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Introduction

Le parcours, comme mode de lecture et de compréhension de l’espace, s’est développé en France, dans l’enseignement de l’architecture, au début des années 1970. Cet événement s’est produit dans le cadre du Laboratoire d’architecture no 1, que nous avons créé en 1969 à l’Unité pédagogique d’architecture no 6 de Paris. L’invention de ce laboratoire sur des orientations de recherche inattendues des institutions d’enseignement s’est effectuée à la faveur de l’implosion de la section architecture de l’École des beaux-arts, en 1968. Nous avons profité de la dislocation de cette école tricentenaire pour introduire des préoccupations nouvelles dans l’enseignement de l’architecture.

Cependant, c’est la possibilité de créer auparavant un tout nouvel enseignement, en 1965 à l’École d’architecture de l’Université Laval, à Québec, qui a servi de première base d’expérimentation à l’étude de « trajets en ville ». Cette école, issue des Beaux-Arts et nouvellement transférée en contexte universitaire, fut ouverte d’emblée aux divers courants politiques et pédagogiques qui agitaient alors les écoles du continent nord-américain. Ceux-ci ont servi de catalyseur à la mise en oeuvre de nouveaux axes de recherche, dont celui qui consistait à considérer l’espace comme une entité susceptible d’être parcourue visuellement et corporellement et non seulement comme un objet plastique représentable sous des formes fixes.

Mais c’est enfin la rencontre avec la sémiotique greimassienne qui sera définitive en la matière, après notre retour à Paris en 1967. Le Séminaire du Groupe de recherches sémiolinguistiques dirigé par A. J. Greimas à l’École des hautes études en sciences sociales a été suivi régulièrement par les chercheurs de notre laboratoire pendant deux décennies. Les travaux effectués dans le cadre de l’Atelier de sémiotique de l’espace de ce groupe de recherches, auquel notre laboratoire a contribué régulièrement, ont donné lieu à de nombreuses expérimentations concrètes en site réel, dont certaines sont indiquées dans la bibliographie qui complète notre article.

Auparavant, toutefois, la notion de processus avait déjà fait son entrée dans nos préoccupations. Cet intérêt nouveau pour une notion inhabituelle en architecture, mais toujours réservée en priorité aux procédures de construction, a été provoqué par la parution de divers ouvrages sur la théorie des systèmes, dont Cybernétique et Société de N. Wiener, paru en français en 1958. Ces préoccupations se sont développées par la suite au sein du Comité Systémique et Cognition d’une société savante, l’AFCET, spécialisé dans l’étude des « systèmes complexes ». Dans ce contexte, la réflexion sur les diverses sortes de processus, qui sont susceptibles de se manifester en architecture, nous a préparé à considérer l’espace autrement que dans sa plasticité physique. Certes, celle-ci existe en sa conformation visible, mais nous verrons plus loin qu’elle masque en réalité une autre espèce de plasticité, celle des multiples configurations des lieux de vie, qui sont présentes entrecroisées et en interférence incessante dans l’espace architectural. Cette dernière plasticité, qui n’est pas de l’ordre seul du visible, mais qui convoque tous les sens et détient sa densité du haut degré de valence de certains espaces, n’est pas réductible à la plasticité qui caractérise les disciplines des beaux-arts.

De l’espace bâti aux configurations de lieux de vie

Un bref rappel s’impose donc sur les origines de cette nouvelle façon d’approcher simultanément l’espace bâti et le milieu qu’il constitue, mais aussi les acteurs qui sont présents en lui, qui l’habitent, le re-conçoivent pour le vivre à leur manière et le refaçonnent pour l’approprier sans cesse à leurs pratiques, et enfin les objets et dispositifs d’usage courant que l’espace contient et qui parfois font corps avec lui. La lecture de cet ensemble complexe, selon le mode d’exploration du parcours, met donc en présence des corporéités répondant au moins aux trois types ici distingués. Ces corporéités sont étroitement liées entre elles par de très nombreux processus dont l’inventaire exhaustif ne peut être établi ici mais seulement suggéré.

Les exercices de lecture de l’espace de la vie quotidienne révèlent que la conformation géométrique, correspondant à la concrétion physique de l’espace matériellement constitué, s’efface au profit d’autres configurations spatiales, lors de sa réception sociale par les habitants des lieux. La lecture de l’espace, à laquelle nous avons procédé sous diverses formes, s’est faite avec des protocoles qui n’ont cessé de se modifier et de se préciser au fur et à mesure des expérimentations. Ces protocoles ne seront pas non plus développés ici.

Les lectures de l’espace architectural auxquelles nous avons procédé ont révélé que l’espace réellement habité est appréhendé à partir de multiples points de vue. Cela est évidemment contraire aux représentations graphiques orthogonales qui sont utilisées habituellement pour concevoir et construire l’espace architectural. Les multiples regards des habitants sur leur espace de vie sont associés en réalité aux programmes d’action que ces habitants mettent réellement en oeuvre dans l’espace bâti. Celui-ci devient alors le lieu de leur déroulement. Un même espace bâti est, dans ces conditions d’utilisation différenciée, un dispositif scénique à configurations spatio-temporelles variables. À ne pas considérer ces configurations changeantes, on risque de faire fonctionner comme un leurre la conformation géométrique et physique qui les porte.

Au terme de nombreuses expérimentations, on a pu constater, en effet, que la géométrie de l’espace vécu correspond rarement à celle de l’espace bâti. Certes cet espace est apparemment celui qui est donné à vivre, mais il est tout aussitôt l’objet d’anamorphoses renouvelées et de modifications structurelles, engendrées par son appropriation. L’espace vécu est en réalité une intégration de configurations instantanées de lieux de vie, admissibles dans un même espace bâti. Celui-ci porte, de ce fait, en lui-même un potentiel de configurations de lieux qui se substituent à la configuration géométrique unique de l’espace bâti, c’est-à-dire à sa conformation. Selon l’espace considéré, le nombre de configurations varie, indiquant chaque fois la valence de celui-ci, c’est-à-dire le nombre de configurations de lieux qui sont en superposition sur lui. Ces configurations sont le plus souvent invisibles, mais manifestées par tous les éléments concrets qui en sont la trace dans le solide d’englobement, dans les objets et sur les gens eux-mêmes. La multiplicité des programmes vécus dans l’espace investit en lui une densité de configurations en interférence constante. Cette densité d’éléments, remarquables de tous les types de corps en présence et des traces qu’ils portent, confère à l’espace appréhendé une plasticité d’un autre ordre que celui de l’espace bâti. Cette plasticité s’accroît dès lors que ces configurations de lieux, plus encore que la concrétion de l’espace physique, sont dotées elles-mêmes de délégations de pouvoir par ceux qui les vivent.

Les lectures possibles de l’espace architectural – et plus généralement celles de tout ce qui appartient aux mises en scène autorisées par un espace tridimensionnel – sont certes très nombreuses. En effet, l’espace n’est pas seulement un contenant statique, un être mort, figé dans des matériaux inertes. Il est susceptible aussi de recevoir des délégations de pouvoir provenant des multiples sujets qui l’habitent et qui sont dotés eux-mêmes de la capacité d’agir et plus encore de faire-faire. L’espace est ainsi non seulement un dispositif englobant et agi, mais il est aussi un agent actif. L’espace bâti peut être ainsi à l’origine de nombreux processus interactifs, opérant de concert avec les personnes qui le vivent et qui l’ont antérieurement chargé de pouvoir sur eux-mêmes.

On constatera, plus loin, que ce n’est pas la conformation de l’espace bâti qui est en elle-même l’agent interactif, mais bien davantage les configurations de lieux, que la concrétion de l’espace porte « engrammées » en elle. Celles-ci sont, par le jeu même de leur libération circonstancielle selon des rituels sociaux, les véritables actants des interactions de l’espace physique et de tout ce qui a un rapport avec lui.

Ainsi, dès lors que l’espace architectural a quitté la planche de son concepteur, où il était revêtu des traits d’une conformation unique, pour prendre corps ensuite et devenir une concrétion matérielle également unique, cet espace, soumis initialement lors de sa conception à des déterminations apparemment stables, ne devient plus jamais réductible dans le cours de son existence à sa seule géométrie. D’autres structures formelles que celles de sa conformation géométrique et de sa concrétion matérielle travaillent en lui. Celles-ci ne sont identifiables qu’au moyen de protocoles particuliers.

La mise en oeuvre de ces protocoles d’analyse et de modélisation révèle que ce qui est immanent dans l’ordre propre d’un langage, selon les termes mêmes de F. de Saussure – ici celui de l’architecture – ne relève pas uniquement, en ce qui a trait à l’espace, de sa seule organisation matérielle. Ce ne sont pas en effet uniquement les formes de ses contours apparents, mais d’autres formes moins évidentes, voire invisibles, qui participent également aux effets de sens. Il est certes difficile d’identifier directement ces formes subtiles qui sont à l’origine des effets de sens dans la saisie instantanée de l’espace environnant. À défaut de ne pouvoir identifier ces formes cachées de l’espace, Le Corbusier a parlé d’espace indicible. Cette formule a fait recette, évitant ainsi aux architectes de se poser toute question au sujet de l’existence de multiples configurations de lieux de vie en un seul et même espace bâti.

À l’inverse de cette attitude, la lecture de l’espace par la méthode du parcours dévoile en partie les ombres de l’appellation simplificatrice d’espace indicible, qui tient lieu habituellement de doctrine et, pire encore, de théorie architecturale. Les préceptes des doctrines architecturales contemporaines jouent souvent le rôle de concepts émanant de théories. Cela se produit sans doute par défaut de recherche scientifique de la communauté architecturale, mais également par excès de généralisation hâtive des praticiens de l’architecture[1].

La boîte noire de la conception architecturale, mise en évidence à la fin des années 1950, est cependant depuis plusieurs décennies l’objet d’investissements scientifiques importants. De nombreuses opérations complémentaires sont susceptibles aujourd’hui d’apporter des éclaircissements à son fonctionnement obscur initial. L’enjeu de cet enrichissement est de rendre possible, aujourd’hui, le dépassement d’une conception de la conformation géométrique unique de l’espace architectural au profit d’une meilleure prise en considération des configurations immanentes des lieux de vie réels, qui sont « engrammées » dans la matière architecturale.

De la distribution statique de l’espace au parcours actif des lieux

Revenant plus précisément à la question du parcours, il n’était pas dans la tradition des beaux-arts de considérer une oeuvre architecturale comme une entité spatiale se donnant à lire selon plusieurs modes de lecture. Certes, le terme « distribution » a toujours été utilisé en architecture pour rendre compte de la façon dont les espaces d’un édifice sont placés les uns par rapport aux autres, à la fois sur un même niveau et d’étage en étage. Cela a donné naissance, au mieux, à un fonctionnalisme réducteur, assignant la signalétique des flèches d’un plan d’architecture à un itinéraire unique obligé, reliant les espaces de manière artificiellement linéaire. Nos travaux montrent, à l’inverse, que l’existence d’une syntaxe d’un ensemble architectural considéré rend possible une multitude d’organisations syntagmatiques dans la même enveloppe physique environnementale.

Les séquences syntaxiques qui scandent habituellement la distribution monofonctionnelle des espaces sont aisément discernables, lorsque l’on passe de pièce en pièce. À l’inverse, les concaténations des unités syntagmatiques, sous-jacentes au déroulement des multiples programmes d’action qui sont possibles en un même espace physique, n’ont pas nécessairement des marques repérables dans la conformation physique de l’espace. Les séquences syntagmatiques multiples des lieux réellement constitués dans l’espace architectural ne sont pas aussi lisibles que les séquences de sa propre syntaxe unitaire. Certes les seuils des organisations syntaxiques de l’espace architectural sont repérables par simple lecture. Mais les scansions des chaînes syntagmatiques ne sont pas toujours exprimées par des limites perceptibles au niveau de la manifestation spatio-temporelle des programmes d’action. Et cependant ces scansions existent tout autant que les seuils des organisations syntaxiques. Toutefois, avant de parvenir à cette constatation, il nous fallait accepter que l’espace architectural ne soit pas considéré seulement comme un objet solide. Or, la stabilité certaine du corps d’un édifice, entraînant illusoirement sa fixité imagière, était la condition de la contemplation de l’espace architectural ainsi créé. Réduit pour la circonstance à un tableau, il était à regarder avec attention sans qu’il soit possible de pénétrer en ses espaces suggérés[2].

Le rapport figure/fond de la Gestaltheorie aurait certes aidé, en son temps de prédilection, à comprendre comment des espaces architecturaux pouvaient être captés d’une manière dynamique malgré leur fixité apparente. Mais cette théorie n’a jamais eu la moindre prise sur l’enseignement académique de l’architecture aux beaux-arts. Aujourd’hui, on se demande encore paradoxalement, dans les milieux de la conception architecturale, à quelle fin cette théorie aurait bien pu servir pour concevoir l’espace. Certes, cette théorie est dépassée maintenant par les travaux les plus récents sur la perception de l’espace. Les travaux contemporains poursuivis dans les sciences cognitives vont au-delà, en effet, des résultats des travaux sur la théorie de la forme. Ceux-ci étaient cependant prometteurs pour les arts plastiques à l’époque de la formulation initiale de cette théorie dans les années 1930. Le parcours de déchiffrement d’une architecture, d’une sculpture ou d’une peinture, à l’aide des concepts de la Gestaltheorie, aurait alors permis de considérer que toute production plastique, au sens habituel du terme, ne soit pas regardée seulement comme un objet inerte « externalisé ». Ce parcours de déchiffrement, qui aurait été poursuivi selon des modalités de lecture, ne relevant pas des évidences premières, aurait conduit déjà à considérer chaque production architecturale plastique comme un entrelacs de processus à révéler.

Ainsi, le rejet d’une théorie avant son propre accomplissement aura eu comme effet qu’elle ne soit pas mise en pratique là où elle aurait pu avoir cependant une pertinence historique. Il en a été ainsi du structuralisme, qui fut un raisin trop vert pour les architectes. L’approche structuraliste n’a jamais marqué, à quelque moment que ce soit, l’architecture, sinon dans les intentions proclamées de certains concepteurs sur le plan de l’expression seulement. Il en fut de même de la déconstruction, qui n’a jamais été autre chose qu’un thème de valorisation conjointe par les médias d’un architecte et d’un philosophe en attente de reconnaissance par la communauté des praticiens de l’architecture. Le structuralisme, mis en question là même où il est né, a donné naissance, plus encore que la seule déconstruction, à un structuralisme dynamique, auquel nous nous référons aujourd’hui ici même. Cela a pu avoir lieu grâce aux deux approches déjà citées, celles de la sémiotique et de la systémique se rejoignant en une même science des interactions complexes à la rencontre du social et de l’artificiel, mais aussi, en ce qui nous concerne, de l’« artefactuel » matériel.

L’émergence de la cybernétique, évoquée plus haut, constituait la seule source disponible de réflexion sur la façon de considérer un espace bâti, non comme un objet statique et immuable, mais bien comme une entité susceptible d’être considérée de différentes manières et sous des angles de vue variés. La notion de processus, qui existait en architecture dans sa version courante sous les appellations de « manière de concevoir » ou « art de faire » ou encore de « procédé de construction », devenait ainsi exploitable pour entreprendre un questionnement de la chose bâtie sous de multiples aspects. Nous avons pu recourir, par le prolongement de ces interrogations, à la notion de simulation, afin que les processus ne soient plus seulement représentés pour être étudiés, mais modélisés et mieux encore simulés[3].

La simulation comme obligation de recours aux points de vue des parcours

Par le recours à la méthode de simulation de processus, issue de la cybernétique, et à distance de la représentation objectale, habituelle en architecture, c’est en fait la notion de point de vue qui a été totalement reconsidérée. Certes, le point de vue existait depuis la Renaissance et, dans le système des beaux-arts, on excellait dans la mise en perspective d’un édifice. Cependant, au point de vue d’un sujet standard renvoyé à l’infini, qui prévaut dans la représentation orthogonale d’un espace architectural aux coordonnées cartésiennes, se sont substitués le point de vue et l’angle d’ouverture, relatifs à une situation caractérisée par l’action d’un sujet selon un programme donné, dans un temps délimité et à une distance de vue définie. Tout processus peut ainsi être observé, décrit et compris. Il en est de même du parcours, qui peut être considéré comme une intégration séquentielle de plusieurs processus ou encore comme un méta-processus[4].

C’est en 1974 que nous avons pu, lors des Journées « Architecture et Informatique », organisées par nos soins dans le cadre du Salon Bâtimat, présenter pour la première fois en France un film exposant cette manière d’anticiper les regards possibles et parfois probables sur un espace urbain parcouru selon diverses modalités. Ce film avait été réalisé aux États-Unis avec le concours d’un architecte français qui fut aussi l’auteur de sa présentation publique. Ce film numérique illustrait les nombreuses déambulations possibles de citadins dans leur cadre de vie urbain et permettait de jeter des regards chargés de haute vraisemblance sur une organisation urbaine.

À l’inverse de ces méthodes d’anticipation, les modes de représentation habituelle de l’urbain ne pouvaient que figer ces espaces parcourus dans une série d’images sans liens praxéologiques entre elles, mais associées seulement les unes aux autres par des liens d’ordre conformatif. À tout moment de ces déambulations, ce qui environnait chacun des acteurs était précisément pris en compte dans les perspectives virtuellement réalisées : les façades des immeubles, leurs éclairements de différentes manières, le bric-à-brac du mobilier urbain, les gens qui se croisaient dans la rue, etc.[5].

La simulation de l’espace par des moyens optiques et endoscopiques à partir de maquettes d’études est à la portée des architectes qui ne sont pas auréolés par les médias et qui ne bénéficient pas ainsi de budgets considérables pour étudier leurs projets. Nous avions déjà développé cette méthode au début des années 1960 avec le concours de l’Institut d’optique de Paris. Ces simulations d’espaces prenaient en charge à la fois l’espace architectural et l’espace urbain, mais aussi tout ce qu’ils pouvaient comporter en eux-mêmes : des gens, des choses et des phénomènes de tous ordres. L’inconvénient de ce type de simulation résidait dans l’imprécision des processus étudiés. Seuls les parcours étaient mis en évidence, sans toutefois qu’une identification précise des conditions de leur réalisation soit possible. Certes les dispositifs d’endoscopie de maquettes utilisés étaient couplés avec des photographies en site réel qui donnaient un accent de vérité aux simulations opérées. Il devenait ainsi possible, dans ces conditions, d’effectuer des choix de points de vue et d’angles d’ouverture pertinents et de retenir des dispositions spatiales selon les parcours virtuellement expérimentés.

Des parcours empiriques au parcours génératif de la signification

Cependant, ce sera plus tard la découverte du Parcours Génératif de la Signification, formulé par A. J. Greimas, et plus spécialement la connaissance des épisodes du Parcours Narratif, qui nous permettra de passer de ces dispositifs techniques de lecture à la mise en oeuvre critique des lectures elles-mêmes. C’est dans ce contexte que nous avons pu organiser, en 1978, un premier Séminaire de Sémiotique de l’Architecture portant sur le Parcours dans ses différentes acceptions. Ce séminaire a donné lieu au Bulletin no 18 du Groupe de recherches sémiolinguistiques, dont nous avons assuré la rédaction sous la direction d’A. Hénault.

Dès le début des années 1970, nous avions proposé, aux étudiants en architecture de l’Unité pédagogique d’architecture no  6 de Paris, des exercices portant sur la mise en évidence de la multiplicité des lectures possibles d’un même espace. En effet, nous avions déjà mis en oeuvre, à l’École d’architecture de l’Université Laval en 1966, la méthode conçue par K. Lynch pour la lecture de l’espace urbain et présentée dans son ouvrage sur L’Image de la Cité. Nous avions alors constaté que le référentiel conceptuel utilisé par ce géographe était doublé par celui d’un psychologue concerné par les processus de perception de l’espace. Ce système de référence théorique ne permettait pas de montrer comment des fragments urbains distinctifs étaient susceptibles de s’incorporer de manière différenciée dans des segments dont la pertinence procédait de leur relation avec un programme de lecture de la ville. Les repères essentiels notés par Lynch, à partir d’entretiens effectués dans plusieurs villes des États-Unis, étaient des noeuds ou des frontières, lisibles directement sur la cartographie de la ville.

Or, les exercices d’enregistrement et de lecture de l’urbain, que nous avons faits à Paris à partir de 1971, permettaient de montrer que les regards des citadins, portés sur l’espace qui les environne, pouvaient être reconnus dans leur diversité et soumis ensuite à l’épreuve de la catégorisation. Ce fut le cas d’une étude des attitudes de lecture de l’urbain, effectuée à une « sortie de métro ». Le but de cet exercice était de connaître la manière dont les piétons sortant du métro se positionnaient dans l’espace public. Il devait également permettre de comprendre comment ces citadins effectuaient leur exploration de l’environnement immédiat et lointain avant d’entreprendre leur propre parcours dans la ville, selon un trajet repéré ou non à l’avance.

De nombreux exercices, équivalents à celui-ci, ont été réalisés pour affiner les protocoles de saisie et de traitement des données. Ainsi, des informations précises pouvaient être construites sur les modes de relation des citadins aux espaces urbains. Par exemple, un appareil photographique posé sur un trépied a été placé dans la partie haute de la Piazza de Beaubourg, afin d’être mis à la disposition des gens de passage en ces lieux. L’objet de l’exercice était de laisser les passants prendre la photographie de leur choix[6].

Alors que le trépied de l’appareil était en position fixe sur la place, devant le Centre Pompidou, les passants faisaient pivoter majoritairement l’appareil vers le nord-est de la place, de façon à voir aussi une partie des immeubles qui sont voisins de lui et qui appartiennent au Quartier de l’Horloge. Un montage synthétique aussi fidèle que possible montre que les passants incorporaient dans un même angle de vue certaines parties du Centre Pompidou et du Quartier de l’Horloge, qui lui est contigu. La restitution kaléidoscopique qui en a été déduite nous a éloigné des visions simplistes qui prévalaient habituellement par rapport à la prétendue prééminence du Centre Pompidou sur tout ce qui l’entoure. Cela n’était pas sans conséquence sur la façon de concevoir l’espace dans sa complémentarité architecturale et urbaine. Il est en effet d’usage, en architecture, de penser que les projets sont perçus tels qu’ils ont dessinés et construits, puis placés comme des icônes dans le décor urbain. Cet exercice a montré à quel point les conformations en présence, celles du Centre Pompidou et du Quartier de l’Horloge, mais aussi celles de la Piazza et de ses espaces de prolongement, étaient corrodées par les multiples regards portés en ces lieux, au point de reconstruire des configurations totalement différentes des conformations réelles.

Dès lors, il nous semblait qu’une sémiotique de l’espace ne pouvait se limiter à connaître les formes immanentes à l’architecture elle-même, qui n’appartiendraient qu’à sa seule conformation. La sémiotique de l’espace architectural se devait donc de prendre en compte également des formes échappant à la stricte géométrie des espaces bâtis, malgré l’évidente apparence de leur conformation. C’est ainsi que nous avons cherché, dans des études ultérieures, à identifier les formes qui sont « engrammées » dans la matérialité du bâti. Il s’agissait non seulement des formes « engrammées » dans les textures propres de l’espace bâti, mais aussi de celles inscrites de manière le plus souvent invisible dans la concrétude des édifices eux-mêmes, sans rapport direct et obligé avec leur conformation.

Les instances actorielles et actantielles mobilisées par les parcours

Ainsi, les travaux effectués ne furent pas, comme certains de leurs aspects pourraient le faire croire, des études portant sur l’analyse des comportements des habitants dans leurs espaces, quelle qu’en soit l’échelle. Elles ont eu pour but de comprendre, par l’observation directe des rapports interactifs des personnes avec les éléments de leur espace de vie, voire par leurs récits d’action, comment se sont établies les relations entre elles et les divers types d’objets présents auprès d’eux ou à distance. Nous avons effectué des études de parcours sur des cheminements piétonniers à Paris, à Marne-la-Vallée et à Albi, sur des itinéraires routiers dans les secteurs péri-urbains de Lille et de Chartres, dans des quartiers de ville comme à Strasbourg (le quartier de la Gare et sa relation avec la cité), à Boulogne-Billancourt (les transformations urbaines dues à la mutation des terrains de Renault), voire à l’échelle d’une ville (l’effet esthésique du ruissellement sur les parcours en ville à Laval). Mais nous avons aussi abordé cette question à l’échelle plus restreinte des espaces domestiques. Certes, les habitants ou citadins, interviewés selon des protocoles progressivement expérimentés et testés, livrent inévitablement des impressions d’ensemble sur leur cadre de vie ou bien nomment précisément des entités spatiales qu’ils pratiquent. Mais lorsque la recherche porte plus spécifiquement sur des observations directes, elle permet de saisir les cheminements précis par lesquels les gens articulent des éléments concrets de leur environnement et révèlent les multiples enchaînements de tout ce qui fait corps avec eux ou près d’eux.

Il ressort de ces recherches que la corporéité à multiples facettes de l’espace, non seulement bâti mais équipé, aménagé, meublé et conditionné, est imbriquée selon toutes ces composantes avec la corporéité des objets, que ceux-ci soient des biens d’usage, des éléments de décor ou des dispositifs instrumentaux d’appoint aux équipements et aménagements de l’espace. Il existe de nombreuses chaînes de continuité entre tous ces éléments de l’espace habité. La séparation des corporations, oeuvrant côte à côte dans la composition de l’espace de la vie quotidienne, donne une représentation négative de la forte intrication de ces éléments. En même temps, un jeu subtil d’échanges a lieu entre ces éléments, à distance suffisante, pour que des interactions puissent avoir lieu entre eux. C’est donc dans ce contexte potentiellement interactif que la corporéité des personnes interfère à son tour pour déclencher une interactivité d’une plus grande complexité. Mais, paradoxalement, cette immersion d’un tiers actif, observable dans ses comportements de relation avec tout ce qui vient d’être décrit, sert de moyen incontournable pour identifier le système des interactions qui associent et relient entre eux tous les éléments disponibles de l’espace et dans l’espace, quels que soient leurs corps d’appartenance. Et, en devenant les acteurs de cet ensemble interactif complexe, les parcours qu’ils accomplissent deviennent les premiers révélateurs et analyseurs des opérations qui se jouent entre toutes les parties des corps en présence. Dans ces conditions, l’observation du déplacement corporel des personnes, mais aussi de leurs attitudes et de leur gestuelle, participe à la connaissance de la façon dont naissent et s’associent, à partir de la multitude des fragments qui composent tous ces corps, les seuls segments pertinents faisant sens.

Procédant ainsi, ces observations permettent de reconnaître les programmes d’action qui sont en jeu dans les relations entre les personnes et les corps présents dans l’espace et interagissant avec lui. Ces actions sont également de différents types selon le rapport entretenu avec l’espace. Ce sont soit des actions qui se déroulent « en lui », c’est-à-dire à l’intérieur de son enveloppe physique, soit des actions qui portent précisément « sur lui », c’est-à-dire sur sa concrétude matérielle, soit enfin des actions qui mettent les personnes « en interaction avec lui » et le sollicitent alors comme un dispositif actif. Mais, évoquant ici des programmes d’action de citadins en ville ou d’habitants dans leur espace domestique, l’approche sémiotique conduit à distinguer, en tout acteur, l’actant singulier qui prend en charge un programme caractérisé en un lieu et en un temps considérés.

Ainsi, nous avons tenté, dans divers travaux, de découvrir en tout acteur social, le potentiel d’actants disponibles dont l’un d’entre eux, dans une situation particulière, est engagé dans le déroulement d’un programme singulier, reconnu concrètement dans l’espace pratiqué. De ce fait, à chaque actant, manifesté extérieurement par ses mouvements corporels ou gestuels, ne devait correspondre dans l’espace, « activé par lui » ou « agissant sur lui » par délégation, qu’un seul dispositif actantiel singulier. Celui-ci existait de ce fait en syncrétisme dans l’espace architectural aux côtés d’autres dispositifs actantiels, sollicités selon d’autres programmes d’action.

Dès lors, l’espace ou bien tout corps qui est en relation avec lui, telle une personne en situation d’action, n’est pas à considérer dans sa plénitude illusoire, mais selon la configuration qui est pertinente pour l’échange interactantiel en cours. Alors qu’une situation particulière met en rapport un acteur social et un agent physique, en l’occurrence une personne et un espace architectural et tout ce qu’il contient, le seul fait de les observer dans leurs relations évidentes nécessite de ne plus considérer, ni les instances actorielles seules, ni leur rapport initial entre elles, ni même les relations effectives qui les associent et les mettent en mouvement.

Les corporéités correspondant aux trois types, déjà évoquées ici à plusieurs reprises, laissent place maintenant à des types de constitution d’actants multiples, qui sont propres à chacune de ces mêmes corporéités. Le syncrétisme de l’acteur, du lieu et du moment de l’action ne sera plus ainsi seulement interactoriel, comme il se comprenait lorsque l’on faisait référence à la plénitude actorielle de ces corporéités. Le syncrétisme met en jeu, cette fois-ci, des instances actantielles distinctes, procédant du potentiel actantiel de ces mêmes corporéités et les associant dans des rapports interactantiels. Les processus, qui les relient dans les échanges énergétiques entre eux, ne relèvent plus du visible, mais ils ne résistent pas non plus à leur déchiffrement selon des protocoles appropriés.

Toute situation particulière conduit donc à reconnaître plus précisément les opérations abstraites qui mettent réellement en jeu l’interactivité des actants appartenant aux types de corporéités concernées, mutuellement sollicitées par le déroulement de programmes d’action. C’est la situation elle-même qui implique à la fois les deux degrés d’instance, actorielle et actantielle, de chaque corporéité.

L’instance actorielle est saisissable directement dans son évidente concrétude ; toutefois, en sa qualité de potentiel d’actants disponibles, tout actoriel, pris dans des opérations associant diverses corporéités, devient également source d’illusions dans le processus même de libération de ses propres actants. L’autre instance en présence, l’actantielle, quelle que soit la corporéité qu’elle habite, est déchiffrable par la manifestation de son existence et donc de son expulsion hors de l’actoriel dont elle finit par se libérer pour être réellement opérante.

Il reste donc à découvrir comment tout actant se libère du potentiel d’actants en présence dans l’actoriel propre aux divers types de corporéité. L’étude des parcours qui associent diverses corporéités dans des programmes d’action est le moyen de reconnaître dans des situations repérables les processus qui lient des actants spécifiques, libérés de ce fait du potentiel actantiel de l’instance actorielle de chaque corporéité en présence.

L’interactorialité entre des corporéités distinctes – par exemple, entre un certain acteur social, une disposition spatiale caractérisée et un agent d’environnement physique particulièrement identifié – n’est donc pas compréhensible, si n’est pas dévoilée au moins l’une des interactantialités possibles entre ces trois corporéités et les deux degrés d’instance à considérer dans cette coopération active : celui de l’actoriel et celui de l’actantiel.

Les corporéités en présence dans les parcours

Cette règle convient plus généralement à tout type de rapport entre deux ou plusieurs représentants de ces corporéités. La preuve en est simple : alors que la corporéité d’un acteur social ou d’un objet est préhensible aisément, il n’en est pas de même de la corporéité d’une entité architecturale, considérée comme agent de multiples interactions d’ordre physique et environnemental ou d’ordre social et institutionnel.

En effet, si un espace bâti est non équivoque dans son rôle d’enveloppe protectrice des activités humaines, il est aussi identifiable dans ses rôles de partition de cette enveloppe. L’espace architectural devient, selon le type de distribution des volumes bâtis, un élément de premier plan ou de second plan, se profilant éventuellement sur d’autres plans plus ou moins lointains. Ce qui est principalement identifié, selon un programme actantiel caractérisé, prend valeur d’objet distingué, alors que ce qui demeure accessoire par rapport à ce même programme actantiel tend à s’évaporer dans un fond de décor. La distance entre les choses n’a pas de pertinence en soi. C’est la référence à un programme actantiel qui fait la différence entre une figure prégnante et un fond devenu incertain. Il n’y a donc pas de figure « en avant » se profilant sur un fond « en retrait », mais une destruction de la géométrie euclidienne de la conformation spatiale par le jeu des divers programmes actantiels possibles. Selon les composantes spatiales considérées, les interactions observées n’appartiennent donc pas nécessairement, à un même degré, aux ordres d’interaction indiqués ci-dessus.

Le parcours dans l’espace lie non seulement l’acteur à l’espace parcouru, mais il relie aussi l’acteur aux objets qui sont sur son parcours et, de ce fait, il relie les objets entre eux. Pour cette raison, certains travaux, plus récents que ceux qui ont été cités jusqu’à maintenant, portent sur la mise en évidence de « constellations de points remarquables », qui manifestent l’existence de configurations plus abstraites où se déroulent les programmes interactantiels, évoqués plus haut.

Il convient de préciser – et de le rappeler encore – qu’une confusion a toujours été faite, et elle le demeure – y compris dans l’architecture la plus savante d’aujourd’hui –, entre deux types de configurations. Il y a lieu, en effet, de considérer tout d’abord la « configuration d’espace » qui correspond à la géométrie du solide bâti et est qui appelée ici « conformation », car l’espace est conformé lors de sa conception initiale à une destination première. Cette conformation d’espaces correspond à l’édifice réalisé. Elle n’a pas de correspondance directe avec les « configurations de lieux », qui sont réellement créées par les jeux interactantiels des agents réellement en présence : l’espace architectural lui-même et les personnes qui le vivent, mais aussi les déterminations d’ordre social et institutionnel ou encore les phénomènes d’environnement d’ordre physique qui interfèrent dans les relations entre les agents cités plus haut.

Certes, les configurations de lieux sont présentes dans la conformation de l’espace bâti, mais elles s’en différencient dans la mesure où l’interactivité des agents en présence invente des lieux qui ne sont pas imaginables, dès la première conception de l’espace, avant même qu’il soit bâti. L’espace est en perpétuelle re-conception dans le déroulement des actions qu’il rend possibles. C’est précisément cette multiplicité d’actions, ritualisées en partie, qui concourt à la création de lieux de vie à l’intérieur du solide d’englobement. Il arrive aussi que certaines configurations de lieux aient des prolongements, hors de l’enclosure de l’édifice, par les baies ouvertes sur l’environnement d’ordre proche ou lointain.

Conclusion

Sous l’effet des rituels de la vie quotidienne, certains lieux ne cessent de se redéfinir et de prendre des formes stables ou re-configurables sur des périodes longues. Les contours de ces lieux correspondent parfois à la conformation d’englobement, alors que d’autres contours de ces mêmes lieux les ignorent totalement. Les contours circonscrivant ces lieux, que nous appelons ici « configurations de lieux » pour les opposer à la conformation de l’espace, sont identifiables par le repérage des organisations syntagmatiques, qui correspondent à chaque interactantialité remarquée. L’identification de ces organisations permet ensuite de repérer les processus de la spatialisation et de la temporalisation, qui s’effectuent au « niveau de la manifestation » corporelle ou gestuelle des acteurs.

Retenant seulement ici la dimension spatiale, il est possible d’identifier certains éléments saillants du cadre physique de la vie sociale où les programmes interactantiels se déroulent. Ces éléments remarqués appartiennent au coffre architectural ou bien à son décor intérieur. Mais ils peuvent être aussi des éléments mis en évidence par l’impact des phénomènes d’environnement sur ce cadre physique : des éléments contrastés de textures, des points lumineux, des lignes de contour de zones d’ombres, etc. Ces points, lignes ou portions d’espaces, dits « remarquables », sont distants les uns des autres mais reliés entre eux abstraitement comme les points d’une constellation stellaire tridimensionnelle. Certains de ces éléments remarquables appartiennent non seulement au solide d’englobement de l’espace, mais aussi au voisinage naturel des jardins environnants ou au paysage lointain. Ces constellations, composées d’éléments concrets, sont abstraites en elles-mêmes. Présentes dans la conformation des édifices et dans ce qui l’entoure, elles forment les configurations de lieux où se déroulent les programmes actantiels. Non nécessairement lisibles, elles sont toutefois « engrammées » dans la concrétude de l’espace bâti. Tout parcours revient alors à constituer, pour le déroulement de l’action en cours, un cadre scénique approprié, non réductible aux conformations objectales des corporéités en présence, en particulier à celles de l’espace bâti. Mais tout parcours invente aussi les constellations de points remarquables qui forment les lieux de vie réels, « engrammés » dans ce cadre scénique et le rendant ainsi pertinent. Le décor se met ainsi en place par le parcours lui-même. Et c’est simultanément à cette instauration spatiale que les instances actorielles des corporéités en présence se positionnent dans la temporalité de l’action. Le parcours est alors un jeu interactoriel dans l’espace et le temps qui manifeste l’existence d’interactantialités multiples entre les diverses corporéités des agents en présence, quelles qu’en soient la nature ou la constitution artificielle.

Parmi ces corporéités, celle des objets de la vie quotidienne est également inscrite dans un jeu instrumental n’échappant pas au visible. Mais cette présence active fabrique de l’illusion tant que ne sont pas identifiés les échanges interactantiels où s’établissent réellement les rapports entre les objets, les gens et leur cadre de vie.