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Les archives ne sont pas, aujourd’hui, l’affaire des seuls historiens, érudits ou spécialistes de génétique littéraire. Elles concernent tous ceux qui, à des titres divers, revisitent la mémoire et l’Histoire depuis les documents. Leur importance dans la culture contemporaine est telle qu’on peut les considérer comme le signe d’un bouleversement radical. L’obsession des archives et du patrimoine caractéristique de notre époque correspond, selon Pierre Nora (1984), à la fin des milieux traditionnels de mémoire : la valorisation symbolique des documents d’archive serait d’autant plus nécessaire que la véritable mémoire, elle, aurait périclité. Les archives ainsi tiendraient lieu de mémoire, elles seraient même l’un des lieux où l’opposition entre la mémoire collective spontanée et la mémoire dans l’Histoire – distanciée, enregistreuse – se marque de la façon la plus tranchée. À la mémoire vive, habitée et toujours actuelle, s’opposent ainsi les archives, dépôt préservé d’un passé définitivement clos dont on se souvient par devoir, ou par hantise. La multiplication exponentielle des documents et la diversification des supports matériels et des techniques d’enregistrement seraient les effets les plus tangibles du défaut de mémoire dans la culture contemporaine. L’impératif de tout garder relèverait en outre d’une incapacité à prévoir ce qui vaut d’être conservé pour mémoire : la construction du mémorable dans l’archive, longtemps instituée par la conservation intégrale des dépôts officiels au détriment du reste, tend aujourd’hui à se disperser dans la masse hétérogène des documents produits et enregistrés à une échelle industrielle, archives issues d’un présent incertain en quête d’origine, d’identité et d’avenir. Car se croisent, dans l’archive, le culte de la trace authentique du passé et le souci de l’avenir du présent qui ne saurait se dévoiler qu’après coup, comme dans ce film d’Antonioni, Blow up (1966), où l’on découvre, dans des photographies en gros plan, les indices d’un meurtre inaperçu sur les lieux mêmes du crime. Que le récit d’archive prenne souvent la forme d’une enquête n’a alors rien d’étonnant : cela manifeste le désir anxieux de découvrir le passé depuis l’archive et la possibilité de saisir rétrospectivement le sens et l’histoire de ce qui aura eu lieu.

Le film d’Antonioni montre en quoi l’archive s’avère indissociable d’une technique d’enregistrement moderne – la photographie – et d’une technique, également moderne, de lecture – l’agrandissement d’un détail. L’imaginaire de l’archive propre à notre époque relève en partie de ces techniques : elle est une « capture » de tous les instants qui, depuis l’éclat fugitif cristallisé dans la photographie jusqu’à la durée projetée sur des écrans, sont devenus sécables et répétables à l’infini. Si le « gage d’avenir » (Derrida, 1995 : 37) que serait l’archive s’avère compromis par une dissémination possiblement anarchique, si sa valeur étymologique de commencement et de commandement (ibid. : 11) risque de se voir destituée par l’accroissement phénoménal des archives privées et la multiplication des fonds d’archives publiques longtemps limitées « aux faits politiques, diplomatiques, militaires, administratifs » (Pomian, 1992 : 217), c’est aussi que les usages des documents ont changé, se sont multipliés à leur tour. Plutôt que de voir l’obsession contemporaine pour l’archive comme le contrecoup d’une perte de la mémoire collective à l’ère postindustrielle, on considérera l’archive comme l’un des facteurs de cette perte, perte d’ailleurs toute relative : à l’extinction d’une forme de mémoire correspond la transformation radicale de notre rapport au temps par les « time-based media » (Doane, 2002 : 4) – photographie, film, télévision, vidéo –, qui produisent massivement les archives et les mettent en circulation comme jamais auparavant. Que cette transformation suscite une inquiétude du passé comme de l’avenir, qu’elle génère une incertitude quant à la valeur et au sens du présent, est indéniable, mais l’intérêt de la figure de l’archive vient aussi du fait que s’y condense, peut-être même s’y dépose un rapport complexe à la temporalité et à la trace chargée de tensions. En effet, l’un des traits que l’on peut dégager des articles de ce dossier est bien la mise en tension de l’archive : loin de s’abîmer dans le culte des reliquats incarnant fantomatiquement un passé évanoui, narrateurs, poètes et scripteurs jouent d’inventivité, de réflexion et de ruse pour mobiliser l’archive hors de l’évidence d’une vérité établie une fois pour toutes, dont elle serait tout à la fois le reste, la preuve, la révélation, le substitut. Toutefois, avant de prendre la mesure de tels usages dans la littérature contemporaine, il importe de partir d’une définition assez restreinte de l’archive afin de mieux la cerner dans son hétérogénéité et ses dérivations mêmes.

« [D]ilatée, démultipliée, décentralisée, démocratisée » (Nora, 1984 : xxvii), l’archive n’en demeure pas moins un lieu de consignation spécifique dont le mode et le principe sont déterminants. Une de ses définitions officielles, tirée de l’article premier de la loi française datant du 3 janvier 1979, se présente comme suit :

Les archives sont l’ensemble des documents, quels que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité.

La conservation de ces documents est organisée dans l’intérêt public tant pour les besoins de la gestion et de la justification des droits des personnes physiques ou morales, publiques ou privées, que pour la documentation historique de la recherche.

Pomian, 1992 : 170

Cette définition, qui correspond peu ou prou à celle de Jacques André (1986 : 29) qu’Arlette Farge cite, n’épuise « ni les mystères ni la profondeur » (Farge, 1989 :11) des archives, mais elle permet de saisir en quoi le dépôt se distingue de la collection, là où les pièces réunies relèvent d’un choix, d’une décision sélective. « Les archives au contraire sont le résultat inévitable des activités d’une personne, d’un organisme ou d’un service à partir du moment où ces activités s’accompagnent, du fait de leur nature même, d’une production ou d’une réception de documents […] » (Pomian, 1992 :171). De cet ensemble quasi naturel découle l’imaginaire organique de l’archive comme sécrétion, dépôt, gisement, fonds, avec le gigantisme que cela implique ainsi que l’idée de reste, de trace directement issue d’une activité. Et c’est, dirais-je, en vertu de cette « trace brute » (Farge, 1989 : 12) que la figure de l’archive se sédimente dans la culture contemporaine pour y acquérir une valeur presque fabuleuse d’authenticité. L’un des mérites de l’essai d’Arlette Farge vient de ce qu’il ne passe pas sous silence l’ébranlement affectif du chercheur qui, au contact de l’archive, croit « toucher le réel » (ibid. : 18), accéder à un passé non apprêté en vue de la postérité, à sa vérité nue livrée sans intermédiaire sinon, bien sûr, celui de l’institution archivistique. La séduction de l’archive, l’enchantement qu’elle procure parfois tiennent à ce désir tenace que nous avons de renouer avec ce qui n’est plus, de comprendre « sur pièces » ce qu’il en fut. Le passé – cette terraincognita qui fascine tant les sociétés postmodernes – semble pouvoir s’ouvrir, se redécouvrir dans les archives conservées telles quelles, dépôts contre l’oubli préservés, du moins en principe, des altérations du temps.

L’imaginaire de la trace authentique bénéficie, alors que l’avenir semble incertain et que le passé disparaît sous nos yeux, d’un immense crédit. Or – et c’est là que quelque chose se noue –, l’aura de l’archive n’a jamais été aussi grande que depuis que les traces issues des activités d’une « personne physique ou morale » se sont transformées. Aux traces dites organiques, qui ont des siècles durant pris la forme du document manuscrit, se sont ajoutées les traces photographiques, filmiques et sonores saisies à même le temps. Les archives issues des « time-based media » se sont certes multipliées, diversifiées, décentralisées, mais elles ont aussi déplacé la nature du dépôt : ce sont des capsules temporelles que les documents conservent, capsules empreintes d’un instant ou d’une durée projetées dans l’image ou le son. L’archive n’est pas alors seulement ce qui, au cours d’une activité, s’accumule ou tombe comme une chute de tissu, elle est aussi un morceau de temps quelconque, peut-être révélateur, à l’instar de ces photographies prises dans un jardin anglais au moment du meurtre dans Blow up. Le savoir virtuel logé dans les nouvelles archives est marqué par la contingence d’un temps enregistré sans qu’il se passe nécessairement quelque chose : là où le greffier consigne les minutes des actes de procédure, les caméras de surveillance archivent les temps « morts » au même titre que les incidents. La présence spectrale du temps archivé se charge en outre très vite d’un poids d’historicité : ce visage, cette maison, cet habit portent les stigmates d’une autre époque ou d’une actualité révolue. L’aura de l’archive ne tient plus à la seule unicité d’un document original difficile d’accès, elle vient aussi de l’unicité du moment archivé, saisi dans le temps, dont l’hétérochronie constitutive est désormais reproductible.

À partir du moment où, de plus en plus, les archives privées et publiques circulent et se reproduisent, elles deviennent un matériau dans les documentaires, les magazines et les « produits culturels » en général. Organique, temporelle, la trace est également médiale. L’effet de « réel à l’état passé » (Barthes, 1980 : 130) propre aux archives est d’autant plus vivement ressenti qu’il participe du recyclage contemporain des médias, quand l’irruption d’une photo en noir et blanc dans un film en couleur matérialise un « Ça-a-été » (ibid. : 120), incarne visiblement l’altérité du passé, rend immédiate la distance. Que la photographie provienne ou non d’un fonds, un tel montage produit ce que l’on pourrait appeler un « effet d’archive », que la circulation immatérielle (à la télévision, sur le Web) paradoxalement matérialise. À l’expérience du toucher, sur laquelle Farge insiste au début de son essai, se substitue l’expérience du voir où, dans l’échelle du visible, l’archive représente le passé nu, fragile, disponible, que l’obsolescence du média manifeste et authentifie. Le « goût de l’archive » s’affirme dès lors à la fois comme une résistance à et un effet de la remise en jeu du document dans la stratification des médias, qui fait désormais partie de la donne. Car on ne saurait s’en tenir au constat général – sourdement nostalgique – de l’expansion des archives et de l’engouement qu’elles suscitent : ce serait rater les usages singuliers, là où la circonspection et le questionnement ne se laissent pas tout uniment prendre dans des catégories générales mais offrent des résistances, déplacent des évidences, font des archives une puissance d’ébranlement d’autant plus saisissante qu’elles puisent à même l’altérité des traces pour reconsidérer, relancer, voire inventer le passé. En somme, au constat suivant lequel la « trace brute » de l’archive tient lieu de mémoire et fascine en tant que telle (Nora, 1984), on opposera les usages de l’archive comme médiation de l’Histoire et support de mémoire : le document fait l’objet d’enquêtes, de manipulations, il donne lieu à des gloses, des montages, des récits, des fictions.

Les poétiques de l’archive dans les oeuvres littéraires participent du questionnement tant collectif qu’individuel sur l’Histoire et la mémoire dans la société contemporaine. L’archive est une source, un matériau et une figure dont les écrivains usent de diverses façons sans verser dans le culte, quand bien même le document affecte vivement ceux qui s’en saisissent. L’archive est souvent le point de départ d’interprétations multiples, de versions incertaines, de reconstitutions partielles, de vérités feintes, de jeux polyphoniques. Et même lorsqu’elle est revendiquée comme irréfutable, ainsi que le fait Arnie Ernaux dans L’Événement (2000), c’est toute la distance entre les traces conservées et le souvenir qui, brutalement, ressort, l’archive arrachant le passé à sa quiétude, devenant la preuve d’une étrangeté par rapport à soi-même qui met en pièces la fiction du moi. Relativement peu étudiées comme objet littéraire et poétique, les archives sont étroitement liées au récit autobiographique dans lequel, Michael Sheringham l’a montré, elles « déploient un espace hétérogène, lieu de différences plutôt que de similitudes » (2002 : 25). Si la fortune du document dans la littérature contemporaine a quelque chose à voir avec l’expansion des archives de soi, ces dernières servent souvent de relais entre l’individuel et le collectif, comme c’est le cas chez Ernaux. Réciproquement, dans Dora Bruder de Modiano (1997), les archives publiques servent d’intermédiaire entre l’enquête historique, le récit de soi et la fiction. Témoins, traces du passé, elles sont aussi des « effecteurs » de mémoire et de fables. L’archive ressaisie dans ses usages n’a donc rien d’univoque. Elle concerne cette part prédominante de la littérature contemporaine consacrée aux écritures de soi mais aussi de l’Histoire (Première et Deuxième Guerres mondiales, génocides, colonies, Histoire des femmes, des « gens », des lieux) et participe au « renouvellement des questions » (Viart et Vercier, 2005) dans l’espace de la littérature française sur laquelle se penchent les articles de ce dossier. Plus largement, on peut se demander, avec Dominique Maingueneau, si les poétiques de l’archive ne sont pas le fait d’une littérature en déclin qui, après « l’âge du style » (2006 : 154), serait devenue un vaste thésaurus replié sur lui-même, puisant dans ses propres réserves, se recyclant à satiété : nous serions passés d’une « logique du champ à une logique de l’archive, la concurrence entre positionnements cède devant le parcours d’une immense bibliothèque désinvestie d’enjeux » (ibid. : 155). L’équivalence entre l’archive et la bibliothèque fait de cette dernière un « simple » intertexte. Or, l’une des particularités du patrimoine d’archives vient de ce qu’il ne se limite justement pas aux textes. Il engage d’autres matérialités, d’autres médias : « […] la littérature ne peut se préserver qu’en s’appuyant sur la force des médias qui la marginalisent » (ibid. : 156). L’altérité de l’archive est aussi celle-là, celle des médias étrangers au texte que les textes s’approprient, réfléchissent, convoquent. De cette matérialité insistante, souvent absentée, de l’archive au sein de la littérature, les oeuvres analysées dans ce dossier rendent bien compte, mais il n’est pas dit que seule la préservation du littéraire par là s’engage. Si la littérature contemporaine, à l’instar des autres arts, est marquée par la figure de l’archive, elle mobilise les documents suivant des modes et avec des enjeux différents qui sont examinés ici dans une perspective globalement poétique.

Dion et Lepage déploient l’éventail des usages de l’archive dans les biographies d’écrivain contemporaines, qui oscillent entre « fonction d’authentification et fonction de fabulation ». De la mise à distance du document jusqu’à l’appropriation « fabulatoire » de celui-ci en passant par son utilisation à des fins argumentatives, c’est bien la malléabilité de l’archive comprise comme sémiophore qui ressort de cet article. La biographie érudite et ludique de Noguez, Lénine dada (1989), fait l’objet d’une analyse plus poussée montrant exemplairement que l’on « peut tout faire dire à l’archive » (Farge, 1989 : 118). « L’interprétabilité infinie et donc la fictionnalité dont [le document d’archive] est doté » (Sheringham, 2002 : 30) ramènent la biographie à une vaste entreprise de fabulation dont la rigueur démonstrative mime – et subvertit – la démarche scientifique basée sur les documents. Également sujette à la fabulation, la part archivistique qu’analyse Douzou dans Dora Bruder (Modiano, 1997) se tend entre les fictions de l’archive, le récit de soi et l’enquête dans une démarche qui, loin d’écarter les enjeux historiques et éthiques de la trace, les remet en jeu dans une construction romanesque hybride. De façon intéressante, l’archive est aussi bien ce qui a survécu à la destruction des traces de la collaboration française au génocide des Juifs que ce qui a disparu à jamais, sa part lacunaire rendant presque tangible la disparition et l’oubli. Les documents passent par les voies de la fiction non pas tant pour « fausser » l’Histoire, à la manière de Noguez, que pour tenter de cerner ce qui, de l’Histoire, échappe. À la fois refus de la disparition et signe affecté de la disparition, les archives lacunaires résistent à l’emprise des autorités officielles et de l’Histoire dont elles sont le dépôt. Également sensible à la trace et soucieuse du passé, l’oeuvre de Bergounioux fait partie de ces récits de filiation visant à « restituer » quelque chose[2]depuis le document et contre lui. Nardout-Lafarge insiste sur la diversité des archives convoquées dans cette oeuvre – vieux papiers de famille, vieux outils, photographies, et l’hôtel Labenche, cette archive de pierre qui renoue avec le sens étymologique du terme : « d’abord une maison, un domicile, une adresse, la demeure des magistrats supérieurs, les archontes, ceux qui commandaient. […] Compte tenu de leur autorité […] publiquement reconnue, c’est chez eux, dans ce lieu qu’est leur maison […], que l’on dépose alors les documents officiels » (Derrida, 1995 : 12-13). Nardout-Lafarge souligne en quoi l’archive fait l’objet d’un débat, d’une lutte contre le culte et la fétichisation de la trace que Bergounioux sans cesse interroge, interprète, relance dans le mouvement du récit. Partant de l’idée que l’emprise de la mémoire sur la littérature contemporaine transforme la narrativité, Macé montre, pour sa part, que les histoires contemporaines sont non plus cet élan vers l’avenir auquel le roman nous a habitués, mais la quête rétrospective d’un passé. Au régime narratif de l’aventure s’est ainsi substitué celui de la mémoire fait d’enquêtes, d’érudition et d’affects, l’archive tenant à la fois de l’indice, du témoin, du trésor de savoirs, de la réserve « pathique ». De cette charge affective de l’archive, l’écriture de Jacques Roubaud est douloureusement, savamment investie. Plante se penche sur la façon dont la mémoire de l’épouse défunte et la mémoire des formes poétiques s’entrelacent dans le poème, où travail de l’archive, travail de deuil et travail d’écriture s’unissent. L’archive fait l’objet d’une récitation d’ordre intertextuel visant non pas à restituer une image de la morte, mais à réinscrire ses mots dans la tradition du tombeau poétique ainsi ravivée. La conjugaison entre archive et écriture nous plonge, avec Perec, dans l’archive elle-même, que Magné analyse à titre autonome. Il nous invite à poser un regard neuf sur un avant-texte de La Vie mode d’emploi considéré comme un texte à part entière. L’invention à l’oeuvre dans l’archive est considérée à partir des opérations formelles et des postures énonciatives que Magné repère et différencie, montrant en quoi l’archive de l’écrivain est avant tout un « feuilleté » d’écritures.

Clore ce dossier sur cet espace d’invention, c’est revenir pour finir à la valeur de commencement des archives, génératrices de formes et de forces pourtant investies du poids, parfois très lourd, de la mémoire et de l’Histoire.