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Il avait enfin trouvé en sa mère le miroir qui lui manquait.[1] 

La filiation, règle anthropologique par laquelle chacun est assigné à une place dans l’ordre familial et social, assure au sujet un premier ancrage identitaire. Elle lui donne en effet non seulement un nom, mais déjà une mémoire, un récit, une identité narrative. La filiation est à cet égard le premier héritage, celui avec lequel le sujet aura à composer, tant bien que mal, selon qu’il peut l’assumer en tout ou en partie, pour finalement transmettre à son tour ce roman familial à ses enfants, selon sa propre version revue, augmentée et corrigée. Ni essence ni pure construction, l’identité s’avère en cela d’entrée de jeu récit, avec ses traversées et ses impasses, ses versions officielles, ses chapitres censurés, ses lourds silences. Cependant, si l’identité se constitue comme héritage et récit, elle ne peut advenir comme telle sur ce mode sans passer d’abord par l’expérience de l’identification, comme a pu l’analyser Jacques Lacan à propos du stade du miroir[2]. Dans cette perspective, l’identité repose sur une expérience de l’aliénation, dans la mesure où c’est depuis l’image de l’autre que le moi trouve sa consistance, et ce, sur fond de morcellement et d’incoordination motrice. Il ne se saisit que par la médiation de l’image, avec laquelle d’ailleurs il ne pourra jamais coïncider parfaitement. Ce premier moment d’assomption se joue sur la scène familiale, alors que la parole de la mère constitue le premier miroir auquel se trouve nécessairement aliéné l’enfant[3]. C’est depuis ce miroir, « formateur de la fonction du Je », que se met en place une transmission d’identité, une filiation d’autant plus étroite qu’elle repose sur ce processus d’identification. Ce premier moment d’aliénation – qui ouvre le procès identitaire sur une « ligne de fiction » – fait donc en sorte que le sujet est toujours déjà dans l’autre, voué en cela à être sujet-de-l’identification, à s’appréhender dans sa consistance depuis le regard de l’autre.

Le roman par lequel Marie-Claire Blais a fait son entrée en littérature met en scène deux enfants piégés dans le miroir maternel. C’est ce jeu de miroir affolant et destructeur que l’analyse cherche ici à reconstruire, de manière à expliciter l’importance de la question de la filiation. La Belle Bête relate l’envers inquiétant d’une filiation incestueuse qui, au fil des pages, se transforme en une lente cérémonie de la défiguration. C’est le ratage symbolique qui est ici donné à déchiffrer dans son réseau d’images, dans la multiplicité de ses voix et dans les méandres d’un récit qui se déploie autour de la folie.

Captif du miroir de la mère

Tout est regard dans la scène inaugurale du roman :

Le train sortait de la ville. Tête renversée sur l’épaule de sa mère, Patrice suivait mélancoliquement le paysage taché. Tout se mêlait derrière son front comme l’envers d’une tempête au cinéma. Patrice ne comprenait pas, mais il regardait, silencieux, son visage d’idiot pourtant si éblouissant qu’il faisait croire au génie. Sa mère lui caressait la nuque de sa main ouverte. En glissant son poignet trop souple elle pouvait plonger la tête de Patrice dans son sein pour mieux écouter son souffle.

p. 11

Le roman s’ouvre en effet sur l’inquiétant, l’étrange regard d’un jeune homme d’environ quinze ans, tendrement lové dans les bras de sa mère. Patrice regarde sans le voir le paysage qui se déploie sous ses yeux, amas d’images qui, pour lui, va se perdre dans une confusion tumultueuse, un renversement chaotique. Le jeune homme apparaît ainsi, d’emblée, sans prise sur le monde, absent, fantomatique. Il regarde sans voir, incapable, semble-t-il, de discerner, d’analyser, de juger, de se situer dans ce monde en mouvement. La fenêtre du train est pour ainsi dire l’écran qui le sépare d’un monde devenu étranger, flux de sensations dont il ne parvient pas à saisir le fil, à recomposer le sens. Idiot pour sa soeur, génie pour sa mère, deux versions diamétralement opposées (que la voix narrative télescope en ouverture), Patrice, oscillant entre le vide et le plein, cherchera (en vain) d’une posture subjective à l’autre un peu de sa consistance. C’est cette scène, ce rapport fusionnel incestueux, qu’observe Isabelle-Marie, fille de Louise et soeur de Patrice, dans la cabine du train, pour ne pas dire dans la salle obscure où l’on projette le film angoissant de la confusion originelle, de l’indifférenciation première. Ce qu’elle voit, et dont elle est exclue, engendre chez elle, contre le couple mère-fils, une violence qui ne manquera pas d’éclater : « [...] ses yeux inquiétants souvent étincelaient de colère sous ses noirs sourcils. Quand elle se renfrognait, le bas de son visage s’amincissait, sauvagement méprisant. On en avait presque peur » (p. 11-12). Précisons ici que la narration se construit manifestement à partir du point de vue de la soeur ; la narration classique, omnisciente, n’empêchant pas la perspective précise et orientée.

La peur, l’angoisse, s’installe donc peu à peu dans ce récit, à mesure que l’on découvre l’envers sombre de cette relation où la mère voue un culte pour le moins malsain à la beauté de son fils :

Sa mère, Louise, riche propriétaire de fermes, se détournait d’elle [Isabelle-Marie] pour mieux consacrer sa vie à Patrice. Louise avait confiance en elle-même, on le devinait, et par-dessus tout, une fétichiste confiance en la beauté de Patrice. Des banquettes voisines, les quelques voyageurs regardaient son fils. Las de ne pas savoir à quoi penser, l’enfant s’endormit mollement, une larme de sueur au front. Du doigt, Louise essuya cette larme et sourit de vanité en songeant que la beauté de son fils devenait de plus en plus conquérante, jusqu’à distraire les regards les plus froids.

p. 12

Patrice se révèle être l’objet chéri de la mère, le prolongement de son narcissisme. C’est donc elle-même, sa propre beauté qu’elle adore dans celle de son fils. La beauté se veut ici conquérante et constitue le tout du sujet ; en cela, véritable parade phallique qui comble toute attente et qui prétend faire l’économie de la parole. Apparaissant comme le masque d’un moi tout-puissant, intouchable, inaltérable, elle est pour ainsi dire l’armure dont se pare le moi pour mieux jouir de son être. La beauté suppose ici un repli sur soi, l’illusion d’une plénitude subjective que l’autre ne peut entamer. Toutefois, dans le regard de la soeur, la beauté de Patrice ne témoigne d’aucune plénitude, mais plutôt d’une absence mortifère au monde : « Jamais n’apparaissait un goût de vie sur ces lèvres. Des lèvres de mort. Isabelle-Marie le fixa sournoisement : “ Une Belle Bête ! ”, murmura-t-elle entre ses dents » (p. 12). Ce masque de beauté n’est en fait qu’un masque de mort. Captif du miroir de la mère, le jeune homme se trouve entravé dans le travail de symbolisation – qui implique nécessairement la reconnaissance du père –, travail qui devrait lui permettre, en principe, de se différencier en tant que sujet sur la scène familiale et sociale. Sans cette symbolisation, Patrice se trouve rejeté du côté de l’animalité, exclu de l’ordre humain du désir. La « Belle Bête » désigne justement celui qui se tient en marge de l’ordre symbolique de la parole.

Aux yeux de la mère, toutefois, ce silence est comblement : « Louise ne s’interrogeait pas au sujet de l’intelligence de cet Adonis enfant. Il parlait peu et ce mutisme lui paraissait comme le silence des Dieux. Sa beauté extraordinaire suffisait à la combler » (p. 13). Elle ne voit pas l’autre qu’est son enfant, mais lui suppose au contraire l’absolue consistance que lui donne son propre regard : « [...] protégé par l’épaule maternelle, tandis que le regard de sa mère, toute cette femme, s’appuyait sur cette seule et fragile beauté » (p. 13). Voilà ce que doit supporter Patrice : être le tout de la mère, l’enfant-phallus qui la comble. Isabelle-Marie, dégoûtée, cherche à échapper au spectacle troublant de ce couple (dont sont dupes les passagers du train) :

Elle avait la nausée. Peu à peu elle ne voyait plus rien au dehors. Un étrange goût de mourir la saisit. Elle se leva, s’avança, s’appliqua contre la fenêtre et sa joue meurtrie frissonna. Maladroite, afin de dissimuler ses tremblements, Isabelle-Marie grattait la vitre avec ses ongles, cherchait à entamer le verre... Louise ne la voyait pas. Jamais Louise n’osait la regarder vraiment.

p. 13

Vertige, nausée, angoisse. Isabelle-Marie cherche à briser l’écran de cet amour obscène qui la sépare du monde ; elle veut rompre l’envoûtement mortifère de ce miroir qui fait d’elle un néant. Car, au sein de cette famille, il n’y a pas de milieu, pas d’autre rapport au désir que celui qui consiste à être l’objet d’élection ou le déchet de la mère. Voilà son destin : passer de l’autre côté de ce miroir, de cette folie ; se libérer du mépris de la mère, se défaire du « mauvais oeil », comme le disaient les Anciens.

Captif du désir maternel, le fils n’a quant à lui pas accès au monde, aux autres, à tout ce qui suppose un rapport à l’altérité :

Persuadée que Patrice ne pouvait manquer de certains dons, Louise lui donna des professeurs privés, mais l’un après l’autre, ils quittaient la maison, rebutés, conscients de la stupidité de Patrice et de l’illusion grotesque de sa mère.

p. 15

Le fils se révèle ainsi incapable d’apprendre, de faire l’épreuve d’un apprentissage qui suppose justement que l’objet, l’autre, par définition, résiste, dès lors que celui qui veut l’acquérir reconnaît le manque qui le fonde. Patrice est en somme privé du manque, de la castration, qui le ferait entrer dans l’ordre symbolique. Il ne peut accéder au savoir tant que persiste le mode fusionnel qui caractérise son lien à la mère. Mais la mère reste sourde, indifférente à cette absence qui envahit l’enfant, puisqu’elle ne cesse de le parler, de le nommer, de lui supposer une consistance subjective en brodant sa propre rêverie sur le silence de son fils :

Aucun [professeur] n’eût certes réussi à refroidir, par des mots, la passion de Louise, passion qui durait depuis la naissance de ce corps fait pour annoncer un esprit qui ne l’habitait pas. Louise continuait d’exalter son fils, comme dans un rêve, de lui fournir l’âme qui lui manquait. Si Patrice se taisait, c’est qu’il savourait quelque inspiration secrète. Si Patrice renouvelait toujours les mêmes gestes insignifiants dans ses jeux, c’est que son instinct d’enfant beau le voulait ainsi. Elle était son esclave. Lui prêtait son intelligence. Le traitait en être d’exception et s’efforçait de lui épargner tout échec. Son petit dieu ! Et la Belle Bête se nourrissait, dormait, souriait, ne cherchait rien, riait lorsqu’elle voyait les autres rire. La Belle Bête mâle aurait bientôt quinze ans. De plus en plus esclave de son fils, Louise lui préparait des mets délicats, l’aidait à songer à son corps, l’initiait à la vanité en le plantant devant les miroirs, mais là comme ailleurs Patrice ne manifestait que langueur. [...] Et Patrice obéissait. Il pleurait quand on lui demandait de pleurer, s’attendrissait avec elle sans savoir pourquoi. Il n’avait jamais rien découvert, ni l’amour de sa mère ni la jalousie d’Isabelle. Il ne devait trouver que sa beauté. Et il la découvrit.

p. 15-16

C’est sur ce fragment d’identité – sa beauté – qu’il va en effet se replier, comme le Narcisse de la fable, contemplant bien souvent son image dans les eaux du lac et dans tous les miroirs, pour y retrouver le regard de la mère qui le comble ; du moins est-ce là son illusion puisqu’il ne peut dire « je », assumer un regard, désirer en son nom. Patrice (se) regarde avec les yeux maternels, comme un être possédé, dépossédé. Rapport fusionnel dont on peut dire qu’il est symboliquement un inceste[4].

Le père, l’amant

Le manque, ce serait d’abord ce qui pourrait altérer la mère dans sa toute-puissance narcissique ; en l’occurrence, l’amour, le désir qu’elle pourrait avoir pour l’homme qui est aussi le père de cet enfant. Où donc se trouve le père ? Le roman l’évoque très brièvement à deux reprises, pour nous rappeler sa mort, son absence :

Elle [Louise, la mère] trouvait sa fille agaçante : « Bonne à pleurer puisqu’elle est laide ». Isabelle-Marie ressemblait pourtant à son père, à son brave rêveur de père qui parlait de ses terres comme de filles élues de Dieu, en poète pur ! Comment s’était-il passionné pour Louise, cette belle-de-corps éphémère ? Louise savait jouer des esprits crédules, épris de ses charmes. Elle avait le goût de chercher à tout obtenir par son corps, comme une prostituée hantée par l’argent. Isabelle-Marie avait dix ans quand mourut son père. Depuis, elle s’était retirée à l’intérieur de son mal, et le mépris qu’elle nourrissait pour Louise l’avait asséchée.

p. 25

Du point de vue de la narration, le père est décrit comme un être à la parole pleine, vraie, comme peut l’être, semble-t-il, celle d’un « poète pur » ou celle d’un paysan, « brave rêveur », chacun entretenant un rapport sans artifices avec le monde. Ce discours sans doute idéalisé a pour effet de le situer à l’opposé de sa femme, cette mère (Louise) artificielle, séductrice, manipulatrice, vaniteuse et conquérante. La voix narrative dessine ainsi le portrait d’une femme pour qui le lien à l’autre (à l’homme, au père) n’est somme toute que maîtrise et sujétion ; l’autre, l’amour ne l’altère pas. On peut donc présumer, comme on nous invite à le faire, que le père a été dupe de cette femme, de sa beauté maléfique. Voilà d’abord l’héritage des enfants, la scène inaugurale où se trouve noué leur destin. De plus, dans le regard d’Isabelle-Marie, ce père, figure de la candeur, se situe à l’opposé de Lanz, le dandy, l’amant superficiel que souhaite épouser sa mère :

Elle pensa au mariage prochain du couple de poupées, poupée mâle, poupée femelle. Elle allait vivre au milieu de la souillure impersonnelle des visages de cinéma. « Dommage, ils n’ont pas d’âme », se disait-elle. Très loin, dans son enfance, elle apercevait son père, l’âpre paysan, le maître du pain. Lorsqu’il labourait le ventre vierge de la terre, il pénétrait le coeur de Dieu. En lui, la candeur de l’âme se mêlait à l’instinct comme la bonne vigne fleurissait son teint.

p. 46

Le père apparaît ici encore en parfaite communion avec le monde, avec Dieu. En tant que paysan, son humble vie serait en harmonie avec la simplicité et l’authenticité de l’oeuvre divine. Son alliance avec la mère reposerait ainsi sur un leurre, une duperie, un mensonge. Le roman place donc dans un écart marqué les deux figures – Père et Mère – de la filiation. À l’évidence, la mère n’a pu transmettre à ses enfants cet époux comme père, dès lors qu’elle ne l’a pas reconnu comme celui qui aurait pu l’arracher à sa toute-puissance. De là l’impasse dans la filiation. Car c’est la mère qui fait du géniteur un père, en désignant à l’enfant celui qui, par sa présence, révèle son désir à elle, et du coup le manque auquel elle se trouve également assujettie. On remarque toutefois que la figure de ce père mort, innommé, idéalisé, n’est pas moins problématique en ce qu’il apparaît pour ainsi dire occupé à d’autres noces, lui qui parle de ses terres comme de « filles élues de Dieu », et qui pénètre le « coeur de Dieu » en labourant le « ventre vierge de la terre ». Dans ces sublimes épousailles, le père ne se trouve-t-il pas lui aussi à rater sa rencontre avec Louise ? La fille convoque ainsi l’image d’un père pour le moins ambigu, replié dans ses noces mystiques, échouant de cette façon à transmettre la loi, à interdire l’inceste. En évoquant ce père aussi inadéquat qu’idéalisé, elle cherche pourtant à faire surgir sa fonction symbolique, pouvant seule s’opposer à la tyrannie de la mère. Mais, dans le regard d’Isabelle-Marie, le père est tout compte fait exilé de la scène familiale et du désir. Quant à Patrice, l’enfant idolâtré, il ne parle jamais du père; un blanc, un trou, un silence inquiétant en tient lieu, tandis qu’il s’abandonne à la caresse maternelle. Sans le support de cette identification paternelle, Patrice se trouve privé de ce qui lui permettrait de symboliser la différence sexuelle, c’est-à-dire sa propre place de sujet désirant.

L’évocation du père occupe donc la scène au moment où la mère scelle un nouveau mariage avec Lanz, présenté comme un séducteur :

Un rayon de soleil donnait à sa barbe brune un air de masque incomplet qui dissimulait la brutalité de ses yeux, son regard d’homme feint qui ne savait à quoi jouer dans la vie, sauf à l’élégant. (p. 35)

[...] C’était un être qu’on accueillait facilement. Il ne résistait pas. Ni méchant, ni bon, ni doux, ni violent, il ne savait pas trop lui-même ce qu’il était et ne cherchait guère à le savoir. Comme Louise, il avait des passions vaines, artificielles. Il aimait le vin, la bonne chère, les femmes faciles et sans esprit. Il adorait se sentir entouré, grisé de conquêtes, irrésistible séducteur. Sans conscience, il jouait à l’amour avec beaucoup de femmes, charmait l’une et puis l’autre, leur inventait des discours sublimes mais nuls, et laissait derrière lui des coeurs sanglants dont il se glorifiait avec effronterie. [...] En Louise, il avait trouvé une aimable vieille poupée. Aujourd’hui, il la possédait. Louise avait son adorateur et Lanz, son adoration, aussi vains l’un que l’autre.

p. 38-39

Lanz est lui aussi le miroir de Louise ; comme elle, il ne vit que de séduire pour maîtriser l’autre. Tout se passe en effet comme s’il n’y avait pas d’expérience de l’altérité, mais seulement un repli de chacun sur soi, triomphe du « même » malgré la présence de l’autre et grâce à elle. D’un mariage à l’autre, l’impasse symbolique demeure donc entière.

Violence contre violence : la défiguration

Le rapport fusionnel de la mère et de l’enfant, malgré ce qu’il peut supposer de béatitude, est la violence même. Or, c’est bien contre cette violence que s’élèvent peu à peu celles de Patrice et d’Isabelle-Marie. Une première scène surgit ainsi au tout début du roman, alors que la soeur décide, en l’absence de la mère, de ne pas nourrir ce frère qui lui a été confié :

Patrice ne savait pas se défendre. Il pleurait, en boule. Impitoyable, Isabelle-Marie résistait à ses gémissements. [...] Les premières nuits, il se réveillait en criant, frappait des poings contre la porte et peu à peu une drôle de mort l’envahissait. Il tombait, « reposait ». D’autres fois, lorsque le délire l’enflammait, il sortait et traversait les jardins comme un fou. Il tendait les bras, courait jusqu’au lac où il plantait son visage fiévreux, et tout son corps affamé. Ses douleurs étaient grandes, mais il les sentait en idiot. Il dévorait n’importe quoi dans les champs, se roulait à terre, abandonné à sa terrible faim. Le quatrième jour, Isabelle-Marie le trouva défiguré. Il avait les yeux cernés et les lèvres mauves. Ayant réussi à moitié sa vengeance, elle en perdait le goût. Le cinquième jour, elle découvrit son frère allongé sur le bord du lac, la poitrine en avant, tranquille. Il avait un sourire vague. Elle le regarda longtemps, s’épuisant l’âme à le regarder.

p. 26-27

Patrice apparaît complètement assujetti à l’autre, infantilisé au point qu’il ne peut répondre à la nécessité élémentaire de se nourrir. Il reste entièrement dépendant, malgré ses quinze ans, de la mère (ou de la soeur) nourricière ; il subit tout, incapable de prononcer une parole. La mère et la soeur ont pour ainsi dire droit de vie et de mort sur lui qui ne peut que pleurer, gémir, errer comme un fou, brouter comme une bête, faire le mort, se réfugier auprès de son image (de son visage) au bord du lac où il retrouve une certaine consistance. En affamant son frère, Isabelle-Marie ne fait en somme que prendre le contre-pied de Louise, la mère qui gave ce fils de caresses. Mais ce n’est pas tant le frère qu’elle cherche à détruire que le couple mère-fils, lequel brouille ses repères quant à la question de la filiation. C’est parce qu’elle est témoin de l’inceste qu’elle passe à l’acte, qu’elle cherche à faire violence à la violence, en détruisant le couple maudit. Enlaidi après ce jeûne forcé, Patrice n’apparaît plus comme masque de beauté de la mère, miroir de son auto-érotisme satisfait ; ce qui, pour un temps, semble apaiser la soeur.

Au retour de voyage, la mère a ramené son amant et futur époux, Lanz. Patrice ne peut plus dès lors se réfugier comme bon lui semble dans les bras maternels. Sa détresse s’exprime alors par un acte de violence contre lui-même (au terme d’une soirée où les époux l’ont abandonné à la maison après avoir festoyé ensemble) :

À son arrivée, Isabelle-Marie surprit son frère, seul, des verres brisés autour de lui et du sang sur ses habits. Qu’as-tu fait ? [...] J’ai cassé les verres. [...] Assis, il jouait avec les miettes de verre. J’aimerais tant courir et briser des verres et je me couperais toute la chair pour que ma mère revienne des bois. Imbécile, dit Isabelle-Marie, maintenant c’est son mari, un mari, tu ne sais pas ? Il répondit non en tournant la nuque. Un mari, c’est un homme qu’une femme ne quitte pas. Tu entends ? C’est comme une mère. Maintenant Louise est la mère de Lanz. [...] Non. Elle est ma mère à moi, toujours à moi.

p. 54

Agressé, détruit en partie par le spectacle du couple, Patrice ne sait répondre d’abord que par un acte d’automutilation lourd de son impuissance à nommer l’impasse qui est la sienne ; réponse en miroir à la violence qu’il subit. Ces miettes de verre, cette course folle et ce corps ensanglanté disent bien (sur le plan du fantasme) le morcellement du sujet, la peur panique, la douleur de celui dont l’identité repose sur le seul regard de la mère. Ce que la soeur lui raconte sur le couple n’est rien pour arranger les choses, puisque Lanz n’est pas décrit comme un époux, et potentiellement, comme un père, mais comme un fils en qui, dès lors, Patrice ne peut voir qu’un rival ; ce qui constitue une agression, la négation de son être[5]. Cette sourde rivalité éclatera plus loin dans la scène où il agresse Lanz avec un fouet :

Patrice n’avait pas même l’intention de fouetter. Il entrait, humilié, assoiffé d’un breuvage qu’il ignorait. Il regarda la canne d’or osciller le long de son bras et cette canne d’or l’enragea. Il eût crié, pleuré, mais les cris ne se détachaient pas de lui. [...] Tout à coup, Patrice fit bondir la canne d’or, repoussa le bras de Lanz. En proie à une passion qu’il ne pouvait retenir, il fouetta le grand corps mâle qui le narguait près de sa mère. Lanz sauta sur lui et il s’empara du fouet. [...] Aveuglé, possédant enfin cet enfant tant chéri de Louise, Lanz fouettait à son tour. Après plusieurs coups, il soupira, haussa les épaules : Je suis votre père, Patrice, ne l’oubliez pas. Je le remplace auprès de vous. Sortez, maintenant. Louise vit avec satisfaction qu’il n’avait pas touché au visage, que seule l’épaule avait été meurtrie. Elle se jeta contre son fils. Patrice pleura sur sa poitrine.

p. 66-67

La canne d’or de Lanz – objet de sa parade phallique auprès de la mère – a ici un effet déclencheur puisque, symboliquement, Patrice occupe dans le regard maternel la même place que cette canne, en tant qu’il est lui aussi objet phallique. Violence contre violence, Lanz bat l’enfant et lui rappelle l’autorité que lui octroie sa place de « père ». Mais, comme le montre la suite du roman, cette parole demeure inopérante. La scène, on s’en doute, ne débouche sur aucune verbalisation de l’impasse, du conflit, puisqu’elle se termine par l’étreinte du couple mère-fils . La violence ne cesse plus dès lors de hanter le jeune homme :

Pendant ce temps, Patrice, furieux contre tout, contre Louise qui n’était plus Louise « pour lui seul » depuis l’arrivée du dandy, Patrice trépignait de sauvagerie. Il n’avait pas oublié le fouet de Lanz. Dans ses rêves, la scène jaillissait, grotesque et tragique. À part sa fréquentation des bois et des chevaux, Patrice vivait seul dans sa chambre, devant ses miroirs. Mais il se lassait de lui-même. Il n’avait plus aucun goût pour ses propres traits. Depuis son enfance, l’idiot avait beaucoup imité sa mère. Louise se maquillait. Il jouait donc lui aussi à frémir sous les couleurs. Or cette nuit il eut l’idée de transformer son visage en visage de démon et il chercha longtemps une expression démoniaque en se martyrisant les joues. Il se rendit monstrueux ; il eut devant lui, non plus la Belle Bête, mais la Bête. Alors une peur immense se saisit de lui. Il se rua sauvagement sur cet être immonde qui lui faisait face... Lanz, dit Louise à son compagnon, qu’arrive-t-il dans la chambre de mon fils ? Lanz d’une voix nonchalante railla : Rien. Il brise des verres. Louise accourut et, le ruban de sa résille éclatant soudain, tous ses cheveux roulèrent. Oh ! Patrice, mon grand, tu as cassé le miroir.

p. 90-91

Privé du regard de sa mère, Patrice attente à son visage, à son image. Par cet acte de défiguration, il agresse en définitive la mère, et tente – comme Isabelle-Marie avant lui – de briser le miroir maternel, de rompre avec le regard qui le (dé)possède. S’enlaidir, devenir semblable à une bête, à un monstre, c’est là, pour lui, profaner la mère et sa beauté. Toutefois, la violence qu’il s’inflige ne rompt pas l’envoûtement spéculaire dans lequel il s’abîme. Car, ce qu’il voit dans le miroir, ce n’est pas Patrice qui ressemble à un monstre, mais bien un monstre, un « être immonde qui lui [fait] face ». L’expérience du miroir ne suppose donc pas ici un moment d’assomption identitaire, mais le surgissement de l’autre, moment premier de son aliénation, de sa dépossession. Patrice se perd de la sorte dans le décor de sa funeste rêverie, alors que tout devient image, imaginaire, pour celui qui ne parvient pas à prendre pied dans l’ordre symbolique.

La violence culmine enfin dans une folle chevauchée au cours de laquelle il renverse mortellement Lanz :

Un homme ? Un enfant parmi les hommes ? Un homme libre qui ne savait d’où venait sa liberté ni comment l’utiliser ? Ce dieu mélancolique allait-il traverser le coucher de soleil qui s’étalait devant lui comme un lac rouge ? Il avait l’air si près de tout, tandis qu’en lui l’esprit battait si faiblement, qu’il n’animait pas le vide morne de son être. [...] Un délire nouveau s’emparait de Patrice, son regard se muait en regard de fauve. Il se mordait les lèvres à en pleurer, et ce cavalier en larmes, débridé autant que sa bête, dévastait tout en passant. Peut-être que, plongé désespérément dans sa course, Patrice y recherchait le personnage qu’il aurait pu être. Il avait le goût des miroirs... Patrice s’enivrait de sa bête et sa bête, à la dérive, eût pu le précipiter dans le lac, qu’il ne l’eût point retenue. [...] Le cheval, soûl de vitesse, fonçait, se brisait vers l’infini. Oui, courir, courir, encore et mourir au bout de la course, en pleine passion. [...] Lanz avait été renversé. Il gisait, étendu près de la source, poitrine écrasée, morne, terrassé, tandis que le cheval disparaissait au loin, ébloui, laissant Patrice près de sa victime.

p. 97-98

Privé de ses points d’ancrage identitaires, Patrice apparaît comme un être sans limites. Son âge même est incertain – homme ou enfant ? – tant que reste relativement indéterminée son inscription dans la différence sexuelle. De même, faute d’être en mesure d’assumer son désir, son nom, sa finitude, il n’est plus qu’un sujet indéterminé, voué à l’expérience d’une fausse liberté qui n’est qu’absence de contrainte, de limite, de contour. Rien ne semble plus le retenir, l’arraisonner au monde, l’inscrire dans une histoire ; de là, sa fuite en avant, sa suicidaire chevauchée vers l’infini, lieu (de l’)impossible qui se confond nécessairement avec la mort. Cette course folle, où il s’abandonne à la force débridée de son cheval, correspond à sa passion mortifère, c’est-à-dire à la sombre ivresse de celui qui, (dé)possédé, est déjà plus ou moins mort. S’il renverse Lanz, ce n’est pas tant par préméditation que par emportement ; et s’il donne la mort à son rival, c’est que sa folie vise juste. D’ailleurs, ce geste homicide ne sera pas l’occasion de faire intervenir la loi, ni la mise en place d’une enquête judiciaire. Au contraire, pour refouler la transgression de l’interdit (l’homicide), la mère se fait aussitôt complice de son fils :

Pourquoi as-tu voulu tuer mon mari, Patrice ? Ah ! je t’ai bien vu... Tu pressais du talon le ventre de la bête et tu la poussais au délire. En vérité Patrice ne se souvenait pas ou si mal de la crinière hérissée, de la canne d’or, de son genou distendu par la douleur, et de la perruque, oui... de la perruque. Tout se mêlait dans sa tête d’idiot, boîte démontée, sans ressort. Patrice ne fais pas le sournois. Je lis dans tes yeux. J’ai toujours lu dans tes yeux. Dis, tu voulais tuer Lanz depuis longtemps... hein ? Même en parlant ainsi, sa voix n’était pas tellement vengeresse. Elle caressait la tête blonde et, malgré son amertume, s’efforçait de sourire piteusement. [...] Il murmura dans son corsage : « Courir... courir encore ! » Elle appuya Patrice à son épaule où il était comme un noyé cherchant le rivage. Personne ne saura que tu as voulu tuer Lanz. Moi aussi, j’oublierai.

p. 102-103

La parole de la mère ne fait pas loi ; elle ne rappelle pas l’interdit sur lequel se fonde le rapport à l’autre. Au contraire, cette parole consolatrice et caressante s’offre comme un refuge pour calmer la culpabilité plus ou moins inconsciente du fils qui retrouve ainsi sa place dans le giron maternel, à l’abri du monde et de sa détresse. Si la mère parvient, semble-t-il, à refouler l’événement, à le nier, ce n’est pas le cas toutefois d’Isabelle-Marie qui, un peu plus loin, le lui rappelle sans détour (p. 118). Exclue du couple mère-fils, la fille, la soeur, est la seule qui conserve un peu de sa lucidité. Patrice, quant à lui, continue de porter l’obscure violence qui menace de resurgir à tout moment. Ainsi en viendra-t-il à tuer, sans raison apparente, le chien préféré d’Isabelle-Marie (p. 121-122).

À la suite de la mort de Lanz, la mère et le fils se trouvent à nouveau réunis, reformant un couple. Plus que jamais, leur relation demeure incestueuse :

Louise le contempla, satisfaite. En Patrice elle trouvait tout ce qu’elle cherchait : un bel objet qui fût tout à elle. Plaire était sa loi. Elle remplaçait Lanz par une autre frivolité. [...] Elle l’entraîna vers sa chambre, et l’allongea sur son lit comme lorsqu’il était adolescent, souple entre ses bras de mère et qu’elle l’endormait dans les caresses. Elle ferma les volets pour qu’il dormît tard.

p. 119-120

Le jeune homme apparaît comme un enfant entièrement soumis à la caresse de sa mère, endormi, c’est-à-dire sans véritable prise de conscience, incapable de dire « je », redevenu la chose du désir maternel. Or, la mère insiste d’autant plus pour le garder désormais qu’elle est atteinte d’un cancer à la joue et que la défiguration la gagne lentement. Devant la beauté qui se défait, miroir soudain défaillant, Patrice ne se retrouve plus : « Patrice qui la considérait comme son miroir ou le miroir du lac, Patrice qui avait tant besoin de donner sa beauté à quelqu’un, Patrice était dépassé par de si étranges conditions » (p. 126). Atteinte dans sa chair, vulnérable, Louise re-scelle dès lors l’alliance avec son fils : « Alors il revenait à Louise qui le suppliait de ne jamais quitter sa mère pour une épouse ou une amie. Je suis ta mère, ta meilleure compagne, je suis de toi, tu es de moi... ne l’oublie pas » (ibid.). Ce couple, apparemment indestructible, conduit finalement Isabelle-Marie à détruire le visage de son frère :

Elle maîtrisait son frère, le subjuguait du regard. Pourquoi te fais-tu si tendre ? osa Patrice. Elle le caressa plus fort et en profita pour entrer ses ongles dans cette nuque d’homme que surplombait un visage d’enfant, ébloui, guettant les flammes. Oh ! La si Belle Bête ! Son regard cruel s’acharnait sur cette nuque luisante. La main hésita quelques instants, puis, victorieuse, poussa la tête de Patrice dans le bassin [d’eau bouillante]. Sa main était ferme comme une griffe et Patrice ne résista point, ignorant qu’on l’avait choisi pour victime. Aussitôt son geste sorti d’elle-même, Isabelle-Marie, contentée, descendit le sombre escalier qui conduisait aux pièces closes depuis la mort de son père. Elle se tint muette, blanche, frémissant du dos comme une cardiaque. En haut, Patrice hurlait, cognait son visage tuméfié à tout ce qu’il voyait. [...] Enfin, il n’y aurait jamais plus de Belle Bête !

p. 129-130

Cette agression, cette atteinte au corps montre bien qu’Isabelle-Marie n’est pas moins (dé)possédée que son frère par le désir maternel. C’est là que, héritage de sa filiation, elle est pour ainsi dire rattrapée par la folie du couple incestueux. Là encore, c’est la mère qu’elle agresse à travers son frère, cherchant par la défiguration à briser le miroir de l’inceste, ensorceleur et maudit. Sa violence est la réponse, à l’évidence désespérée, à la violence qu’elle subit en tant que témoin de l’interdit transgressé. À son tour, elle se révèle être une bête (« sa main était ferme comme une griffe »), un animal cruel qui s’attaque à une autre bête ; et, comme Patrice sur son cheval fou, elle est emportée par sa folie. Ce frère n’est qu’une chose entre les mains des femmes de la famille. Terrorisée après coup par son geste, Isabelle-Marie apparaît cependant sans remords, tant il en va pour elle de sa survie. Est-ce un hasard enfin si elle trouve à se réfugier au sous-sol de la maison, dans ces « pièces closes depuis la mort de son père » ? Celle qui vient de briser le miroir de la mère se retrouve en effet dans un lieu qui rappelle le père. Comme si, par son geste, elle cherchait à exhumer du tombeau que sont ces « pièces closes » la fonction symbolique de la loi du père. Si le père est rarement évoqué, on constate cependant qu’il surgit à un moment-clé du drame, alors que culmine la violence sur la scène familiale. De sa place d’exclue, Isabelle-Marie est la seule qui, au sein de la famille, garde en quelque sorte vivante la figure paternelle, ultime rempart dressé (en vain) contre la violence de l’inceste.

Comme on l’a dit, il n’y a pas que Patrice qui soit défiguré dans cette histoire : tout au long du roman, Louise est rongée par un cancer de la joue qui lentement entame son visage. On compte, de chapitre en chapitre, plus d’une vingtaine d’allusions à ce visage cancéreux, comme autant de ponctuations dans ce drame qui a pourtant pour centre le miroir éclatant de sa beauté. Tout se passe comme si ce masque se défaisait peu à peu, au même rythme que la violence répond à la violence, c’est-à-dire que la défiguration de Patrice envahit toute la scène et que la famille va vers son désastre. Parfois, la défiguration de la mère est décrite comme une suite d’agressions animales et végétales : « Elle parlait inlassablement et Patrice ne voyait pas les griffures sur le visage maternel, le lierre effrayant qui s’agrippait à la chair, salissant la peau blanche, un peu plus chaque jour » (p. 37). Ailleurs, elle est envahie et dévorée par une couleuvre : « […] il fallait beaucoup de bijoux et beaucoup de fard pour cacher la couleuvre qui rampait sur sa joue » (p. 96) ; ou par un ver qui « mang[e] perfidement sa joue » (p. 127). Ces images nous la montrent ainsi comme étant la proie d’une lente dévoration : « Isabelle-Marie voyait toujours sa mère pendue au miroir. – Elle est toute mangée » (p. 163). Parfois encore son visage apparaît sanguinolent (p. 130) ; ou pourrissant (p. 162). Autant d’états dont la morbidité se donne comme l’envers de la splendeur quasi virginale d’avant sa maladie : « Jadis sa chair était blanche et pure. Le miroir lui imposait une dame mauve, veinée de noir » (p. 163). Le roman se referme ainsi sur celle qui peu à peu est devenue miroir de la mort.

La maladie de la mère se révèle être la faille de sa toute-puissance narcissique. Soumise comme chacun à la mort, elle, dont la beauté se fait tyrannique, rencontre là son maître, l’expérience de sa finitude, de sa castration, de ce qui nécessairement la limite dans sa jouissance. La mort et la maladie nous la montrent en effet faillible, vulnérable, fragile devant la violence du mal : « Elle sourit à son masque qui semblait avoir reçu un coup de hache à la joue droite » (p. 125). Ce visage qui lentement s’animalise témoigne en quelque sorte de sa propre impasse quant au désir, de son manque de repère quant à la castration, à la loi. Mais le roman ne dira rien de son histoire, de sa filiation, de ses parents. Louise apparaît donc, si l’on veut, comme la première Mère.

La folie, le règne de l’imaginaire

Patrice, défiguré, est désormais rejeté par sa mère. Lorsque, pour une rare fois, il prend la parole dans l’espoir de se connaître (un peu), il ne rencontre que moquerie hargneuse:

D’avoir à jamais un monstre incurable pour fils, la dégradait, elle, l’orgueilleuse abîmée. Elle l’évitait, méditait de le chasser. [...] Et Patrice, qui n’avait jamais pu fournir l’effort suffisant à la réflexion, se sentit tellement au bout de l’abandon humain qu’il se mit à s’interroger obscurément. […] Mère, implora-t-il, les mains levées, pourquoi ne m’as-tu pas dit ? [...] Tu ne sais donc pas que j’ai horreur de toi ? Oui, j’abomine ta souffrance et ta laideur. Quand j’ai épousé ton père, si j’avais prévu les fatalités de l’enfantement... Mère, pourquoi ne m’as-tu pas dit que j’étais un idiot ? Elle éclata nerveusement de rire : Patrice, tu viens faire le bouffon à mes pieds ? Tu veux me voir rire ? Hé bien, je ris pour toi.

p. 136, 145

Ce jeune homme qui ne pense à rien et ne sait que penser pose peut-être ici la seule question qui pourrait lui redonner un peu de clairvoyance. Pour toute réponse, il ne reçoit cependant que le rire fou de sa mère et une parole où elle nie son désir de filiation, avortant pour ainsi dire après coup de cet enfant qui ne correspond plus à son rêve de plénitude narcissique :

Chaque soir, à l’heure où Louise dénouait ses cheveux, il revenait dans la chambre comme un automate, mais Louise bondissait, irritée. Va-t’en ! Il sortait, courait au lac où il pleurait sans comprendre, devant l’image d’un jeune homme qu’il n’avait jamais connu. Qu’ai-je fait à l’eau ? Et devant ses miroirs : Pourquoi êtes-vous devenus si laids ? Vous me faites peur.

(p. 136-137)

La chambre de la mère est désormais interdite, pour les mêmes raisons cependant qu’elle était lieu de rencontre et de miroitement. D’un miroir à l’autre, Patrice ne se reconnaît plus, ne voit plus que la monstruosité d’une défiguration qu’il n’assume pas comme étant la sienne, mais qui surgit du lieu de l’autre. Ayant perdu l’image de la beauté maternelle qui assurait, malgré sa précarité, l’unicité (illusoire) de son moi, le miroir peut alors devenir le lieu d’une inquiétante multiplicité, d’une prolifération d’images à travers lesquelles Patrice ne peut se reconnaître, revenant ainsi au morcellement premier de l’expérience spéculaire. Tout devient dès lors pour lui flux d’images, incapable qu’il est de distinguer le réel de l’imaginaire. Ainsi se termine son drame, alors qu’il a finalement été abandonné par sa mère à l’asile :

Il s’interrogeait comme s’interroge un enfant sur les miracles. Suis-je un miroir ou suis-je Patrice ? Il confondait tout. Il avait tant vécu avec les miroirs, autour des miroirs, dans les miroirs. Toutes les images se mêlaient en lui comme dans un cauchemar. Parfois, son instinct s’animait plus fortement, puis tout redevenait vide en lui. Les moments de vision jaillissaient au gré des images. Tout fuyait ensuite, d’un seul coup, à lui faire oublier même ce qu’il était. Lorsqu’il se concentrait sur un objet quelconque, son visage devenait horrible. L’attention le déchirait et ses muscles sortaient comme pour accuser qu’il n’était pas un homme mais une bête.

p. 148-149

Aux yeux de Patrice, le monde peut devenir littéralement fantastique, miraculeux, là où entre les êtres, les mots et les choses ne règne plus qu’un possible, un réel apparemment sans causalité, sans lien, dès lors que le cadre anthropologique sur lequel repose la symbolisation première du lien, de la place du sujet dans la chaîne des êtres – la filiation –, est rompu, devenu inopérant dans sa fonction de repérage, d’assignation, de nomination. En devenant réellement miroir, Patrice risque de n’être plus qu’une surface réfléchissante où tous les êtres, toutes les images du monde, pourront se refléter ; sujet indéterminé, il possède virtuellement toutes les identités. Il peut ainsi se transformer en homme-caméléon, comme c’est le cas pour Faust, le comédien qu’il rencontre à l’asile : « Afin de lui rendre hommage, Faust imitait les traits de Patrice à coups de grimaces. Il ressemblait alors si prodigieusement à Patrice que celui-ci le craignait comme ses miroirs » (p. 152). Dans cet asile, le monde devient jeu, règne du semblant, mascarade sans fin. L’imitateur est roi, et le corps semble alors sans limites :

Faust, implora ingénument Patrice, tu ne pourrais pas être un cheval ? Moi je sauterais sur toi et nous irions très loin, à gauche, à droite... au bout des bois, où il y a un lac et des poissons. Faust se redressait... Les cils battaient doucement au-dessus des yeux méphistophéliques : Mais je suis un cheval. Tu vois, un magnifique coursier. Monte. Patrice se collait au dos de Faust en criant : « Les bois ! Les bois ! » Ils tournaient dans la chambre, ivres de leur mensonge vivant.

p. 153

Il n’y a plus pour eux de réel, mais seulement le règne triomphant et désespéré de l’imaginaire. Si l’imagination apparaît ici comme l’expression d’un sujet tout-puissant – maître d’un monde qu’il identifie complètement à ses rêves –, elle n’est en fait que la manifestation de son impuissance, de sa détresse, de l’impasse où il se trouve à dire le manque, à reconnaître le processus par lequel il pourrait se différencier et appréhender, de là, un monde ordonné par la distinction du réel, de l’imaginaire et du symbolique.

Malgré ces jeux, Patrice voudrait retrouver sa mère en Faust : « Je voudrais que tu sois l’épaule de ma mère, une seule fois » (p. 155). Sujet morcelé, il appréhende donc également le corps de l’autre sur le mode du morcellement. « L’épaule de la mère », où il veut se réfugier comme autrefois, est la partie qui vaut pour le Tout. Elle suffit à Patrice dans la mesure où, pour lui, il n’y a que du maternel, puisqu’il n’a jamais pu entrevoir dans sa mère la femme d’un homme qui ne serait pas son enfant.

Après la mort de Faust, Patrice s’isole de plus en plus du monde, rejouant pour finir avec une araignée sa relation à sa mère :

Toujours ému par le geste de l’épaule, il avait prêté la sienne à l’araignée : – Personne ne te blessera, lui disait-il. Mais l’araignée ne s’y plaisait pas. Elle voulait tous les murs, désirait y piquer des chapelles selon son art. Une nuit, la main de Patrice l’aplatit sans le vouloir, cette main d’homme à moitié enfant étouffa l’araignée d’un ongle froid. Patrice n’avait plus rien. – Je retournerai chez ma mère. J’irai voir mon visage dans le lac. Mon beau visage y est peut-être encore.

p. 160

« L’épaule de la mère » se révèle ici le morceau de corps-refuge qui le rattache tant bien que mal au monde. Ultime repli où il est à la fois la mère et l’enfant. C’est dire que l’araignée est un peu de lui-même, objet en lequel il se projette pour retrouver sa mère, ultime miroir dans lequel il se reconnaît, dernière bouée de sauvetage ; en la tuant, l’asile ne sera plus pour lui que murs vides, miroirs aveugles, espace de mort. De là l’urgence de fuir.

Isabelle-Marie : un mariage aveugle

Une autre trame narrative traverse le récit, qui à la fois évolue en parallèle et croise par endroits l’histoire de Patrice. Cette trame relate la rencontre, le mariage puis la rupture entre Isabelle-Marie et Michael Livani, jeune paysan de la ferme voisine. Le jeune homme étant aveugle, Isabelle-Marie peut lui cacher sa laideur (qui, on s’en doute, est aussi l’effet du « mauvais oeil » de la mère posé sur elle). Le lien repose donc d’entrée de jeu sur un mensonge : « Seul un aveugle pouvait la “ voir ” belle. Elle résolut donc de jouer à être belle pour lui » (p. 49). La soeur de Patrice peut en effet se décrire à son amant comme elle le veut : « Oui, je suis très belle. J’ai les yeux lilas et de longs cheveux blonds. Touche mes cheveux. N’est-ce pas qu’ils ont le goût du pain » (ibid.) ? Elle se décrit comme elle se rêve, faisant à son tour fi de sa finitude, de sa contingence, du réel. En cela, elle reprend la posture narcissique de sa mère, en tant qu’elle se donne elle aussi comme corps idéal pour le regard aveugle de l’autre. Prisonnière de l’identification à sa mère, elle se piège elle-même en répétant son histoire au moment même où elle croit s’en libérer. Ce mensonge, lui donnant enfin droit au masque de beauté, fait en sorte qu’elle échappe (pour un temps) à la castration.

L’amant, l’époux, Michael Livani, est d’ailleurs pour Isabelle-Marie un être pour qui l’imaginaire est roi :

Michael était comme un jeune animal. Il aimait la joie, cruel envers la laideur, révolté devant toute souffrance. Il était orgueilleux, poète plein d’illusion, car il ne vivait que d’après ses rêves. Il connaissait les bois, le lac et l’histoire des récoltes mais il ne savait pas écrire. (p. 60-61)

[...] Il était un peu sauvage, ardent, et la flamme se mêlait à lui comme la grâce accordée aux enfants. Aveugle, il vivait comme dans un cloître mais il parlait si bien de la vie des animaux, du vent, des saisons qu’on ne pouvait douter de sa lumière. Isabelle-Marie l’aimait. Elle demandait de pouvoir l’aimer sans le blesser. Vivant si près l’un de l’autre, ils ne pensaient ni à la chair ni au désir. Ils avaient tout l’espace pour jouer et courir.

p. 82

Aveugle, sa rêverie sur le monde semble toute-puissante. Si son savoir de la nature apparaît juste, il repose aussi sur l’illusion. L’« amour » de ce couple est donc fondé non seulement sur l’aveuglement, mais sur le règne imaginaire de chacun ; l’autre n’altère pas, n’entame pas la toute-puissance de la rêverie sur les êtres et le monde. Comme la « Belle Bête », Michael est un « jeune animal », un être « un peu sauvage », termes qui semblent indiquer qu’il reste lui aussi en marge de sa condition de sujet désirant. Avec lui, l’amour paraît d’abord asexué et se confond avec les jeux d’enfants. On remarque, par ailleurs, que Michael Livani n’est pas sans rappeler le père d’Isabelle-Marie, du moins telle qu’elle le décrit : tous deux sont en effet des paysans qui entretiennent un rapport fusionnel et harmonieux avec la nature. Par là encore se répète l’histoire, la fille demeurant captive du miroir parental.

Plus tard, le désir s’insinue enfin entre eux :

Elle sentait qu’une partie des « jeux » allait prendre fin. Tout serait tellement grave désormais. Tout ressemblerait à Louise, à Lanz, à l’immense tragédie qu’ils déployaient tristement.

p. 87

La sexualité apparaît alors comme un désastre, comme la funeste répétition de l’impasse parentale. Isabelle-Marie l’assumera cependant peu à peu, mais pour autant que cela puisse la fortifier dans son mensonge :

[Elle] ne doutait plus d’elle-même ni de sa beauté fictive. Elle ne disait plus : « J’ai les yeux lilas ». Elle le croyait. [...] Elle s’acharnait à connaître l’âme et le corps de son mari, à prolonger sa ferveur de jeune amant. Dans une tranquille certitude, elle vivait son rêve et se réjouissait en tout.

p. 104

L’acte sexuel n’est donc pas le gage d’une rupture avec l’enfance et la mère. D’ailleurs, l’époux se révélera ici encore un frère :

Un mutuel goût d’enfance les rapprochait dans leur chair et dans leur âme. [...] Pour eux, vivre ensemble, c’était vivre l’un dans l’autre en continuant les « jeux ». Isabelle-Marie écoutait l’âme de son frère-époux, de son frère-enfant, de ce grand jeune homme qui traversait naguère la montagne pieds nus et se taillait des flèches dans les arbres.

p. 105

Cette alliance n’échappe pas à l’inceste, du moins dans le regard d’Isabelle-Marie. L’interdit et la Loi demeurent inopérants, alors que chacun se berce d’illusions et de rêves. Au couple mère-fils, Isabelle-Marie semble ainsi répondre, en miroir, par un couple frère-soeur. L’impasse demeure donc, pour elle, entière.

De cette union avec Michael Livani va naître une fille, prénommée Anne :

Mais c’est à Isabelle-Marie que l’enfant ressemblait. Dès sa naissance, Isabelle l’avait trouvée plus monstrueuse qu’elle-même, et ce visage de l’enfant de son sang, affligé de la même laideur, et des mêmes traits labourés, la révoltait.

p. 109

Cette fille semble en effet n’avoir rien hérité du père ; ce qui paraît, somme toute, conséquent avec le peu de place réservée à sa symbolisation, dès lors que cette union est vécue comme un inceste. La filiation toute maternelle est ainsi vouée à la répétition. D’une génération à l’autre se trouve dès lors transmis ce ratage symbolique qui vient marquer le corps, ne peut manquer de faire retour sur le corps, théâtre des identifications, de la signature, de la marque, qui fait le sujet. C’est cet héritage maudit qui sera représenté et nommé par la laideur et la défiguration.

L’alliance avec le « frère-époux », fondée sur l’illusion, le rêve, le mensonge, s’écroule lorsque Michael Livani retrouve enfin la vue :

Michael ouvrit les yeux. Il les écarquilla et, à sa façon de la regarder, Isabelle-Marie comprit qu’il la voyait. Aussitôt elle eut honte. Elle se cabra au mur, les mains à la gorge comme pour s’étrangler. (p. 110) [...] Reculant d’horreur devant celle qu’il avait tant aimée « belle », fou de désespoir, il hurlait : « Menteuse ! Menteuse ! » [...] Il revint très près de sa femme et il se mit à la gifler.

p. 111

Si Michael prend conscience qu’il a bel et bien été berné, il en reste cependant à la colère. Bien que son rêve s’écroule, il ne veut aucunement y renoncer. En cela, le rapport à l’autre, à la parole, ne l’aura en rien changé ; il demeure enfermé dans ce miroir idéal. Il n’y a donc pas de place ici non plus pour la parole qui permettrait à chacun de prendre acte de son héritage, et de défaire un tant soit peu le noeud de cette filiation vouée à l’imaginaire. Sans cette parole, le rêve tourne au cauchemar, à la violence. Après la scène du dévoilement et de la répudiation, Michael disparaît complètement du roman. Il n’y a plus ni époux, ni père, ni « frère-enfant » ; seul demeure le silence mortifère de sa soudaine absence. Disparition dont on peut supposer qu’elle ne manquera pas, après coup, de hanter la petite Anne.

À la suite de cette répudiation, Isabelle-Marie retourne chez sa mère, plus enfermée que jamais dans le miroir maternel. Ce ne sera que bien plus tard que l’enfant, Anne, dévoilera le secret de sa mère en présence de sa grand-mère : « Dis, mère, pourquoi l’oncle Patrice est-il devenu si laid ? Une nuit je t’ai vue, mère. Tu lui disais de mettre la tête dans l’eau, mais l’eau était très chaude » (p. 138). Plus loin, en confessant son crime à sa mère, Isabelle-Marie l’accuse : « Mère, je te méprise parce que tu n’as vécu qu’en ta maudite vanité » (p. 141). De cette scène est témoin la petite-fille, comme du dévoilement d’un obscur héritage : « qu’elle surprenait, sans savoir que cette tragédie était sienne » (ibid.). Au terme de cette scène de vérité, la mère chasse sa fille qui part en l’injuriant : « Tu pourris, mère. Ta joue t’assassine. Et ne sois pas trop sûre de tes terres... » (p. 142). La menace sera mise à exécution lorsqu’elle incendiera tout le domaine :

Isabelle-Marie fit éclater la lampe dans les gerbes les plus sèches. Elle croyait tuer la terre de Louise mais elle comprit soudain qu’elle tuait la terre de Dieu. Une terreur lui monta à la face. La honte aussi. Tout s’enflamma aussitôt et elle resta un moment près des gigantesques brasiers, veule, désabusée. Enfin, elle s’enfuit rejoindre sa fille qui l’avait devancée tandis que tout s’empourprait derrière elle dans une clameur d’apocalypse.

p. 165

La destruction de la scène familiale se confond ici avec l’apocalypse et la fin des temps. La folie destructrice qui s’empare d’Isabelle-Marie n’assouvit pas cependant son ressentiment et sa haine. Elle prend conscience, pour un temps, que son geste est sacrilège, puisqu’il est interdit de détruire le monde de Dieu, comme elle l’évoquait en parlant de son père, même si c’est pour détruire la mère. La confusion résulte du fait que le « tout » du monde se confond pour elle avec le maternel. Sa violence n’est donc qu’impuissance à sortir de son histoire.

Isabelle-Marie respira : « Tout est fini ! Sauf moi ! ». Son instinct destructeur n’était pas assouvi. Elle marcha plus vite, tremblante. Un moment, elle regretta de n’avoir point donné autant qu’elle avait détruit.

p. 166

C’est dire que si la mort a fait son oeuvre, tout reste encore bien vivant en elle. La violence est vaine pour celle qui reste assujettie au regard de la mère. Quant à Patrice, ayant fuit l’asile, il ne retrouvera qu’un « monde de cendre et de morceaux de miroir » (p. 167), avant d’aller s’abîmer définitivement dans les eaux du lac, à la recherche de son visage.

Une filiation québécoise

L’inceste est bien la première des violences, comme le montre avec une remarquable cohérence la mise en fiction de la romancière. C’est là, on le sait, une question que l’on retrouve avec insistance dans toute la littérature occidentale, depuis au moins Sophocle. Dans La Belle Bête, la mise en jeu du miroir, de sa fonction, dans le processus identitaire, révèle un savoir qui prend en quelque sorte la voie de la fiction, pour réécrire, réinventer l’une des fables fondatrices (Narcisse) de la notion de sujet. Les figures de la filiation sont ainsi transposées sur le mode de la tragédie et du mythe (Narcisse, Oedipe). En cela, à l’évidence, le roman de Marie-Claire Blais s’inscrit dans une filiation qui dépasse les frontières et franchit la barrière des langues.

À relire ce roman aujourd’hui, on constate non sans un certain étonnement que toute référence géographique, historique et politique au Québec se trouve pour ainsi dire effacée. On ne reconnaît pas en effet, dans le monde de ces personnages, les signes manifestes d’une appartenance québécoise[6]. D’ailleurs, le patronyme de cette famille étant inconnu, il ne peut servir de repère pour situer le lecteur en regard d’une collectivité bien définie. Le seul patronyme du roman, celui de Livani est plutôt l’indice de l’étranger ; ce qui est aussi le cas du nom ou prénom de Lanz ou celui de Faust qui gardent une consonance étrangère, voire littéraire. Cela n’est certes pas un détail dans ce roman publié en 1959, au seuil de la révolution tranquille[7]. On peut fort probablement y reconnaître la volonté de rompre avec le discours clérico-nationaliste et son apologie du terroir, de la vie rurale, de l’identité canadienne-française, qui a longtemps déterminé une certaine pratique de la littérature québécoise[8]. Le roman de Marie-Claire Blais apparaît bien plutôt comme l’envers affolant – le refoulé ? – de ce monde rural idéalisé (dont le personnage du père, brave paysan cultivant la terre de Dieu, conserve peut-être la trace). Par l’effacement des noms vernaculaires – de familles, de lieux –, le roman ne tente-t-il pas d’échapper à cet héritage, à cette filiation ? Comme si, pour marquer la rupture avec ce discours, il fallait opter pour un dépaysement, un salutaire passage par l’étranger. Comme si la réappropriation de l’espace littéraire passait, pour un temps, par cet effacement des noms, cet exil[9]. Peut-être est-ce là d’ailleurs l’un des traits singuliers de la littérature québécoise que de vouloir s’arracher aux noms reçus en héritage, de s’exiler dans le monde du rêve (de la littérature) pour s’inventer de nouvelles filiations. Ce qui, jusqu’à un certain point, ne peut être que le leurre d’une imagination toute-puissante, d’une liberté sans attaches.

Or, à un autre niveau, ne peut-on dire que ce roman est bien inscrit dans une certaine expérience québécoise dans la mesure où il met en scène une forme de matriarcat, un père absent, une parole marquée par l’impuissance, autant de traits qui appartiennent depuis longtemps à l’imaginaire collectif ? Ainsi, et malgré l’effacement d’un certain enracinement identitaire, le roman de Marie-Claire Blais trouve à s’inscrire cependant dans une filiation culturelle précise. À cet égard, il est donc à la fois en rupture et en continuité avec son héritage, son histoire, son identité narrative. Rappelons enfin qu’il faudra attendre Une saison dans la vie d’Emmanuel (1965) pour que Marie-Claire Blais évoque, sur fond de misère familiale et sociale, la présence d’un Verbe éclatant en la figure du poète Jean Le Maigre[10]. Roman qui opère un travail de réécriture non seulement du discours clérico-nationaliste, mais aussi du récit de la « grande noirceur », tout en effaçant, là encore, les noms du pays.