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La photographie joue un rôle de premier plan dans les constructions esthétiques, sociales et politiques de l’image, notamment à l’égard des montages imaginaires et symboliques du corps. Car, si nous avons l’habitude de dire que nous vivons à l’ère de l’image, nous vivons aussi à l’ère du « montage ». Montage de l’identité, du sujet, de l’image elle-même ; montage du corps dans le procès de signification qui traverse un corps photographié et fait de lui un corps de signes à déchiffrer. Ce faisant, la photographie du corps n’est jamais réductible au corps représenté, mais procède plutôt d’un agencement complexe qui relève du dispositif où le corps est instamment saisi par les modalités de la représentation : cadrage, point de vue, stratégie ou hantise du hors-champ, stratégie ou hantise de la manipulation photographique. Car toute stratégie concertée peut révéler une hantise qui touche à la lecture de l’image. On sait combien aujourd’hui une photographie peut se prêter à la manipulation idéologique, mais aussi à la manipulation matérielle de l’image elle-même, dans le traitement de ce qui est montré et conservé dans la photographie ou dans ce qui lui est agencé, superposé, surimprimé, etc.

Conséquemment, nous apprenons aussi à nous méfier des images. Non pas que l’image soit nécessairement une simple fabrication de discours, mais parce que nous ne savons plus toujours quoi penser de l’image elle-même lorsqu’elle se manifeste dans une situation donnée, à un moment donné, pour être l’objet et l’enjeu d’un témoignage, d’une remise en cause de la représentation, si ce n’est d’un scandale ou d’un combat. Ainsi, « l’instant décisif », pour reprendre la fameuse expression de Cartier-Bresson, n’est plus seulement le moment culminant sur lequel s’arrête l’image, c’est aussi le moment où la photographie, qui fut prise, apparaît elle-même comme événement, que ce soit dans les intentions de contextualisation discursive, traduisant ou imposant un code de lecture – subversif ou non, trompeur ou non –, ou en l’absence de contexte qui livre l’image à la dérive de l’interprétation (toujours probable) comme à l’arbitraire du signe (nécessaire au procès de signification). Ce faisant, la photographie exige, des zoon politikon que nous sommes, que nous entrions dans un dialogue politique avec l’image plutôt que de nous confiner à une réception prisonnière des images de la caverne mondialisée.

La photographie des corps participe en ce sens d’une stratégie de la manifestation politique des corps photographiés, parce que le politique repose aussi sur une économie des effets de l’image – effets de discours ou effets de « choc », effets de séduction ou de provocation. Or, il est à penser que le corps n’en sort pas indemne dès lors qu’il est photographié, capté, multiplié, développé, transformé, reconstruit et exposé. Que reste-t-il du corps en photographie – le corps réel, sexuel et sexué, donné à désirer ou brutalement exposé ; le corps mortel, souffrant et désirant ; le corps biologique, mais aussi le corps passager, en mouvement, transitoire ; voire le corps absent, sans voix, muet ? Qu’en reste-t-il, sinon son image, son spectre ou son ombre, à tout le moins une version de corps, sinon, dans certains cas, un agencement politique d’une image et d’une figuration qui le dépasse ? Nombre d’artistes ont témoigné à leur manière de l’urgence de ces questions. En explorant et en exploitant la photographie et ses dispositifs, les artistes (contemporains) traiteraient ces problèmes et leurs effets de tensions autant par le biais d’une technique plus traditionnelle que par les nouvelles propositions numériques que l’on connaît aujourd’hui, que ce soit, entre autres, chez Elinor Carucci, Geneviève Cadieux, Evergon, Alexandre Castonguay, Philippe Bruneau, Reynald Drouhin ou Pierre Perrault, qui sont évoqués et commentés dans ce dossier.

L’interrogation de départ consisterait à se demander pourquoi et comment la photographie transforme les corps photographiés et les corps photographiables en corps politiques, et ce, souvent malgré eux. Quels sont les effets de cette transformation  sur les corps, sur le politique et sur la photographie, dès lors que la photographie est non seulement une aventure individuelle, privée et intime, mais aussi une pratique politique, publique et extime, touchant à la sphère du pouvoir, si ce n’est de l’histoire ?

La photographie est un moment et un moyen du devenir image des corps, et c’est en faisant du corps une image que la photographie le constitue comme corps politique, parce que cette image est déjà non plus le corps photographié, mais un effet des emplois politiques de la photographie, et ce, depuis que la photographie existe, mais, aujourd’hui, avec une autre force, d’autres moyens, d’autres dangers. Les photos de la prison d’Abou Ghraib en Irak, tout comme l’absence de photos de corps du 11 Septembre, en seraient de bons exemples. Les enjeux principaux seraient donc la liberté des corps, de leurs images et de leurs représentations et, corrélativement, le contrôle, la surveillance et l’assujettissement du corps politique et social. En effet, pourquoi et comment la photographie pourrait-elle être utilisée tantôt comme critique du pouvoir sur les corps politiques, tantôt comme outil de ce pouvoir ?

Une photo de corps peut aisément nous permettre d'avoir, d'un corps, une approche sociale, c’est-à-dire de le produire et de le reconnaître comme corps social. Pour autant, l’approche n’est pas encore politique et le corps n’est pas encore politique. Ainsi, il faut distinguer « corps politique » et « corps social », dont souvent le reportage connaît trop bien, ou trop peu, le possible glissement de l’un dans l’autre. Depuis qu’il existe, le photoreportage est l’une des parties de la photographie qui prétend restituer l’objet à photographier, ou du moins en rendre compte, et qui affirme rendre possible sa connaissance en le photographiant. Déjà au xixe siècle, John Thomson voyait en lui le moyen de faire connaître la dure réalité sociale : « L’indiscutable précision de ces témoignages nous permettra de montrer d’authentiques cas de la misère londonienne en nous épargnant l’accusation d’avoir ajouté ou retranché à l’aspect de certains miséreux »[2]. Que peut montrer ce type de photos ? Au mieux des corps sociaux. Peut-il montrer des corps politiques ? Oui, mais pas de la même manière, car le social est un jugement de fait et le politique, un jugement de valeur. Le social relève de l’être, le politique, du devoir-être ; le sociologique est un savoir, la politique, une action. Aussi, parler de « corps sociaux », c’est être dans la sphère du sociologique avec toutes les nuances et précautions épistémologiques que l’on connaît ; parler de « corps politiques », c’est être dans la sphère du jugement de valeur, de l’éthique, voire de la morale au sens de Kant, en tout cas au sens de l’articulation de l’action et de l’intention.

Nous voyons combien la question est complexe et pourquoi la photographie fait elle-même problème, surtout quand elle se donne comme évidente et aisée à « lire » ou à interpréter. Or, ici, c’est le corps concret d’un ou de plusieurs qui est en jeu et ce, dans une situation non seulement traversée par des différences ou des oppositions sociales, mais surtout habitée par des rapports de pouvoir, de puissance, de force et d’héritage, qui relèvent, en dernière instance, du politique, et non simplement de l’idéologique.

Dans le prolongement des questions soulevées en art actuel, Bertrand Gervais et Mariève Desjardins nous offrent de parcourir, à l’ère d’Internet, les propositions esthétiques de différents artistes qui nous montrent des corps manipulés, modifiés, construits et reconstruits, où la fragilité et la malléabilité des corps virtuels ouvrent la voie à une interrogation politique sur la consommation ininterrompue des images du corps, et son épuisement dans l’anonymat et l’absence de signification. Le corps photographique y est d’autant paradoxal, que la représentation de la nudité, susceptible d’alterner à même sa reproduction entre banalité et virtualité, est ici l’objet d’un médium opaque qui fait écran au corps pour le reconvertir en images, à l’infini.

Aux corps virtuels se joint une pensée du corps consommé et marchandisé. Julie Lavigne nous invite à considérer le travail de femmes photographes qui se positionnent vis-à-vis des corps exposés à la pornographie, et par la pornographie, en développant une pensée du dispositif, de la mise en scène et des stratégies scopiques de la caméra pour aménager un espace critique et esthétique face à une pratique qui tend à normaliser, de façon insidieuse et aliénante, les discours sur la sexualité.

De la même façon qu’il existe une violence de la pornographie, on peut aussi envisager une pornographie de l’horreur et de la violence, elle-même rapportée par la photographie de reportage. Il s’agit par conséquent de se demander comment on peut aujourd’hui repenser les modes de figurations politiques des corps, notamment dans la sphère publique et journalistique, comme en témoigne Vincent Lavoie qui propose de penser les lignes de tension entre le devenir-politique des corps par la photographie de reportage et la mise en place d’un discours qui risque de confiner à l’aliénation humanitaire. À travers une interrogation vigilante sur la démarche de James Nachtwey, on comprend avec lui que, sous le couvert de l’action humanitaire, les principes de l’éthique deviennent principes de représentation et de codification de l’image – entre moralisation des conduites esthétiques et esthétisation des postures morales.

Cela nous conduit à de nouvelles questions. À savoir comment, depuis ses débuts, la photographie implique-t-elle une inévitable soumission du corps aux impératifs techniques de la photographie elle-même dans son acte planifié ? C’est ce à quoi Sylvain Campeau nous invite à réfléchir, en soulevant la question des stratégies de « prise » – entendre ici autant la prise de la photo que l’effet d’emprise et d’appropriation –, alors que, dans l’élaboration et la construction même de ce qui apparaît par la photographie, est relayé un pouvoir de monstration toujours susceptible de révéler la dimension politique du leurre et de la mise en scène qu’il produit.

Face à la question des pouvoirs de la photographie, pouvoir de prendre et de piéger les corps, ne serait-ce que pour en réaliser un portrait, Alexis Lussier propose de revenir aux expériences des « portraits composites » de Francis Galton, au xixe siècle, pour montrer que l’entreprise non seulement obéissait au programme de l’anthropométrie criminelle, mais traduisait également une inquiétude à l’égard des images de l’homme, voire à l’égard d’une prétendue « vérité naturelle » de la figure humaine, vérité que la photographie aurait eu pour charge de révéler. En cherchant à faire apparaître la ressemblance d’une prétendue parenté criminelle, un « type », la photographie s’avançait dangereusement vers un programme politique de gestion des corps et de l’hérédité.

En dernier lieu, il fallait envisager non plus tant la photographie du corps politique comme une modalité de son apparition ou de son devenir image, que la recherche d’un corps qui, ultimement, se révèle absent, mais non moins traqué comme corps politique du lieu de sa disparition. C’est pourquoi Stéphane Inkel nous invite à suivre Pierre Perrault dans un voyage poétique et photographique, toujours plus loin vers le Nord, où c’est la photographie d’un paysage de glaciers qui est substituée à la présence du sujet politique, tirant un trait entre les corps filmés et photographiés d’une génération qui disparaît – on pense aux corps de la tradition incarnés par les Grand Louis, Abel Harvey et Alexis Tremblay, capturés et préservés autrefois par la caméra de Perrault – et le corps manquant d’un sujet politique désormais hors-champ.

Le photographe-plasticien Bernard Koest, qui travaille depuis un certain temps sur la problématique des rapports entre la photographie et les corps politiques, a réalisé pour ce dossier une création que nous donnons à voir ici, accompagnée d’une présentation de François Soulages.