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Voyage to Italy est une installation vidéo qu’il serait difficile de séparer des oeuvres et des réflexions que, depuis trente ans, Burgin élabore sur la photographie et l’image animée, tout particulièrement dans ses essais récents In/Different Spaces ou The Remembered Film. Elle est également à comprendre comme un prolongement ou une ramification possible de ses installations, telles Elective Affinities (2000-2001), The Little House (2005) et Nietzsche’s Paris (1999-2000) ou encore Listen to Britain (2001). Cette dernière vidéo, réalisée au lendemain du 11 septembre 2001, télescopait des vues « actuelles » du paysage de Kent avec un plan de A Canterbury Tale (1944) de Pressburger et Powell, tourné dans les même lieux. Le titre de l’oeuvre faisait également écho au documentaire de Jennings, Listen to Britain (1941), réalisé durant les bombardements allemands. Chaque fois, il s’agit pour Burgin de déplier, de déployer un lieu à partir de sa mémoire : mémoire du lieu, mais aussi mémoire de l’artiste lui-même, qui s’imprègne du lieu, se laisse « impressionner », se livrant au jeu des associations libres, mêlant mémoire publique et mémoire privée. Listen to Britain fait jaillir, en creux, sans en livrer une image directe, la mémoire des décombres de la Seconde Guerre mondiale, à un moment de l’histoire collective hanté par l’image des tours jumelles effondrées. Bien qu’inscrit dans un autre temps et un autre lieu, Voyage to Italy approfondit à son tour cet imaginaire des ruines, de l’histoire et de la mémoire (culturelles et personnelles), tout en l’intégrant à une réflexion profonde sur l’ontologie de l’image photographique et cinématographique.

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Carlo Fratacci, Basilica, 1864, épreuve argentique à l’albumine, 17,4 x 18,1 cm[*].

Carlo Fratacci, Basilica, 1864, épreuve argentique à l’albumine, 17,4 x 18,1 cm*.

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Présenté à Cologne à l’automne 2006, puis au Centre canadien d’architecture de Montréal à l’hiver 2007, Voyage to Italy trouve son origine dans une commande passée à divers artistes afin qu’ils réalisent une oeuvre à partir d’une pièce ou d’un document des archives du CCA. Burgin choisit une photographie contenue dans un recueil de vues réalisées par Carlo Fratacci à Pompéi, en 1864. La photo en question, simplement intitulée Basilica, montre une basilique pompéienne dont ne restent que les marches et des colonnes en ruine. Au centre de l’image, précisément au point de fuite, se trouve une femme, portant une longue robe recouvrant une jupe en crinoline blanche et un chapeau en dentelle, de profil, quelque peu miniaturisée, de toute évidence « posée » là pour donner une idée de l’échelle de la construction effondrée. Plutôt que d’opter pour une explication « raisonnable » de la présence de la femme que la légende omet, Burgin est littéralement hanté par une autre explication, déraisonnable, délirante – comme celle de Norbert Hanold[1], le personnage de Gradiva de Wilhelm Jensen rendue célèbre par l’analyse de Freud de 1907 : « cette femme est un “ fantôme de midi ” (mid-day ghost), elle n’est pas mentionnée parce qu’elle n’a pas été vue » (Burgin, 2006 : 79 ; je traduis).

Il se rend donc à Pompéi, sur les traces de Fratacci, sur les traces de Hanold, sur les traces de Rossellini aussi qui, en 1953, allait tourner à Naples et à Pompéi un film décisif sur un couple qui s’étiole, un film hanté par les spectres du passé et de l’Histoire : Viaggio in Italia.

Une fois à Pompéi, littéralement guidé par l’image de Fratacci, Burgin réalise deux séries de photographies numériques, traçant un arc de 360° à partir de deux points de vue : celui de la femme et celui du photographe. Ces deux séries d’images seront ensuite animées par ordinateur en un mouvement panoramique continu, pour constituer la trame principale de la vidéo. Il photographiera également, suivant un cadrage rigoureux et systématique, chacune des 24 colonnes corinthiennes qui encadraient la nef de la basilique, et disposera les photos tout autour de la salle de l’exposition, suivant un modèle qui rappelle les relevés architecturaux de la Renaissance. Toutes travaillées en noir et blanc à l’ordinateur, ces images produisent une impression mixte d’ancienneté et de nouveauté. L’immense espace vide de la basilique, cette série de colonnes tronquées, le ciel à la fois fixe et animé par le mouvement artificiel, mêlé à la précision terrifiante et quelque peu « atemporelle » du numérique, engendrent une véritable « spectralisation » du lieu de l’image. Et Pompéi – à la fois ville en ruine et ville intacte, lieu de vie, mais vie pétrifiée comme ces corps de plâtre noués dans l’étreinte que l’on y a retrouvée – est une ville propice à l’évocation des spectres. Une longue tradition artistique est là pour en témoigner, de Gautier à Bulwer-Lytton, de Jensen à Rossellini.

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Voyage to Italy, 2006 (fragments photographiques).

Voyage to Italy, 2006 (fragments photographiques).

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Dans son article Die Ruine, paru pour la première dans le journal Der Tag en 1907, l’année de la parution de l’essai de Freud, Simmel écrit : « À dire vrai l’on attribuera volontiers l’impression de paix que dégagent les ruines à un autre motif : au fait qu’elles sont le passé. Elles sont un lieu fait pour vivre que la vie a déserté […] » (1998 : 116). Ce que Burgin nous invite à contempler – et qui dégage une étrange et inquiétante « impression de paix » –, c’est un lieu doublement déserté : la ville de Pompéi, ensevelie le 24 août 79 après J.-C., mais aussi ce même lieu, fixé le 2 mai 1864 sur une plaque photographique, et qui présente un monde tout aussi évanoui.

Pompéi, on l’a souvent écrit (Dubois, 1981 ; Burgin, 2006), est une ville « photographique », une ville transformée en un instant en une immense plaque sensible, dont les patients travaux archéologiques, depuis le milieu du xviiie siècle, auront eu pour tache de tirer un « positif ». Comme l’écrit Burgin, « toute photographie de Pompéi est une impression d’une impression, un indice d’un indice » (Burgin 2006 : 79 ; je traduis). Pour poursuivre l’analogie, nous dirions que ces photographies de Burgin sont un indice d’un indice d’un indice : mise en abyme vertigineuse des affinités électives qui animent, depuis le xixe siècle, la question de la photographie et de la ruine et, partant, de la dialectique de la présence et de l’absence, du passé et du présent, de l’image fixe et de l’image (ré)animée.

Si Listen to Britain convoquait le film de Jennings, réfracté à travers le film de Powell et Pressburger, Voyage to Italy convoque très littéralement le film de Rossellini, mais aussi, à partir de lui, tout un écheveau de références, allant de Freud à Jensen, de l’Arria Marcella de Gautier à l’« impression freudienne » de Derrida, des opéras de Verdi (on entend un aria de Macbeth) aux vues architecturales de Pompéi gravées par Piranesi ou photographiées par William Fox Talbot, aux innombrables relations de voyage en Italie … ou encore le montage photo-textuel que Burgin réalisa lui-même en 1982, Gradiva, conçu et élaboré à partir de la nouvelle de Jensen[2].

C’est cette constellation d’associations qui constitue le Voyage de Burgin et qu’il nous invite à parcourir, à partir de notre propre travail de mémoire et d’imagination. Que peuvent un lieu, un paysage, une photographie d’un lieu ? De quelle mémoire sont-ils habités, ou encore comment viennent-ils hanter notre mémoire, la mettre en mouvement, la faire travailler ? Le Voyage to Italy de Burgin est le prolongement de cette interrogation qui concerne, au plus près, l’imaginaire de la ruine, d’hier et d’aujourd’hui.

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Basilica I, 2006, 12 x 8 cm (chaque image).

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Victor Burgin, Voyage to Italy, 2006.

Victor Burgin, Voyage to Italy, 2006.

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Victor Burgin, Voyage to Italy, 2006.

Victor Burgin, Voyage to Italy, 2006.

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Victor Burgin, Voyage to Italy, 2006.

Victor Burgin, Voyage to Italy, 2006.

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Victor Burgin, Voyage to Italy, 2006.

Victor Burgin, Voyage to Italy, 2006.

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Victor Burgin, Voyage to Italy, 2006.

Victor Burgin, Voyage to Italy, 2006.

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