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I. Un jeu étrange (fait par des liens)

Il s’agit, au départ, d’un jeu, soit d’une pratique ludique réservée aux enfants ou aux adultes qui veulent rester jeunes : les « jeux de ficelle » dont la distribution est quasi universelle ; ce qui est étrange pour un jeu d’enfant en apparence anodin et dont l’intérêt, au départ, n’est pas évident. C’est une finalité sans fin, aurait dit le philosophe.

Alors, en quoi ce jeu nous intéresse-t-il comme métaphore de l’entrelacs et, qui plus est, comme métaphore de l’édification ? Regardons de plus près : au départ, une simple ficelle comme continu fermé et souple en est l’unique support. Puis, les deux mains, qui constituent les opérateurs d’écartement et de retournement dans l’espace pour former des noeuds libres (et non bloqués en tant que serrement comme dans les noeuds de marine) ; ces noeuds peuvent toujours « coulisser », c’est-à-dire être repris dans une manipulation ultérieure pour former un noeud plus complexe ou une nouvelle boucle. Bref, le jeu, à travers cette série d’écartements et de retournements, va de boucle en boucle au moyen de noeuds qui constituent les articulations de cette étrange trame, où les fils ne sont pas entrelacés selon le schéma de la grille (une maille orthogonale, une texture qui réclame un bâti), mais où ils forment une sorte de Gestalt extensible, « en lanière », « en filet », « en marguerite », etc. Gestalt à laquelle on donnera finalement un nom évocateur : le renard, quatre aiglons dans leur nid, nid d’aigle dans un arbre, etc.

Bref, un jeu figuratif (car il « fait image », comme on le voit) où le rapport de la ficelle aux mains n’est pas sans évoquer ce qu’on entend par « géométrie de caoutchouc », comme on a appelé la topologie par différence d’avec les géométries euclidienne et projective.

Illustration

Nid d'aigle dans un arbre

Nid d'aigle dans un arbre

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En termes d’édification – puisque j’ai associé cette notion à celle de l’entrelacs –, c’est aussi ce qu’on pourrait appeler une « tectonique de pont », et il n’y a qu’à voir certaines illustrations pour comprendre : si, d’un côté, la figure résultante « fait image », de l’autre, elle « fait pont » entre les deux mains en extension du sujet manipulateur (structure que l’on retrouve d’ailleurs dans la technique amérindienne des passerelles, des ponts suspendus). Je devrai donc évoquer normalement ces modes de construction et vous montrer comment des architectures contemporaines reprennent cette idée du filet, de la toile tendue entre plusieurs sites d’ancrage, comparable à des chapiteaux, à des structures haubanées en tant que velum soutenu au moyen de mâts (par exemple, les formes haubanées de l’Allemand Frei Otto ou de l’Espagnol Santiago Calatrava). Cependant, ce ne sera pas dans ce sens que je vais orienter ma recherche, mais vers une architecture de la solidité, de l’assise et non de l’ancrage, de la géométrie stable dans ses symétries, celle de l’Américain Louis Kahn (1901-1974).

Paradoxe de ma part ? Non. Ce que je veux montrer, c’est qu’au-delà de cette apparence d’une architecture, stable, massive même, il existe des propriétés architectoniques qui font que nous pouvons la comparer à des formes topologiques souples, déformables, et c’est cette mise en équivalence qui va nous permettre de comprendre que l’édification n’est pas le simple fait d’« élever des murs », d’« ouvrir des baies » ou de « poser des toitures » (tout ceci, fonction d’un abri), mais de mettre en rapport des parcours et des enveloppements. Ce couple d’expressions est évidemment fondamental et tout mon exposé consistera à en expliciter la signification en termes tectoniques ; par exemple, dans ceux d’une topologie des formes qui met en place des rapports de proximités et d’éloignements, des points de vue nécessaires, des figures de symétrie et de leurs corrélats, etc.

II. Un établissement entrelacé : l’art de la chicane

Mon exemple sera celui d’un petit édifice desservant une piscine dans un complexe sportif que Kahn avait projeté pour un centre communautaire à Trenton près de Princeton (États-Unis). Ce petit édifice – presque insignifiant matériellement – est très important historiquement car, pour Kahn comme pour l’histoire de l’architecture contemporaine (1955), il a « signifié un tournant » dans sa transformation, une reprise du patrimoine historique sans que ce soit une forme de pastiche, de pittoresque ou d’historicisme architectural. Ce petit édifice a donc signifié la réintégration d’une tradition classique (que Kahn connaissait bien pour avoir été l’élève de Paul Cret à Philadelphie) et c’est à partir de ce moment-charnière que certains voient l’apparition de ce qu’on a appelé par la suite le mouvement « postmoderniste ». Ce qui reste une interprétation tendancieuse, car Kahn lui-même n’a jamais accepté ce courant issu en partie de Venturi, son assistant.

Planche 1

Petit édifice desservant une piscine

Petit édifice desservant une piscine
Louis Kahn, 1955

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Ce petit édifice est bien banal en apparence ; je vais surtout m’intéresser à son plan, car c’est lui qui nous permet de « lire » ce que nous avons posé comme hypothèse : le rapport dialectique entre les notions de parcours et d’enveloppement. Le parcours signifie des cheminements, des tracés de mobilités (dépendantes d’un régime corporel : ainsi « aller à pied », voire « déambuler », au contraire de « parcourir en voiture »), tandis que l’enveloppement signifie des élévations et des couvrements, des proximités et des distances qui sont référées à des points d’atteinte. Tout ceci implique des rapports scalaires entre promeneurs et édifications, entre celles-ci, plus ou moins distantes les unes des autres, et leur échelonnement à travers un parcours.

Or, dans cette mise en rapport, je vais plus particulièrement m’intéresser à la figure de leur entrelacement, à ce que j’ai appelé dans le titre le « jeu des passages », dans lequel le parcours s’insinue entre des formes d’enveloppement, où le promeneur se glisse par ce biais entre deux parois. C’est un motif tout à fait opposé à l’ouverture frontale d’une baie dans un mur. Alors que, par celle-ci, on « pénètre » directement dans l’édifice, par celle-là, on se glisse indirectement par une fente, on s’insinue. C’est, par exemple, ce qu’on appelle des « chicanes » dans l’architecture vernaculaire musulmane, où, fondamentalement, c’est le pas qui guide la marche du promeneur et non la vue qui porte, comme en Occident. Dans une chicane, on ne voit littéralement rien mais on sait qu’il existe un passage. Or c’est ce rapport du parcours et de l’enveloppement, noué dans la chicane, qui fait leur articulation comme noeud semblable aux noeuds qui constituent l’assemblage des jeux de ficelle. Dans un ensemble tel que les cités musulmanes, on va ainsi de chicane en chicane (porte de ville, rue, impasse, entrée de maison, vestibule, cour)[1], comme dans la pratique ludique des jeux de ficelle on va de noeud en noeud pour former autant de boucles dont le résultat constitue une Gestalt évocative. C’est alors la forme du parcours qui engendre la forme de l’enveloppement, alors que dans l’architecture occidentale, depuis la Renaissance, nous avons affaire à des éléments isolés disjoignant accès et clôture. La mise à plat de ce rapport engendre des « perspectives » optiques reliant des salles en enfilade, créant des avenues urbaines où les immeubles se font face, au garde-à-vous. Dans certaines architectures contemporaines (comme dans l’architecture vernaculaire orientale), on a retrouvé ainsi le sens de cette mixité, de cette intrication. Dans l’exemple de Louis Kahn, c’est ce que nous avons : l’articulation des recoupements entre les quatre carrés périphériques circonscrivent un espace central vacant (voir planche comparative 2 infra).

Pourquoi vacant ? Parce qu’on a l’impression – bien que tous ces carrés soient dans le même plan horizontal – que le carré du centre n’est qu’un « trou » topologique, une « centration » vide, sans élément centralisateur (et nous obtenons ainsi une « couronne » édifiée). Signes démarcatifs : alors que les quatre carrés périphériques sont couronnés par une même toiture pyramidale (ces volumes sont traités « en pavillon », comme on dit, participant d’une longue tradition classique depuis Mansard et Ledoux), le carré au centre n’est souligné que par un cercle au sol, signe d’une infinitude en ce qu’une circonférence n’a ni début ni fin.

Reprenons : notre édifice n’a ni porte ni fenêtre (ce qui lui donne cet aspect « égyptien ») ; il est donc totalement clos à la manière d’une monade leibnizienne. Mais, par son usage, il est totalement ouvert car, sans porte, on peut y entrer (on se glisse à l’intérieur, puis on note la nécessaire proximité de la paroi qu’entraîne ce mouvement du corps), et, sans fenêtre, on peut admirer le ciel dès qu’on sort des vestiaires. Cet édifice est totalement symétrique à la manière d’une sphère, et cependant, à l’analyse, on se rend compte qu’il est dissymétrique à la manière d’un tore comportant un trou au centre, entre une centralité distributive et une périphérie protectrice (un abri pour se dévêtir, pour ranger ses affaires).

Plus précisément, on dira que la propriété singulière de cet édifice – qui pourrait le faire comparer, toutes proportions gardées, au Panthéon romain avec son oculus sommital – est qu’il comporte un enveloppement réversible, soit qu’on peut passer continûment de l’extérieur vers l’intérieur sans rupture (baie + porte) et réciproquement, puisqu’il n’est finalement qu’un lieu de transit entre l’extérieur du lieu récréatif et la piscine où l’on se baigne. Cette réversibilité est celle de l’envers et de l’endroit d’une même enveloppe qui se déplie pour former linéairement un parcours.

Revenons sur l’importance historique de cette édification, en sachant ce que Kahn doit à Ann Tyng, qui a « trouvé » un soir la solution à l’entrelacement par recoupement de ces carrés (et ainsi, du rôle de la chicane comme passage ne réclamant pas de porte battante pour dissimuler l’intérieur)[2]. Pour Kahn, cet édifice a représenté un moment extrême dans sa quête d’une simplicité architectonique, d’un accord parfait entre des moyens limités et une fin comme sens d’une harmonie cosmique, un peu comme dans l’architecture de Boullée (sans, bien sûr, la démesure de celui-ci). Kahn a dit que c’est à partir de ce moment qu’il a commencé à faire de l’architecture ; sans doute, faut-il ajouter, en trouvant le « plus petit commun dénominateur » qui permet de rétablir une continuité entre l’architecture classique et l’architecture moderne (définie par Gropius ou Mies van der Rohe).

Dans l’histoire de l’architecture contemporaine, cette édification exprime un tournant dans la mesure où l’architecture moderne « sait » renouer avec la grande tradition monumentale (réclamée par Giedion dès les années 1940), sans renier son passé proche, celui d’une coupure inexorable qui fait que l’architecture du xxe siècle ne peut plus reprendre celle du xviiie siècle, bien qu’elle s’en inspire. La « vie moderne » (avec l’apparition de l’automobile en particulier) a définitivement rompu avec les sociétés traditionnelles. Comment alors, pour notre part, exprimer ce rapport que l’édification entretient entre les notions nouées de parcours et d’enveloppement ? Comparons le dispositif de ce petit établissement de bains avec deux autres crées également par Kahn :

  1. ce petit établissement est caractérisé par la figure de l’entrelacement entre quatre carrés, qui délivrent implicitement un cinquième carré au centre ;

  2. quelques années auparavant (projet de la Fruchter House, 1951-54), Kahn avait travaillé sur une figure parallèle, celle du geste de « rassemblement » (comparable à celui « de la main ouverte » chez Le Corbusier), composée de plusieurs pavillons réunis plus ou moins aléatoirement ; on retrouvera d’ailleurs ce même mode dans son projet de monastère pour des soeurs dominicaines dans les années 1960 (projet de Media, 1965-69) ;

  3. enfin, dans son projet de Monument pour les six millions de Juifs morts en déportation (New York, 1966-72)[3], il a proposé une figure qui n’est ni de rassemblement ni d’entrelacement, mais d’équipartition, qui fait ressembler ce monument à un « carré magique » érigé sur un podium (les neuf « cubes » devaient être translucides et les promeneurs pouvaient circuler aléatoirement entre ceux-ci) ; c’est un projet très proche du minimalisme sculptural américain.

Planche 2

Établissement des Bains de Trenton (1955-57)

Établissement des Bains de Trenton (1955-57)

Figure de l'entrelacs

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Planche 3

Fruchter House (1951-54)

Fruchter House (1951-54)

Figure du rassemblement

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Planche 4

Mémorial Juif (1966-72)

Mémorial Juif (1966-72)

Figure de l'équipartition

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Dans tous ces cas où la notion de composition « pavillonnaire » reste essentielle, nous avons un rapport différent entre parcours et enveloppement : passage par chicane (cas a), cheminement pittoresque (cas b), qui réunit plusieurs pavillons comme « promenade », et délinéation plus ou moins libre au sein d’une grille abstraite (cas c). Dans ces trois cas, le motif compositionnel est celui du « carré », figure isotrope par excellence, et celle-ci peut être interprétée de deux façons : tectoniquement et iconiquement.

Planche 5

Le pavillon comme module d'une composition

Le pavillon comme module d'une composition

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  1. Tectoniquement, c’est ce que nous venons d’appeler la « tradition du pavillon » dans l’architecture française du xviie et xviiie siècles (tradition néopalladienne opposée au baroque), qui n’est, typologiquement, ni une tour, ni un corps (comme on parle de « corps de bâtiment » par rapport à des « ailes » latérales), ni un espace totalement disponible (une salle hypostyle, par exemple). Le pavillon, dans la tradition de Ledoux et de Durand, est une forme devenue autonome, à la fois isolable et compositive par réplication. C’est la « partie pour le tout », comme la case de l’échiquier, et, pour Kahn, à un certain moment de sa réflexion architectonique, cette figure de l’élémentaire a représenté l’opposé de ce qu’on appelle le « plan libre » dans les édifications de Mies van der Rohe (Pavillon de Barcelone en 1929, projets de villa dans les années 1930, projet d’un petit musée en 1942). Le carré est ainsi à la fois une aire de délimitation et le support d’une distribution par axes et par faces (orientées en vues distinctes, opaques ou transparentes).

  2. e) Iconiquement, on connaît l’importance qu’a eu le carré dans la peinture moderne depuis Malevitch, De Stijl, ou encore El Lissitzky (« Petite histoire de deux carrés, rouge et noir »). Il faut savoir ainsi que Kahn a rencontré le peintre Albers à Yale au début des années 1950 et qu’ils ont énormément sympathisé[4]. On peut dire que la problématique compositionnelle du carré chez Albers (héritée de la tradition du Bauhaus) correspond à celle de l’architecte : ainsi, non seulement nous retrouvons ce motif dans le plan (en tant que partie et tout), mais également dans la composition des toitures, puisque nous avons affaire à des pyramides tronquées (ouvrant un oculus carré par où la lumière pénètre). Pensons enfin au fait qu’Albers a travaillé également sur des figures réversibles d’emboîtements de carrés, notamment dans ses lithographies, To Monte Alban et Seclusion (1942)[5]. Finalement, il s’agit d’un carré générateur et non d’une simple figure géométrique.

Nous avons donc ici, dans ce motif en damier hiérarchiquement défini, l’intrication d’une tradition architecturale et d’une tradition picturale.

III. Programme théorique : Le processus d’accomplissement de la forme

Si nous voulons comprendre de manière plus approfondie ces problèmes de composition qui expriment une perception des espaces, nous devons passer à une étape plus abstraite, où il est nécessaire d’exposer plus en détail ce qu’on entend par modes de composition des figures. Ces problèmes ne sont d’ailleurs pas propres à l’architecture ; on les retrouve dans toutes les formes d’expression esthétique (musique, peinture, cinéma) et nous les avons introduits à travers ce que nous avons intitulé, dans notre recherche sur un Réseau du sens [6], les problèmes d’une aspectualité/prospectivité, au sens où Poussin parlait de l’aspect et du prospect dans la constitution du paysage, associant l’expression esthétique et la géométrie (en un sens large).

III.1 Références à un programme aspectuel général[7]

Ces problèmes de l’aspectualité caractérisent ceux d’un « processus d’accomplissement de la forme », dont le rapport initial est celui entre figure et fond (au sens « gestaltiste »), en deçà duquel il n’y a rien perceptivement. Mais ce rapport ne délivre pas pour autant les modes compositionnels que nous recherchons.

Par processus, on va entendre ainsi un dispositif de nature cognitive qui prend son départ dans des notions génériques telles que celles d’état, de procès, d’événement, de changement d’état ou de déroulement cinématique propre au mouvement ; autant de notions préalables à la constitution de chaînes d’actions permettant de « modeler » une forme. Ou encore, on va entendre qu’un tel dispositif associe dialectiquement des aspects temporels (dont les notions précédentes font partie) et des aspects spatiaux relevant de ce processus d’accomplissement. Par exemple, on aura des phénomènes de totalisation (formation de la notion de « corps », soit naturel, soit idéel, comme celle de corps géométrique) qui se situent au-delà d’un agrégat. À l’opposé, nous avons la notion de non-totalisation (agrégat sans clôture définitionnelle), qui est celle de « milieu » comme domaine ouvert et indéterminé, caractérisable par la multiplicité des relations (plus ou moins aléatoires à la manière d’un mouvement brownien) ; l’exemple peut être celui de la forêt comme « milieu végétal », où c’est la diversité des organismes (végétaux, animaux) qui compose l’ensemble complexe. La lumière, qui joue un si grand rôle en architecture, exprime aussi une telle forme de « milieu ambiant », qu’elle soit lumière extérieure lorsqu’elle découpe les volumes selon leurs arêtes ou qu’elle soit lumière intérieure, irradiante, comme dans les effets baroques, filtrante lorsqu’elle passe à travers une série d’écrans ajourés, ou nimbante lorsqu’elle tombe d’ouvertures zénithales (cas du Panthéon romain). De ce point de vue compositionnel, la lumière est ainsi un matériau, au même titre que le bois ou le béton.

Revenons à l’intitulé : Réseau du sens, dont nous dirons qu’il représente la cartographie de ces processus sous les espèces d’une schématisation kantienne qui en rassemble les différentes propriétés (temporelle et spatiale). Nous avons un ensemble de dispositifs systématiquement liés (voir la note 7) qui s’entr’expriment, selon la formule frappante de Leibniz, chacun de ces dispositifs (triadiques) constituant ce que j’ai appelé un templum en ce qu’il ouvre un espace mental de catégorisation particulier dont les termes renvoient les uns aux autres, ad intra et ad extra.

Si, au départ, on se donne une forme quelconque, disons un « carré »[8], on procédera par la suite à un certain nombre d’opérations définies en termes de successivité et de simultanéité dans la marche de ce processus (notions d’état qui ne se modifie pas, donc qui revient à une constante ; de procès qui transforme un état initial en un état final ; d’événement qui interrompt un processus, le fait bifurquer en un autre résultat, détruit un état pour lui en substituer un autre, etc.). Nous avons là le sens d’une complexification de la forme qui n’est pas sans faire penser à la dynamique du jeu de ficelle avec ses bouclages successifs dans le temps.

On peut établir ainsi un mode évolutif de cette schématisation, dont il faut rappeler le caractère contrapuntique (simultanéité d’apparitions gouvernant ce principe), comparable aux différents registres d’une composition musicale. Ainsi la notion de processus n’est pas complète si on ne lui assigne pas également des types de points qui sont des mises en perspective comparative : par exemple, prospectif et rétrospectif par rapport à ce travail de transformation. Le processus peut être ainsi une progression vers un état final d’affinement ou, au contraire, un retour vers ses conditions d’origine, le processus étant à la recherche de ses véritables raisons, comme lorsque le concepteur reprend à zéro son travail pour en simplifier les « données ». Nous avons ainsi des phases de progression, de régression, de retournement dans la façon dont on guide le processus.

Toutes ces propriétés évoquées sont temporelles puisqu’on parle d’une aspectualité en tant qu’effectuation. Il faut tenir compte du fait que le processus doit être également « situé » par rapport à une mémoire des formes architecturales et à un contexte de voisinage. Nous avons là des propriétés aspectuelles à la fois temporelles et spatiales, locales et globales.

Ne pouvant pas prendre en considération l’ensemble de ce réseau de templa (note 7), j’en retiendrai un plus précisément comme exemple : celui d’une jonction-disjonction permettant de comprendre le mode de liaison entre deux entités (lequel faisant partie d’une intégration et d’une sériation constitutives des entités, la première définissant la notion de « corps » comme forme synthétique, la seconde définissant celle de leur multiplicité comme disposition). Ce schéma est distribué selon les trois termes de base. Le mode le plus simple d’un agencement est celui du « côtoiement », que l’on peut faire varier entre l’association et la dissociation (par exemple, des « pavillons » situés les uns à côté des autres et formant une enfilade ou un « vis-à-vis »). Un deuxième mode est constitué par la notion d’inclusion : c’est, par exemple, le thème d’un « emboîtement » de plusieurs espaces dans un ensemble unitaire, entre une centralité dominante, un déambulatoire qui l’entoure et où l’on peut circuler de façon autonome, et une périphérie où l’on peut situer différentes salles annexes (ce schéma correspond à ce qu’on pourrait intituler la « rotonde », comme dans le cas de la First Unitarian Church de Kahn à Rochester). À cette dualité, il faut ajouter un troisième terme indispensable : celui d’une « connexion », qui exprime une continuité topologique, les deux précédents relevant de ce qu’on appelle une segmentation en unités discrètes (sérielle ou inclusive). Or ce troisième terme exprime différents rapports dont nous avons parlé auparavant : les jeux de ficelle dont le point de départ est un continu fermé ; la réversibilité du rapport entre parcours et enveloppement comparable à un ruban sur lequel on circule mais aussi le long duquel on glisse le long ; le feuilletage entre couches pliées définissant le rapport entre sol, toiture et ciel dans le cas de l’établissement de bains de Kahn. Nous obtenons un schéma d’ensemble de ces opérations sous la forme :

(i)

Dispositif des opérations élémentaires

Dispositif des opérations élémentaires

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C’est par rapport à cette triade de base, qui exprime des opérations élémentaires de jonction-disjonction, que nous pouvons compléter le cercle de ces relations « corollarielles » : entre une sériation et une inclusion, nous pouvons situer des phénomènes de contact comme dans le cas suivant (celui de la Fisher House de Kahn, 1964-67, voir planche 6), qui est dissemblable de celui du côtoiement ou de celui de l’emboîtement. Entre une sériation et une connexion, nous situons les phénomènes de soudure (fusion) ou brisure (linguistiquement, un vase qui se brise en mille morceaux), puisque nous avons un rapport de fusion (et, a contrario, d’éclatement) entre une continuité et une discontinuité. Enfin, entre cette connexion, qui exprime des liens (lier, délier ; nouer, dénouer), et une inclusion, nous avons des phénomènes d’enveloppement et de développement (envelopper au sens de lier au moyen de bandelettes, de feuilles ; a contrario, de déplier) dont participent ces deux termes de base.

Planche 6

Plan de la Fisher House de Kahn (1964-1967)

Plan de la Fisher House de Kahn (1964-1967)

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III.2 Référence à une perception

Je terminerai sur un point qui peut paraître problématique à certains : quels rapports entretiennent ces processus d’accomplissement de la forme et la notion de saisie perceptive en tant que monde de qualités qui s’offrent à nous ?

Pour cela, il faut revenir sur la notion de figure comme rapport figure/fond, de laquelle nous étions implicitement partis et qui représente l’expression minimale d’une appréhension. Certes, cette dualité gestaltiste articule une complémentarité de base (la « figure » s’enlève sur un « fond »), mais, là encore, nous considérons que celle-ci n’est pas suffisante pour rendre compte de la complexité qu’elle soulève. Ce que nous reprocherions à cette formulation duale, c’est sa « platitude » (en termes topologiques), le fait que ce couplage ne permette pas de rendre compte de plusieurs articulations simultanées et qu’il constitue le noyau dur de toute espèce d’appréhension en tant que modes de saisie in uno intuitu. Dans ce couplage figure/fond, nous avons une série de rapports entrecroisés : d’abord, le fait qu’il peut être appréhendable génériquement (opposé à non appréhendable, soit dépourvu de sens perceptivement, voire informe, à la manière d’une poussière de traces sans ordre). Puis, nous avons un second rapport complémentaire entre ce qu’on pourrait intituler, d’un côté, une « figure en relief » et, de l’autre, une « figure en creux », créant ainsi un dénivelé perceptif, une inversion à la manière d’un retournement. Cette complémentarité fait penser au rapport en gravure entre la plaque entamée par l’acide (« figure en creux ») et la feuille de papier imprimée (« figure en relief »), où les vides deviennent des pleins, les entailles des bords ; le même rapport se retrouve en photographie entre le négatif et son tirage positif, l’un précédant l’autre dans la réalisation. C’est cette dualité contrastive, cette alternance en va-et-vient qui « constituera » la définition de l’appréhension comme figures « impressive » et « expressive »[9]. Ainsi, entre la « figure en creux » et la « figure en relief » (ou le négatif et le positif, le moule et son modelé), nous avons ce que les gestaltistes ont appelé des « figures ambiguës », comme celle du lapin-canard, du cube de Necker. Ce qu’on perçoit dans ces figures ambiguës comme bistabilité, ce ne sont pas uniquement des segments d’une de ces figures, mais des fragments de l’autre figure comme moments articulatoires. Bref, nous avons là un complexe de propriétés qui se recoupent synthétiquement.

Donnons le second templum dans sa totalité afin de mieux comprendre ces enjeux :

(ii)

Dispositif d’une appréhension de type gestaltiste

Dispositif d’une appréhension de type gestaltiste

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La structure triadique de base est définie par le rapport contrastif entre les notions de figure en relief (le monde tel que nous en recevons les formes délimitées par des contours), de figure en creux (plan sous-jacent postulé et qui constitue une « caisse de résonance » implicite). Ce couple est adossé à ce qui n’est ni l’un ni l’autre : la notion de fond comme repoussoir, comme ce qui n’a pas de limite assignée (comme dans la notion de contour figural), mais qui exprime cependant un réceptacle continu (un substrat) qui représente l’entité réceptrice (le fond est ainsi bien différent de l’informe dont on a parlé auparavant). Ces trois termes constituent ensemble une « épaisseur » de la manifestation[10].

À partir de ces trois pôles, nous pouvons dériver les relations subsidiaires : nous avons parlé des figures ambiguës entre la figure en relief et la figure en creux (elle participe des deux), comme dans le cube de Necker dont certains projets architecturaux savent se servir (ceux d’Eisenman, par exemple) ; nous avons, entre la figure en relief et le fond, la notion de halo comme « dégradé » de la forme (où la notion de contour disparaît petit à petit), qui émane de l’un et qui se fond dans l’autre (inversement, qui émerge d’un fond indistinct) ; nous avons enfin, entre celui-ci et la notion de figure en creux, celle intitulée ici « lacunaire » en ce qu’elle exprime une zone de non-relation (un manque, un « trou » topologique), semblable en peinture à ce qu’on appelle la « réserve » du papier qui représente un blanc sur lequel joue le peintre, semblable aux terra incognita des anciennes cartes. En termes de projet architectural, ces rapports d’appréhension de la forme – qui renvoient les uns aux autres (systémiquement) – fondent les propriétés suivantes :

  1. une dialectique du rapport contrastif entre figure en relief et figure en creux que l’on peut assimiler, toutes proportions gardées, au rapport entre parcours et enveloppement (homologiquement entre paroi et baies formant autant de trous) ;

  2. la figure en creux qui exprime une « négativité » (au sens philosophique) constitue une forme diagrammatique et non une plage continue, charnue, comme le sont les figures en relief qui constituent un monde de la présence ;

  3. la forme diagrammatique fait penser à une structure arachnéenne et, en cela, elle est comparable aux figures engendrées par les jeux de ficelle d’où notre analyse est issue. Dans le projet architectural, c’est le plan qui la délivre.

Pour confirmer ces hypothèses, je vais reprendre le petit édifice de Louis Khan et focaliser sur le sens de celui-ci par rapport au jeu des toitures constituées de quatre pyramides tronquées. Celles-ci définissent deux rapports : celui d’un évidement central auquel on peut assigner la valeur négative d’une figure en creux et celui des diagonales, puisqu’il s’agit de pyramides à base carrée ; carrés, diagonales propres à chacun d’eux venant recouper l’orthogonalité de l’ensemble ; diagonales générales qui les assemblent pour former un second réseau « pivoté » par rapport au premier. Bref, tous ces éléments vont être les marques d’une seconde composition « cachée » (puisque abduite de la première), où le problème de l’irrationalité de la « diagonale du carré » (soit š2) est en jeu, un peu comme dans le tableau de Piero della Francesca sur la flagellation du Christ (1455), où elle signifie une dimension transcendante. Sachons simplement que cette composition du carré et de ses diagonales va devenir, pour Kahn, un motif de base dans ses projets ultérieurs. Comme le note Klaus Peter Gast, à qui j’emprunte ces réflexions :

This structure is apparently simple at a first glance, but in fact is astonishingly complex. When looking at the ambivalence [notion de figure ambiguë] of the figurative appareance of the unity of form in both space and roof and its hollow bodies forming column and space, reference has to be made to Hans Seldmayr’s methodological approach to Structuranalyse.[11]

Bref, au départ, nous avons une structure stable, pour ne pas dire statique, dans son ancrage au sol ; elle est formée par l’entrelacement de quatre carrés qui en délivrent un cinquième, au centre, comme vide. C’est dans le jeu des toitures construites sur leurs diagonales que l’on peut saisir une « double structure » à l’oeuvre (nommée, par Seldmayr, Doppelstruktur) : celle dont on vient de parler, visible, et une seconde « pivotée », invisible. Ainsi se dégage un schème topologique autour d’un axis mundi, qui articule un rapport dialectique (donc, dynamique) entre une figure en relief (présence au monde) et une figure en creux (absence au monde), mais cependant active comme projet.

Pour finir, on ajoutera que si, d’un côté, le centre est le produit résultant d’une couronne, inversement, celle-ci (mise en croix en tant que mise à plat au sol) est incluse dans une structure en damier plus large à neuf cases, parfaitement invisible, mais qui « complète » l’ensemble des carrés pour lui donner un équilibre général comme « fermeture d’horizon » (planche 7). Or, cette structure projetée n’est pas sans faire penser à un mandala qui révèle un monde de l’en-deçà ou de l’au-delà par rapport à notre monde des apparences.

Planche 7

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