémoire ; l’informatique et son analyse de la mémoire comme ordinateur ; les sciences politiques et l’étude des processus de décision quant à la nature de l’héritage ; l’économie et son étude des médias comme noyau dur de l’économie des services. Néanmoins, l’apport de la sémiotique est à la fois spécifique et indispensable, puisqu’elle insiste fortement, plus sans doute que d’autres disciplines, sur le lien entre culture et mémoire, d’un côté, et culture et médias, de l’autre.

À suivre la sémiotique de la culture de Youri Lotman et de Boris Uspensky, la sémiosphère, soit l’univers des signes qui façonnent la vie de l’homme, apparaît comme l’ensemble des codes structurant une culture à la fois de façons interne et externe. Ces codes organisent une culture de l’intérieur, où ils suscitent, entre autres, une distinction entre centre et périphérie. Ils contribuent aussi à faire le partage, certes toujours mobile et provisoire, entre les trois domaines : la culture, l’anticulture et la non-culture. La culture, ainsi définie, est clairement fonction de la mémoire, plus exactement d’une certaine forme de « mémoire non héréditaire » (Lotman et Uspensky, 1978), opposée à la mémoire héréditaire qui se retrouve au coeur des spéculations sociobiologiques sur la culture comme ensemble de « memes » (Dawkins, 1978)[1]. De plus, la définition des sémioticiens soviétiques se base explicitement sur la notion de transmission, qui est cependant tout sauf quelque chose d’éthéré ou de passif. D’abord, transmettre n’est jamais quelque chose d’abstrait, c’est une action inséparable d’un média et, partant, d’une matérialité donnés. Ensuite, transmettre, c’est non seulement figer, conserver, perpétuer, c’est-à-dire lutter contre l’érosion « naturelle » de la mémoire, par exemple sous l’impulsion d’événements toujours nouveaux qui cherchent eux aussi leur place dans l’espace mémoriel, c’est aussi et surtout intervenir dans le contenu et la forme de ce qui cherche à être transmis. Enfin, transmettre n’est possible que s’il y a aussi quelque chose qui change : à défaut d’une telle adaptation permanente, le choc devient trop grand entre le legs du passé et les métamorphoses du présent. Cette intervention dans la culture, qu’est la transmission culturelle, prend évidemment des formes diverses : il faut trier, fixer, (ré)inscrire dans un contexte ; bref, il faut permettre que les objets en question soient des signes, des éléments « vivants » susceptibles d’être activés par de nouveaux interprètes ou utilisateurs. Dans la mesure où la sémiotique se donne pour ambition d’analyser la culture en termes de mémoire et de transmission et qu’elle cherche à évaluer le pour et le contre des techniques et stratégies mobilisées pour la persistance du caractère signifiant de l’héritage culturel, cette discipline est inévitablement amenée à devenir une « médiologie », au sens très général du terme[2]. La sémiotique a donc une plus-value, qui tient à ce qu’elle tente de penser « ensemble » ce que d’autres disciplines tendent à atomiser ; elle conjoint ce qui est disjoint, atomisé, voire disloqué par d’autres disciplines, offrant ainsi un point de vue privilégié sur le débat de la numérisation de l’héritage culturel. Son rôle en cela n’est pas fondamentalement différent de celui des études culturelles, que nous aurions tendance à considérer, avec notamment Jonathan Culler (1999), comme une poursuite, certes avec d’autres moyens et d’autres ambitions, du grand projet structuraliste.

Le numérique, un au-delà des médias ?

Pour beaucoup, la numérisation de la culture, c’est-à-dire la conversion ou la production d’un grand nombre de signes très divers à l’aide d’un code binaire universel, puis leur restitution à l’aide d’interfaces prenant la plupart du temps la forme d’un écran multimédia, équivaut à une véritable révolution. Qu’on s’en plaigne ou qu’on s’en réjouisse, la nouveauté absolue du phénomène est devenue un parfait truisme. Pourtant, la rencontre de la triade culture/mémoire/média est tout sauf inédite. Comme les trois notions s’impliquent toujours mutuellement, on pourrait dire que cette triade se confond même avec le fait anthropologique de la culture. Cependant, une telle assertion pécherait par un excès de généralité. Il convient donc de prendre vraiment au sérieux l’hypothèse, quitte à la nuancer ou à la rejeter par la suite, d’un changement culturel radical. Même si elle rappelle à bien des égards les trois autres révolutions culturelles de l’Occident que furent l’invention de l’imprimerie, l’invention du binôme photo/cinéma et l’invention du phonographe, la numérisation semble créer en effet une situation très particulière, qui ne ressemble ni quantitativement, ni qualitativement aux mutations des sphères de l’image, du son ou du texte.

Pour la première fois, on a l’impression que les nouveaux médias sont capables de reproduire « tout ». Jusque-là, l’avènement d’un nouveau média était souvent pensé en termes soit d’amélioration[3] des performances d’un ancien média par un nouveau relevant du même registre ou du même domaine (le cinéma, par exemple, proposait à ses premiers utilisateurs des photographies supérieures, puisque « vivantes »), soit d’expansion[4] des possibilités d’un média dans un domaine ou un registre différent (la télévision, par exemple, était considérée, à ses débuts comme une extension de la radio). Avec le numérique, l’amélioration et l’expansion semblent devenues infinies : les signes de n’importe quel ancien média peuvent y trouver leur place, y compris l’esprit humain. Ainsi, l’ingénieur américain Ray Kurtzweil envisage-t-il sérieusement de « scanner » l’esprit humain afin de l’enregistrer sur disque dur (1999). La qualité technique de l’opération serait devenue, elle aussi, au-dessus de tout soupçon, notamment parce qu’elle serait « réversible » : le code numérique ne reproduit pas en lui-même les signes des anciens médias, mais apparaît comme un programme susceptible de reproduire sans perte, sans « bruit », c’est-à-dire sans médiation apparente, les signes en question.

À travers cette constatation d’un média « comprenant tous les médias et tous les signes », on voit aussi resurgir le rêve d’un type de média ou de reproduction qui arriverait à se faire totalement invisible, transparent, immatériel, en un mot capable de s’auto-dissoudre comme média dans un échange parfait entre réalité et réalité virtuelle, voire entre référent et signe.

Sur le plan quantitatif comme sur celui qualitatif, une grande circonspection, pour ne pas dire plus, devrait pourtant s’imposer. Une chose est en effet le discours que fait naître la venue d’un nouveau média, surtout spectaculaire comme le numérique ; autre chose est l’usage qui en est fait, qui souvent ne correspond guère, voire pas du tout, à ce qu’on en dit. Avant de préciser un peu ce genre de décalages, quelques observations, à la fois très intrigantes et parfaitement normales, peuvent déjà être formulées.

Évidemment, le déploiement de la culture numérique a suscité des effets paradoxaux ou, plus exactement peut-être, dialectiques : la thèse numérique engendre partout des réactions antithétiques dont il n’est pas encore possible de prédire l’éventuelle étape de synthèse.

Sur le plan de la quantité, la pensée de l’archive totale, c’est-à-dire de la mémoire sans faille et de la transmission culturelle sans perte, s’est non seulement avérée utopique[5], elle a aussi, et surtout, fait naître des tendances inverses ou inattendues, qui montrent bien le caractère illusoire et pervers de pareil englobement universel. En effet, la possibilité théorique de tout conserver a fini par détruire très vite l’objet même de la conservation, à savoir le passé : les possibilités techniques théoriquement illimitées de l’archivage du passé ne vont nullement de pair avec un accroissement comparable du « vécu » du passé. Si on semble être capable de tout conserver, la conscience historique même implose, s’efface, s’autodétruit en quelque sorte, incapable qu’elle est de faire face à l’explosion de données disponibles et sans cesse en augmentation. Une mémoire fonctionnelle se doit d’être sélective, sinon elle sombre dans le chaos. Ou encore : sans oubli, pas de mémoire possible[6].

Il y a toutefois bien davantage, car le côté éphémère de la culture numérique, qui ignore la notion d’original et qui semble la victime d’un déclassement technologique permanent, fait que le numérique est un outil de mémorisation très pervers. Comme la culture numérique ne « reproduit » pas des originaux, mais fonctionne plutôt comme un système à « traiter » l’information, sa fonction première n’est plus celle de la conservation (de l’inscription, de l’archivage, éventuellement de la reproduction et de diffusion), mais celle de la transformation (du traitement de l’information, tous médias confondus) (Verschraegen[7]). Comme, en plus, cette culture numérique n’a pas encore trouvé de socle technologique stable ou permanent, ses données sont condamnées à l’obsolescence rapide et, partant, à la perte souvent irrémédiable. Les médias numériques s’avèrent ainsi un allié très peu sûr des grands projets d’archivage culturel dont ils offrent pour beaucoup la clé magique. Ou comme le demandait judicieusement une tribune libre du Monde : « Internet a-t-il une mémoire ? » (Hoog, 2002).

Corollairement, l’essor du numérique a montré aussi la capacité de résistance des anciens médias et, de manière plus générale, des artefacts du « réel » destinés à être engloutis par le tout-numérique.

Communément, force est de constater que la notion même d’héritage culturel n’est pas à la une par hasard. La sensibilité exaspérée à l’égard de tout ce qui menace de disparaître est sans aucun doute l’effet direct ou indirect de l’accélération du traitement de l’histoire permise par la numérisation de la culture, qui augmente, de façon proportionnelle, le sentiment d’accélération imposé par ce qu’on appelle la « modernité ».

Au sujet des artefacts, la prise au sérieux des vestiges les plus humbles du passé systématise, à hauteur d’une société prise dans son ensemble, le goût très « sixties » des meubles et objets d’époque, réaction à fleur de peau, hystérique et involontairement parodique de la classe la plus touchée par la modernisation de l’après-guerre, la petite bourgeoisie.

Mais c’est surtout au regard des médias mêmes que ces effets de rétroaction sont les plus nettement visibles. Au-delà des nostalgies rétro-kitsch, qui ne sont qu’un épiphénomène de cette résistance à la modernité numérique, on constate bien des phénomènes mettant un bémol à l’utopie du tout-numérique. Dans le domaine de l’industrie musicale, le vinyle fait un retour en force, certes un peu par nostalgie, mais aussi pour des raisons moins attendues et fort variées : le vinyle a ainsi donné lieu à des emplois nouveau dans l’art des disques-jockeys et les producteurs de disques trouvent là un moyen de lutter contre la copie frauduleuse des disques compacts. Cette anecdote renvoie, de façon plus générale, à ce que nous apprennent toujours davantage les « science studies », à savoir que l’usage initialement prévu d’une machine ou d’une invention est infléchi souvent par les usages très concrets et parfois très inattendus qui en sont faits par toutes sortes d’utilisateurs. L’aspect le plus spectaculaire de cette réfutation de la culture numérique est pourtant donné par la métamorphose de l’art numérique en spectacle vivant. Comme le souligne Peter Lunenfeld, dans une bonne synthèse sur la question (2001), l’art numérique a été absorbé par de nouvelles formes de présentation, qui sont de l’ordre de la performance, c’est-à-dire du corps, de l’éphémère, du non conservable, etc. En effet, pour qu’il y ait art numérique, il faut que l’objet d’art « marche », et l’exposition de l’objet artistique glisse peu à peu vers la démonstration de sa base technologique. Cette esthétique « Demo or die », comme le dit Lunenfeld, inverse exactement la manière dont a d’abord été pensée la réalité virtuelle. Dans celle-ci, la performance du corps était censée s’intégrer à un contexte numérique. Dans la culture « Demo or die », en revanche, le numérique et ses machines redeviennent les accessoires et, peut-être, les prétextes d’une performance « live » qui échappe, elle, à toute numérisation, tout en rendant cette numérisation possible : le corps même de l’expérimentateur est là pour faire tourner la machine.

Enfin, en ce qui concerne l’utilisation même du numérique, on est également revenu de bien des illusions. Les avatars de l’interactivité, fer de lance de la révolution culturelle numérique, ne se comptent plus, ni les rapprochements avec des notions comme « pensée collective », « créativité », « démocratie », pour reprendre quelques termes familiers des lecteurs de Pierre Lévy ou de George Landow. On doit cependant observer qu’en pratique l’utilisateur du numérique ne semble pas vouloir être aussi interactif qu’on le souhaite. De la même façon, on observe aussi que la lecture dite interactive n’est pas toujours une lecture très active. Il faut donc se poser la question si la lecture interactive est réellement supérieure à la lecture traditionnelle. La question est récente, tellement était fort le consensus en faveur de l’activité de l’interactif. Mais comme le note Jacques Fontanille :

On constate avec émerveillement que les enfants s’approprient très vite le maniement et le contenu des hypermédias, voire qu’ils en épuisent rapidement l’intérêt, alors qu’ils peinent longtemps [...] et patiemment devant leurs livres. Serait-ce que le texte est plus complexe que l’hypertexte ? Que la lecture du livre-papier est plus sophistiquée que celle du livre électronique ?

Dans Vuillemin et Lenoble, 1999 : VIII

Ce que font vraiment les médias

Dans l’analyse de l’interaction entre le média et l’utilisateur, il faut souligner d’abord le côté « actif » et « dominateur » du média : toute médiatisation est une opération de traduction qui induit des effets qui nous dépassent. Ou encore, la numérisation est une langue et cette langue « nous parle ». L’exemple de la discipline universitaire dite « histoire littéraire », qui a subi ces dernières années des mutations très radicales, en fournit une belle illustration[8]. Ces évolutions, il est possible de les décrire en très grandes lignes et d’en tirer déjà quelques conclusions.

Une première remarque concerne le fantasme d’Internet comme bibliothèque universelle, réceptacle de tous les textes passés, présents, futurs. Techniquement, ce projet semble réalisable. En pratique, pourtant, on constate que les textes figurant sur la Toile sont souvent des textes tronqués. Il n’est pas rare en effet que des textes soient censurés, réduits à une sorte de condensé, ou mutilés autrement, par exemple par le fait de n’être disponibles qu’en anglais. Toutefois, ce qui pose un problème plus grave encore est la scission de la « lettre » du texte et de ses formes de publication historiques : publier un texte sur Internet revient souvent à l’amputer de son appareil périgraphique, d’une part, et à en gommer la forme typographique ancienne, d’autre part[9]. Ce qui se perd ainsi, c’est l’historicité du texte, qui ne survit que comme signe dématérialisé. Plus exactement encore, ce qui se passe est la scission entre le texte comme « ensemble de lettres », qui se maintient, et qui permet par exemple les manipulations par les moteurs de recherche, et le texte comme « objet à lire », c’est-à-dire à interpréter, le texte comme objet herméneutique.

Cette perte de littérarité du texte s’accompagne d’un phénomène qui restaure à première vue ce que la première opération lui a fait perdre en épaisseur historique et herméneutique, mais dont l’incidence sur la perception de sa valeur proprement littéraire n’est au fond pas moindre. Il s’agit de la tendance, autorisée et encouragée justement par l’outil numérique, de replonger le texte dans la séquence des documents qui ont conduit à sa forme imprimée aboutie : sous le texte, les éditions antérieures, et sous celles-ci, les successives versions manuscrites. Cette présentation « échelonnée » du texte, qui ne ressemble pas entièrement à la génétique littéraire, est une manière de « rephilologisation » du texte, qu’il n’est pas impossible de considérer comme une évolution antilittéraire, car antiherméneutique. Comme à l’époque de la philologie, le positivisme textuel écrase toute approche herméneutique : on pense avoir tout dit en montrant tout, y compris en montrant de manière multimédia : la grande ambition de ces nouveaux philologues est de faire revivre en réalité virtuelle la rédaction même du texte. Toutefois, plus on montre, moins on dit, car ici encore le texte, comme « ensemble de lettres », et le texte, comme « chose littéraire », sont dissociés.

L’histoire littéraire devient donc celle du texte comme objet philologique et cesse d’être celle du texte littéraire comme objet herméneutique. On pense expliquer, mais on ne fait que décrire. L’influence des nouveaux médias est ici très forte, car ils induisent justement ce refoulement de l’herméneutique, qui est l’envers de la Très Grande Bibliothèque que tout le monde appelait de ses voeux. Plus globalement, ce rejet implicite de l’herméneutique et, au fond, du sens, renvoie à la pression qu’exercent les sciences « gamma » sur les sciences « alpha » : ne sachant rivaliser avec les sciences « bêta », les humanités traditionnelles ne semblent pouvoir survivre à un haut niveau de recherche qu’en se rapprochant des sciences sociales, qui sont parvenues à dépasser le conflit entre sciences de l’homme et sciences de la nature. La mutation numérique de la culture semble renforcer encore cette pression...

Le public et le privé

Le choix ou l’intervention de tel ou tel média a donc un impact considérable sur la culture. La forme radicale d’une telle pensée est évidemment le déterminisme technologique, souvent associé, dans le domaine médiologique, à la figure de McLuhan et de ses « élèves » français, Pierre Lévy et Régis Debray.

L’approche médiologique, que l’on aimerait défendre ici, est celle, venue surtout des « cultural studies», du média comme pratique culturelle, c’est-à-dire du média comme un champ de forces pluripolaire, à l’intersection de plusieurs domaines (social, économique, technologique, psychologique, artistique, etc.). Une telle conception ne se réduit nullement à la définition du média comme un outil de représentation, c’est-à-dire comme un moyen de la lutte symbolique pour l’hégémonie de la représentation. Dans les études culturelles des médias, une des questions essentielles reste toujours de savoir qui a le pouvoir d’imposer une représentation et qui doit la subir ou, plus concrètement, qui possède les médias et qui a les moyens de s’en servir.

Pour la numérisation de l’héritage culturel, ces questions jouent un rôle fort contraignant. La culture numérique a beau rendre possible un usage « individuel » des « mass »médias[10], il n’en reste pas moins que les débats sur l’héritage culturel mettent fortement l’accent sur l’usage non privé, c’est-à-dire à la fois public et collectif. Par les multiples usages privés qu’ils rendent possibles, les nouveaux médias numériques s’opposent en principe à la consolidation d’un canon, d’un centre, d’un noyau, bref d’une culture qui ne soit pas qu’une microculture. On observe dès lors que de nombreuses voix s’élèvent pour demander une action « concertée », centralisée, voire menée par une instance centrale, de préférence les pouvoirs publics, du moins dans le discours européen sur cette matière. Mais un tel geste est parfaitement contradictoire avec ce qu’on pense être l’essence même des médias numériques, qui devraient travailler contre la centralisation, contre le contrôle par les pouvoirs publics, contre les directives de qui que ce soit...

Ici encore, il est bon de regarder un peu ce qui se passe sur le terrain de la numérisation de l’héritage culturel. Deux phénomènes se détachent clairement.

Le premier est le détournement d’Internet au profit d’intérêts privés, avec des effets de censure que personne ne songe plus à cacher : c’est, par exemple, le cas tristement célèbre de Corbis, la collection d’images de Bill Gates, qui soustrait les originaux à la circulation et à la vue et dont les versions numériques sont devenues payantes. L’intérêt sémiotique d’une telle évolution est de faire réfléchir sur ce que la numérisation implique toujours sur le plan de la censure. Ce que Corbis affiche crûment, d’autres dispositifs le font plus discrètement, parfois même de manière involontaire. Lorsqu’on numérise une archive dans le but de présever des images qui se dégradent irrémédiablement avec le passage du temps, c’est évidemment à une censure de la matérialité et de l’historicité de ces images qu’on procède. D’une part, on les « traduit » numériquement comme si c’était là une opération sans perte, d’autre part, on fait comme si la dégradation matérielle d’une image ne faisait pas partie de son « essence ». L’une et l’autre de ces thèses sont, sinon fausses, du moins idéologiques d’un bout à l’autre.

Le deuxième phénomène est l’apparition massive des pouvoirs publics, qui semblent profiter de la grande vague numérisatrice pour retrouver une position hégémonique que le passé récent leur avait déniée. La question de l’héritage culturel est une question éminemment idéologique, et l’on sait à quel point les pouvoirs publics, c’est-à-dire les « nations », ont manipulé la construction de cet héritage pour imposer une certaine idée de la culture nationale[11]. Le nationalisme étant devenu une valeur plus que suspecte, la construction identitaire par la manipulation d’une image du passé a été soumise à des critiques souvent acerbes, notamment par les adeptes des cultural studies. Aujourd’hui, pourtant, tout se passe comme si la numérisation permettait à l’État de faire un retour en force, qui ne semble gêner personne : les frais de la numérisation sont en effet tels, tout comme la peur de voir l’héritage culturel monopolisé par des sociétés privées, qu’on recourt sans aucune appréhension aux pouvoirs publics pour mener à bien la grande reconversion numérique du passé. Or, ce que les nations font aujourd’hui relève d’une violence symbolique qui n’a rien à envier à ce qu’elles pratiquaient jadis (et qu’elles n’avaient plus la possibilité de faire encore naguère). Le cas de la néo-philologie permet une fois encore d’éclairer très bien ce point. En Flandre, par exemple, l’héritage littéraire, à sauver de l’oubli à grands coûts de projets hypertextuels, est un héritage très singulier, très marqué, très sélectif. La récupération idéologique, en l’occurrence nationaliste, est on ne peut plus forte. Le gouvernement flamand, responsable de la culture dans l’État fédéral belge, investit dans ce genre de projets, au nom d’une identité « nationale » qui n’est jamais ouverte au débat et, en même temps, empêche l’émergence de projets différents, qui n’obéissent pas à la même logique nationaliste étriquée. Les effets de la numérisation sont ici très voyants : dans la mesure où le numérique entraîne une « rephilologisation » et, partant, une censure de l’herméneutique, il permet au nationalisme de se cacher derrière l’outil technique pour occuper subrepticement un terrain dont on le croyait chassé définitivement. La numérisation, qui coûte cher et qui doit s’appuyer sur les pouvoirs publics, permet à l’État d’imposer des jugements de valeur qui ne disent pas toujours leur nom.

Pour conclure

La sémiotique, qui est la science des signes, interdit toute conclusion péremptoire. La réception du signe reste en effet un processus infiniment ouvert, qui peut avoir des effets sur le signe même et, à travers ce nouveau rapport avec le signe, sur le référent qui se dérobe non moins infiniment derrière lui. Le rapport entre les mots et les choses est complexe et ambivalent, réversible en quelque sorte, comme l’est aussi le rapport entre « monument » et « document » ou encore, pour reprendre des notions clés de ce dossier, entre « histoire » et « héritage culturel ». Comme l’écrit Luc Baboulet, dans une belle histoire sur notre relation au patrimoine architectural :

Le monument est la perpétuation de l’évenement, sa mémoire. […] Il matérialise la volonté de l’individu ou du groupe de garder un lien avec un temps vécu, impossible à revire et fastidieux à répéter. Idéalement, il est l’événement lui-même ; pratiquement, il en tient lieu. Le document, lui, permet de cerner l’événement, d’en préciser la nature et le récit, non d’en revivre l’intensité : il est du côté de l’histoire. […] C’est pourquoi le document est aussi pour le monument la plus grande menace : il peut amener à reconsidérer, voire à reconstruire, l’événement, qui ne pourra plus, alors, être pensé ou revécu en direct, ni de la même manière. Par un mouvement inverse, cependant, le document peut se transformer en monument. Car l’histoire elle-même procède par concrétions, elle fixe pour un temps la signification des documents qu’elle manipule, créant ainsi des blocs de mémoire provisoire : le monument n’est pas loin.

Baboulet, 2001 : 437

Il importe de toujours bien penser la dynamique, la contradiction, le paradoxe entre les pôles du « document » et du « monument » : c’est la grande tâche de la sémiotique de la culture en matière de numérisation.