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Il faut émietter l’Univers, perdre le respect du Tout ; reprendre comme proche et comme nôtre ce que nous avions donné à l’inconnu et au Tout.

Nietzsche, 1995 : 184

L’occultation de la déchirure

On a l’habitude, lorsqu’on s’attarde au symbole, de faire porter l’attention sur le « rejointement » des deux moitiés de l’objet brisé (tablette, anneau ou cube) auquel renvoie étymologiquement le sumbolon. On occulte, du coup, l’instant dia-bolique de la déchirure ou de la brisure, qui semble ne conditionner l’acte de suture symbolique que pour en signer simultanément la ruine, que matérialise ce qui tombe hors de son règne sous la forme d’un reste ou d’un débris opaque résistant à la signification, analogue au caput mortuum des alchimistes. Il s’agira donc, dans cet article, de s’interroger sur l’incongru foisonnement des vestiges qui affluent sur la scène de la littérature contemporaine et se distribuent autour de la fêlure du symbole. J’analyserai, en me basant essentiellement sur l’oeuvre de Pascal Quignard, la nature et la fonction de ce qui fourmille ainsi sur les bords du symbole sous des noms divers : « skybala », « sordidissimes », « miroboles », « significe »… qui tous sont à mettre au compte de cet « impossible-à-sauver » dont parle Benjamin[1] et commandent, à ce titre, d’explorer le lien entre ce qu’on peut qualifier de « souffrance du symbole » et la pensée sacrificielle.

Il y a, au coeur même du symbole, une prétention d’absolu et de vérité qui ne peut manquer de l’associer à une pensée de type religieux. Comme la religion qui s’emploie à « recueillir » et à « rassembler » (relegere) le divers hétérogène pour le « relier » (religare) et l’ordonner au principe de quelque transcendance unificatrice, le symbole consiste à « mettre ensemble », « réunir », « harmoniser » (sum-ballein) les divers éléments du monde, faire coïncider les contraires, unir le jour à la nuit, révéler l’infini au coeur même du fini. En lui, le monde vient accomplir sa perfection et sa plénitude au foyer des semblances et des similitudes. Tout se tient, s’enchaîne, se répond au miroir des correspondances et des analogies qui semblent s’étendre toujours plus loin, englobant toujours de plus en plus de niveaux de réalités, agrandissant le domaine d’expérience, approfondissant et multipliant les sens à proportion de l’extension de l’esprit et de l’imagination. Il y a, dans cette nature expansive et inflationniste qui caractérise et définit le symbole, une vocation à la grandeur, au sublime, qui le prédispose naturellement à l’emphase et à la monumentalité. Le symbole répugne constitutivement à prendre en compte ce que Kierkegaard appelait les « blessures de la négativité »[2]. Il ne s’accorde à l’obscurité qui voile les rapports entre les mots et les choses que dans la mesure où celle-ci peut être dissoute au profit d’une compréhension supérieure. L’énigme qui loge en son coeur est fatalement vouée, tôt ou tard, à être résolue, dans un sens ou dans un autre. Ce qui y est crypté ne bénéficie ainsi que d’une opacité transitoire : l’indéchiffrable, l’illisible y sont, à terme, inacceptables et intolérables.

Il y a pourtant du hors-sens, du hors-symbole, comme, au cinéma, on parle de hors champ. Aux symbola, qui désignaient à l’origine les morceaux de poterie brisée que l’on faisait s’encastrer à titre de signe de reconnaissance censé rétablir le pacte conclu entre deux personnes ayant fait marché, Pascal Quignard nous apprend ainsi que les Grecs opposaient les skybala. À côté des objets placés sous le signe de l’appariement, subsistent des objets qui ne se rejoignent pas, qui ne s’intègrent pas, qui ne font pas système, des sortes de reliquats dont le sens se réduit à faire saillie, ne signifiant que par leurs arêtes et leurs aspérités, ne manifestant rien que leur relief. Ils forment pour ainsi dire le déchet de la pensée appropriatrice, conquérante, la tache aveugle, le défaut d’ensemble du système, un déni opposé à l’injonction de faire du sens, un leurre à l’intention de tous ceux que la passion de déchiffrer fait se consumer du côté du mauvais infini, dans les cercles et les labyrinthes de l’enfer de la curiosité. Ils mettent en échec la volonté de puissance interprétative au fondement du symbole, qui cherche à plier le réel à sa loi et à sa logique. Ce sont des reliques à l’état brut, une sorte de matière en friche que rien n’ordonne plus. L’indétermination qui les affecte en tant que rebuts sous l’espèce de l’informe dénote, au regard de la semiosis, un excès de signifiant sur le sens signifié. Ces débris du sens et du symbole témoignent de ce « désaccord partiel » par quoi Hegel[3], dans son Esthétique, caractérisait le symbole en tant qu’expression d’une lutte persistante entre la forme et le signifié. Ils manifestent, dans le registre du sensible, l’impossibilité où se trouve le symbole de recouvrir complètement la fracture de la présence qui l’affecte originairement en tant qu’unité scindée, intérieurement travaillée par le syllogisme disjonctif qui le fait s’écarteler entre le visible et l’invisible, les mots et les choses, l’image et l’être. Que l’apparence phénoménale ne puisse s’identifier sans reste au signifié et que celui-ci ne puisse se dissoudre intégralement dans sa propre manifestation, c’est ce que donnent à voir ces résidus sur le mode déictique du « montrer », en deçà de tout sens et de toute intentionnalité. Ils constituent la lie du procès de signification par quoi l’impossibilité où se trouve l’Être (l’Esprit) de manifester toute l’étendue de sa gloire et de son rayonnement dans les limites de la matière se lit dans la façon dont la matière s’en trouve elle-même affectée, sous l’aspect du difforme et de l’excrément. Ainsi, c’est paradoxalement à la matière que revient de marquer ce qui l’excède en donnant à voir le procès de métamorphose continu qui affecte les formes du visible sous la poussée des forces invisibles qui les travaillent secrètement de l’intérieur et n’y prennent corps qu’en les déchirant ou en les déformant à proportion de l’intensité déployée. Ce qui choit hors de la sphère symbolique sous la forme d’un reste insignifiant est ce par quoi la résistance de l’invisible ou du spirituel à se manifester dans les limites du visible ou du sensible prend corps. L’abîme qui loge au coeur du signe ou du symbole y prend consistance hors de toute forme reconnaissable et de tout signifié assignable. Le caractère anomique et indéterminé de ces restes accuse l’arbitraire des découpages symboliques en ce que ceux-ci sont tenus de sacrifier la part du réel qui leur est fondamentalement rebelle et qu’il leur a donc fallu élaguer pour imposer leur ordre.

Signifiants flottants

Ces rognures et retailles, qui matérialisent le défaut – aussi bien constituant que destituant – du symbole sous l’espèce d’un surplus de signifiants où l’abîme vient à la visibilité par le biais d’une matière abîmée, mutilée, s’informant à proportion de ce qu’il déforme, s’assimilent aux « signifiants flottants » que Lévi-Strauss situait au principe de la « pensée sauvage ». Ne désignant rien de précis, ne correspondant à aucun signifié déterminé que l’on puisse homologuer ou renvoyer à un contexte donné, connu, établi, ils se voient dotés d’une « valeur symbolique zéro ». Ils sont, à ce titre, susceptibles de se charger de n’importe quel signifié en attente et de tout contenu symbolique, constituant, à cet égard, « la servitude de toute pensée finie mais aussi le gage de tout art, toute poésie, toute invention mythique et esthétique »[4]. Pierre de touche de la pensée symbolique en ce qu’il donne à celle-ci le « jeu » nécessaire à son libre exercice, le signifiant flottant occupe à l’égard de l’ordre sociopolitique une essentielle fonction de transgression. C’est le joker qui, dans le jeu de cartes, « n’a pas de valeur sémantique dans le système signifiant » : « la part brouillonne, désobéissante, inéducable, désirante, inconvenante, indomesticable ». « La part du chien. La part du pauvre. La place vide de l’errant. La place du mort » (Quignard, 2005b : 70-71). La « part maudite », la « part asociale », « ce qui ne s’échange pas dans tous les échanges – le marché définissant l’ensemble des échanges de symboles » (ibid. : 73).

À l’esprit normatif des lois qui règlent la distribution des signes suivant les cadres et découpages imposés par les intérêts du pouvoir ou les réflexes de l’usage, le signifiant flottant oppose l’aptitude à faire se chevaucher plusieurs codes, mondes ou classes d’objets hétérogènes. À cheval entre objet et sujet, dehors et dedans, physis et psychè, matière et mémoire, il participe de l’ambiguïté inhérente au sacré. Bataille a tenté de formaliser cette dernière sous le nom d’« hétérologie », désignant par là « ce qui vient matériellement perturber l’appropriation cognitive du réel »[5]. Autrement dit, ce qui, du réel, ne se laisse pas symboliser, ne se laisse pas cadrer dans les codes symboliques établis, ce qui rompt sauvagement le bel ordre littéral sous l’aspect d’une chose pour laquelle il n’est pas de nom. Ce qui, pour le dire en un mot, relève de l’objet, si l’on entend par là ce qui résiste et insiste, échappe et revient pour se perdre à nouveau, dans la mesure où l’objet est toujours perdu, ne se donnant que pour se dérober comme fantasme : « C’est le perdu qui définit l’objet. Et c’est le hors d’usage qui définit le dégoûtant, l’effrayant, le maudit, le consacré, le sacré » (Quignard, 2005b : 226). Si bien que n’apparaît jamais vraiment qu’un tenant-lieu de l’objet, fantôme ou fétiche, s’il est vrai que tout texte s’ordonne comme voilement du défaut qui le fonde[6].

C’est ce qui a été vu juste avant l’impossible à voir […] le dernier moment de ce qui bouleversa comme l’abîme (le trou, le vide, le perdu, le mort) une fois qu’il fut dénudé. L’objet n’est pas une chose mais une avant-scène. Un pre-limen. Sa passion est un préliminaire.

Quignard, 2005b : 150-151

L’objet n’est jamais qu’un « cache-fantôme », l’index matériel d’un vide que l’économie symbolique occulte et représente simultanément, sous la forme d’une figure-écran. La religion, de ce point de vue, apparaît essentiellement comme un dispositif de conjuration du réel, qui consiste à escamoter le manque ou la perte originaire sous la forme d’un objet partiel (idole, effigie, fétiche, talisman, amulette) dont il s’emploie à masquer la nature spectrale. N’importe quelle représentation est bonne, qui permettra de faire écran à la présence immédiate du réel (manque) de l’objet en se « fixant » dans l’ordre littéral qui se déploie autour de lui comme un mur de défense élevé contre l’innommable et l’irreprésentable – l’hétérogène, l’absolu : hors d’atteinte de toute lettre et de toute image – que constitue le sacré (le réel). Tout le défi de l’écriture consiste ainsi à faire apparaître ce défaut qui en est à la fois l’obstacle et le moteur, sans se laisser elle-même capter par la tentation d’y remédier. La seule solution qui s’offre à elle consiste, par un prompt retournement, à mettre en scène cette élimination et cette excrétion par quoi le texte se constitue en évacuant l’intolérable, à s’ajuster à ce qui faut, pour être en mesure de dire le vrai. Tout se passe comme si cette face cachée du symbole, son « symptôme », si l’on veut, était tenue d’apparaître en son coeur en qualité de corps étranger pour marquer ce moment, souverain entre tous, où le langage, porté à un certain seuil d’intensité, dissout sa propre symbolicité pour basculer dans une pure phénoménalité.

Le règne de l’épars

Cette prolifération de déchets et de fragments d’objets qui surgissent sur la scène de la littérature et de l’art contemporains marque, au regard de l’histoire des formes, l’avènement d’un nouveau règne : le « règne de l’épars » (Bailly, 1991 : 14) qu’inaugure, chez Hölderlin, l’image des copeaux de bois tombés sous l’atelier de menuiserie de Tübingen. Ce sont ceux-là même que Valère Novarina situe au fondement de l’écriture : « Le travail débute par un examen minutieux des miettes chutées […], comme des copeaux ramassés sous l’établi » (Novarina, 1999 : 56). Le monde, dans le mouvement de cette dissémination infinie et de cet éparpillement sans limite, apparaît désormais comme une forme ouverte, ou une « anti-forme », où l’univers se recompose dans son étoilement à partir des « restes » de l’ancien paradigme. Aux symboles qui faisaient tenir tout l’édifice de la représentation dans les limites de la sphère idéale de la semblance et de la totalisation, se substituent ainsi des indices qui n’agissent plus que comme « tenons », « objets-fibules »[7] et petites agrafes du sens, n’assemblant plus le paysage que dans la saisie éphémère de l’instant et la magie adventiste de l’occasion. Les indices, écrit Quignard en les opposant explicitement aux symboles, « définissent toutes les sortes de traces sensibles qui puissent se trouver ; empreintes de pas dans la neige  ; excréments du sanglier solitaire ; […] cendres d’un feu » (2002a : 209-210). À la représentation, où le signifié s’absente par et dans l’élément du signifiant agissant à titre de délégué ou de lieutenant de la présence, l’indice substitue l’entame de la présentation: « L’indice, la trace, le symptôme, sont continus avec la cause qui s’y presse encore sensiblement » (ibid. : 210). À la rupture onto-théologique entre les mots et les choses, les images et le réel, le visible et l’invisible qu’implique la logique symbolique, l’indice substitue l’idée d’un continuum sémiophysique :

Tout n’est pas symbolique, tout n’est pas linguistique, tout n’est pas abstraction, désidération, iconoclasme, philosophie. Penser continue. Penser s’élance pour retrouver le continu, l’indiciel, le chaos, la pulsio, la virulence, la vie, le jadis sans fin.

Ibid. : 211

L’indice ainsi serait au symbole ce que l’ex-voto est à l’oeuvre d’art : une découpe recadrée suivant le tracé erratique et schizographique du symptôme, réordonnée en fonction des lignes de faille du symbole. Plutôt que de faire illusion sur l’absence et d’apaiser l’errance au moyen d’un substitut reconduisant les traits de la totalité perdue, ces reliques ou reliquats enregistrent et exposent la violence du geste de fragmentation par quoi le réel fait soudain effraction et, ce faisant, assure la réfection et le renouvellement des figures et des formes qui, jusque-là, en tenaient lieu.

Le réel immédiat de la relique

Jean Clair remarque ainsi dans l’art contemporain un renversement d’importance qui conduit à délaisser la médiation de l’image symbolique, telle qu’elle a prévalu tout le temps de la prééminence des oeuvres peintes et sculptées, au profit du réel immédiat de la relique. Se désintéressant de l’oeuvre pour se consacrer au plaisir tactile de manipuler des objets considérés comme des fétiches, l’art d’avant-garde retrouve, sous l’imaginaire byzantin que l’on situe au fondement de l’art moderne, ses sources magiques. Ce retournement du symbolique au réel répond au mouvement de défection qui affecte la religion au moment même où, en sens inverse, celle-ci se détourne du culte des reliques : « On revient en art à la relique et à la présence objective du corps et de ses humeurs, alors que, dans le même temps, la religion s’est désincarnée » (Clair, 2004 : 92). À l’heure où s’impose la nécessité de procéder à une rematérialisation de la pensée[8], à une réhabilitation de la matière dans l’optique d’une « matériologie » (Dubuffet[9]) ou d’une « physique du sens » (Petitot, 1992), l’art recueille les corps et les objets que la religion – aussi bien que la philosophie, dans sa version idéaliste du moins – a tendance à évacuer. L’art et la littérature d’aujourd’hui réhabilitent l’idole et l’effigie, jouant l’opacité de la matière contre la « transparence » symbolique de l’icône. À la fonction de représentation qui règle traditionnellement l’entente du signe, on préfère aujourd’hui mettre l’accent sur sa matérialité, là où ses effets et son efficace se font véritablement sentir. Non que le mot ou l’image soient congédiés au profit exclusif des objets : mots et images sont dorénavant traités comme des objets, effigies ou ex-voto. L’art constitue ainsi le vide-ordures des religions et des philosophies, de sorte qu’il n’est pas étonnant que le dépotoir soit promu à titre d’espace ou de paysage paradigmatique.

Aux collages dadaïstes et cubistes, qui subvertissent la conception harmonieuse du tableau en tant qu’assemblage hiérarchique pour le transmuer en une espèce de déversoir de hasard pour tous les rebuts tombant sous la main de l’artiste, répond la collection. Défaisant les liens symboliques traditionnels par juxtaposition et voisinages inattendus, elle favorise la libre association des éléments qu’elle se contente d’exposer dans le désordre. Multipliant les possibilités de connexions inédites, chaque objet qui y trouve place est susceptible de produire le « choc » qui, déchirant le regard, troue la réalité et l’imaginaire pour faire voir le réel.

Collection et « merveilles »

La littérature contemporaine, prenant résolument le parti des choses, témoigne très nettement de cette passion de la collection. On amasse et thésaurise amoureusement toutes sortes de petits objets, on les inspecte, les interroge ; on va même jusqu’à leur parler et leur adresser des prières. On dresse des listes, des inventaires ; le livre se fait reliquaire, vue sur l’ossuaire (Volodine, 1997). L’oeuvre de Pascal Quignard est, à cet égard, particulièrement exemplaire. L’espace éminemment paradoxal du Dernier Royaume, où semble avoir échoué tout ce que le monde et les siècles passés recelaient de curiosités, ne devient véritablement intelligible qu’à condition d’y reconnaître la topologie propre aux Wunderkammern, ces fameuses « chambres des merveilles » où l’humanisme résumait et matérialisait son savoir sous la forme de collections d’objets et d’éléments hétéroclites, issus de la nature aussi bien que de la culture et de la technique : échantillons minéralogiques, plantes séchées, jouets et automates y côtoient les proverbes et les anecdotes. Le recueil de pensées s’y avère indissociable de celui des choses et des fragments de toutes sortes, comme si l’esprit épousait le caractère brisé, hétéroclite des restes qui se présentent à lui. Les Wunderkammern, à cet égard, tiennent plus des bibliothèques que de nos « musées », dont elles sont pourtant les ancêtres. À moins qu’on ne replace le terme dans son contexte et qu’on ne rappelle que sous l’angle de la topique élevée à l’époque de la Renaissance au statut de science du rangement universelle, on nommait « musées de papier » ou « trésors de parchemin » les recueils de lieux communs et de mirabilia dont princes, rhéteurs et dialecticiens s’enorgueillaient. Il faut bien insister sur le fait que les chambres des merveilles, sous ce rapport, ont plus à voir avec le tohu-bohu des cirques et des foires qu’avec les cadres institués et l’espace ordonné de nos galeries.

Rien n’ordonne ce menu fretin de bimbeloteries, en effet, si ce n’est la singularité ou la rareté de chacune qui les signale spontanément à l’attention et leur vaut d’être qualifiées de « curiosités ». Membra disjecta issus de l’encyclopédisme gréco-latin, ces « merveilles » relèvent de l’histoire naturelle et de la philologie aussi bien que de cette « science du concret » qui faisait, aux yeux de Lévi-Strauss, la force de la « pensée sauvage » ; aussi Quignard peut-il affirmer que les philologues sont les « vrais physiciens » (1995 : 84). En lieu et place des symboles proprement dits et des grands récits autorisés par l’histoire et l’institution, on trouve des « résidus et des débris d’événements »[10], des déchets de mythes démembrés, de légendes dispersées et de croyances dégradées : toutes sortes de météores ou de météorites que le temps et l’usure ont fait choir de leur orbite symbolique et rendent du même coup disponibles pour de nouvelles combinaisons. Dans les agencements partiels, précaires et transitoires que la Wunderkammer établit ainsi entre les éléments qu’elle extirpe de leur lieu et de leur contexte d’origine pour les combiner suivant l’humeur et l’occasion, on reconnaît sans peine les traces de cette activité que l’anthropologue caractérisait sous le nom de « bricolage ». L’imprévisibilité des liens et des associations, dont la « chambre des merveilles » est le théâtre, a pour effet d’assurer une extraordinaire maniabilité de l’objet, susceptible d’entrer dans n’importe quelle configuration. Sujet aux métamorphoses les plus incongrues, il est par sa disponibilité engagé sur la voie d’un devenir-infini qui, à travers les plus improbables transformations, lui assure cette forme de vie éternelle qu’Aby Warburg désignait sous le nom de Nachleben[11].

Les collections de mirabilia et de memoranda qui forment la substance même du Dernier Royaume n’observent pas plus de scrupule à l’égard de la dignité des registres qu’elles mettent en relation que celle de la Wunderkammer, dont Patricia Falguières parle comme d’un « sanctuaire des hétérotopies » (2003a : 45) : le sublime s’y mêle au plus bas matérialisme, les « paradisiaques » aux « sordidissimes », suivant ce « va-et-vient de l’ordure à l’idéal et de l’idéal à l’ordure »[12] que Georges Bataille situait au fondement de son « matérialisme dialectique ». Théâtre des permutations et des transmutations, le Dernier Royaume est le lieu d’une hybridation sans limites. Chaque objet y impose sa propre règle d’exposition, à l’image des spécimens d’animaux qui trouvent place dans le Manuel de zoologie fantastique de Borges. À la définition sémantique s’oppose ainsi la description encyclopédique qui, à travers le dénombrement et l’énumération, assure le déploiement topique de la chose ou de l’objet. L’extension l’emporte sur la compréhension, que diffèrent infiniment la variation et l’accumulation. Chaque élément constitue ainsi l’index virtuel d’un innommable fantasmé qu’aucun terme de la série n’arrive à fixer.

La signification le cède ainsi à l’ostension, le sémantique au sémiotique. Les objets de la Wunderkammer articulent le rêve d’une langue pure, pré-babélienne, le mythe d’un langage originel, d’une parole d’avant la nomination adamique, sans traduction possible, dont l’enfance – « le premier royaume » – garderait le secret. Au contraire de la science qui prétend déchiffrer le réel et le mettre en équation pour le réduire à l’ordre des causes et des raisons, l’art de la collection consiste à assumer l’arbitraire des signes et à y reconnaître ce qui, dans les mirabilia, précisément émerveille. Au rebours des diverses théories d’obédience « cratyliste » voulant que le langage et l’écriture se déduisent, à l’origine, d’un rapport mimétique au réel, les « signes » exposés dans l’enceinte de la chambre des merveilles n’ont d’autre motivation que le hasard ou la main qui les a jetés là. Ainsi Quignard parle-t-il des objets qui tracent les contours de son Dernier Royaume comme de « sèmes asèmes » et de « dépôts “sémantiques sans signification” » (1996 : 25) qu’on ne peut que remuer. La logique de l’excès, qui préside au collectionnisme sous l’espèce d’une énumération dont l’essence consiste à démembrer ce qu’elle assemble, conduit, à terme, à démotiver les signes, à les retirer du réseau symbolique qui les tient captifs du sens pour leur redonner une véritable positivité d’objets réels. S’il faut en parler comme de symboles, ce sera alors au sens de Peirce, qui définit cette classe de signes par l’absence de motivation et la propension à la germination :

Les symboles se développent [symbols grow] […] naissent par développement à partir d’autres signes, en particulier d’icônes, ou de signes mixtes qui tiennent des icônes et des symboles […]. Ce n’est donc qu’à partir de symboles qu’un nouveau symbole peut se développer. Omne symbolum de symbolo.[13]

Ce qu’appellerait, alors, l’étrange société d’objets et de naturalia qui se déploie dans l’espace du Dernier Royaume et sur toute une partie de la scène littéraire contemporaine où pointe l’ombre énigmatique de la phusis, c’est une « histoire naturelle des symboles »[14].

De la sémiotique à l’« hylétique »

Ce qui apparaît ainsi en marge du sens et du « symbolique » requiert une conversion de la pensée et du regard qui amène à faire droit, au côté de la sémiologie, à une véritable « hylétique » (Dagognet, 1997) : à la science des signes, annexer une science de la matière capable de rendre aux « moins-êtres » ou aux « quasi-êtres », que constituent les détritus et les déchets, une substantialité qui leur est habituellement refusée en raison de leur petitesse, de leur caractère abject, de leur nature amorphe, informe ou encore de leur inutilité. Il s’agit par là de se mettre à l’écoute de la « vérité du minuscule » (Salem, 1998), en reconnaissant aux choses du peu une dignité ontologique qui les qualifie au regard de l’être et leur accorde le droit à l’existence. Contre l’idéalisme et l’essentialisme désincarnés des métaphysiques traditionnelles, qui tendent à disqualifier le support concret des médiations au profit de l’illusoire transparence de l’esprit, il faut revendiquer la nécessité d’une authentique « matériologie » attentive aux paradoxes topologiques et morphologiques des substrats et des matériaux.

C’est ce que j’ai ici tenté d’esquisser, de façon très limitée, dans l’optique d’une réflexion beaucoup plus large, conduite sous la bannière d’une « entropologie ». J’entends interroger par là, à la faveur d’un mot-valise, les liens inaperçus entre la tropologie et la topologie ; analyser, en suivant le fil des métamorphoses du sacré, les articulations secrètes qui se nouent, de façon anachronique, entre l’espace, le corps et la lettre, les formes et les forces, l’histoire et la morphologie. Il aurait fallu, pour bien faire, montrer comment, après avoir été complètement évacuée de la science moderne, la charge « icônico-poétique » qui s’attache aux intuitions des atomistes grecs se trouve réinvestie par la littérature contemporaine pour être mise en service d’une « physique de la parole », là où la théorie de la « signature des choses » et la doctrine de la substantialisation des lettres qui, dans la Kabbale, forment la substance du monde, rencontrent les données de la nouvelle physique des particules et des matériaux. L’oeuvre de Quignard, aussi attentive à l’héritage de Lucrèce qu’aux développements des sciences contemporaines, m’apparaît encore, à cet égard, une des plus révélatrices. Stellae (étoiles) et « excréments » s’y assimilent explicitement à d’authentiques « litterae », tandis que les « constellations » sont dites avoir formé les « premiers mots » (Quignard, 1998 : 177). « La vision, la lecture puis l’éblouissement [y] retrouvent l’intimité irradiante des planètes qui errent, lettre à lettre, atome à atome » (2002b : 115). Ce que la fêlure du symbole laisse paraître, en dissociant l’écriture de la langue, c’est le hors champ des rébus, des hiéroglyphes, des idéogrammes et des pictogrammes, des graphèmes, des syllabaires, des mots-ornements et des objets-paroles. Ce que le land artist Robert Smithson a réactivé sous le nom de « earthwords », ce que Paul Chamberland appelait « géogrammes », ce que Genette a nommé « l’idéogramme généralisé », ce qui apparaît, chez Caillois, sous l’espèce d’une « écriture des pierres », à l’image des « écritures nouvelles » que Saint-John Perse surprend « aux feuilles jointes des grands schistes » (1975 : 46). « L’espace parle rebus, avec des choses, dans des rébus non résolus, sans dénouement ni solution dans la parole » (1991 : 31), affirme ainsi Valère Novarina, jouant de l’homophonie entre rébus et rebuts. Jouant pour sa part de la plasticité du mot res, que son indétermination fait osciller entre l’espace et la chose, Quignard avance, dans le même ordre d’idées, l’hypothèse d’une « res Rebus » (2005a : 52).

Le changement de paradigme, ici, s’énonce en termes de changement d’échelle : « l’énorme » qui constituait, aux yeux d’un Rudolf Otto, le principal attribut du « numineux », est disqualifié au profit d’une « théorie du détail ». À « l’histoire monumentale », la littérature contemporaine, renouant avec la philologie et l’histoire naturelle, exige de substituer une « histoire antiquaire » (Nietzsche, 1964 : 245)[15]. Aux prestiges du symbole, il s’agit désormais d’opposer l’efficacité d’effraction de l’indice, en tant qu’il produit une « insubordination matérielle », une in-congruïté, une démesure dans l’ordre des proportions, c’est-à-dire un « symptôme capable de briser l’écran (l’appareil refoulant) de la représentation » (Didi-Huberman, 1995 : 63). Effet et produit d’un frayage inattendu, impensé, impensable, il surgit soudain comme le débris d’un rêve fait saillie dans la veille : « ectype », dislocation de l’archétype. On rejoint par là l’intuition fondamentale de la déconstruction, qui interroge la façon dont le texte se déploie à partir de l’élection d’un signe marginal, indiciel, afin de mettre à nu la façon dont une oeuvre produit du symptôme, du fantôme et du fantasme, et faire ainsi voir comment la vérité ne se dit pas tant dans les « signes » que dans les symptômes : entre les morceaux brisés du symbole, le long de la fêlure chargée de matérialiser, dans cet écart ou cet écartèlement, cet espacement, le jeu à la faveur duquel le monde assure ses mutations. La sémantique, ici, s’avère de piètre utilité. Le « diabolisme » qui, dans la littérature et l’art contemporains, perce sous l’écran symbolique, appelle à explorer et à développer plus avant ce qu’Aby Warburg entendait sous le nom d’« iconologie de l’intervalle ». Le détail, dans cette optique, ne vaut que comme singularité, c’est-à-dire comme charnière, pivot ou point de fuite, matérialisant sous la forme d’un reste asignifiant cet « intervalle mort présymbolique » où Quignard entend battre le « coeur du temps » (2005b : 203).

Il y a une passe non verbale dans l’univers qui est devenue de plus en plus mal connue au fur et à mesure de l’écoulement du temps et du tarabiscotage de l’histoire. Pourtant cette passe, cette faille, ce défilé, cette pessah, cette ruelle, cette douve conduit au coeur du monde.

Quignard, 1998 : 198

Chevilles des affinités électives, l’indice ou le débris dispersent la structure monumentale du symbole, défont ses agencements muséaux, égrènent le chapelet des correspondances établies, autorisées par la tradition et les usages herméneutiques, donnant ainsi à voir et à contempler ce qui, en tant que reste ou rebut, fait mémoire d’un ordre passé. Un pont tangible et matériel est ainsi jeté entre le temps perdu et le temps retrouvé, de manière à rendre intelligible la continuité des phénomènes à travers la logique catastrophique qui préside à leurs mutations. Celui qu’Edouard, collectionneur passionné de jouets et de miniatures antiques, imagine, dans LesEscaliers de Chambord, sous la forme d’une « espèce de liaison », d’un « pont miraculeux » tendu entre les deux « royaumes » de l’enfance et du langage. Dissimulé au sein des « petites choses visibles » réputées avoir « une sorte de contact avec l’invisible » (1989 : 108) en vertu de ce « devenir imperceptible » qui s’attache naturellement au minuscule, il brille entre les mâchoires brisées du symbole comme le rameau d’or des mythes et des contes merveilleux.