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Il ne faut pas juger les livres un par un. Je veux dire : il ne faut pas les voir comme des choses indépendantes. Un livre n'est jamais complet en lui-même ; si on veut le comprendre, il faut le mettre en rapport avec d'autres livres, non seulement avec les livres du même auteur, mais aussi avec des livres écrits par d'autres personnes.

Poulin, 1988 : 186

Bien que ces propos tenus par Jacques Poulin me rejoignent, je les nuancerais quelque peu. Le verbe falloir, qui revient à trois reprises, me paraît trop prescriptif et, d'une certaine façon, en contradiction avec les droits du lecteur tels qu'énoncés avec humour par Daniel Pennac (1992). Je dirais plutôt que la mise en rapport des textes entre eux par le lecteur est, plus qu'un devoir, un fait inhérent au processus de lecture ; le lecteur aborde toujours un texte avec l'expérience lectoriale qu'il a cumulée. Le texte lui-même se construit également en rapport avec d'autres textes, ainsi que l'a souligné Julia Kristeva qui a créé, dans les années 1960, le terme intertextualité : « [...] Kristeva a davantage défini l'intertextualité comme fondement de toute textualité et comme façon par laquelle un texte s'insère dans l'histoire en tant que pratique discursive spécifique » (Lamontagne, 1992 : 5). La théoricienne s'est fortement inspirée des travaux de Mikhaïl Bakhtine, qui avait développé le concept de dialogisme. Plus vaste que le concept d'intertextualité, le dialogisme de Bakhtine inclut le concept de Kristeva : « Pour Bakhtine, le langage est un médium social et tous les mots portent les traces, intentions et accentuations des énonciateurs qui les ont employés auparavant » (Aron et Viala, 2002 : « Dialogisme »). M. Riffaterre, L. Jenny et G. Genette ont ensuite développé chacun une poétique de l'intertextualité. Jenny s'intéresse aux transformations que fait subir le texte centreur aux intertextes ; Genette développe une taxinomie des formes possibles que peuvent prendre les rapports entre les textes, parmi lesquelles se trouve l'intertextualité, qui se voit attribuer une définition plus restrictive, soit « la présence effective d'un texte dans un autre » (1982 : 8). Très étudiée sur le plan de la production, l'intertextualité s'avère étrangement souvent oubliée du côté de la réception. Je me propose donc, dans cet article, de comparer les définitions, les implications et les applications de la notion d'intertextualité telles que proposées par trois poéticiens de la lecture, soit Michael Riffaterre, Wolgang Iser et Umberto Eco. Le choix de ces théoriciens se justifie aisément. Riffaterre a été le premier à théoriser l'idée selon laquelle « pour exister l'intertextualité a besoin d'être reconnue comme telle par un lecteur [...] » (Rabau, 2002 : 161). Iser est considéré comme l'un des principaux théoriciens de l'esthétique de l'effet (Gorp, 2001 : « Réception »). Les apports d'Eco se situent dans la lignée d'Iser (Jouve, 1993 : 6) et ont à la fois contribué à l'avancement de la recherche dans ce domaine et suscité de nombreuses polémiques. Par le biais d'une étude comparative de ces approches, j'espère dégager un modèle théorique commun et en tracer les limites et les possibilités. J'aborderai ensuite une forme particulière de l'intertextualité, négligée par les poétiques de la réception de même que par l'ensemble des approches méthodologiques, soit l'intratextualité, qui se produit lorsqu'un écrivain « réutilise un motif, un fragment du texte qu'il rédige ou quand son projet rédactionnel est mis en rapport avec une ou plusieurs oeuvres antérieures (auto-références, auto-citations) » (Limat-Letellier, 1998 : 27). Je tenterai de souligner les effets de lecture de l'intratextualité sur le plan intellectuel, mais d'abord sur le plan émotif, un aspect aussi négligé par les théories de la réception.

L'un des grands mérites de Michael Riffaterre, outre le fait d'avoir souligné que l'intertextualité nécessite la reconnaissance d'un lecteur, est d'avoir établi une distinction fort pertinente entre l'intertextualité et l'intertexte. Ainsi « l'intertextualité est la perception, par le lecteur, de rapports entre une oeuvre et d'autres, qui l'ont précédée ou suivie. Ces autres oeuvres constituent l'intertexte de la première » (Riffaterre, 1980 : 4). Ces définitions laissent une grande part de liberté au lecteur :

Ainsi compris, l'intertexte varie selon le lecteur : les passages que celui-ci réunit dans sa mémoire, les rapprochements qu'il fait, lui sont dictés par l'accident d'une culture plus ou moins profonde plutôt que par la lettre du texte.

Ibid. : 5

Bien que Riffaterre se réclame de la poétique de la réception, cette affirmation laisse poindre clairement que la « lettre du texte » a conservé sa préséance sur le lecteur. Par ailleurs, si un lecteur effectue des rapprochements entre divers textes, ne serait-ce que des réminiscences, c'est sans doute que, par association d'idées, un élément textuel l'y a amené. Bien sûr, cette intertextualité ne résulte peut-être pas d'une volonté de l'auteur et s'avère peut-être inutile à une « bonne » lecture du texte. Pour pallier à la trop grande part de subjectivité que sous-tend une telle définition du phénomène intertextuel, Riffaterre propose de distinguer l'intertextualité aléatoire de l'intertextualité obligatoire. La première, déterminée par la mémoire et la culture du lecteur, est donc changeante et son « occultation accidentelle n'affecte pas le sens, ou en tout cas ne suspend pas la compréhension » (ibid.). La seconde est stable et incontournable « parce que l'intertexte laisse dans le texte une trace indélébile, une constante formelle qui joue le rôle d'un impératif de lecture, et gouverne le déchiffrement du message » (ibid.). Quelle est donc cette trace que le lecteur ne peut ignorer ? Il s'agit d'une difficulté, d'une anomalie, d'une obscurité que rencontre le lecteur et que Riffaterre nomme agrammaticalité (1981 : 5). L'idée selon laquelle l'intertexte laisse une trace à l'intérieur du texte me semble assez juste. Toutefois, de nombreux facteurs peuvent entraîner l'incompréhension, et « nous le savons tous, la lecture, et pas seulement celle des textes réputés difficiles, loin de là, connaît ses ratés » (Saint-Gelais, 1994 : 246). La difficulté peut également se confondre avec une maladresse du texte (Hotte, 2001 : 82). Le problème se complexifie lorsque le texte est de facture surréaliste ou absurde. De même, l'inattention du lecteur, ou tout autre facteur, ne pourrait-il pas faire en sorte que l'agrammaticalité ne soit pas perçue ? Selon Riffaterre, une agrammaticalité non résolue mène inévitablement à une lecture handicapée : « [...] ce sera une pratique de l'incohérence, un exercice de décodage proche de la fatrasie, la perception d'une séquence linéaire, de phrases successives plutôt que d'un texte » (1979b : 128). Les exemples fournis par Riffaterre demandent des connaissances très précises et peu accessibles au grand nombre (voir l'analyse de « Guitare » : 1979a). L'intertextualité et la bonne compréhension du texte semblent donc l'apanage des érudits, et même ceux-ci ne sont pas exempts de mauvaises interprétations (voir l'analyse de « Delfica » : 1979a). Ces considérations peuvent devenir source d'angoisse pour le lecteur plus ou moins averti, d'où le sous-titre d'un chapitre dédié à Riffaterre dans un ouvrage de Nathalie Piégay-Gros, « Le terrorisme de la référence », dans lequel elle affirme :

[l]'intertexte représente alors un outil qui fait le partage entre les lecteurs savants, qui seront aptes à reconnaître l'intertexte, et les lecteurs « ordinaires » qui ne percevront peut-être même plus la résistance qu'offre la présence d'une trace intertextuelle.

1996 : 17

Le lecteur le plus apte à saisir les agrammaticalités est en fait l'archilecteur, c'est-à-dire « la synthèse de l'expérience lectoriale d'un certain nombre de lecteurs réels, ces derniers fournissant au chercheur des informations sur leur procès de lecture » (Gorp, 2001 : « Lecteur »). Il semblerait donc qu'un lecteur empirique seul ne puisse parvenir à une lecture complète et satisfaisante. Pourtant Riffaterre affirme que :

[...] l'impérieux système des agrammaticalités fait de la lecture un procès restrictif. Tant que persistent les agrammaticalités, le lecteur sait qu'il s'est engagé dans une lecture fautive [cette fois c'est moi qui souligne] et que sa tâche n'est pas terminée : la seule liberté qui lui soit laissée, c'est de se contenter de cette solution de facilité et de rester en deçà de l'hypogramme, à mi-chemin du but.

1983 : 188-189

L'hypogramme correspond à une matrice qui « peut être fait[e] de clichés, être une citation extraite d'un autre texte ou être un système descriptif » (ibid. : 86) à partir duquel se construit le texte. Le lecteur a pour « rôle » de retrouver cet hypogramme. Pour y parvenir, il ne peut se limiter à une première lecture, dite heuristique, qui consiste à saisir le sens en conformité avec l'idée « selon laquelle la langue est référentielle - dans cette phase, les mots semblent bien tout d'abord établir des relations avec les choses » (ibid. : 16). La seconde lecture, dite rétroactive, permet de saisir la signifiance, soit la matrice structurelle à partir de laquelle se module le texte (ibid. : 17). Pour retrouver l'hypogramme, le lecteur doit donc résoudre les agrammaticalités, c'est-à-dire retrouver les intertextes. Riffaterre a établi trois traits définitoires de l'intertextualité :

  • un texte dont le système de référents est dévié [...] vers l'intertexte ;

  • un (ou plusieurs) intertextes [...] [qui] reste latent, soit parce qu'il est ailleurs, loi du texte, soit parce qu'il est implicité, et si c'est le cas, de deux choses l'une, ou bien l'intertexte est présupposé par le texte, ou bien il est lié au texte par un interprétant ;

  • une catachrèse qui compromet la lecture du texte et déforme son message [...].

1997 : 37

L'allusion, la citation, la parodie et l'imitation ne peuvent alors être considérées comme de l'intertextualité, car la lecture intertextuelle « porte sur les rapports entre textes, et non sur les rapports entre composantes textuelles situées dans des textes différents » (ibid. : 36-37). Cette dernière distinction, fort intéressante, souligne l'idée que l'intertextualité n'intervient pas de manière ponctuelle, mais travaille l'ensemble du texte, ainsi que l'a proposé Laurent Jenny (1976). Étrangement, comme l'a souligné Genette (1982), Riffaterre ne se penche, dans ses études, que sur de brefs fragments. De plus, le critère selon lequel l'intertextualité se manifeste par une agrammaticalité me paraît discutable, ainsi que je l'ai montré précédemment, tout comme l'idée de donner au lecteur la tâche de résoudre cette agrammaticalité, sans quoi sa lecture ne pourra qu'être handicapée. Bref, Riffaterre « propose bien davantage une méthode d'analyse, un protocole de lecture des textes, et plus particulièrement ceux de nature poétique, qu'une étude du fonctionnement de la lecture intertextuelle » (Hotte, 2001 : 72).

Chez Iser, tout comme chez Riffaterre, l'attention se porte non pas sur un lecteur empirique, mais, cette fois, sur un lecteur construit par le texte. Ce choix s'explique en partie par la distinction qu'établit Iser entre les deux pôles du texte littéraire : « Le pôle artistique se réfère au texte produit par l'auteur tandis que le pôle esthétique se rapporte à la concrétisation par le lecteur » (Iser, 1985 : 48). Vincent Jouve a particulièrement bien vulgarisé ces deux pôles : « Il y a donc toujours deux dimensions dans la lecture : l'une commune à tout lecteur parce que déterminée par le texte, l'autre variable à l'infini parce que dépendant de ce que chacun y projette de lui-même » (1993 : 94). Le lecteur réel se voit donc confronté à une structure textuelle qui lui propose un rôle ainsi qu'une lecture particulière. Cette tension entre le lecteur empirique et le rôle proposé forme ce qu'Iser nomme le « lecteur implicite » (1985 : 60-76). Dans la pratique, il est somme toute assez difficile de distinguer les effets de lecture déterminés par le texte de ceux qui sont imprévus. De plus, si les effets de lecture et les interprétations sont fournis par le texte littéraire lui-même, le lecteur réel se trouve face à l'écriture d'une lecture. Il y a tout de même place chez Iser à l'interaction texte-lecteur, notamment par les « blancs », les discontinuités du texte que le lecteur doit compléter par des représentations nées de son propre imaginaire (ibid. : 318-338). En tant que l'un des chefs de file de l'École de Constance, Iser s'intéresse bien sûr à la réception historique, ce qui se reflète dans son approche de l'intertextualité. Bien que le théoricien n'emploie pas le terme,

[...] la notion de répertoire du texte employée par les représentants de cette direction de recherche [l'esthétique de la réception] présente des analogies importantes avec le concept d'intertextualité, tel qu'il se profile à travers ces différentes définitions.

Vultur, 1986 : 106

Le répertoire, chez Iser, qui correspond aux conventions incorporées au texte pour créer une familiarité, une situation commune au texte et au lecteur, nécessaire à l'entente et à la lecture, inclut tout aussi bien des textes antérieurs que des normes sociales et historiques ou même l'ensemble de la réalité « extra-esthétique » (Iser, 1979 : 282). Je ne m'intéresserai ici qu'au répertoire de textes. S'il sert d'abord à créer un terrain d'entente entre le texte et son lecteur, le répertoire littéraire remplit d'autres fonctions :

L'allusion à une littérature passée ouvre sur un horizon connu, sans doute, mais ne s'épuise pas dans cette évocation ; tel retour est aussi la citation de solutions qui ne sont plus visées ici, mais n'en indiquent pas moins la direction à suivre pour chercher ce que le texte donne à entendre. Les éléments littéraires ainsi répétés sont décontextualisés, ce qui suffirait d'ailleurs à ruiner toute possibilité de penser leur retour en termes de pure reproduction ; la répétition dépragmatise l'élément répété et le fait jouer dans un nouvel environnement. Cette dépragmatisation a pour première conséquence de libérer les possibilités sémantiques qui avaient été virtualisées ou niées dans les éléments textuels répétés, puisqu'elle les délie de leur subordination aux possibilités sémantiques dominantes de leur ancien contexte.

Ibid. : 292

Iser souligne donc le fait que le répertoire littéraire évoqué est transformé et non simplement répété. Cette idée découle de la conception de la littérarité d'Iser, selon qui les textes fournissent des réponses intemporelles sur la condition humaine à partir des failles des systèmes de sens de chaque époque, c'est-à-dire de l'ensemble des normes sociales, des valeurs et des références culturelles qui sont transvalorisées par le texte. Même s'il tient compte du fait que le répertoire d'un texte peut ne plus correspondre à celui d'un lecteur et qu'à partir de cette considération il propose deux types de lecture, soit participative si le texte est contemporain à sa lecture, soit contemplative s'il ne l'est pas (1979 : 291), Iser ignore l'éventualité que le lecteur ne reconnaisse pas l'intertexte. C'est que le théoricien considère que le texte déploie des stratégies qui guident le lecteur et lui fournissent les éléments nécessaires au décodage de la « réponse » fournie par le texte :

[...] le répertoire organise les accès du lecteur au texte, et par là même, aux contours problématiques des systèmes engrangés dans le répertoire. Le répertoire constitue ainsi une structure sémantique organisée, qu'il s'agit par la lecture de porter à son niveau optimal. [...] Actualisant le texte, le lecteur doit découvrir le système d'équivalences des éléments du répertoire : le sens qui se dégage ainsi n'est toutefois pas de n'importe quelle nature. [...] si le système de leur équivalence est indéterminé, c'est seulement dans la mesure où il n'est pas formulé : en optimalisant les structures offertes, on finira portant par y accéder.

Ibid. : 297

Le texte conserve donc encore ici sa préséance et le lecteur qui ne remplit pas sa tâche n'aura qu'une compréhension partielle du texte.

Umberto Eco se situe dans la lignée de Riffaterre et d'Iser. D'abord, le lecteur auquel il se réfère n'est pas le lecteur empirique, mais bien une construction du texte et de l'auteur :

Tous les pronoms personnels n'indiquent absolument pas [...] un lecteur empirique quelconque : ils représentent de pures stratégies textuelles. L'intervention d'un sujet locuteur est complémentaire de l'activation d'un Lecteur Modèle dont le profil intellectuel n'est déterminé que par le type d'opérations interprétatives qu'il est censé accomplir : reconnaître des similitudes, prendre en considération certains jeux [...]. Le Lecteur Modèle est un ensemble de conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établis textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu'un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel.

Eco, 1985 : 76-77

Eco nous confronte ici à un double paradoxe : à l'intérieur d'une poétique de la réception, le lecteur pris en compte se présente comme un produit textuel, qui plus est, habilité à effectuer des opérations intellectuelles. L'anthropomorphisation de ce Lecteur Modèle, stratégie textuelle, augmente la confusion possible avec le lecteur réel, empirique. Si le Lecteur Modèle est prévu par le texte, il ne devrait pas y avoir de risque de mauvaise interprétation ou de surinterprétation, mais le danger demeure. Le lecteur coopérant doit éviter les dérapages et travailler à « l'actualisation textuelle de la façon dont lui, l'auteur, le pensait » (ibid. : 68). Le lecteur, modèle ou empirique, se doit donc de respecter le texte qu'il aborde et se plier « aux mouvements de lecture qu'il impose » (ibid. : 8). Bien que l'intertextualité ne fasse pas l'objet d'une définition dans Lector in fabula, le théoricien considère qu'un texte ne peut être lu qu'en rapport avec d'autres textes (ibid. : 101). Eco se penche sur ce qui constitue pour lui une forme particulière d'intertextualité, soit le scénario, qu'il définit comme « un texte virtuel ou une histoire condensée » (ibid. : 100). Les scénarios, qui peuvent être par exemple des règles de genre ou des suites d'action convenues, s'apparentent à des clichés : « Les prescriptions sont très précises : la tarte doit être à la crème [...], elle doit venir s'écraser sur le visage de la cible [...] » (ibid. : 103). Ces scénarios peuvent créer des attentes, comblées ou déçues, chez le lecteur qui tente de prévoir la suite de la lecture. Ces scénarios, comme celui de la tarte à la crème, ne renvoient pas uniquement aux textes littéraires, mais à l'ensemble de ce qu'Eco nomme les compétences encyclopédiques du lecteur. Et même à l'intérieur du domaine littéraire, les scénarios n'établissent pas des liens avec une oeuvre particulière, mais avec un ensemble d'oeuvres où se retrouve le scénario dont il est question. Le terme intertextualité, chez Eco, englobe donc une très large acception de phénomènes.

Comme nous l'avons vu, l'approche de l'intertextualité diverge chez Riffaterre, Iser et Eco. Cette divergence ne tient cependant pas tant au fait que leurs idées s'opposent, mais plutôt que leur regard se pose sur différents aspects de l'intertextualité. Riffaterre s'intéresse davantage à la manière dont l'intertextualité se dévoile au lecteur. Iser tourne son attention vers la réception historique. Eco se penche sur une forme particulière de ce qu'il considère comme de l'intertextualité, soit les scénarios. Il est toutefois possible d'établir plusieurs parallèles entre leur théorie et de dresser ainsi une vue d'ensemble de l'intertextualité à l'intérieur des théories de la réception. D'abord, tous trois soulignent à leur façon que l'intertextualité a besoin d'être reconnue par un lecteur, et que ce lecteur doit posséder un certain bagage culturel ou des compétences encyclopédiques, selon l'expression d'Eco, pour réaliser cette reconnaissance. Afin d'éviter que la lecture intertextuelle ne soit totalement à la remorque d'un lecteur empirique qui peut s'avérer plus ou moins compétent, les trois théoriciens font appel soit à un lecteur qui s'approprie l'expérience lectoriale d'un groupe de lecteurs, l'archilecteur, soit à des constructions textuelles, les lecteurs implicite et modèle. Leur conception du texte comme un parcours balisé, dans lequel le lecteur doit jouer le rôle qui lui est prescrit, permet également d'enrayer la possibilité que le lecteur ne perçoive pas la trace d'intertextualité. À ce propos, leurs écrits présentent des analogies frappantes : Riffaterre affirme que « le texte littéraire est construit de manière à contrôler son propre décodage » (1979a : 11) ; Iser considère que la lecture qui relève du pôle artistique est déterminée par le texte ; et Eco postule que le texte impose des mouvements de lecture.

Or, « [s]i toute lecture est immanquablement un travail effectué sur un texte, c'est que l'intelligibilité de ce dernier ne saurait reposer uniquement sur les phrases que le composent » (Saint-Gelais, 1994 : 34). Riffaterre et Iser s'entendent aussi pour dire que les éléments de l'intertexte qui sont interpellés sont transformés et non simplement répétés, ce qui me paraît tout à fait juste.

Si je semble avoir insisté sur les failles des théories abordées, c'est seulement pour tenter de mieux définir la lecture intertextuelle. Parmi les éléments communs cités, l'idée fondatrice selon laquelle l'intertextualité doit être reconnue comme telle par un lecteur s'avère pertinente. Sans donner toute liberté au lecteur, je n'admets guère l'idée que le texte contrôle presque entièrement la lecture. La présence de signes textuels semble toutefois indéniable, puisque l'association d'idées qui mène à une lecture intertextuelle doit avoir un point de départ, un appui dans le texte. Ce n'est pas tant le type de traces (citations, allusions, etc.), qui ne consistent d'ailleurs pas obligatoirement en des agrammaticalités, qui déterminent s'il s'agit d'intertextualité ou non, mais plutôt le genre de lecture qu'elles suscitent. Alors qu'une citation seule n'établira sans doute qu'un parallèle momentané entre le texte et son intertexte, il est fort probable que de nombreuses citations d'un intertexte, de même qu'une ou des citations combinées à d'autres types d'indices textuels, provoqueront une lecture intertextuelle qui

[...] trouve à s'accomplir lorsque le lecteur infère une relation paradigmatique entre deux ou plusieurs textes. Cette relation peut alors être désignée par le terme intertextualité, à condition que celui-ci soit compris selon son acception stricte, opératoire : il désigne alors les rapports entre deux textes au niveau de leurs structures narratives globales.

Hotte, 2001 : 82

Je suis cependant d'accord avec Riffaterre et Iser pour dire que les éléments de l'intertexte, qui seront pris en compte dans le texte ainsi que dans la lecture intertextuelle, seront transformés sur le plan formel ou sémantique.

Ces poétiques de la réception, de même que de nombreuses autres approches méthodologiques, n'abordent aucunement cette intertextualité particulière qui consiste à mettre une oeuvre en rapport non pas avec les textes d'autres auteurs, mais avec les textes écrits d'une même main, comme le suggère le personnage de Jacques Poulin. Pourquoi ce silence ? Serait-il attribuable à la mort de l'auteur proclamée notamment par Roland Barthes dans les années 1960 ? Chacun des romans de Gabrielle Roy, par exemple, serait alors abordé de la même façon que s'il avait été rédigé par différents auteurs. Est-ce au contraire parce que l'ensemble des écrits d'un auteur est considéré comme un seul grand texte formant une Oeuvre ? La lecture intertextuelle des textes d'un même écrivain devient alors vaine. Peut-être certains critiques et théoriciens considèrent-ils tout simplement que l'intertextualité entre les livres d'un même auteur ou d'auteurs différents agit de la même manière dans le processus de lecture ? Cela me paraît faux, et c'est ce que nous verrons dans les développements subséquents. Bien qu'aucune étude systématique de l'intertextualité entre les oeuvres d'un seul écrivain ne semble avoir été effectuée, quelques théoriciens ont tout de même souligné et caractérisé quelque peu le phénomène.

Jean Ricardou mentionne ce phénomène au passage dans l'article « Penser la littérature aujourd'hui » (1972), mais ses réflexions à ce sujet se trouvent davantage explicitées dans l'ouvrage Claude Simon. Analyse, théorie, qui rend compte d'un colloque organisé à Cerisy. Ricardou ne s'inscrit cependant pas dans une poétique de la réception ; il s'intéresse plutôt à la production du texte. Selon lui, le scripteur, qui correspond à l'une des formes de l'auteur modèle ou de la posture énonciative, est transformé par le texte écrit. Les transformations du scripteur auront des conséquences sur les textes suivants, et les textes suivants sur le scripteur :

Or, c'est aussi par rapport aux textes marqués du même nom, et cela de façon spécifique, que les textes s'écrivent. Claude Simon ne sera donc pas considéré comme un auteur, mais comme un écrivain produisant des textes par rapport aux textes qu'il a signés, c'est-à-dire comme un scripteur pris dans des problèmes d'intertextualité restreinte. [...] L'intertextualité restreinte est une chaîne de transformations. En négligeant, pour simplifier, le caractère incessant du procès, on peut écrire : produit du scripteur A, le texte A le change en scripteur B, producteur d'un texte B, et ainsi de suite.

Ricardou, 1975 : 11-12

Malgré tout l'intérêt de cette théorie, la démarche de Ricardou s'avère peu pertinente dans le cadre de notre recherche, qui s'intéresse davantage à la lecture qu'à l'écriture. L'article de Brian T. Fitch, intitulé « L'intra-intertextualité interlinguistique de Beckett ; la problématique de la traduction de soi », se trouve, quant à lui, à la croisée des chemins entre la production et la réception, puisqu'il se penche sur le cas d'auteurs qui traduisent eux-mêmes leurs oeuvres. Ce faisant, l'écrivain se pose à la fois comme créateur et lecteur. Étant donné l'objet de sa recherche, Fitch s'interroge bien sûr davantage sur la traduction que sur l'intratextualité. Une des idées avancées par Fitch me semble cependant particulièrement intéressante :

Au niveau strictement des textes en tant que textes, il existe tout un jeu de rapports et d'interactions par lequel les textes d'un écrivain se commentent d'eux-mêmes, pour ainsi dire, sans l'intervention de leur auteur, que ce dernier le veuille ou non, par le simple fait de leur coexistence [...]. En ce sens fort particulier que tout texte commente par contamination inévitable (ou si l'on veut, par la seule association d'idées au niveau de sa réception) tous les textes qui l'entourent et par là même les interprète [...].

1983 : 93

C'est donc dire que le lecteur, car c'est lui en effet qui active et rend possible ce « jeu de rapports et d'interactions » entre les textes, lorsqu'il aborde un livre écrit par un auteur dont il a déjà lu une autre oeuvre, établit des liens entre les textes, les compare, est attentif à ce qui pourrait être un commentaire ou un renvoi à l'autre texte. Mais, avant tout, des précisions sur la terminologie me semblent plus que nécessaires puisque, comme nous l'avons vu, même si la recherche sur cette forme particulière d'intertextualité qui établit des ponts entre les textes d'un même écrivain n'est que très peu avancée, plusieurs termes et expressions la chapeautent déjà.

Jean Ricardou a choisi l'expression intertextualité restreinte. Je ne reprendrai pas à mon compte cette dénomination pour deux raisons. D'abord, le qualificatif restreint possède des connotations péjoratives, comme si cette forme particulière d'intertextualité était d'une moins grande importance, qualitativement ou quantitativement. Ensuite, le terme restreint ne donne aucune indication sur le type d'intertextualité dont il est question. À ce compte, le terme intratextualité me semble davantage révélateur de la nature du type d'intertextualité désignée. Toutefois, le préfixe intra peut à la fois signifier une intertextualité à l'intérieur d'un certain corpus, en l'occurrence celui d'un même écrivain comme chez Fitch, ou encore à l'intérieur d'un seul et même texte, comme chez Ricardou. Cette dernière acception me semble cependant relever davantage de la mise en abyme et donc d'une pertinence relative. Étant donné l'ambiguïté du terme intratextualité, l'expression intertextualité autarcique serait peut-être plus avenue. Bien que plus précise, elle a toutefois le défaut de laisser sous-entendre une préséance de l'auteur sur le phénomène intertextuel et n'est pas sans rappeler ce que les théoriciens anglophones nomment auctorial meaning. Dans le cadre d'une poétique de la lecture, ces connotations ne sont pas sans importance. L'appellation intratextualité semble donc être la plus avantageuse : elle est brève, informative et déjà en circulation.

Si l'intratextualité n'a soulevé que peu de questionnements théoriques jusqu'à maintenant, le plaisir qu'elle provoque chez le lecteur se voit régulièrement mis de l'avant :

Pourtant, comme à tout voyageur, il nous [lecteurs] arrive d'aimer, autant que le plaisir de la découverte, celui de la reconnaissance : la joie de nous retrouver en territoire connu, non tant pour nous y reposer que pour éprouver plutôt cette impression que je nommerais, faute d'un terme plus juste, la nouveauté du familier, quand un lieu déjà visité, tout en demeurant le même, nous semble néanmoins, lorsque nous y revenons, s'être légèrement transformé [...].

Ricard, 1974 : 97

Bien sûr, l'intertextualité procure également du plaisir, mais les théoriciens s'attardent davantage au travail intellectuel qu'aux états émotifs qu'elle suscite. Pourtant, comme le dit si bien Gilles Thérien, « l'acte de lecture engage l'affectivité de chacun » (1990 : 74). Au cours du processus de lecture, le lecteur se construit un état affectif et émotionnel tiré de sa mémoire et de son inconscient.

Dans le domaine littéraire, l'absence d'une telle construction ferait tomber le livre des mains puisque, si le « plaisir du texte » a un quelconque sens, c'est certainement dans cette élaboration personnelle, intime, et qui procure un minimum de satisfaction.

Ibid. : 74

C'est donc dire toute l'importance de l'affectivité. Bien qu'il s'agisse d'une évidence, il me paraît nécessaire de le rappeler, car l'émotivité liée à la lecture s'avère négligée à l'intérieur des théories littéraires et ce, même dans les poétiques de la réception. Mon objectif ici n'est guère de rendre compte des émotions personnelles vécues lors de lectures intratextuelles, ou même intertextuelles, chez des lecteurs particuliers, mais plutôt d'en souligner les effets possibles sur l'affectivité de l'ensemble des lecteurs. Tout d'abord, il ne faut pas oublier que l'implication affective et l'intellectualisation sont imbriquées et indissociables. Comme je l'ai mentionné précédemment, si le plaisir n'est pas au rendez-vous, il est fort à parier que ce manque fera « tomber le livre des mains » du lecteur. Par ailleurs, s'il s'agit d'une lecture obligatoire, le lecteur devra poursuivre, et peut-être que le plaisir naîtra du travail intellectuel occasionné par la découverte, par exemple, d'inter ou d'intratextualité. Le plaisir intellectuel constitue l'une des manières dont le lecteur peut être affecté par l'inter ou l'intratextualité. Quelles sont donc les autres possibilités ?

Un premier cas de figure peut se produire lorsque le lecteur, par des indices textuels, établit la présence d'un phénomène intertextuel, mais ne peut identifier l'intertexte dont il est question. Il pourra bien sûr réagir avec indifférence, mais la non-identification de l'intertexte peut également susciter des sentiments plus généraux comme la frustration, le désintérêt, l'impression d'une mise à l'écart ou d'une lacune culturelle[1]. Le lecteur peut aussi compenser en se confortant dans l'idée qu'il s'agit d'une oeuvre non marquante. Dans un deuxième cas, ces mêmes réactions peuvent être provoquées par un intertexte identifié mais jamais lu. Nous pouvons alors envisager, chez le lecteur, un désir de lire le texte en question. Un troisième cas de figure se produit lorsque l'intertexte est identifié et déjà lu. Même si, dans notre optique, l'intertextualité se limite aux rapports entre textes et n'inclut ni ceux avec des oeuvres d'art appartenant à d'autres disciplines, ni ceux avec d'autres réalités « extra-esthétiques », l'analyse de Christine Genin souligne bien certains effets que le phénomène intertextuel peut provoquer chez le lecteur lorsque l'intertexte a déjà été lu :

Le lecteur studieux est récompensé de cette participation par un supplément de signification, certes, mais aussi et surtout d'émotion. [...] Reconnaître l'intertexte, en effet, est une gratification, un brevet de culture générale satisfaisante pour le lecteur [...]. Cette reconnaissance participe aussi de la lecture poignante, car le rappel, la reconvocation d'émotions ressenties à la lecture d'autres textes ou à la contemplation d'autres tableaux viennent apporter un surcroît d'émotion à la lecture présente.

1997 : 350

En plus de la fierté d'avoir su reconnaître l'intertexte et du rappel d'émotions provoqué par cette reconnaissance, le lecteur peut se sentir le complice de l'écrivain avec qui il partage un bagage de connaissances, un savoir, des éléments culturels. Cette complicité s'avère d'autant plus forte dans un quatrième cas de figure, soit lorsque l'intertexte est attribué au même auteur. Les lecteurs fidèles forment en quelque sorte un cercle privilégié dont l'assiduité est récompensée par des clins d'oeil complices. Puisqu'il se sent privilégié et reconnu, le lecteur peut se montrer davantage bienveillant à l'égard de l'oeuvre qu'il soumet à son regard critique. La bienveillance du lecteur peut également relever de l'impression de familiarité et de la présence d'un univers clos que l'intratextualité contribue à créer :

Or cette façon de se référer à ses propres créations et de construire ainsi des sortes de ponts entre tous ses livres [...] a pour effet de faire apparaître la production de l'écrivain comme un tout unifié [...]. Ces correspondances internes donnent en effet à l'ensemble de l'oeuvre l'aspect d'un système cohérent [...].

Ricard, 1974 : 98-99

L'attrait de la familiarité est fort puissant, même chez les spécialistes de la littérature : « J'ai entrepris la lecture de son dernier roman avec la nervosité de celle qui retrouve un être cher après une longue absence : fébrile à l'idée de reconnaître un univers [...] » (L'Italien-Savard, 2003 : 24). Cet attrait, les littératures dites « populaires » l'ont fort bien saisi, d'où les oeuvres en série. Ce désir de retrouver un univers familier souligne l'horizon d'attente particulier qui se développe chez le lecteur face aux écrits d'un même auteur.

Un lecteur n'est jamais tout à fait vierge et naïf devant un livre : il en a lu d'autres, on lui a fait la lecture, on lui a raconté des histoires. C'est d'autant plus vrai lorsque le lecteur s'apprête à lire un texte signé par la même main qu'un autre texte qu'il a déjà lu :

Impossible, face à cette oeuvre, de la considérer isolément et en toute innocence, car nous y cherchons, autant sinon plus que de la nouveauté, le rappel des oeuvres antérieures, c'est-à-dire la confirmation, la négation ou l'approfondissement de la connaissance que nous avions de l'écrivain. Lisant son dernier livre, c'est un peu comme si nous relisions aussi ses livres précédents, puisque notre attention, par-delà l'oeuvre particulière, se porte vers l'univers global de l'écrivain [...].

Ricard, 1974 : 97-98

Puisque les lectures des oeuvres précédentes de l'auteur sont interpellées dès le paratexte, le lecteur pourra, au moindre indice textuel, établir des rapports intratextuels. L'intertexte est si prêt que le lecteur est vraisemblablement davantage attentif, sensible aux signes d'intratextualité. Des indices moins nombreux et plus implicites que ceux impliqués dans une lecture intertextuelle peuvent donc plus certainement, rapidement et aisément amener une lecture intratextuelle. J'avancerais également que le lecteur prend davantage d'éléments en compte dans les liens intratextuels qu'il tisse que dans les liens intertextuels. Par exemple, dans Les Yeux bleus de Mistassini (2001) de Jacques Poulin, le personnage principal se nomme Jimmy, tout comme dans le roman éponyme du même auteur (1969). En tant que lectrice, j'ai envie de donner à ce nouveau personnage non seulement les caractéristiques du personnage de l'autre roman, mais aussi un passé qui serait constitué par le précédent roman. D'autres indices conforteront plus tard ma lecture. Bien sûr, s'il n'y avait pas eu d'autres signes, j'aurais sans doute laissé tomber cette avenue. Dans un roman où l'un des personnage porte le même prénom que celui d'un roman d'un auteur différent, il faudra sans doute, pour qu'il y ait lecture intertextuelle ou même simple réminiscence, que le nom ou le prénom soit celui d'un personnage phare de la littérature ou que ce prénom se démarque par son originalité. On peut penser au personnage de Vendredi dans Robinson Crusoé (1719) de Daniel Defoe, que l'on retrouve dans Vendredi ou Les Limbes du Pacifique (1972) de Michel Tournier. Les indices doivent donc être plus marqués, sinon plus nombreux, pour qu'une lecture intertextuelle s'enclenche. De plus, s'il est possible que le lecteur confère au personnage certaines caractéristiques de l'autre, il est peu probable qu'il lui attribue tout le passé du personnage de l'intertexte avant d'y être encouragé par d'autres indices. En bout de ligne, dans les deux cas, le lecteur ne conservera, bien sûr, que ce qui s'avère pertinent au cours de sa lecture. L'exemple du nom des personnages souligne non seulement le fait que la lecture intratextuelle peut s'appuyer sur des indices plus ténus et considérer un plus large éventail d'éléments de l'intertexte, mais aussi que l'intratextualité s'inscrit de manière quelque peu différente de l'intertextualité.

En effet, si certains signes textuels risquent peu de mener à une lecture intertextuelle, ces mêmes signes peuvent être les plus susceptibles de conduire à une lecture intratextuelle. Par exemple, le thème du suicide que l'on retrouve dans les romans La Fin des songes (1950) de Robert Élie et David Sterne (1967) de Marie-Claire Blais, ne suffit pas à lui seul à instaurer une lecture intertextuelle. La peur de vieillir que l'on retrouve dans de nombreux romans de Jacques Poulin peut, quant à elle, constituer le point de départ d'une lecture intratextuelle, à plus forte raison entre Les Yeux bleus de Mistassini (2002) et La Tournée d'automne (1993). Le lecteur, parce qu'il a en tête les autres romans de l'auteur et qu'il se sent sans doute autorisé par le fait que les deux textes portent la même signature, est tenté d'attribuer à la peur, dans le second roman, les mêmes causes, les mêmes manifestations et les mêmes incarnations que dans le précédent roman, du moins tant qu'elles ne sont pas démenties par le texte. Le lecteur tentera peut-être également de prédire quelle sera l'attitude adoptée par le personnage principal face à cette peur : fera-t-il les mêmes choix ou optera-t-il pour une approche différente ? Ces éléments récurrents, qui participent à l'élaboration du style d'un auteur, deviennent de l'intratextualité lorsqu'ils rencontrent les critères énumérés précédemment à propos de l'intertextualité.

Michael Riffaterre, Wolfgang Iser et Umberto Eco s'accordent donc avec le personnage de Volkswagen blues pour affirmer que la lecture intertextuelle constitue un devoir que le lecteur a à remplir. Le lecteur, dirigé de près en vue de la réalisation de sa tâche, se voit imposer des mouvements de lecture par le texte. Les balises du parcours de lecture s'avèrent d'autant plus importantes que, selon Riffaterre et Iser, un intertexte non retrouvé conduit à une lecture incomplète. Les lecteurs sur lesquels portent les analyses des trois théoriciens courent, quant à eux, très peu le risque d'une lecture boiteuse, car il s'agit soit de la somme des expériences d'un ensemble de lecteurs, soit de la tension entre le lecteur réel et le rôle proposé par le texte ou encore d'un lecteur construit par le texte même. La lecture intertextuelle, dans les théories de la réception, demeure donc presque entièrement tributaire du texte et se conçoit comme un mode de lecture obligé, comme une condition sine qua non d'une « bonne » lecture. Ces points soutenus par Riffaterre, Iser et Eco me semblent discutables. Il ne faut cependant pas oublier qu'ils sont parmi les premiers à avoir étudié, de manière plus systématique, la lecture, intertextuelle ou non. Et globalement, certaines de leurs idées sur l'intertextualité demeurent bien sûr tout à fait éclairantes et permettent de rendre compte de manière satisfaisante du phénomène intertextuel. Ainsi, l'intertextualité a lieu lorsqu'un signe textuel est perçu par un lecteur qui y voit la trace d'un intertexte transformé sur le plan formel ou sémantique et qui s'engage dans une lecture paradigmatique entre le texte et son ou ses intertextes. Cette même définition peut s'appliquer à l'intratextualité, à la différence près que le ou les intertextes sont signés de la même main que le texte centreur. Si elles peuvent se définir de manière semblable, l'intertextualité et l'intratextualité prennent appui sur des signes textuels dont le mode d'inscription diffère. Étant donné la proximité de l'intertexte dans l'esprit du lecteur, des traces textuelles moins nombreuses et plus implicites peuvent plus aisément susciter une lecture intratextuelle qu'une lecture intertextuelle. Ces signes semblent également être de nature différente. Si les signes textuels de l'intertextualité se présentent rarement sous la forme d'un thème, d'un personnage ou d'un motif, ce sont ces mêmes formes qui semblent constituer les principales traces d'intratextualité. Il reste encore beaucoup à dire sur l'intratextualité qui, jusqu'ici, a peu fait l'objet d'études. Une analyse comparative de l'inter et de l'intratextualité permettrait de préciser, chez un auteur particulier ou à l'intérieur d'un corpus, quels types de signes textuels sont effectivement privilégiés par l'une et l'autre des lectures étudiées dans le cadre de cette analyse. La différence majeure entre ces deux types de lecture demeure que l'intertextualité incite davantage à un travail intellectuel, alors que l'intratextualité provoque surtout la montée de diverses émotions, dont la principale est sans nul doute le plaisir de la familiarité.

Te voici donc prêt à attaquer les premières lignes de la première page.

Tu t'attends à retrouver l'accent reconnaissable entre tous de l'auteur.

Non. Tu ne le retrouves pas.

Après tout, qui a jamais dit que cet auteur avait un accent entre tous reconnaissable ?

On le sait : c'est un auteur qui change beaucoup d'un livre à l'autre.

Et c'est justement à cela qu'on le reconnaît.

Mais il semble vraiment que ce livre-ci n'ait rien à voir avec tous les autres, pour autant que tu te souviennes.

Tu es déçu ? Un moment

Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur.