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À l’heure où le phénomène de l’hypersexualisation occupe une place importante dans les médias, où certains chercheurs n’hésitent pas à clamer littéralement une pornographisation de l’espace public (Poulin, 2004), il importe de se questionner sur la signification de la présence de la pornographie dans l’art des femmes. Ce questionnement est d’autant plus pertinent que, parallèlement, nous assistons à un effacement partiel et problématique des distinctions entre érotisme et pornographie dans l’art contemporain, un phénomène particulièrement manifeste dans l’art des femmes. Cet article vise ainsi à examiner trois oeuvres de trois femmes photographes qui travaillent certains aspects formels de la pornographie, soit natacha02_t de Natacha Merritt, Making Love d’Elinor Carucci, et Loin de moi, et près du lointain de Geneviève Cadieux. Contrairement à la posture unilatéralement critique d’une majorité d’artistes et de féministes de la génération précédente, ces trois artistes femmes – et j’ajouterais féministes bien qu’elles ne se définissent pas nécessairement comme telles – proposent un travail plus nuancé sur la pornographie. En effet, plutôt que de dénoncer la pornographie ou de militer contre, une nouvelle génération d’artistes tente de s’approprier la pornographie, qui, elle, s’institue de plus en plus en tant que nouvelle norme sexuelle. Merritt, Carucci et Cadieux proposent un travail critique, mais de l’intérieur de la norme pornographique. L’objectif est d’analyser la nature de la transgression de cette nouvelle norme sexuelle que nous proposent ces trois artistes et les significations de la pornographie qui s’expriment dans leurs oeuvres. L’article se propose donc de comprendre les raisons de l’utilisation de certains traits de la pornographie dans la photographie par trois femmes artistes au tournant du millénaire, c’est-à-dire au même moment où la pornographie prend une expansion phénoménale à travers le développement du numérique et surtout d’Internet.

Dans ce dessein, il faut tenter de définir minimalement la pornographie ou, du moins, proposer une définition opératoire du terme, et ce, en se basant notamment sur le travail de Walter Kendrick, Ruwen Ogien, Stephen Ziplow et Linda Williams. Je montrerai ensuite en quoi la pornographie constitue ou prend à tâche de s’imposer comme nouvelle norme sexuelle, une prétendue scientia sexualis, principalement grâce aux théories de Linda Williams et de Michel Foucault. Et finalement, je chercherai à comprendre et expliciter comment chacune de ces oeuvres, par des stratégies certes différentes, transgresse et par le fait même ratifie la norme pornographique.

Mais, tout d’abord, qu’est-ce que la pornographie ? Si la question peut paraître triviale, elle est en réalité d’une complexité étonnante, en grande partie parce que la réponse ne peut que receler des critères subjectifs et moraux, mais aussi parce que la pornographie est un phénomène hétérogène qui soulève nécessairement un questionnement d’ordre économique, culturel, politique et moral. Cette relative confusion autour de ce type de représentation d’activité sexuelle fera dire à l’historien de la pornographie Walter Kendrick que la « “pornographie” désigne un débat, pas une chose »[1] (1987 : 31 ; notre traduction). Plus précisément, il s’agit d’un débat hautement moral qui délimite ce qui est acceptable comme représentation d’acte sexuel dans une société et ce qui ne l’est pas. En fait, ce qui relève de la pornographie pour les uns ne le serait pas forcément pour les autres et ce qui était pornographique dans les années 1940 ne l’est plus nécessairement aujourd’hui. Pour sa part, Ruwen Ogien affirme d’emblée qu’« [i]l n’existe aucune réponse claire et universellement acceptée à cette question [qu’est-ce que la pornographie ?] » (2003 : 23). Pour ce philosophe français, une seule formulation ferait l’objet d’un accord minimal :

[...] toute représentation publique (texte, image, etc.) d’activité sexuelle explicite n’est pas pornographique ; mais toute représentation pornographique contient celle d’activités sexuelles explicites.

(Ibid.: 24)

Cette formulation a le mérite d’être claire et consensuelle, mais en dit peu sur la pornographie. En revanche, contrairement à ce qu’affirme Kendrick, on peut concevoir que ce qui n’était, avant 1970, qu’un débat fasse aussi référence maintenant à toute une industrie qui exploite la représentation d’une sexualité explicite sur vidéo, sur pellicule et de plus en plus par le biais des pixels. Avec la naissance du cinéma hardcore [2] que plusieurs experts attribuent à la sortie du film Deep Throat de Gerard Damiano en 1972, le produit pornographique est de plus en plus identifiable comme chose en soi. Lorsque vous arrivez sur un site Internet du type « pornographie hard » avec « chattes en chaleur » comme descriptif, vous êtes sûr que les images que vous y verrez seront de nature pornographique. Cependant, je dois souligner que les frontières du cinéma et des photographies hardcore restent poreuses et que certains produits brouillent définitivement la distinction entre art érotique et pornographie. C’est ce qui fait dire à Ogien, et avec raison, qu’aucune définition de la pornographie ne peut être universelle.

Par contre, pour la théoricienne de la pornographie Linda Williams, on peut déterminer matériellement, non pas moralement, ce qu’est la pornographie hardcore hétérosexuelle dans sa forme originelle sur pellicule. En fait, Williams réussit à identifier les grandes lignes de la convention du genre, mais aussi ses principes fondamentaux, voire ontologiques. Selon Williams, il est possible

[...] de définir la pornographie sur pellicule de manière minimale, et aussi neutre que possible, comme une représentation visuelle (et parfois auditive) de corps vivants et en mouvement performant des actes sexuels explicites et usuellement non simulés, ayant comme but premier d’exciter les regardants.

(1989 : 29-30 ; notre traduction[3])

La pornographie hétérosexuelle commerciale constitue concrètement, pour Williams, un film où la trame narrative mince supporte des scènes d’actes sexuels précis. Selon un guide écrit par Stephen Ziplow en 1977, qui s’intitule Film Maker’s Guide to Pornography, il faut obligatoirement qu’un film pornographique comprenne des scènes de masturbation féminine, de fellation, de pénétration vaginale, anale (pratiquée sur la femme seulement) et double, de lesbianisme, de triolisme (où les hommes ne se touchent jamais), d’orgie ainsi que plusieurs scènes d’éjaculation visible[4]. Et finalement, selon Williams, les actes sexuels doivent impérativement être non simulés : il s’agit là du principe fondateur du hardcore. À ce sujet, Williams situe l’origine du hardcore dans la même quête de voir le corps humain en mouvement qui a motivé, dans les débuts du cinéma, ce qu’elle appelle « la frénésie du visible »[5] (1989 : 34-57). Il n’est pas étonnant d’apprendre qu’une tradition de courts films muets et illégaux, les « stag films », représentant des actes sexuels allant de l’effeuillage au gros plan de pénétration vaginale et anale, débute vers 1896, soit moins d’un an après la première projection du cinématographe Lumière (Williams, 1989 : 60). Ainsi, le plaisir de voir des actes sexuels et surtout les réactions involontaires du corps humain lors de ceux-ci constitue, selon Williams, le fondement ontologique du hardcore.

Toutefois, depuis cette période précise où la pornographie se faisait principalement sur pellicule, le genre a subi une mutation certaine, particulièrement au plan de la convention stylistique. D’ailleurs, certains auteurs parlent maintenant de pornographie « ultra-hard » pour qualifier certains types de pornographie que l’on trouve sur Internet (Marzano, 2003 :183). Le développement du numérique et d’Internet a effectivement changé la confection, les modes de consommation et de diffusion, ainsi que l’accès aux produits pornographiques. Le but de la pornographie demeure cependant le même, soit celui d’exciter le spectateur. Qui plus est, la pornographie prétend toujours exposer du « vrai sexe », des actes sexuels non simulés, principalement par le biais des gros plans de pénétrations de toutes sortes, de fellation et d’éjaculation visible. Or, par son omniprésence dans la société occidentale et même au-delà, par son accessibilité pratiquement sans borne, ainsi que par sa volonté de – et surtout sa prétention à – produire une représentation authentique de la sexualité, la pornographie s’impose depuis une quinzaine d’années comme une nouvelle norme sexuelle. En effet, si l’on s’en tient aux écrits de Michel Foucault et à l’interprétation que fait Linda Williams du genre, la pornographie s’impose comme une nouvelle instance de pouvoir de la sexualité. Rappelons succinctement que, pour Foucault, c’est non pas par l’interdit que l’on régule les pratiques sexuelles, mais bien par une prolifération des discours sollicités et produits par diverses instances : la confession religieuse, la médecine, la psychanalyse ou la pédagogie en sont quelques exemples. Déjà dans l’article sur la pensée de Georges Bataille intitulé « Préface à la transgression », Foucault affirme que la « sexualité moderne » est régie moins par l’interdit – thèse développée par Bataille – que par le langage :

Ce n’est pas notre langage qui a été, depuis bientôt deux siècles, érotisé ; c’est notre sexualité qui depuis Sade et la mort de Dieu a été absorbée dans l’univers du langage, dénaturalisée par lui, placée par lui dans le vide où il établit sa souveraineté et où sans cesse il pose, comme Loi, des limites qu’il transgresse.

(Foucault, 1963 : 767)

En fait, en partant de l’érotisme selon Bataille, Foucault postule que la sexualité moderne a subi une compartimentation qui a explicité son fonctionnement et lui a retiré ses connexions avec le principe de continuité, avec le divin ou le sacré, avec l’extase et la finitude de l’être. Dorénavant, la sexualité s’expérimente uniquement dans l’épaisseur du langage : pas seulement le langage de la science ou de la confession, mais aussi la fiction et la philosophie. Dans Histoire de la sexualité, Foucault s’éloigne davantage de Bataille. Pour lui, la politique sur le sexe produit plutôt « de la “ sexualité ” que de la répression du sexe […] » (1976 : 151). Par sexualité, Foucault entend ici un « corrélatif de cette pratique discursive […] qu’est la scientia sexualis » (ibid. : 91). C’est dire que la sexualité participe de la même réalité que le discours qui entend dire le vrai sur le sexe, soit cette scientia sexualis. Cette dernière constitue un dispositif mis en place en Occident pour construire et contrôler la sexualité. Selon Foucault :

Notre civilisation, […] est la seule, sans doute, à pratiquer une scientia sexualis. Ou plutôt, à avoir développé au cours des siècles, pour dire la vérité du sexe, des procédures qui s’ordonnent pour l’essentiel à une forme de pouvoir-savoir rigoureusement opposé à l’art des initiations et au secret magistral : il s’agit de l’aveu.

(Ibid. : 77-78)

En d’autres mots, l’Occident a développé une injonction à parler de sexualité et à en rechercher les rouages pour mieux non seulement la contrôler, mais surtout la faire advenir par le biais d’un savoir dit authentique, scientifique ou objectif. En d’autres mots, le dispositif de la scientia sexualis cherche par tous les moyens à produire un savoir véridique à propos de la sexualité. Dans cet esprit, il est clair que la pornographie sollicite les corps afin de leur soutirer l’aveu incontrôlable de leurs jouissances. Et tout est mis en oeuvre pour produire un simulacre de scientia sexualis en misant sur une visibilité maximale et une image qui se veut objective (lumière crue, gros plan, technologie mécanique). Il faut préciser dès maintenant qu’il s’agit d’un voeu pieux, et ce, pour deux raisons principalement. La première découle du fait que l’orgasme féminin est impossible à voir et surtout qu’il peut se feindre facilement. La deuxième raison provient de la logique marchande de la pornographie qui doit proposer à son public ce qu’il désire voir comme aveu de jouissance, qu’il quête parfois violemment. Il faut le rappeler, « l’instance de domination n’est pas du côté de celui qui parle (car c’est lui qui est contraint) mais du côté de celui qui écoute et se tait […] » (Foucault, 1976 : 84). Ainsi, la réelle instance de pouvoir serait du côté du spectateur, le discours pornographique ne faisant que proposer ce qu’il désire voir. Mais je persiste à croire, à l’instar de Williams et de Marzano, que la pornographie produit fragmentairement un savoir-pouvoir. Cependant, le problème est que ce discours très partiellement authentique prétend être en totalité une scientia sexualis. C’est ce qui le rend si efficace et si fascinant. Le discours pornographique n’a pas la rigueur scientifique et l’autorité de la médecine, mais il ne demeure pas moins un discours qui se veut vrai et se proclame vrai. En réalité, la pornographie n’arrive qu’en partie à produire un discours visuel sur le sexe, puisque le seul aveu incontestable qu’elle met en scène est l’éjaculation masculine externe[6] ; la jouissance féminine ne sera que suggérée par la bande sonore faite en post-production (visant un effet d’intimité plutôt que de véracité). Cela explique, selon Williams, la fétichisation de cette figure en pornographie que l’industrie appelle d’ailleurs le money shot. Qui plus est, avec des profits de plusieurs dizaines de milliards de dollars par année aux États-Unis seulement (Dwyer, 2005 : 70), on peut dire que la pornographie constitue ainsi une norme discursive qui devient de plus en plus envahissante. Or, en jouant les simulacres d’une scientia sexualis, la pornographie influence singulièrement la pratique sexuelle contemporaine, et ce, que l’on s’en approche ou s’en distingue.

L’influence de la pornographie hardcore est en effet plus que patente en art. En particulier, les femmes artistes se sont intéressées de très près à la pornographie, et avec raison. Dans la pornographie hétérosexuelle, c’est le corps de la femme qui est objectivé, pénétré et parfois même violenté. Les féministes ont d’ailleurs une relation très ambiguë avec la pornographie : mise à part la prostitution, jamais un sujet n’aura autant divisé les mouvements et les théories féministes. Jusqu’au milieu des années 1980, être féministe voulait dire presque automatiquement être contre la pornographie. Puis les théories féministes se scindent en deux camps au sujet de la pornographie, notamment après la conférence sur le thème de la sexualité et les femmes qui s’est tenue au Barnard College le 24 avril 1982. Le sociologue Steven Seidman nomme ainsi les camps : celui des romantiques (antipornographie) et celui des libertariennes (contre la censure) (1992 : 187-209). Il s’agit en réalité des deux positions que l’on retrouve systématiquement dans les débats sur les questions épineuses reliées à la sexualité : l’avortement, la sexualité des adolescents, la prostitution, le sida, la pornographie, etc. Bien que la notion de « troisième vague » ne fasse pas consensus au sein des études féministes, la posture idéologique au sujet de la sexualité constitue un point de rupture majeur quant au passage de la deuxième (plus moraliste) à la « troisième vague » (plus libertaire) (Mensah, 2005 :16).

En art, c’est surtout à partir des années 1990 que les femmes artistes commencent plus fréquemment à produire des oeuvres sexuellement explicites. Sans parler d’une dominante dans la pratique des femmes photographes, on peut voir de plus en plus de femmes s’attaquer à la pornographie. Et, à en juger les récentes publications comme le hors-série de la revue art press, « X-Elles », paru en mai 2004 ou l’ouvrage Women by Women : Female Erotic Photography (Delius et Slaski, 2003) publié un an plus tôt, elles sont plusieurs à retravailler, contourner, citer, mimer, tenter de féminiser, subvertir ou simplement exporter la norme pornographique en art. Fait notable, ces oeuvres mettent en scène presque exclusivement des femmes, et le plus souvent ce sont des autoportraits. Comme il est impossible de faire une recension de toutes les productions qui jouent avec la norme pornographique, je propose plutôt une courte analyse thématique de trois photographies de trois artistes différentes qui expriment bien les différentes tendances dans cette appropriation de la pornographie : natacha02_t de Natacha Merritt, Making Love d’Elinor Carucci, et Loin de moi, et près du lointain de Geneviève Cadieux.

À un extrême, on retrouve une pratique qui se rapproche du produit pornographique au point de rendre caduque toute forme de distinction entre art et pornographie. La photographe américaine Natacha Merritt, avec natacha02_t de 1999, présente une photo conforme en tous points à la convention pornographique[7]. En plus de reprendre l’un des motifs les plus fréquents de la pornographie commerciale, la fellation, elle le présente de manière rapprochée et frontale. Il n’y a aucun doute sur le motif mis en scène et la sexualité y est plus qu’explicite. Malgré cela, force est de constater que ce n’est pas une image banalement pornographique. Déjà, il serait plus approprié de comparer le travail de Merritt à de la pornographie amateur, un rapprochement qu’elle souhaite d’ailleurs. Car, pour Merritt, la pornographie amateur agit comme un contrepoids à la pornographie commerciale ; elle rectifie en partie les mensonges sur les désirs des femmes, notamment sur le fait que les femmes aiment se faire pincer les mamelons et se faire éjaculer sur le visage (Natacha Merritt dans Leydier, 2004 : 50). Cette posture de Merritt s’avère assez naïve dans la réalité, même si elle reste potentiellement juste. On pourrait effectivement penser que la pornographie amateur met en scène une sexualité plus authentique et plus près de celle vécue, dans le privé, par des gens « ordinaires ». Cependant, lorsqu’on navigue sur des sites de pornographie amateur, la ressemblance entre les pornos amateur et commerciale saute aux yeux. Cette similarité résulte du fait que les deux types de pornographie desservent un même public et qu’ils se concurrencent pour gagner ou conserver leur part de marché. Par ailleurs, il est pertinent de spécifier que la photographie de Merritt s’inscrit dans un journal intime visuel qui relate la vie sexuelle de l’artiste avec ses copains, ses copines, ainsi qu’avec certains modèles féminins. La diffusion de ce journal se fait par le biais d’un site Internet payant : www.digitalgirly.com, ce qui intensifie les ressemblances avec la pornographie amateur qui se diffuse exactement de la même manière.

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Natacha Merritt, natacha02_t, 1999.

Natacha Merritt, natacha02_t, 1999.

Photographie numérique couleur. © Natacha Merritt 2000.

L’oeuvre est reproduite avec l’autorisation de l’artiste.

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Plus concrètement, l’image présente en gros plan Natacha Merritt faisant une fellation. La photographe occupe entièrement l’image, mise à part deux fenêtres dans le coin gauche de l’image, source partielle de luminosité. Du partenaire, le regardant ne voit que son sexe en érection et une partie des testicules attachées avec une corde grossière, dans le but de maintenir l’érection et d’augmenter le plaisir de la fellation. La position du couple laisse deviner une position permettant la stimulation bucco-génitale mutuelle, connue sous le nom du 69. Cependant, l’image étant prise de trop près, il est impossible de s’en assurer. En fait, il ne s’agit pas d’un enjeu important de l’oeuvre, car le sujet de la photographie est autre. Effectivement, si l’on s’attarde au regard de la photographe, on observe qu’il est décalé par rapport à une image pornographique ou simplement suggestive. Elle ne regarde ni son partenaire ni le spectateur potentiel ; son regard est étrange et intrigue dans ce contexte particulier. Il s’agit d’un détail qui, comme on le verra, fait basculer radicalement le sens de l’image sans réduire son aspect opérant au plaisir en solitaire. Le regard de l’artiste prend tout son sens si le regardant sait qu’elle utilise une caméra numérique. Ainsi, il est possible de déterminer qu’elle se regarde grâce à l’écran rotatif qui lui sert de viseur. Contrairement à un viseur traditionnel qui correspond davantage à l’emplacement de l’objectif, l’écran rotatif opère un décalage qui permet d’afficher une spécificité de la photographie numérique, mais surtout de transformer une image de fellation en autoportrait exhibant l’artiste dans le processus de création. Avec ce décalage, il n’y a pas de doute que la photographe se regarde tout en s’assurant que le cadrage, la luminosité et autres effets esthétiques correspondent à son projet, ce qui la place dans une position d’artiste en pleine création. Qui plus est, elle se regarde en train de faire cette fellation. En se captant elle-même dans cette position, l’artiste s’affiche comme agente sexuelle dans un scénario pornographique où la femme n’est, en général, qu’un simple objet sexuel, un instrument de plaisir ou sujet d’inquisition du regard. Sans nier l’objectivation ni l’instrumentalisation sexuelle qu’implique nécessairement la représentation de la sexualité de l’artiste, l’oeuvre complexifie le statut des femmes en pornographie. En insistant sur ce regard narcissique et introspectif, l’oeuvre utilise les motifs et les buts de la pornographie pour, sinon la féminiser, du moins octroyer un rôle plus actif aux femmes en pornographie. Merritt réaménage en quelque sorte la structure de la pornographie pour s’imposer comme sujet sexuel et créateur, offrant par le fait même un statut plus nuancé aux femmes. Cette image cherche également à transformer la vision qu’ont plusieurs femmes de la sexualité. Car si l’oeuvre critique le manque de subjectivité, d’agentivité et de pouvoir des actrices dans l’image pornographique, elle critique également l’argument des féministes antipornographie qui veut qu’une représentation de fellation soit ontologiquement dégradante. En fait, en esthétisant la figure de la fellation, ainsi qu’en la transformant en autoportrait, Merritt en magnifie la représentation. En somme, natacha02_t s’impose en tant que photographie pornographique et offre simultanément un discours critique sur la pornographie, ce qui en fait une image en quelque sorte métapornographique.

À l’autre extrême de cette production artistique qui travaille la norme pornographique, il y a des images qui ne reprennent que certains traits du genre. La photographie Making love, aussi réalisée en 1999, de l’Israélienne Elinor Carucci constitue un exemple parfait de cette interprétation plus libre du genre pornographique. De prime abord, cette photographie ne partage pas grand-chose avec la pornographie si ce n’est le désir de représenter de manière authentique une sexualité aussi vraie que possible, une forme d’aveu. Bien qu’il s’agisse du principe fondateur de la pornographie, il n’en demeure pas moins que le résultat s’en écarte considérablement. Avec Making love, Carucci interprète différemment cet impératif de présenter une sexualité vraie. Plus spécifiquement, la sexualité est comprise ici dans un sens beaucoup plus large que celui d’une succession de pénétrations de toutes sortes.

Avant d’aborder l’oeuvre en tant que telle, il faut préciser que cette photographie s’inscrit dans une série qui s’intitule Closer, dans laquelle Carucci nous livre des moments intimes de sa vie familiale et de sa vie amoureuse avec son mari. L’oeuvre offre, dans Making Love, une représentation d’une sexualité banale entre mari et femme. Dans cette image, on voit donc Carucci et son mari Eran enlacés dans un lit de draps blancs. Le cadrage se centre sur les deux troncs coupant de la représentation une partie de la tête des partenaires ainsi que les jambes. L’artiste porte pour tout vêtement un string fuchsia qui ponctue l’oeuvre et propose un rappel chromatique de ses lèvres fardées. Contrairement à la photographie de Merritt, l’acte sexuel représenté n’est pas clair : alors que la photographie de Merritt affiche une netteté quasi objective, celle de Carucci s’impose dans un flou qui dénote plutôt une subjectivité. L’artiste nous livre une forme d’aveu qu’elle enveloppe aussitôt de mystère.

Concrètement, les corps sont enlacés, l’artiste tient la tête de son amoureux et semble lui susurrer à l’oreille quelques mots coquins ou tendres pendant que celui-ci lui caresse les fesses. La longue exposition de la photographie, qui produit une image floue, témoigne d’un léger mouvement rendant l’acte représenté encore plus confus. Cependant, il est clair que l’image mise sur l’aspect non génital de la sexualité qui s’oppose à la sexualité que présente la pornographie. Or, si la pornographie s’érige en tant que norme sexuelle, on pourrait dire que l’oeuvre présente une sexualité transgressante, une forme de non-sexualité. Il serait plus juste de dire une pré-sexualité, car, visiblement, il s’agit d’une scène de préliminaires dans le scénario sexuel hétéronormatif et phallocentrique devenu hégémonique : un scénario qui débute facultativement avec des préliminaires, suivi de la pénétration puis se terminant par l’éjaculation dans le vagin (Hite, 1983 : 460 et Tiefer, 2004 : 192-193). La pornographie a contribué à alimenter ce scénario, à la différence près que la fellation constitue le seul préliminaire possible et que l’éjaculation se fait maintenant à l’extérieur du corps de la femme. En ce sens, en plus de transgresser la norme pornographique, l’oeuvre déconstruit également la norme hétérosexuelle phallocentrique en proposant une forme de sexualité autre. Dans cet esprit, pourrait-on interpréter l’oeuvre comme une proposition d’une sexualité queer ? La question se pose de manière pertinente, mais elle en implique une deuxième : est-ce possible d’invoquer une sexualité queer pour qualifier une sexualité hétérosexuelle entre mari et femme parce qu’elle déroge d’une sexualité phallocentrique ? Je crois que, dans le contexte de l’oeuvre, le qualificatif serait abusif, bien que le projet d’éclatement d’une norme hétérosexuelle et phallocentrique puisse aller, en partie, dans le même sens que les revendications queers. Selon moi, il serait plus juste d’y voir une critique féministe libertaire de la sexualité phallocentrique.

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Elinor Carucci, Making Love, 1999, photographie couleur, 76 x 102 cm.

Elinor Carucci, Making Love, 1999, photographie couleur, 76 x 102 cm.

L’oeuvre est reproduite avec l’autorisation de l’artiste.

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Ainsi, Making love revendique une conception plus élargie de la sexualité et affiche une résistance à la norme pornographique. Une conception de la sexualité que la féministe française Luce Irigaray considère plus près des femmes :

[…] la femme a des sexes un peu partout. Elle jouit d’un peu partout. Sans parler même de l’hystérisation de tout son corps, la géographie de son plaisir est bien plus diversifiée, multiple dans ses différences, complexe, subtile, qu’on ne l’imagine […] dans un imaginaire un peu trop centré sur le même.

(1977 : 28)

Cette citation est d’autant plus significative dans le contexte actuel où un dispositif pornographique est omniprésent. En effet, le « même » auquel fait référence Irigaray correspond à l’homme, au phallus et à sa sexualité. Il s’agit de cette même sexualité que la pornographie contribue largement à construire et à normaliser, puisque le seul aveu incontestable de la jouissance des corps qu’elle met en scène, c’est l’éjaculation masculine externe. De plus, dans Making Love, le mouvement brouille le motif sexuel au point de rendre une appréhension précise impossible. Contrairement à la pornographie qui vise une visibilité maximale du sexe en action, l’oeuvre de Carucci rend volontairement la représentation confuse et diffuse. On peut ainsi voir l’oeuvre de Carucci comme une représentation d’une sexualité « authentique », mais qui laisse place à l’interprétation. Même si l’oeuvre s’approche d’une sexualité « dite » féminine, elle ne la définit que dans le contexte de sa propre expérience, échappant ainsi à une définition essentialiste de la sexualité et de la femme. Le flou dû au mouvement des partenaires suggère, selon moi, une volonté de laisser cours à l’imagination et de ne pas fixer cette sexualité autre dans un carcan rigide, un discours visuel normatif, tout en affichant une subjectivité artistique et personnelle certaine.

Il est significatif que ce soit par le mouvement que l’artiste confectionne un voile qui abstrait en partie la représentation, alors que la pornographie scrute justement l’action des corps qui se pénètrent et qui éjaculent. Making Love pervertit ainsi l’objet d’inquisition du regard pornographique pour en faire une entrave visuelle à l’exhibition de l’acte sexuel, retournant la norme du tout voir en voile artistique. Ce que l’oeuvre tente d’exprimer également par ce voile abstrait, et le titre en dit beaucoup à ce sujet, c’est l’amour qui existe entre ces deux partenaires. Le voile brouille effectivement les frontières entre les corps d’une manière diffuse qui relèverait moins de la pornographie que de « l’érotisme des coeurs », comme l’entend Georges Bataille dans L’Érotisme (1967 : 26-28). Rappelons que, pour Bataille, l’érotisme des coeurs s’actualise dans la fusion profondément intime entre deux sujets. Il nomme cette fusion l’état de continuité en rapport à l’état de discontinuité que constitue la solitude inhérente à la condition humaine. Dans cet érotisme, la fusion des êtres se réalise de deux manières. La première se concrétise dans le rapport sexuel « stabilisé par l’affection réciproque des amants » (ibid. : 26). Cela rend, aux yeux de l’auteur, le sentiment érotique plus fort, car la passion amoureuse est plus intense que le simple désir des corps. L’érotisme des coeurs se réalise aussi indépendamment de l’acte sexuel. L’intimité que crée le sentiment d’un amour profond manifeste également à elle seule une continuité entre les êtres. Toujours selon Bataille,

[...] l’être aimé pour l’amant est la transparence du monde. […] Le hasard veut qu’à travers lui, la complexité du monde ayant disparu, l’amant aperçoive le fond de l’être, la simplicité de l’être.

(Ibid. : 28)

Dans l’érotisme des coeurs, l’amoureux rejoint l’autre à son point le plus intime, laissant de côté la façade sociale pour entrer en une communication profonde, où le soi et l’autre se rejoignent dans une continuité : une forme de recherche de l’essence de l’être. Making Love chercherait à évoquer ce surplus d’intimité qu’apporte l’érotisme des coeurs par rapport à une simple rencontre des corps. En brouillant les contours des deux partenaires formant une masse chromatique partiellement indistincte, la photographie suggère cette non-distinction entre soi et l’autre, cette interdépendance amoureuse. Le voile visuel créé par le mouvement des amoureux agirait ainsi comme un refuge pour un moment que l’on veut garder privé et qui, de toute manière, est irreprésentable : une rencontre physique et amoureuse basculant dans un état de continuité entre Carucci et son mari.

Alors que cette oeuvre vise à insérer une sexualité non génitale (autrement dit, les préliminaires dans un script sexuel phallocentrique) et l’épaisseur du sentiment amoureux dans la représentation de la sexualité, l’oeuvre de Geneviève Cadieux s’attarde au moment qui suit tout juste le coït, cet instant même que Georges Bataille qualifie de « petite mort » (1967 :111).

Loin de moi, et près du lointain (1993) est une oeuvre peu connue de la photographe montréalaise. Ce diptyque aborde de biais la figure emblématique du hardcore : le money shot. Toutefois, l’oeuvre ne partage en apparence rien avec une image pornographique. Il ne s’agit pas non plus, comme chez Merritt, de métapornographie, mais plutôt d’un travail artistique sur un motif essentiel à la pornographie : le money shot. Dans cette oeuvre, le moment choisi par l’artiste est simplement décalé par rapport au gros plan du pénis éjaculant. Or, ce déplacement combiné au traitement artistique de la photographe change considérablement l’aspect visuel du motif. En fait, il s’agit d’une photographie presque abstraite. Comme en pornographie, Cadieux fait usage de très gros plans. Cependant, la prise est tellement rapprochée qu’elle en abstrait le motif ; il s’agit d’ailleurs d’un procédé que l’artiste a très souvent utilisé dans ses oeuvres durant les années 1990. Dans la première partie du diptyque, on distingue difficilement le motif, on perçoit une forme obscure reposant sur un nid de poils. Ce sont entre autres les poils qui permettent au regardant d’interpréter cette forme comme un pénis. L’aspect luisant du prépuce, quant à lui, indique qu’il y a eu éjaculation récemment. Cela constitue aussi le lien figuratif et narratif avec la deuxième partie du diptyque, encore plus abstraite. Ce qui semble à première vue être un paysage de verglas se transforme, suite à l’identification du premier motif, en un amas de poils pubiens recouvert de sperme. Plusieurs minutes d’observation sont ainsi nécessaires pour amener le regardant à interpréter l’oeuvre comme étant, d’une part, un pénis en phase de résolution et, d’autre part, le résultat de cette éjaculation sur les poils pubiens d’une femme.

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Geneviève Cadieux, Loin de moi, et près du lointain, 1993.

Geneviève Cadieux, Loin de moi, et près du lointain, 1993.

Diptyque : épreuves à développement chromogène sur plexiglas, 183 x 272 cm chacune.

L’oeuvre est reproduite avec l’autorisation de la Galerie René Blouin.

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En plus de changer l’aspect visuel, ce décalage, aussi léger soit-il, renverse également le sens de l’image. Plutôt que de miser sur la force génétique et orgasmique du phallus en action propre à la pornographie, le diptyque de Cadieux expose, d’un côté, la vulnérabilité de ce pénis ramolli et, de l’autre, la viscosité de l’émission masculine devenue stérile. Le moment choisi dans la séquence érotique, de même que ce gros plan qui abstrait le motif en s’approchant de trop près, impliquent un travail sur la forme pornographique. Plus précisément, il s’agit d’un travail de déchirure de la forme pornographique, la rendant informe. Pour reprendre les mots de Georges Didi-Huberman, le motif d’informe chez Georges Bataille est décrit comme

[…] une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant quelque chose à mort et, dans cette négativité même, inventant quelque chose d’absolument neuf […].

(Didi-Huberman, 1995 : 21)

Plus concrètement, pour Yve-Alain Bois, ce même motif en art représente notamment un travail sur la forme constituée d’un « basculement du vertical vers l’horizontal » (Bois et Krauss, 1996 : 23). Dans Loin de moi, et près du lointain, le passage du phallus éjaculant, toujours en érection, au pénis « réel », à l’état de repos, déclasse la forme pornographique. Le diptyque pousse ainsi le fantasme pornographique du phallus perpétuel dans ses derniers retranchements pour montrer le point aveugle de la pornographie, sa supercherie : le pénis, indépendamment de toutes les drogues que l’on peut utiliser, doit nécessairement reprendre une forme initiale, qui n’est pas celle de l’érection. Cette norme de ne pas représenter un pénis au repos que s’impose la pornographie manifeste un sentiment d’angoisse extrêmement fort pour le consommateur de sexe masculin en regard de l’impuissance. Comme l’affirme la sexologue Leonore Tiefer, l’érection, synonyme de la « compétence sexuelle, fait partie – certains diront qu’elle est la partie centrale – de la masculinité contemporaine »[8] (1995 : 142 ; notre traduction). La dernière chose que souhaite la pornographie, c’est bien de soulever un sentiment d’insécurité chez l’homme. À ce titre, on pourrait aisément concevoir la pornographie, hétérosexuelle du moins, comme un espace réconfortant qui tend à glorifier une conception de la masculinité contemporaine centrée sur la virilité sexuelle. Par ailleurs, les sociologues de la sexualité John Gagnon et William Simon préciseront également que « la capacité érectile est un important signe de masculinité et de contrôle […] » (1973 : 62 ; notre traduction)[9]. Et comme la pornographie produit des aveux pour répondre à l’instance de pouvoir que constitue le consommateur, elle ne peut d’aucune manière lui proposer cette réalité de la sexualité postcoïtale masculine. La déchirure de l’image du phallus pornographique aura pour effet de faire ressurgir la faille de la sexualité masculine, du phallocentrisme et de la masculinité moderne. En choisissant de faire de ce moment intime une oeuvre, Cadieux propose non seulement un hors-champ de la pornographie, mais aussi la fêlure, le bas matérialisme angoissant de la sexualité masculine. Il s’agit non plus d’exciter le spectateur, mais plutôt d’exposer de manière frontale, brutale et en très gros plan ce que la norme pornographique nous pousse à concevoir comme inadéquat, faible et impropre à la sexualité.

En somme, que les oeuvres s’approchent visuellement d’une image pornographique (Merritt) ou pas (Carucci ou Cadieux), elles reprennent toutes les trois certains principes ou certains motifs propres à la pornographie. Ce faisant, elles traitent de pornographie et prennent position. Il s’agit certes de trois postures très différentes, mais de trois postures politiques féministes sur la pornographie, sur la représentation d’actes sexuels et sur la sexualité. Bien que les trois artistes ne se revendiquent pas comme féministes – mise à part Merritt qui dit partager des affinités avec les féministes d’allégeance pro-sexe de la troisième vague (Leydier, 2004 : 50) –, les trois oeuvres affichent une posture féministe certaine : la revendication en faveur d’une agentivité sexuelle accrue pour les femmes dans la pornographie ; la mise en scène d’une sexualité dite « féminine » tout en l’opacifiant afin d’éviter de l’essentialiser et surtout de la normaliser ; la présentation du motif d’angoisse ultime de la sexualité masculine, voire de la masculinité. Ces trois projets représentent trois critiques féministes très novatrices quant à la sexualité et en particulier quant à celle qui est articulée par la pornographie. En ce sens, les oeuvres non seulement offrent une résistance à la norme, mais tentent également de la transgresser en transformant son scénario sexuel normalisé et conventionné qui veut que seule la mise en scène de la jouissance masculine, signifiée par le money shot, importe. Ainsi, dans le travail de Merritt, la femme devient agente sexuelle tout en demeurant objet, complexifiant son statut sociopolitique. Avec Carucci, ce sont l’aspect non génital et le sentiment amoureux qui entrent dans le scénario sexuel. Enfin, Cadieux a l’audace de déchirer l’image phallique de la pornographie en exhibant le pénis dans toute sa flaccidité et son caractère angoissant : l’image prohibée par excellence du scénario pornographique. Autrement dit, les trois oeuvres transgressent la limite établie par la norme pornographique quant au scénario sexuel et perturbent à leur manière le pouvoir des consommateurs de pornographie qui, toujours, soumettent les corps à la même quête de l’aveu du phallus pénétrant et éjaculant. Et c’est en ce sens précis que les trois oeuvres se politisent.