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[...] l’image de l’être est elle-même une part de l’être.

Georg Simmel, « La quantité esthétique ».

Figure

Caspar David Friedrich, Voyageur contemplant une mer de nuages (vers 1818)

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Le langage courant tend à confondre paysage et panorama, sans doute parce que l’ontologie du panorama ressortit largement au paysage. Pourtant, il suffirait de se reporter aux définitions du dictionnaire pour apercevoir dès l’abord ce qui les distingue. Décrit comme une « étendue de pays qui s’offre à la vue », le paysage devient un panorama, « vaste paysage qu’on découvre circulairement d’une hauteur »[1]  lorsqu’il est élargi, doté d’un sens de lecture et d’un surplomb. Ces différences d’apparence superficielle ne sont pas sans conséquences épistémologiques et suffisent à constituer un autre objet de sens, où les ajouts quantitatifs, influant sur la qualité, sollicitent une nouvelle inscription subjective. L’article s’efforcera de montrer comment, s’affranchissant du paysage dont il procède, le panorama s’impose comme une pure présence visible qui abolit la diversité sensorielle pour promettre la maîtrise conceptuelle et affective du monde. Si l’étude tend à confirmer qu’un panorama se laisse somme toute percevoir et concevoir – fût-ce à titre de pure intensité qui ajoute sa présence à la présence visible –, nous verrons aussi qu’il ne se prête à la représentation qu’au prix de certaines transformations du dispositif énonciatif, comme le montrent par exemple les tableaux de C.D. Friedrich.

Contempler le paysage

Dans son étude comparée du paysage occidental et de son équivalent chinois, François Jullien précise la définition du paysage.

C’est  une « partie de pays » que la nature présente à l’oeil qui le regarde, autrement dit, qui s’étend jusqu’à ce que la vue peut porter. Qu’on insiste sur sa ruralité, voire qu’on connote d’agrément ce caractère champêtre, toujours est-il que le paysage est portion et telle que, dans l’étendue, la vision la découpe ; il est l’aspect d’un pays qui se laisse embrasser d’un seul coup d’oeil.

2003 : 183

L’auteur complète plus loin sa définition : le paysage est un « fragment de pays soumis à l’autorité du regard et délimité par son horizon » ; il « déploie le monde vis-à-vis d’une fonction percevante, y projetant sa perspective » (ibid. : 184).

Une telle proposition s’avère dès l’abord précieuse pour notre étude. En assignant le paysage au point de vue d’un observateur, elle en fait un ajustement entre le territoire qui se laisse observer et l’instance percevante qui le vise. En ce sens, le paysage se montre a priori redevable d’une modalisation du regard qui, lorsqu’il manifeste un /pouvoir observer/, voit aussi sa compétence limitée par le paysage lui-même, sous la forme d’un /ne pas faire savoir/ ou d’un /faire ne pas savoir/. Il rencontre en ce cas les structures de l’exposition, de l’obstruction (le masquage), de l’accessibilité ou de l’inaccessibilité (le hors-champ) en fonction du réglage modal (Fontanille, 1989). De tels ajustements donnent lieu à des actes perceptifs différents et s’expriment par la variété des verbes de vision de la langue française : contempler mais aussi apercevoir ou fixer, notamment. En effet, si l’usage tend à associer paysage et contemplation, la perception du paysage ne se résume pas à cet unique modèle qui engage une stratégie englobante, qui recherche la totalité, « la domination et la compréhension des états de choses » pour Fontanille (1999 : 51) et, comme l’indique également Ouellet (2000) dans une étude parfaitement concordante, qui suppose une vue lointaine et un accès non entravé[2]. Le paysage n’est pas nécessairement contemplé et peut tout aussi bien être deviné et aperçu ; actes qui correspondent pour Ouellet à une vue éloignée pourvue d’un accès difficile et entravé, comme il se laisse discerner (vue de près ; accès difficile, entravé), scruter (vue de près ; accès facile, non entravé) et, plus simplement, voir ou regarder, deux verbes qui, différemment, traduisent une neutralité de l’accès ou de la distance[3].

À ce stade de l’étude, une hypothèse peut néanmoins être faite. Elle suppose que le panorama, plutôt que le paysage, satisfait aux critères de grande distance, d’aisance d’accès, et applique le principe contractuel de l’exposition et de la stratégie englobante. C’est en somme au panorama et non au paysage que revient le verbe contempler. En ce sens, le premier s’impose comme le terme marqué de la catégorie /paysage versus panorama/, le terme localisé qui concentre les propriétés appliquées de manière diffuse au terme vague de paysage.

Le panorama et la profondeur

La différence sémantique que nous venons de suggérer mérite d’être instruite et complétée. Trivialement, et dès la définition du dictionnaire, la distinction entre la paysage et le panorama apparaît quantitative[4]. Cependant, décrire le paysage comme un réglage modal du regard permet de préciser cette donnée en situant l’augmentation sur les deux axes de la spatialité, en largeur et en profondeur. Dégager le champ implique son élargissement et cela nous autorise à décrire le panorama à la fois comme un « paysage élargi » et comme un « paysage qui a reculé ». Il s’offre à l’observateur tel un « être au lointain qui le rejoint là où il apparaît » (Merleau-Ponty, 1993 : 307). On mesure donc mieux l’importance de l’espace pour la transformation du paysage en panorama. « [P]uissance universelle [...] de connexions [des choses] » (ibid. : 281), l’espace commande le nouvel objet de sens en offrant un nouveau point d’équilibre à la perception. Le panorama se trouve plus précisément déterminé par la profondeur, première définition de la spatialité selon Merleau-Ponty :

La profondeur ainsi comprise est plutôt l’expérience […] d’une « localité » où tout est à la fois, dont hauteur, largeur et distance sont abstraites, d’une voluminosité qu’on exprime d’un mot en disant qu’une chose est là.

1989 : 65

Certes, d’un point de vue ontologique, l’objet reste le même lorsqu’il s’enfonce dans cette profondeur – c’est un assemblage de pics, de coteaux et d’arbres –, mais la nouvelle localité, qui affecte la dimension épistémologique, fonde un autre objet de connaissance.

Suspendre les différences

Cette translation spatiale posée, les différences entre un paysage et un panorama paraissent multiples. La différence est tout d’abord sensorielle et méréologique : parce qu’il accomplit l’hétérogénéité sensorielle de la nature (Le Breton, 1998), le paysage se laisse décrire comme un objet polysensoriel, alors que le panorama est un objet visible, dont toutes les données sont prises en charge par le regard – la vue étant la seule modalité sensible disponible dans la grande distance, comme l’a montré Hall (1971). Si la perception du panorama ne peut donc être polysensorielle, l’unique possibilité de diversification du sensible semble résider dans la synesthésie, c’est-à-dire dans l’évocation par le visible d’une modalité sensible secondaire.

Ensuite, la différence est d’ordre méréologique. Lorsque, reculant et s’élargissant, le paysage devient un panorama, tous les contrastes s’estompent, ce qui accentue la cohérence (visée globale et forte) et améliore la cohésion des parties entre elles. Cette tension homogénéisante se laisse décrire à l’aune de la typologie de Bordron (1991), qui fait du paysage le prototype même de la composition parce qu’il est un tout possédant différents genres de parties (des forêts, des prairies, un lac, etc.). En devenant un panorama, le paysage se transforme en fusion (ibid. : 61), ses parties n’étant plus séparables que par abstraction. Dans le panorama, les différences sont suspendues.

De telles modifications ne sont pas sans incidence sur l’énonciation même. En effet, si le paysage est un parcours impliquant le corps somatique en même temps que le regard, le panorama, pur visible, est pris en charge par le seul regard. Le changement d’instance accompagne une distorsion temporelle : les valeurs du paysage s’actualisent au gré du parcours du promeneur-observateur et selon la temporalité de la promenade. Le paysage est donc une construction aspectuelle – une « production temporelle » dirait Fontanille (2003 : 29) –, tandis que le panorama s’offre d’emblée à la contemplation, sorte d’« étant donné ». Dans le premier cas, la signification procède par enchaînement des informations, dans le second, elle est condensée dans un temps distendu comme si le panorama échappait à l’aspectualité, ce qui revient aussi à opposer une énonciation en acte à une énonciation énoncée.

Toutes ces données ne font qu’instruire une différence plus fondamentale encore, qui tient à l’implication même du sujet. En effet, si la perception naturelle comme les descriptions littéraires du paysage ne cessent d’évoquer une situation d’embrayage[5], une adhérence dans l’expérience, le panorama, objet séparé et mis à distance, suppose au contraire un débrayage actantiel. En ce sens, il accomplit des modalités perceptives partagées par le tableau, cet autre objet fermé sur lui-même, séparé du monde, qui se tient face à moi[6] et engage une contemplation.

Loin d’être futile, cette coïncidence du tableau et du panorama est une étape essentielle pour notre étude, qui nous amènera à montrer que le panorama n’est pas seulement le terme accentué de la catégorie / paysage versus panorama/, mais qu’il introduit aussi une axiologie et emporte alors toutes les valeurs positives.

Ce que nous voyons, ce qui nous regarde

Merleau-Ponty fait de la profondeur l’expérience d’une « réversibilité des dimensions » (1989 : 65). De nombreux auteurs, et tout particulièrement les écrivains du paysage[7], ont évoqué une telle possibilité, en entrevoyant une réversibilité des instances dans la perception. C’est le cas de Stifter, par exemple :

Une pensée, bien souvent, m’est venue, toujours la même, lorsque j’étais assis sur ces bords : il me semblait qu’un oeil étrange me regardait dans cette nature, profondément noir, surplombé par le front sourcilleux de ces rochers, bordé par les cils des sombres sapins et contenant cette eau sans mouvement telle une larme cristallisée.

1979 : 24

Didi-Huberman (1992) applique de même ce principe à la nature et montre que « ce que nous voyons » est aussi « ce qui nous regarde » et impose une présence non anthropomorphe qui retourne le regard de l’observateur. Pour notre étude, il importe surtout d’établir un lien de causalité entre cette possibilité de réversibilité et l’opération de débrayage actantiel : le panorama se constitue en alter ego susceptible de bénéficier de notre empathie[8] parce qu’il se dégage du paysage dans un processus d’objectivation. On s’inscrit dans un paysage, mais on fait face au panorama qui, lui aussi, nous fait face.

Cette réversibilité actantielle permet au sujet de s’orienter de la façon la plus sûre. Le panorama organise le champ de présence, imposant à l’observateur sa présence unifiante, totalisante[9], mais surtout, et c’est là que le retournement prend tout son sens, il lui permet de se situer lui aussi comme une localité du monde, un vis-à-vis. De la même façon qu’une perspective renvoie, comme à une toute première marque générative, au point de vue du sujet, on pourrait affirmer que le panorama place l’espace sous l’autorité de l’observateur dont la position devient un centre de projection. En somme, le monde se donne à lire devant moi et situe précisément ma propre place, en vis-à-vis, un constat qui trouverait écho dans ce commentaire de Geninasca :

Tout se passe alors comme si le sujet, se contemplant et se connaissant dans le spectacle du monde, avait accès à la plénitude euphorique d’un sens à la fois intelligible et sensible.

1984 : 26

Une comparaison avec le principe d’orientation du paysage met en relief la commodité de ce double repérage. Dans le paysage, explique Straus, « l’endroit où nous nous trouvons n’embrasse jamais la totalité et ne se détermine que par son rapport aux lieux adjacents et à l’horizon qui se déplace avec nous » (1989 : 514). Dans le paysage, le promeneur ne peut donc se situer que relativement, en se trouvant des repères le long du chemin, ce qui ouvre sur une opposition global/local et sur une hiérarchie énonciative – dans le panorama, le monde me fait allégeance, alors que je dois chercher mes repères dans le paysage. Cette mutation, que restituent déjà les principes de l’embrayage (paysage) et du débrayage (panorama), implique des différences modales essentielles. Contraint, en effet, de chercher des repères pour ne pas perdre mon chemin dans le paysage et donc de distribuer moi-même la valeur pour accéder à la signification, je me vois accorder d’emblée la maîtrise conceptuelle du monde et de ma propre place lorsque j’accède au panorama. Une modalité déontique pour le paysage (devoir faire), une sorte de plénitude volitive pour le paysage, un parcours de quête contre une pure donation de sens : de telles dichotomies témoignent aussi d’une asymétrie véridictoire qui confronte enfin l’incertitude du paysage à la certitude du panorama.

Le panorama alcyonien

Si l’emploi du verbe comprendre suffit à indiquer la composante sensible de l’esthésie du panorama, il reste à en préciser la part affective. À lire les écrivains du paysage, il semble en effet que l’emprise affective du panorama soit exactement proportionnelle à ses dimensions et donc à la hauteur du surplomb, ou, en termes tensifs, que l’intensité progresse toujours avec l’étendue : « Après avoir joui de cette vue, je décidai de continuer l’ascension pour jouir d’une vue encore plus étendue. Je voulais tenter d’atteindre, si possible, la plus haute crête rocheuse », note Stifter (2004 : 88). À quoi fait écho, sous la plume de Nerval : « [...] c’est un des plus vastes panoramas du monde, un de ces lieux où l’âme s’élargit, comme pour atteindre aux proportions d’un tel spectacle » (cité par Barthes, 2002 : 217).

Dans son cours sur le neutre au Collège de France, Barthes fait de la dimension affective le trait définitoire du panorama et lui prête un caractère alcyonien, du nom de l’oiseau fabuleux qui ne peut faire son nid que sur une mer calme, soit les sept jours précédant et les sept jours suivant le solstice d’hiver. Il définit donc le panorama comme « un objet à la fois intellectif et heureux : [qui] libère le corps dans le moment même où il lui donne l’illusion de “ comprendre ” le champ de son regard » (ibid. : 208)[10]. Selon lui, le panorama n’est « que surface, volumes, plans et non profondeur : rien qu’une étendue, une épiphanie »[11].

Sous la plume de Barthes, cette notion d’étendue prend néanmoins une acception temporelle qui, confondant le panorama avec la mémoire totale, « révèle enfin au sujet humain son unité, ou une unité » (ibid. : 212) et produit un effet d’intelligence souveraine. En ce sens, le panorama se conçoit comme une « contraction du temps jusqu’à son abolition », une « transposition ou échange de l’espace et du temps ». La satisfaction de l’observateur tient à l’impression que « tout est à sa place : même un panorama de désordre […] n’est pas dysphorique puisqu’il est saisi par un sujet extérieur », précise encore Barthes. Le panorama est « un étagement de lieux dont on aimerait occuper chaque lieu, chaque détail » (ibid. : 214)[12].

Il faudrait sans doute s’attarder à la description de Barthes qui, par un faisceau de comparaisons, permet de saisir le supplément qualitatif qui vient avec l’élargissement du paysage. Pour notre étude, il suffira de replacer le panorama sous les auspices du neutre, le thème du cours de Barthes, en insistant sur l’apparent paradoxe de la thèse centrale : le panorama relève du neutre parce qu’il comporte un « pouvoir de paix » (il « déjoue les paradigmes », explique Barthes) ; cependant, au lieu d’atténuer la valeur comme le laisse présumer la notion de terme neutre, il incarne l’intensité [13].

Les valeurs intensives du panorama

Il faut maintenant mieux instruire ces valeurs d’intensité qui légitiment l’assimilation au neutre de Barthes et qui témoignent de l’implication cognitive et affective du sujet. Le panorama est le point d’aboutissement du parcours, un temps de repos pour le corps, pour le regard et pour l’esprit, ce qui suffirait à motiver sa valeur euphorique.

À ce niveau de l’étude, nous pourrions en outre proposer une seconde référence à Barthes qui, dans La Chambre claire, soutient : « L’emphase est une force de cohésion » (1980 : 69). Parce qu’il n’introduit aucune préséance causale, ce principe se laisse traduire de deux façons. Première version : un gain de présence de l’objet induit une tension cohésive entre les parties de cet objet ; seconde version et proposition inverse : la cohésion des parties de l’objet accentue l’intensité de l’interaction sujet/objet.

Notre étude montre en tout cas que, dans la perception, le passage du paysage au panorama se conçoit comme une objectivation qui procède par une conversion à la fois spatiale (c’est un paysage éloigné) et temporelle (le temps de l’expérience est suspendu), c’est-à-dire par un réagencement des catégories de l’entendement. Il se traduit par un gain d’intensité, un gain de présence, un résultat qui n’est pas sans intérêt pour une sémiotique générale à laquelle notre étude offre un objet assez exemplaire.

En effet, tel que nous l’avons décrit, le panorama peut se ranger parmi les phénomènes saturés de J.-L. Marion en tant qu’objet affectif qui ajoute de la présence à la présence et

[sa] constitution y rencontre une donation intuitive telle qu’elle ne peut lui conférer en retour un sens univoque [mais] doit se laisser alors déborder par plusieurs significations […] sans parvenir à les unifier, ni à les organiser.

2001 : 135

Donation de sens qui me submerge, le panorama reprend le fonctionnement phénoménologique de certains événements (l’amour ou l’amitié), du tableau, de l’icône que Marion appelle idole, « dont [la] visée ne peut supporter l’intensité». Devant ces phénomènes saturés, précise le philosophe, « je ne puis que me dérober et cette dérobade même restera mon seul accès à ce qui m’écrase » (ibid.). Excès du donné par rapport au perçu, le panorama me submerge.

Ainsi conçu, le panorama partage quelques principes communs aux phénomènes saturés. Le principe de réversibilité des instances, tout d’abord, appelée alors « anamorphose », qui oriente précisément l’espace : « lorsque je contemple le tableau, celui-ci me place au point exact où sa propre visée attend que je m’expose », explique Marion. C’est donc un « point de vue venu d’ailleurs qui m’impose son angle de vision » (ibid. : 141) et fixe finalement, ajouterions-nous, ma place dans le monde. Cette autorité topologique propre aux phénomènes saturés croise, de façon intime, l’impression de « déjà vu » que produit le panorama : « Nous nous cherchions avant que de nous être vus », explique Marion en citant Montaigne[14]. Cela signifie : « je prends pour moi son point de vue sur moi, sans le réduire à mon point de vue sur lui ; et donc il m’advient » (ibid. : 44). Avant de rencontrer cette personne, je la connaissais déjà ; je l’attendais. Alors que je gravissais le chemin et expérimentais le paysage, j’escomptais le panorama et le connaissais par avance.

Cette impression de « déjà vu » produite par le panorama mérite commentaire. En rencontrant le principe de la donation, celle-ci témoigne du pouvoir figuratif du panorama qui est déjà dessiné, déjà de l’ordre du dessin, de la projection d’une figure, et qui sera apprécié pour son caractère pittoresque (« picturesque »), c’est-à-dire pour sa disposition à faire une image, à être peint[15], à valider certains stéréotypes figuratifs.

Représenter

Avec cette disposition du panorama, nous parvenons à un point essentiel de notre étude. En effet, si le panorama se prête aussi bien que le tableau à la contemplation, s’il emprunte le dispositif énonciatif du tableau en tant que « phénomène saturé » – excessif pourrait-on dire –, bref s’il est déjà figuratif et s’impose dans la perception naturelle comme un dessin, on s’aperçoit que sa représentation pose problème. Certes, le paysage, genre majeur de la peinture, n’a pas cessé d’être représenté dans l’histoire de l’art dans toute sa variété. L’histoire rappelle par exemple que le paysage fut d’abord un simple arrière-plan découpé par une fenêtre, un paysage aperçu en somme, comme dans Saint Luc fait le portrait de la Vierge du Maître du retable des Augustins (1487)[16]. À la fin de la Renaissance, l’instauration du tableau coïncidant avec un processus d’autonomisation des genres, le paysage se laissa contempler, comme c’est le cas dans La Tempête de Giorgione (1508), l’un des tout premiers paysages composés[17].

Parmi ces innombrables paysages qui témoignent toujours de la façon d’ajuster la visée à une portion de territoire, la source à une cible, et qui rendent compte d’une quête éperdue de la totalité susceptible d’accorder la maîtrise conceptuelle[18], on ne trouve cependant aucun panorama. De nombreux paysages se déclarent comme tels, au bénéfice de la confusion commune entre le paysage et le panorama, mais ils ne représentent jamais cet objet élargi, mis à distance et séparé du panorama : alors qu’il est déjà figuratif, le panorama ne se laisse guère représenter en raison de deux excès quantitatifs – il est à la fois trop vaste (dimension de la largeur) et trop éloigné (dimension de la profondeur).

Simmel a posé le problème de la dimension de l’oeuvre d’art. Il assure que, pour « révéler leur sens et leur importance », les objets doivent nécessairement être représentés selon une certaine échelle. Si on peut, sans dommage, modifier l’échelle des objets organiques (la figure humaine ou l’arbre), les objets inorganiques, telles les montagnes, exigent que leurs dimensions soient préservées parce que leur sens tient essentiellement à leur démesure, explique-t-il. Si aucun paysage alpin n’est vraiment convaincant, c’est donc parce que 

[...] l’attrait visuel des Alpes est dû essentiellement au caractère extraordinaire de leur masse, et [que] leur valeur formelle ne révèle son efficacité esthétique qu’à cette échelle.

2003 : 43

Si le panorama pose à l’évidence un problème d’échelle (il est trop large), la difficulté tient aussi à son éloignement. La représentation d’un objet à distance implique en effet une diminution du volume ainsi qu’une atténuation des contours et des couleurs, comme l’expliquait déjà Léonard de Vinci :

En peinture, trois sortes de perspectives sont employées, la première se rapporte à la diminution des volumes des corps opaques, la seconde traite de la diminution et de l’effacement de leurs contours. La troisième traite de leur diminution et de l’atténuation de la couleur à grande distance.

1953 : 38[19]

Pour représenter une forme très éloignée, il faut donc en réduire considérablement les dimensions pour les concilier avec celles du tableau, désaturer ses couleurs et lui faire des contours flous, ce qui se conçoit comme une atténuation globale de tous les contrastes plastiques, prenant le risque de l’indistinction et de l’insignifiance. On ne peut porter le regard à l’infini sans l’accrocher à une forme stable qui donnera à la fois une consistance et une échelle à la représentation, ce que suggère Handke dans la Leçon de la Sainte-Victoire :

Le grand empire hollandais du xviie siècle a cultivé dans la peinture le genre des « univers du paysage » destinés à porter le regard à l’infini. Certains peintres ont, à cet effet, utilisé le truc des oiseaux qui planent à mi-distance (« Et pas d’oiseau pour lui sauver le paysage », est-il dit dans un récit de Borges).

1991 : 71

Comment représenter le lointain ? Évitant de prendre le problème de front, les théoriciens du paysage, tel Lhote, recommandent d’accrocher au premier plan et de s’appliquer à graduer la progression dans la profondeur par un principe d’étagement des plans[20], des principes graduels propres à instruire une sémiotique du paysage plutôt qu’une sémiotique du panorama. Dans son effort pour peindre le panorama, le peintre rencontre donc le paysage…

Bien qu’extrêmement sommaires, de telles propositions suffisent néanmoins à montrer la difficulté à concilier les vastes proportions du panorama et son éloignement sans aboutir à une forme molle et minuscule et sans consentir à une graduation des plans qui le ramène au lieu commun de paysage. En somme, le panorama oppose à la représentation une nouvelle structure modale qui, au-delà des schémas bien connus de l’exposition – l’accessibilité, l’obstruction ou l’inaccessibilité (Fontanille, 1989), diversement déterminées par un /faire savoir/ et un /pouvoir observer/ –, met en oeuvre un /ne pas pouvoir faire savoir/. Le panorama se laisserait bien observer si seulement il était représentable…

Simuler

À défaut de représenter le panorama, de nombreuses inventions, telle cette construction appelée panorama, tels le diorama ou le cinéma à 360°, ont tenté de restituer la démesure du panorama par la simulation [21]. La diversité de ces inventions nous offre l’occasion de formuler une définition comparative des deux pratiques sémiotiques[22]. Tandis que la représentation marque la place de l’objet et celle du sujet en s’efforçant d’ajuster les deux instances et de les inscrire sur un même support, la simulation dénoue cette relation fondatrice, son effort consistant à mettre en rapport des supports distincts pour reproduire, le plus souvent sur un contraste mobilité/immobilité (soit l’objet est mobile, soit le sujet est mobile) susceptible de provoquer un effet de survenir, non pas l’objet lui-même mais son esthésie.

Suggérer

À qui s’obstine, en dépit des difficultés, à reproduire un panorama, il resterait cependant une voie subsidiaire. Elle consiste à suivre la recommandation de Lhote, invitant à suggérer la troisième dimension en se fondant sur les propriétés du tableau[23], plutôt qu’à imiter l’espace.

Banu a décrit plusieurs dispositifs de redoublement du regard, par lesquels un actant, qu’il appelle l’Homme de dos, placé au seuil d’un second espace, observe un paysage à travers une ouverture, une porte ou une fenêtre[24]. Incarnant la figure de l’absorbement chère à Fried (1990)[25], cet observateur délégué se voue alors à un paysage qui nous est, autant qu’à lui, exposé. De tels redoublements du regard de l’observateur du tableau sont exemplaires chez les primitifs flamands, dans La Vierge au chancelier Rollin de Van Eyck (1935)[26] ou dans Saint Luc dessinant la Vierge (1435-1440)[27] de Van der Weyden, quand le paysage n’était encore qu’un arrière-plan encadré par une fenêtre. Fréquentes dans la peinture hollandaise de genre au xviie siècle, ces délégations se retrouvent également dans la peinture de Balthus[28] ou de Friedrich[29], par exemple, et indiquent alors un espace offert à la vue de l’actant, quoique inaccessible à l’observateur du tableau du fait de l’exiguïté de la fenêtre : l’observateur délégué est représenté, le paysage ne l’est pas, mais se trouve seulement suggéré.

Le peintre le plus coutumier de ces débrayages actantiels est sans doute Friedrich, figure majeure de la peinture romantique allemande, à qui l’on ne doit pas seulement une systématisation du procédé initié par les primitifs, mais son perfectionnement. Friedrich intègre une figure humaine, dans la représentation, qui fixe l’échelle de ce qui l’entoure[30]. Il décrit le paysage au premier plan, au moyen de forts contrastes, et positionne l’observateur délégué sur un surplomb placé à mi-distance, ce qui le transforme en une figure de la limite[31], susceptible de contempler le panorama infiniment ouvert au second plan. Friedrich distingue ainsi deux objets épistémologiques, décrits par des moyens plastiques opposés puisque, loin de la progressivité prônée par Lhote et porteuse d’un système graduel, il instaure un principe de discontinuité. Comme l’a indiqué C. Sala, Friedrich supprime les plans intermédiaires, accusant ainsi « le contraste entre le premier plan souvent sombre et précis, et les lointains inaccessibles, lumineux et brumeux à la fois » (1993 : 85-86). Friedrich anticipe ainsi sur le procédé de l’écran défini par Lhote[32], par lequel les valeurs extrêmes juxtaposées s’exacerbent mutuellement et se repoussent pour créer un effet de profondeur. Il incarne aussi un principe fondamental du baroque, décrit par Wölfflin :

On sait qu’un des motifs chers à la peinture baroque consiste à renforcer le mouvement vers la profondeur par un grossissement du premier plan. C’est le cas lorsqu’on choisit un point de vue très proche de l’objet à reproduire ; le module des grandeurs diminuera relativement vite dans le sens de l’éloignement, ce qui revient à dire que les motifs du premier plan paraîtront incomparablement grands […].

1992 : 233

Un tel contraste de valeurs contraires sur le plan de l’expression – une forme sombre, nette et saturée contre une forme claire, désaturée et aux contours flous – permet de fonder deux objets épistémologiques distincts, autorisant la mise en abyme de la contemplation : le paysage rendu connaissable sur le principe de la représentation et la valence de l’immédiateté ; le panorama qui nous est suggéré mais qui reste offert à la contemplation de l’actant débrayé selon la valence de la médiation. Ce savant dispositif repose sur une nouvelle pratique sémiotique : la suggestion. Celle-ci partage avec la représentation le principe d’un support commun aux deux instances, l’objet et le sujet, puisque les coordonnées de l’observateur du tableau sont inscrites dans le tableau. Elle s’en distingue cependant du fait d’une potentialisation de l’objet, dont la présence n’est maintenue qu’au prix d’un déplacement de l’accent sur l’instance d’observation : en termes tensifs, nous pourrions soutenir que la figure de l’observateur délégué s’arroge les valeurs intensives déniées au panorama.

Loin d’épuiser la pratique sémiotique de la suggestion, l’exemple de Friedrich permet en outre d’esquisser une alternative énonciative. En effet, si la figure de l’Homme de dos, chère à Banu, suffit à suggérer une disponibilité de l’actant débrayé à un autre espace, elle laisse aussi entendre que la figure de l’homme de profil[33], elle aussi dégagée de la relation intersubjective, suggère de même une ouverture au hors-champ, la présence d’un actant situé hors tableau, par exemple.

Conclusion

Cette description d’un objet paradoxal (para-doxa), tel que le panorama, révèle donc deux pratiques sémiotiques alternatives à la représentation : la suggestion, qui conserve le support de la représentation (le tableau), et la simulation, contrainte à inventer de nouveaux supports. Notre étude permet aussi de croiser deux grands chantiers de la sémiotique : celui de l’esthésie et celui de la présence, toujours abordés séparément mais qui trouvent ici matière à construction mutuelle.

L’étude du panorama permet de décrire le phénomène de l’esthésie[34] comme une objectivation induisant un débrayage spatial (mise à distance) et temporel (suspension du temps de l’expérience), qui le projette hors de l’expérience du parcours : le panorama est un « étant donné ». Si ces remarques corroborent après tout les descriptions faites naguère par Greimas (1987), c’est aussi par le biais de la notion de présence, qui est commune à la phénoménologie et à la sémiotique. Au sujet, le panorama impose en effet son « surcroît » et ajoute sa présence à la présence mondaine, à la façon du tableau, de l’icône ou de l’événement amoureux, dirait Marion (2001). On « tombe » sur un panorama comme on « tombe » amoureux ou comme on croise un tableau de Klee ; on désire le panorama comme on désire la plénitude euphorique de l’amour. Tel un tableau dont il s’octroie les excès, le panorama « exclut l’absence et la déception du regard », commente Marion. Convertissant le paysage en objet esthétique, il « ajoute de la présence à la présence, là où la nature préserve l’espace et donc de l’absence » (2001 : 79).

Une question mérite encore réflexion. On s’aperçoit en effet que de tels « surcroîts de présence » concernent aussi bien des phénomènes naturels qu’artistiques pour manifester ce que la sémiotique tensive appellerait l’intensification de l’art ; mais c’est peut-être parce que les phénomènes naturels ressemblent déjà aux phénomènes artistiques et qu’ils sont appréciés pour cette figurativité.