PrésentationImaginaire des ruines[Notice]

  • Richard Bégin et
  • André Habib

Les articles réunis dans le présent numéro interrogent la place qu’occupent les ruines dans la formation d’un imaginaire aux modalités mouvantes, variant selon les époques, les techniques, la situation géographique, mais aussi, et surtout, en fonction de diverses conceptions du temps, de l’histoire et de la mémoire. Le croisement de disciplines et d’approches théoriques que nous avons privilégié permet de prendre acte de la formidable complexité de cet imaginaire et de sa pertinence critique, esthétique, philosophique et sémiotique. Dans son essai Le Temps en ruines, Marc Augé relève le paradoxe suivant : « sans doute est-ce à l’heure des destructions les plus massives, à l’heure de la plus grande capacité d’anéantissement, que les ruines vont disparaître à la fois comme réalité et comme concept » (2003 : 84-85), avant d’ajouter, quelques pages plus loin, « [les ruines] ne sont plus concevables aujourd’hui, elles n’ont plus d’avenir, si l’on peut dire, puisque précisément, les bâtiments ne sont pas faits pour vieillir, accordés en cela à la logique de l’évidence, de l’éternel présent et du trop-plein » (ibid. : 91). Si, en effet, les ruines tendent à disparaître de nos villes, remplacées par les « non-lieux » indifférenciés de notre monde globalisé ; si, plutôt que le patient lacis de la nature et de la culture qui suscitait les rêveries mélancoliques des Diderot, Chateaubriand ou Novalis sur le « passage du temps », les ruines évoquent, pour nous, la fulgurance et la mémoire endeuillée de la destruction, celle que l’on associe aux noms de Guernica, Dresde ou Nagasaki et aux dates du 6 août 1945, du 11 septembre 2001 ; les ruines ne cessent pour autant de hanter notre imaginaire contemporain, de susciter la curiosité et la fascination, comme en témoignent publications, colloques et expositions qui se succèdent depuis quelques années. Nous pouvons nous demander si ce n’est pas précisément cette disparition paradoxale qui confère aux ruines cette singulière actualité, par laquelle s’exprime une inquiétude liée au temps, un malaise « épochal », divers symptômes d’un « déficit du temps », voire d’une « nostalgie du temps pur » à l’ère de la vitesse, du simulacre, de l’immatériel et du « présentisme ». Nombre d’artistes, photographes ou cinéastes contemporains (Anne et Patrick Poirier, Victor Burgin, Ruth Thorne-Thomsen, Bill Morrison, Daniel Eisenberg, Jia Zhang-ke, etc.) ont tenté d’offrir une réponse à ce Zeitgeist en réinvestissant, de diverses façons, l’imaginaire des ruines. Par ailleurs, les ruines industrielles, les chantiers, les zones désaffectées se trouvent désormais chargés d’une puissance affective autrefois dévolue aux palais et temples écroulés. Figures de temps anachronique, forcément inactuelles, les ruines forent notre présent en y rendant manifestes des zones de mobilité, des stratifications, invitant à des fuites en avant et des remontées du passé. Analyser les diverses figurations des ruines permet d’exposer, fondamentalement, où nous nous situons face au temps, et de prendre acte de l’historicité de cette relation. Car devant des ruines, toujours, nous sommes devant du temps. Plus précisément, devant les traces de la dégradation naturelle ou de la destruction humaine, nous nous trouvons en présence d’un signe des temps. Or, il s’agit d’un temps qui, malgré la persistance matérielle des restes, n’a visiblement plus lieu. Le paradoxe topique des ruines relève de la sorte d’une signification en défaut de présence, hicetnunc. En effet, rarement perçoit-on des ruines ou parlons-nous d’elles sans avoir aussitôt à l’esprit ce qu’elles ne sont pas, ou plutôt, ce qui était avant qu’elles ne soient. D’un point de vue sémiotique, donc, les ruines proposent un véritable travail figural de la négativité, en ceci qu’elles signifient …

Parties annexes