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Les études littéraires ont bien montré les sources qui travaillent le Frankenstein de Mary Shelley (1818), en insistant tout particulièrement sur deux d’entre elles : le Prométhée enchaîné d’Eschyle et le Paradise Lost de Milton (1667). La première de ces sources est traditionnellement associée au contexte culturel de la genèse de Frankenstein, à l’intérêt de Byron et de Percy Bysshe Shelley pour ce thème. Mais Paradise Lost et Prométhée enchaîné représentaient déjà des repères marquants pour la génération précédant celle de Mary Shelley. Si le mythe prométhéen annonce les ambitions transgressives du jeune scientifique genevois, Paradise Lost renvoie davantage au drame de la créature, mi-Satan, mi-Adam, qu’à celui de son créateur, Victor Frankenstein, le « Prométhée moderne » posé par le sous-titre du récit de Mary Shelley. Comme la tragédie d’Eschyle, le poème de Milton a inspiré plusieurs artistes britanniques de la fin du xviiie siècle[1]. La conception du Satan de Milton, ange déchu mais fier, héros admirable dans sa révolte contre Dieu et incarné dans une perfection physique loin des images d’Épinal et du petit catéchisme, trouve des échos chez James Barry ou, bien sûr, chez William Blake et elle paraît avoir été aussi bien établie chez les auteurs. Ainsi, dans An Enquiry concerning Political Justice (1791), William Godwin, le père de Mary Shelley, écrit :

[…] poetical readers have commonly remarked Milton’s devil to be a being of considerable virtue. It must be admitted that his energies centred too much in personal regards. But why did he rebel against his maker ? It was, as he himself informs us, because he saw no sufficient reason for that extreme inequality of rank and power which the creator assumed.[2]

Mais dans le cadre du présent essai, il importera moins de revenir sur les influences littéraires de Mary Shelley que sur les lectures prêtées par elle à la créature qu’engendre Victor Frankenstein dans le cours du récit. Les lectures dont Shelley gratifie les divers personnages de Frankenstein annoncent assez systématiquement les passions qu’ils développeront, voire le destin qu’ils connaîtront. Qu’il s’agisse de l’explorateur Walton et des récits de voyage qu’il dévore dans sa jeunesse, des lectures chevaleresques de Henry Clerval, l’ami valeureux, de Victor Frankenstein et de son engouement malencontreux pour les alchimistes et pour Cornelius Agrippa ou de la créature enthousiasmée par les livres auxquels le hasard l’a exposée, les premières lectures sont toujours surdéterminantes pour les personnages de Shelley, sans qu’on puisse décider si c’est parce que ces choix littéraires révèlent les inclinations naturelles d’un personnage ou si c’est afin d’affirmer que chacun est appelé à devenir ce qu’il lit. La dernière piste est plus probable dans le cas de la créature, car celle-ci n’a aucun contrôle sur les titres qui lui sont accessibles. (Il y aurait là un écho de la propre formation autodidacte acquise par Mary Shelley grâce à la bibliothèque familiale.) Quoi qu’il en soit, le destin des personnages de Frankenstein n’est pas seulement alimenté par une série d’événements et par les sentiments qui leur sont associés ; il commence immanquablement par prendre appui sur une bibliographie.

Mary Shelley nous présente les lectures du monstre de façon beaucoup plus élaborée qu’elle ne le fait pour les autres personnages du roman. Parmi ces lectures, il est coutumier, pour la critique littéraire, d’insister sur l’impact du Paradise Lost de Milton : le monstre a lu Milton et, ainsi qu’il le confesse à son créateur lors de leur première confrontation, il l’a lu comme une « histoire vraie »[3]. Sa plainte est entièrement traversée de références explicites à ce long poème où il se projette tour à tour dans le rôle d’Adam et dans la peau de Satan :

Like Adam, I was apparently united by no link to any other being in existence ; but his state was different from mine in every other respect. He had come forth from the hand of God a perfect Creature, happy and prosperous, guarded by the special care of his Creator […] but I was wretched, helpless and alone. Many times I considered Satan as the fitter emblem of my condition […].

Shelley, 1998 : 105[4]

Mais la formation littéraire de la créature ne se limite pas à Milton et celui-ci n’apparaît qu’en fin de liste dans l’énumération des lectures du monstre. Or il s’agira de nous arrêter, dans les pages qui suivent, à la toute première rencontre de la créature avec la littérature, telle qu’elle se joue à travers sa découverte d’un ouvrage aujourd’hui oublié, Les Ruines de Volney (1791). Si, pour reprendre les propos de la créature, celle-ci trouve dans le Satan de Milton l’emblème le plus approprié de sa condition, nous voudrions démontrer que le livre de Volney nous fournit aussi une clé importante de l’oeuvre, non seulement, comme nous le verrons, par certains détails de son propos, mais aussi en tant qu’il fait écho, d’une part, à la constitution matérielle du monstre, à la genèse de sa fabrication à partir de fragments humains et, d’autre part, à la dynamique d’un récit où la ruine du protagoniste devient peu à peu inéluctable et irréversible.

C’est dans le récit qu’elle fait à son créateur de sa difficile survie durant sa première année d’existence que la créature est amenée à disserter sur son apprentissage et sur les auteurs qui l’ont nourrie durant ce temps. Elle raconte qu’après un séjour dans la forêt et la traversée de villages qui lui ont fait prendre conscience de son apparence hideuse, elle a trouvé secrètement refuge auprès d’une famille d’exilés français ruinés. C’est dans un appentis à leur chaumière qu’elle s’est tapie et qu’elle a observé, admirative, la simplicité de moeurs et la qualité des sentiments familiaux existant entre le père De Lacey, son fils Félix et sa fille Agatha. L’arrivée de la fiancée turque de Félix, Safie, a, fort à propos, contraint la famille à lui enseigner le français et la créature qui, jusque-là, ne progressait que lentement dans l’apprentissage de la langue, va enfin pouvoir faire son profit d’une formation plus rigoureuse, dispensée à partir d’une lecture des Ruines de Volney.

C’est dans un second temps que le monstre découvrira par hasard trois volumes dans la poche d’un vêtement trouvé dans la forêt : Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, un tome des Vies parallèles de Plutarque et le Paradise Lost de Milton. Le monstre, qui d’auditeur va alors pouvoir devenir lecteur, est loquace sur l’apport de chacun de ces titres à sa formation et l’ordre dans lequel il les présente s’avère important. L’énumération, qui s’ouvre avec Volney et se clôt avec Milton, fait en sorte que les titres les plus importants pour la créature encadrent cette courte liste et elle inscrit, au début et en fin de liste, les ouvrages qui renverront le plus directement le monstre à sa propre existence et à son propre drame. Au contraire de Volney et de Milton, Goethe et Plutarque lui proposent des modèles qui le sortent de lui-même, l’invitent à se sacrifier ou à se dépasser. Les Vies parallèles lui présentent de « hautes idées » et forcent l’admiration envers les héros du passé ; le roman de Goethe lui fait découvrir, à travers Werther, « a more divine being that I had ever beheld or imagined » et une noblesse de sentiments « which had for their object something out of self » (Shelley, 1998 : 103)[5]. Par cette courte liste, Shelley expose la créature à une bibliographie sommaire mais exemplaire, plus riche que les lectures de tous les autres personnages du récit, lesquelles lectures semblent toujours fixées étroitement autour d’un seul genre ou d’un seul sujet. Les lectures de la famille de Lacey et le hasard de la trouvaille en forêt, en initiant la créature à Volney, Plutarque, Goethe et Milton, lui permettent d’accéder à un condensé de la littérature et de l’histoire universelle qui décline et varie les genres, les époques, et la nationalité des auteurs.

On ne lit plus beaucoup aujourd’hui Les Ruines, ouvrage d’un idéologue français paru en 1791, pendant la Révolution française, et dans lequel s’affirment, dès les premières pages, des idéaux de liberté et d’égalité. Volney y conçoit que les ruines des empires qui essaiment la planète doivent servir d’édifiante leçon à ses contemporains et les inciter à mieux se conduire. L’essai se présente comme un contrepoint athée à Paradise Lost. Le fantôme-génie qui apparaît bientôt au visiteur-narrateur de l’ouvrage souligne à plusieurs reprises que les ruines ne sont ni un processus naturel, ni une fatalité divine, mais qu’elles sont le résultat de la conduite des hommes lorsque celle-ci est inspirée par l’ambition, l’accaparement des richesses et la domination du plus grand nombre par une caste privilégiée :

La bizarrerie dont l’homme se plaint n’est point la bizarrerie du destin ; l’obscurité où sa raison s’égare n’est point l’obscurité de Dieu ; la source de ses calamités n’est pas reculée dans les cieux ; elle est près de lui sur la terre ; elle n’est point cachée au sein de la divinité ; elle réside dans l’homme même ; il la porte dans son coeur.

Volney, 1979 : 16[6]

C’est par cette écoute que la créature découvre l’histoire et la géographie des empires mais surtout qu’elle mesure l’ambition et la cupidité des hommes, une fois qu’ils perdent de vue les « lois essentielles et primordiales imposées […] par la nature même » (ibid. : 28).

À travers son titre, l’ouvrage de Volney suggère le processus de dévastation systématique qui deviendra le grand projet de la créature et le moteur du récit : la créature, née bonne mais rendue mauvaise par le sort qu’elle connaît et par l’attitude de son créateur, va bientôt délibérément répandre la ruine sur son passage. Dès sa première rencontre avec Frankenstein, dans le paysage glacé des Alpes, alors qu’elle impose à celui-ci les termes d’un marché qui lui procurerait une compagne de son espèce, la créature menace l’auteur de ses jours de le conduire à sa « own speedy ruin » puis de travailler lui-même à sa destruction (Shelley, 1998 : 79 et 119)[7]. Au terme de l’aventure, une fois Frankenstein mort, l’explorateur Walton, confronté à la créature, l’accusera : « You throw a torch into a pile of buildings, and when they are consumed, you sit among the ruins and lament the fall » (ibid. : 188)[8]. Le monstre reconnaît aussitôt que sa menace initiale est maintenant accomplie : « I have pursued him even to that irremediable ruin » (ibid. : 190)[9]. L’ouvrage dont la créature avait écouté la lecture, en espérant qu’il lui ouvrirait non seulement le monde de la connaissance, mais surtout la possibilité de communiquer enfin avec ses semblables et d’être compris en dépit de son apparence hideuse, semble n’avoir ultimement fourni qu’un programme de dévastation. En un moment qui inverse la scène de sa propre « naissance » (puisqu’au moment de la fabrication, le créateur admire sa créature inanimée, mais se détourne d’elle une fois qu’elle est ressuscitée), la créature ne pourra renouer avec son créateur que lorsque ce dernier sera réduit à l’état de cadavre.

Il serait donc assez logique de concevoir le rôle des Ruines de Volney dans le récit de Shelley comme une préfiguration de la fin, un emblème du processus de dégradation qui s’emparera bientôt de tout le roman. Ce parti pris traduirait assez fidèlement la tendance plus projective que rétrospective de la méditation sur les ruines au xviiie siècle, un phénomène que Roland Mortier a exploré autour de la poétique des ruines de cette période (Mortier, 1974). Et on peut penser que les Ruines de Volney participent chez Mary Shelley à un discours d’anticipation télique, voire autotélique.

Ainsi, le frontispice de The Last Man, roman de Shelley paru en 1826, huit ans après Frankenstein, est une citation on ne peut plus explicite de l’illustration accompagnant l’invocation en ouverture des Ruines de Volney. On découvre, dans les deux images, le même premier plan légèrement surélevé où, à l’ombre d’un palmier, une figure masculine, vêtue à l’orientale, est assise et contemple un vaste champ de ruines. Mais le frontispice des Ruines assure déjà, par rapport au texte de Volney, une fonction illustrative puisqu’il renvoie au célèbre passage de l’ouvrage où s’énonce, à la fin du premier chapitre, la posture mélancolique du narrateur.

Je m’assis sur le tronc d’une colonne ; et là, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur les ruines, je m’abandonnai à une rêverie profonde.

Volney, 1979 : 6

À la fin de Frankenstein, les reproches de l’explorateur Walton, cités plus haut, sont travaillés par la même réminiscence et confèrent cette fois au monstre le rôle du visiteur mélancolique de Volney. C’est d’ailleurs un rôle que la créature s’était déjà attribué précédemment quand, dans son premier élan de rage, imprégnée de Milton et de Volney, elle s’écriait :

I, like the arch fiend, bore a hell within me and finding myself unsympathized with, wished to tear up the trees, spread havoc and destruction around me and then to have sat down and enjoyed the ruin.

Shelley, 1998 : 111[10]

Volney refuse la fatalité et l’inéluctabilité de la ruine. Ce serait donc faire outrage à sa philosophie révolutionnaire que de soutenir que son ouvrage programme la ruine qui traverse Frankenstein ; mais du moins, il l’annonce. Si, chez Volney, la ruine des empires paraît inévitable, c’est que la folie et l’ambition des hommes ont, dans le passé, déréglé le fonctionnement de la société et donné lieu à divers régimes tyranniques. Volney croit absolument au progrès des Lumières et la plus grande partie de son ouvrage prétend expliquer non seulement pourquoi les civilisations révolues se sont écroulées, mais aussi comment, dorénavant, avec la fin graduelle de toutes les tyrannies qui découlent de la Révolution française, il pourra en être autrement.

L’importance de cet ouvrage est singulière dans le récit de Shelley. C’est le seul texte que la créature a écouté plutôt que lu et le chapitre dans lequel figure cet apprentissage est séparé de celui où sont présentés les trois autres volumes qui lui permettront de parachever son éducation. (Entre la relation de ces deux moments de formation opportuniste, un chapitre élabore l’histoire de la famille de Lacey.) Par son propos vaste qui couvre l’histoire universelle, Les Ruines sont un peu la Bible de la créature et leur lecture renvoie bientôt la créature à elle-même et à sa genèse : « the words induced me to turn toward myself […] What was I ? » (ibid. : 96)[11]. Quiconque aura lu l’ouvrage de Volney pourra s’étonner de la nature de ce lien. Mais dès lors que celui-ci est explicitement posé, il nous faut envisager que Les Ruines ne sont pas seulement un motif d’anticipation télique du récit, une préfiguration de la destruction qui va bientôt traverser tout le roman, mais que cet ouvrage introduit également une interrogation sur les origines, interrogation que le monstre, à la fin du même chapitre, réitère en ces termes :

No father had watched my infant days, no mother had blessed me with smiles and caresses ; for if they had, all my past life was now a blot, a blind vacancy in which I distinguished nothing. From my earliest remembrance, I had been as I then was in height and proportions. I had never yet seen a being resembling me or who claimed any intercourse with me. What was I ?

Ibid.: 97[12]

Les Ruines sont associées à la genèse du monstre. En premier lieu, cette association passe par une communauté de pensées entre Volney et Shelley. La relation que la créature fait de ses souvenirs, du nébuleux commencement de son existence sous l’emprise des sensations et de l’instinct, inscrit tout à fait ses premiers pas dans la perspective rousseauiste qui caractérise les vues de Volney sur la question. En effet, la créature raconte :

It is with considerable difficulty that I remember the original era of my being : all the events of that period appear confused and indistinct. A strange multiplicity of sensations seized me and I saw, felt, heard, and smelt at the same time : and it was indeed a long time before I learned to distinguish between the operations of my various senses. […] The light became more oppressive to me and the heat wearying me as I walked. I sought a place where I could receive shade. This was the forest near Ingolstadt ; and here I lay by the side of a brook resting from my fatigue, until I felt tormented by hunger and thirst. […] I ate some berries […] I slaked my thirst at the brook and then lying down, was overcome by sleep. It was dark when I awoke : I felt cold also, half frightened, as it were finding myself so desolate.

Ibid. : 79-80[13]

Or, si ce passage peut évoquer la philosophie de Condillac et l’homme naturel de Rousseau, il est aussi au plus près du chapitre VI des Ruines consacré par Volney à l’état originel de l’homme :

Dans l’origine, l’homme formé nu de corps et d’esprit se trouva jeté au hasard sur la terre confuse et sauvage : orphelin délaissé de la puissance inconnue qui l’avait produit, il ne vit point à ses côtés d’êtres descendus des cieux pour l’avertir de besoins qu’il ne doit qu’à ses sens, pour l’instruire de devoirs qui naissent uniquement de ses besoins. Semblable aux autres animaux, sans expérience du passé, sans prévoyance de l’avenir, il erra au sein des forêts, guidé seulement et gouverné par les affections de sa nature : par la douleur de la faim, il fut conduit aux aliments, et il pourvut à sa subsistance ; par les intempéries de l’air, il désira de couvrir son corps, et il se fit des vêtements ; par l’attrait d’un plaisir puissant, il s’approcha d’un être semblable à lui […].

1979 : 29-30

Le « discours des origines » chez Volney, en définissant la condition orpheline de l’homme naturel, résonne richement avec le récit de Shelley. En effet, Frankenstein se pose comme une espèce de « machine orpheline » (un peu comme on parle des machines célibataires de Duchamp ou Kafka [Carrouges, 1954]) et ce, dès la page couverture du livre paru initialement sans nom d’auteur[14], puis par une histoire relatant les malheurs d’une créature sans nom abandonnée de son créateur. Enfin, les données de la biographie de Mary Shelley s’ajoutent, avec le paratexte et l’histoire racontée, à l’étayage de cette machine orpheline et à sa résonance dans la réception de l’oeuvre. La fortune critique de Frankenstein est en effet riche en commentaires sur la naissance matricide de Mary Shelley et sur la possibilité qu’un refus de la reproduction biologique ait constitué une des sources inconscientes du projet scientifique que concrétise la jeune auteure à travers les ambitions de Victor Frankenstein[15].

La relation que fait le monstre de ses premiers souvenirs nous montre pourtant qu’il ne fut pas privé d’« enfance », du moins si l’on garde au terme la stricte valeur étymologique de l’infans : celui qui ne parle pas. Non seulement la créature se rappelle-t-elle les sensations précédant son acquisition du langage, mais elle découvre bientôt la sombre histoire de sa « genèse ». Elle a trouvé dans la poche de vêtements dérobés dans le laboratoire de Frankenstein au soir de sa réanimation un carnet qui lui révèle tout le détail de sa fabrication monstrueuse et qui lui permet d’identifier son créateur. Nous ne saurons rien des détails de cette scène primitive (inhabituelle dans la mesure où il s’agit d’une scène primitive célibataire, ou du moins monoparentale), mais nous savons du moins que la créature est faite de « ruines », de morceaux de cadavres. Ce qui, au terme de son apprentissage, manque néanmoins à la créature, c’est le matériel susceptible de lui permettre de se doter d’une histoire de famille, voire d’un roman familial (d’où l’importance du passage sur le clan de Lacey, lequel expose le monstre aux principes moraux et aux sentiments tendres que partagent les différents membres de cette famille et, dans le même mouvement, lui apprend que des revers de fortune et des événements tragiques ont servi à renforcer leurs liens). La créature va bientôt se construire un tel roman en recherchant le père absent, puis en le confrontant, et enfin en attaquant la famille de son créateur, puis sa domestique, son meilleur ami, sa fiancée : bref, tous les liens qui le rattachent au monde, comme s’il s’agissait de ramener le père célibataire à la radicale solitude d’orphelin à laquelle le monstre se considère voué. Puisqu’il est impossible que la créature ressemble au créateur et se voit agréé de lui, puisque Frankenstein ne reconnaît pas des liens qui ne sauraient être ni dénoués ni déniés, le monstre s’emploiera à faire en sorte que le père partage son sort. Dans une singulière inversion de la ressemblance posée par la Genèse, la créature, bien sûr pénétrée de la rébellion du Satan de Milton, menace son créateur d’un destin à l’image de celui qu’elle-même subit.

Cette association, entre le rôle formateur des Ruines de Volney et les premières questions sur les origines, nous invite à interroger la valeur emblématique des ruines (des restes, des débris) comme image de la genèse morbide de la créature. Or c’est une voie où il faut nous engager avec prudence, sans emportement métaphorique, parce que le reste anatomique, le morceau de corps tel qu’on le trouve dans les compositions de bras et de jambes de cadavres réalisés par Géricault, n’est pas beaucoup plus présent dans Frankenstein que le fragment architectural ne l’est dans Les Ruines de Volney.

Le récit de Victor Frankenstein donne aussi peu de précisions sur la fabrication du monstre que le récit de ce dernier. L’horreur du processus est tout juste suggérée par la célèbre mention d’un approvisionnement en matériel à partir « de la morgue et des abattoirs »[16]. Dans les récits emboîtés qui forment le Frankenstein de Shelley, comme dans les premières illustrations inspirées par la créature, celle-ci n’est jamais montrée, ainsi qu’elle le sera ultérieurement, comme le résultat d’une entreprise de couture hyperbolique ; elle n’apparaît pas comme un assemblage de fragments et de restes, mais, fidèle encore une fois à la mouvance rousseauiste, elle se rapproche de l’iconographie de l’homme naturel, du bon sauvage ou de l’homme sauvage. Après tout, le défi de Victor Frankenstein réside non pas dans la fabrication d’un seul corps à partir de fragments divers, mais dans la résurrection de la créature ainsi assemblée par le secret électrique d’une étincelle de vie dont nous sommes implicitement invités à croire qu’elle aurait instantanément effacé toutes les cicatrices de la confection.

Si l’on dresse la liste des traits physiques qui nous sont donnés de la créature, on obtient le portrait suivant : haute stature de huit pieds, peau jaune et fripée, regard jaunâtre et aqueux, cheveux de jais, dents perlées, lèvres minces, droites et noires et proportions hideuses. La monstruosité de la créature n’est pas une monstruosité au sens classique de l’hybride cartésien (Lascault, 1973), du montage contre-nature, elle relève de la monstruosité sublime et romantique de l’excès : par sa taille, sa force, son agilité, son endurance, sa rage. Elle s’inscrit davantage dans la lignée de ce que, au même moment, Goya réalise avec son Saturne dévorant ses enfants (1819-1823). Elle tient à une démesure similaire et se trouve rehaussée par la mise en rapport de la créature avec des enfants, un rapprochement dont le récit littéraire et les iconographies plastique et cinématographique de l’oeuvre ont joué. C’est seulement avec le cinéma, voire avec le film de James Whale, en 1931, que la créature sera représentée comme assemblage de fragments cousus. Car dans la version cinématographique réalisée en 1910 par Searle J. Dawley, la créature, interprétée par Charles Ogle, avait certes déjà cessé d’évoquer le bon sauvage ou l’homme des bois, mais ce sont surtout la déformation et la texture de la peau qui renvoyaient à la morbidité du matériel utilisé[17]. Le Victor Frankenstein de Whale est le premier à s’extasier sur son travail de suture et, à partir de là, la confection du monstre va exacerber un véritable délire de couture. Du Frankenstein de 1931 qui s’exclame « No blood. No decay. Just a few stitches » au délire de couturière de Kenneth Branagh dans la version de 1994, les 75 dernières années d’iconographie cinématographique du monstre nous rappellent sans relâche, dans un clin d’oeil d’indexation autoréférentielle du nouveau support de l’adaptation, que la créature est le résultat d’un montage de fragments anatomiques alors que le récit de Shelley demeure muet sur les traces de cette procédure, une fois la réanimation complétée.

Si l’appétit ruiniste que développe la créature glisse peu à peu du corps architectural (elle commence par brûler la maison des de Lacey) au corps humain (elle détruit des vies humaines), les ruines chez Volney rapprochent aussi anatomie et architecture : elles renvoient à la destruction d’un corps, à la dévastation de la civilisation pensée comme un ensemble organique dont le principe vital s’est tari. Pourtant, sous la plume de l’idéologue, cette métaphore ne repose pas sur un discours du fragment. Volney présente les ruines comme le squelette des civilisations passées[18] : la métaphore dit bien que, si la chair a disparu, l’articulation demeure intacte. Les ruines chez Volney ont davantage à voir avec un débalancement de l’équilibre social, un dérangement de la proportion, une brèche dans le contour, un émoussement de la forme qu’avec un assemblage de fragments. Il y a peu de marqueurs visuels de la ruine dans l’ouvrage de Volney. Mais un passage décline une typologie graduée de la ruine (comme condition plutôt que comme objet) et celle-ci glisse du fragment architectural à la trace de la dévastation la plus radicale qui soit : le nom.

Voici le foyer qui suscitait la magnificence de Persépolis, dont tu aperçois les colonnes ; d’Ecbatane, dont la septuple enceinte est détruite ; de Babylone, qui n’a plus que des monceaux de terre fouillée ; de Ninive, dont le nom subsiste à peine.

Volney, 1979 : 25

Si le récit de Shelley élabore peu sur la genèse de la créature, il accorde néanmoins, lui aussi, un rôle plus prépondérant au squelette qu’aux fragments, et à vrai dire les seuls morceaux de corps dont la collection est nommément soulignée sont les os[19]. Dans la créature complétée, rien ne signale le montage de fragments et la couleur morbide de la peau trahit davantage un recours au cadavre, c’est-à-dire la ruine comme décomposition que comme dispersion. Peu importe, la créature sait. Là où la mémoire et le souvenir (remembrance) lui font défaut, elle a pu, grâce au carnet de Frankenstein, prendre connaissance de sa genèse monstrueuse et des raisons pour lesquelles elle ne se rappelle pas avoir grandi.

Or, plutôt que de nous entraîner vers le montage et la couture, l’absence de remembrance et l’échec d’un remembrement réussi de la créature semblent produire, à travers le texte tout entier de Shelley, une véritable hantise du démembrement. Si les violences meurtrières du monstre s’exercent toujours de la même manière (comme nos tueurs en série contemporains, il possède un modus operandi stable qui passe par l’étranglement de ses victimes), néanmoins, chaque fois qu’il est contrarié ou menacé, c’est le démembrement qu’il craint ; démembrement d’abord métaphorique découlant d’une angoisse de séparation, puis démembrement de plus en plus littéral : quand il se fait connaître à de Lacey et que Felix le découvre, « with supernatural force, he tore me from his father […] I could have torn him limb by limb, as the lion rends the antelope. […] But I refrained » (Shelley, 1998 : 110)[20] ; lorsqu’on le surprend venant de repêcher la jeune enfant noyée dont il a voulu faire la connaissance, la fillette est « torn from my arms » (ibid. : 115)[21]. Dès que le jeune frère de Frankenstein aperçoit la créature, il fantasme qu’il sera mis en morceaux « you wish to eat me and tear me to pieces » (ibid. : 117)[22]. La suggestion de l’enfant donne des idées à la créature de sorte que quelques pages plus loin, avant de brandir la perspective de ruiner son créateur, il se croit à son tour menacé et l’accuse d’avoir à son endroit ce même projet de démembrement : « Am I not shunned and hated by all mankind ? You, my creator, would tear me to pieces and triumph ; remember that […] » (ibid. : 119)[23]. Et Frankenstein, usant à son tour de cette angoisse de sa créature, au lieu de compléter l’Ève qu’il a commencé à fabriquer et qui est tant attendue par le monstre, la détruit en la déchirant en morceaux sous le regard de son Adam qui s’enfuit en hurlant (ibid. : 139). À l’exception de cette dernière instance qui apparaît dans le récit de Victor Frankenstein à Walton, les autres mentions du démembrement sont concentrées dans le récit de la créature et constituent une image qui, avec la menace ruiniste, caractérise le plus singulièrement sa voix parmi les autres voix du récit. Cette image, indissociable de sa genèse morbide dont elle constitue en quelque sorte le revers ou le démontage, surgit dans le texte au moment où la créature comprend qu’elle ne pourra se faire accepter des de Lacey. Puis sa réitération obsessive accompagne et scande la transformation de la créature rousseauiste en agent de la ruine, de l’Adam en Satan : elle signale, par-delà la physiologie hideuse de la créature, le seuil de son véritable devenir-monstre, le glissement de sa monstruosité d’apparence à sa monstruosité de conduite.

Il ne s’agit pas de réfuter ici que le poème de Milton ait été le titre le plus déterminant de la courte formation littéraire de la créature. Mais l’oubli dans lequel a sombré Volney a occulté à quel point Les Ruines constitue aussi, comme le Paradise Lost, un ouvrage déterminant pour la créature en inscrivant dans le récit une balise métaphorique du processus métonymique de sa genèse. La désaffection des lecteurs contemporains envers l’ambitieux survol de Volney nous permet de mieux saisir aujourd’hui la valeur sémiologique de cette apparition rhétorique dans le texte de Shelley. Car, au-delà des connaissances générales sur l’histoire universelle et des considérations sur la corruption sociale de la nature humaine que la créature soutient avoir acquises à cette lecture, il faut reconnaître ce que ce titre emblématise du récit où il surgit et les effets qu’il produit sur la créature : un retour sur lui-même et sur ses origines et un imaginaire de l’avenir en termes de dévastation. En leur seul titre, Les Ruines disent à la fois le traumatisme de la créature devant la découverte de ses origines morbides et les visées ruinistes de sa vengeance, étayées significativement sur un fantasme quasi psychotique de démembrement. Ainsi, elles travaillent le récit jusqu’à son terme et portent la créature à son rendez-vous final avec le père, dans leur anéantissement commun sur le bûcher funéraire dressé au milieu de la mer de glace.