Corps de l’article

Les articles réunis dans le présent numéro[1] interrogent la place qu’occupent les ruines dans la formation d’un imaginaire aux modalités mouvantes, variant selon les époques, les techniques, la situation géographique, mais aussi, et surtout, en fonction de diverses conceptions du temps, de l’histoire et de la mémoire. Le croisement de disciplines et d’approches théoriques que nous avons privilégié permet de prendre acte de la formidable complexité de cet imaginaire et de sa pertinence critique, esthétique, philosophique et sémiotique.

Dans son essai Le Temps en ruines, Marc Augé relève le paradoxe suivant : « sans doute est-ce à l’heure des destructions les plus massives, à l’heure de la plus grande capacité d’anéantissement, que les ruines vont disparaître à la fois comme réalité et comme concept » (2003 : 84-85), avant d’ajouter, quelques pages plus loin, « [les ruines] ne sont plus concevables aujourd’hui, elles n’ont plus d’avenir, si l’on peut dire, puisque précisément, les bâtiments ne sont pas faits pour vieillir, accordés en cela à la logique de l’évidence, de l’éternel présent et du trop-plein » (ibid. : 91). Si, en effet, les ruines tendent à disparaître de nos villes, remplacées par les « non-lieux » indifférenciés de notre monde globalisé ; si, plutôt que le patient lacis de la nature et de la culture qui suscitait les rêveries mélancoliques des Diderot, Chateaubriand ou Novalis sur le « passage du temps », les ruines évoquent, pour nous, la fulgurance et la mémoire endeuillée de la destruction, celle que l’on associe aux noms de Guernica, Dresde ou Nagasaki et aux dates du 6 août 1945, du 11 septembre 2001 ; les ruines ne cessent pour autant de hanter notre imaginaire contemporain, de susciter la curiosité et la fascination, comme en témoignent publications, colloques et expositions qui se succèdent depuis quelques années[2]. Nous pouvons nous demander si ce n’est pas précisément cette disparition paradoxale qui confère aux ruines cette singulière actualité, par laquelle s’exprime une inquiétude liée au temps, un malaise « épochal », divers symptômes d’un « déficit du temps », voire d’une « nostalgie du temps pur » à l’ère de la vitesse, du simulacre, de l’immatériel et du « présentisme ». Nombre d’artistes, photographes ou cinéastes contemporains (Anne et Patrick Poirier, Victor Burgin, Ruth Thorne-Thomsen, Bill Morrison, Daniel Eisenberg, Jia Zhang-ke, etc.) ont tenté d’offrir une réponse à ce Zeitgeist en réinvestissant, de diverses façons, l’imaginaire des ruines. Par ailleurs, les ruines industrielles, les chantiers, les zones désaffectées se trouvent désormais chargés d’une puissance affective autrefois dévolue aux palais et temples écroulés[3]. Figures de temps anachronique, forcément inactuelles, les ruines forent notre présent en y rendant manifestes des zones de mobilité, des stratifications, invitant à des fuites en avant et des remontées du passé. Analyser les diverses figurations des ruines permet d’exposer, fondamentalement, où nous nous situons face au temps, et de prendre acte de l’historicité de cette relation.

Car devant des ruines, toujours, nous sommes devant du temps. Plus précisément, devant les traces de la dégradation naturelle ou de la destruction humaine, nous nous trouvons en présence d’un signe des temps. Or, il s’agit d’un temps qui, malgré la persistance matérielle des restes, n’a visiblement plus lieu. Le paradoxe topique des ruines relève de la sorte d’une signification en défaut de présence, hicetnunc. En effet, rarement perçoit-on des ruines ou parlons-nous d’elles sans avoir aussitôt à l’esprit ce qu’elles ne sont pas, ou plutôt, ce qui était avant qu’elles ne soient. D’un point de vue sémiotique, donc, les ruines proposent un véritable travail figural de la négativité, en ceci qu’elles signifient sur le mode de l’absence une présence « désormais » renversée par sa propre faillibilité. S’il y a bien un imaginaire des ruines, sa manifestation semble ainsi se conjuguer à l’évocation de l’imprésentable ; aussi, bien qu’elles éveillent de diverses façons notre sensibilité symbolique, les ruines n’expriment pas avant tout le caractère inassignable du temps. Ce qui, d’emblée, rend l’étude sémiotique des ruines d’autant plus pertinente qu’elles font également, dans une perspective langagière, figures de résistance.

Qu’il s’agisse de ruines, de décombres ou d’amas de ferrailles, ces « restes » évoquent un passé révolu qui persiste et résiste dans les traces qu’il nous lègue. Aussi les ruines proposent-elles à la perception davantage que le seul indice d’une catastrophe, d’une dévastation ou du lent labeur des ans. Bien qu’elles se présentent à nous, par le biais de l’expérience concrète ou par des représentations poétiques et médiatiques, comme la marque du tragique ou de la fatalité, elles évoquent peut-être avant tout un temps qui fut ainsi qu’une présence qui ne sera plus. C’est néanmoins grâce à ce travail de la négativité que toute ruine demeure susceptible de contribuer à l’histoire, et d’ainsi participer à l’élaboration d’une mémoire du monde et de l’événement. En s’inscrivant, selon les époques, dans divers « régimes d’historicité » (Hartog, 2003), les ruines permettent d’évoquer tantôt la fureur des divinités, tantôt le cauchemar aveuglant de l’histoire, tantôt la survenance et la hantise du passé, ou encore permettent d’anticiper sur les ruines à venir. Dans une certaine mesure, les ruines font, conservent et projettent l’histoire. C’est ce que ce parcours à travers l’imaginaire des ruines suggère.

À commencer par Jean-François Hamel, qui consacre son article aux uchronies de la fin du xviiie et du xixe siècles en analysant à partir de Walter Benjamin la figure des « ruines prospectives » et l’« allégorie des ruines du progrès » qui en découle. À l’autre bout du spectre, André Habib interroge certaines pratiques contemporaines de recyclage cinématographique utilisant des fragments de pellicules abîmées. Ces oeuvres révèlent la dimension spectrale, fantomatique du cinéma et élèvent au rang d’art la passion esthétique des archives cinématographiques, vouées à la disparition.

Le caractère allégorique des ruines, qu’il s’agisse de fiction littéraire ou de cinéma expérimental, excède de la sorte la seule référence à la destruction et à la fragmentation ; il en devient même parfois emblématique du dispositif narratif. C’est ce que suggère Richard Bégin, pour qui l’évocation de la destruction en fiction révèle, jusqu’au sublime, l’imaginaire, moderne ou contemporain, dans lequel s’inscrit cette dernière. Les ruines se confrontent également à la limite de la représentation, comme en témoigne l’article de Javier Bassas Vila qui, développant la terminologie phénoménologique de Jean-Luc Marion et notamment le concept de « phénomène saturé », fait de la perception des ruines une manifestation sans objet. Cyril Thomas, pour sa part, se penche sur les photographies de Shõmei Tõmatsu à Nagasaki, et sur l’exploration douloureuse et complexe d’une mémoire fragmentée de l’histoire et de l’événement à laquelle elles donnent lieu.

L’installation de Victor Burgin, Voyage to Italy, dont nous présentons dans ce dossier quelques fragments photographiques, dialogue avec une longue tradition – à la fois littéraire, picturale, photographique et philosophique – liée à la représentation de Pompéi, tout en proposant une réflexion sur l’ontologie de l’image photographique et ses affinités électives avec la ruine. Les ruines participent ainsi d’une longue histoire de la sensibilité. Johanne Lamoureux analyse en ce sens le rôle crucial que vient jouer Les Ruines de Volney dans l’éducation littéraire de la Créature de Frankenstein de Mary Shelley. L’ouvrage de Volney, sous-titré Méditations sur les révolutions des empires, se révèle au fil de la lecture que Lamoureux en propose un intertexte puissant, qui offre à la Créature la clé de son origine, tout en annonçant l’inéluctable « processus de dégradation », la ruine et la fragmentation de l’être, au coeur du roman.

Ainsi, les ruines participent d’un imaginaire qu’il est opportun d’étudier en suivant des approches variées, du Land Art de Robert Smithson sur lequel se penche Michel Makarius à la lumière de la « lithophilie » des Romantiques allemands, et à la lecture que propose Isabelle Hersant de l’oeuvre d’Ana Mendiata, où les diverses traces du corps de l’artiste, dans leur manifestation éphémère, opposent à la pérennité du monument la valeur précaire de l’instant. L’oeuvre de Mendieta fait d’ailleurs écho sur bien des points à la lecture de deux ouvrages de Derrida (Feu la cendre et Mémoires d’aveugle) que propose Joana Masó, où la cendre et la ruine sont présentées comme des motifs d’une incomplétude originaire, d’un futur antérieur, toujours « déjà-là ».

Un imaginaire de la fragilité et de la dévastation parcourt toutes les oeuvres et les réflexions dont il est question dans ce numéro de Protée. Au-delà de leur motif poétique ou de leur motivation médiatique, ces « ruines » non seulement rendent la pratique sémiotique témoin de la faillibilité du monde, mais apparaissent aussi comme les gardiennes privilégiées d’un langage en mesure d’évoquer l’imprésentable et, qui sait, de toucher au Réel, et à la part sensible du temps.