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Répondre de l’Autre

L’écriture n’éclaire pas seulement la vie de l’esprit, elle donne aussi à lire le désir, sans pour autant le définir. Cela veut dire non pas qu’on ne sait pas ce qu’on lit, mais que l’écriture nous confronte à la constance d’une insistance que la connaissance des dispositifs textuels et narratifs ne suffit pas à expliquer ; une insistance relative à la puissance organisatrice du signifiant, qui nous raccorde à un mode d’inscription du pulsionnel dans le symbolique, dont l’Autre, figure de l’origine, constitue le point de perspective. « Chaque oeuvre à faire a sa poétique en soi, qu’il faut trouver » (Lettre à Louise Colet, 29 janvier 1854[1]), disait d’ailleurs Flaubert, pour qui tout texte répondait manifestement d’une motivation spécifique, autrement déterminante que les flexions, déviations planifiées par l’auteur : « Car on ne choisit pas ses sujets. Ils s’imposent » (Lettre à George Sand, 1er janvier 1869).

Sans aller jusqu’à dire que la phrase lui est dictée par une voix céleste, l’écrivain fait clairement entendre qu’il n’est pas tout à fait maître de sa propre création. Tout se passe comme si le texte se déployait selon une règle porteuse d’un savoir sur le désir qui l’ordonne et motive sa production, au diapason duquel il s’agirait précisément de se mettre. On pourrait ainsi croire qu’il en va d’une Loi avec laquelle composer se révèle toujours un défi.

Cette façon d’envisager le texte, en regard de ce qui s’impose d’une organisation dont la motivation remet en question et dépasse, non seulement est révélatrice du type de rapport que Flaubert entretient avec sa création, mais nous sensibilise également à la dimension asservissante – « il faut », « s’imposent » – de l’exigence littéralement surmoïque à laquelle l’écriture soumet parfois l’écrivain.

J’ai les nerfs agacés, comme des fils de laiton. Je suis en rage sans savoir de quoi. C’est mon roman peut-être qui en est la cause. Ça ne va pas. Ça ne marche pas. Je suis plus lassé que si je roulais des montagnes. J’ai dans des moments, envie de pleurer. Il faut une volonté surhumaine pour écrire. Et je ne suis qu’un homme. Il me semble quelquefois que j’ai besoin de dormir pendant six mois de suite. Ah ! de quel oeil désespéré je les regarde, les sommets de ces montagnes où mon désir voudrait monter !

Lettre à Louise Colet, 3 avril 1852

L’attitude de Flaubert est en outre intéressante parce qu’elle révèle une relative impuissance à cerner, définir, toucher concrètement « les sommets » de l’idée qui l’attire. De fait, elle montre aussi à quel point il s’avère difficile, pour le sujet, de composer avec la force du désir qui l’anime ; un désir dont la détermination « surhumaine » excède si nettement ses limites qu’il ne peut que souhaiter s’en faire oublier. Tout se passe d’ailleurs comme si écrire supposait, pour Flaubert, la poursuite d’une finitude plus mortifère qu’édifiante, dans la mesure où elle vise une complétude impliquant forcément son anéantissement, en tant que sujet divisé, toujours en voie d’accomplissement.

Je n’ai (si tu veux savoir mon opinion intime et franche) rien écrit qui me satisfasse pleinement. J’ai en moi, et très net, il me semble, un idéal (pardon du mot), un idéal de style, dont la poursuite me fait haleter sans trêve.

Lettre à Ernest Feydeau, 6 août 1857

Et puisque c’est au caractère exténuant de cette exigence Autre que Flaubert accorde le plus d’importance, on peut déduire que l’écriture doit être pour lui autant un tourment qu’un lien « jouissif » aux sources infantiles de la création, puisque la vision de cet « idéal » dont il parle lui impose bel et bien une direction, une mesure, mais aussi un mode de vie auquel il ne peut manifestement que se conformer, à l’instar de l’enfant qui intériorise les motions de ses parents, comme il en serait d’une voie ouvrant sur l’empire du désir, dans l’ordre d’une filiation.

Tu me dis que tu commences à comprendre ma vie. Il faudrait savoir ses origines. À quelque jour, je m’écrirai tout à mon aise. Mais dans ce temps-là je n’aurai plus la force nécessaire. Je n’ai par-devers moi aucun autre horizon que celui qui m’entoure immédiatement. Je me considère comme ayant quarante ans, comme ayant cinquante ans, comme ayant soixante ans. Ma vie est un rouage monté qui tourne régulièrement. Ce que je fais aujourd’hui, je le ferai demain, je l’ai fait hier. Il s’est trouvé que mon organisation est un système ; le tout sans parti pris de soi-même, par la pente des choses qui fait que l’ours blanc habite les glaces et que le chameau marche sur le sable. Je suis un homme-plume. Je sens par elle, à cause d’elle, par rapport à elle et beaucoup plus avec elle.

Louis Colet, 31 janvier 1852

C’est ce rapport au texte comme support de l’autorité incontestable de l’Autre dont le désir fait loi que je propose d’examiner. Car le texte, mais plus encore le Livre qui en est la vision magnifiée, est manifestement investi, dans le discours de Flaubert, d’un pouvoir et d’un charisme inégalables qui le rapprochent indéniablement du principe créateur que le croyant vénère en Dieu, mais auquel peut également être associée l’ambivalente versatilité des forces pulsionnelles qui fondent l’organisation psychique du sujet.

Marthe Robert, dans En haine du roman, a souligné la fonction curative qu’assurait l’écriture pour Flaubert, en dégageant de ses récits de jeunesse les fantasmes infantiles dont ils s’alimentent ; fantasmes relatifs aux attentes, déceptions, désirs d’éviction qu’occasionne l’appréhension des failles des modèles de l’autorité parentale[2].

Pressé comme il l’est de réparer ses torts à l’égard de sa propre famille et de la société, Flaubert s’impose d’écrire des livres si vrais et si beaux qu’ils lui créeront « une famille éternelle dans l’humanité ». Pour échapper à l’humiliation d’avoir été « fabriqué » par hasard. Il a de tout temps voulu renier les siens ; maintenant l’humanité reconnaissant à ses oeuvres combien il lui est fraternel, lui offre en son sein une famille adoptive dont chaque génération assurera la relève et qui par là sera réellement éternelle.[3] 

J’aimerais, pour ma part, montrer comment le Livre contribue à inscrire et à situer la source d’un conflit filial qui fait l’objet du texte flaubertien. Car si les exigences de rigueur et de discipline qui dominent l’écrivain peuvent sembler le dépasser, c’est qu’elles s’articulent, de toute évidence, autour du désir d’un modèle ou d’une instance impossible à satisfaire qui touche de près la vision du Père dans sa dimension toute-puissante. Lorsqu’on sait que Flaubert est le fils d’un chirurgien éminent, que, loin d’avoir perpétué, à l’instar de son frère aîné, les ambitions et la mémoire de son père en devenant également médecin, il réinscrit plutôt son nom dans l’ordre d’une filiation d’écrivains dévoués à l’Art, on peut comprendre que le poids des exigences qu’il s’exténuait à satisfaire ait pu s’avérer écrasant. Non tant parce que le projet d’écrire s’oppose aux attentes, aptitudes, rêves transmis par le nom, que parce qu’il s’agit de toute évidence pour l’écrivain de rendre compte d’une « poétique », d’un « style », qui puisse le mettre en relation avec ce qui, tout à la fois, le structure intimement et le dépasse. Quelque chose comme une musique des signifiants premiers dont le Livre deviendrait la surface d’inscription. En ce sens, il n’est pas tant question d’analyser le texte en fonction de la relation que Flaubert entretenait avec son père, que d’appréhender un mode de relation avec un Autre dont l’autorité tient du père ou de sa fonction.

Il s’agit donc de montrer comment la figure du Livre se profile et insiste, chez Flaubert, comme représentant et comme vision de cette filiation, en révélant un pan du réseau des signifiants qui la rendent consistante, à la lumière des exigences contradictoires qu’elle canalise et qui se font jour dans la Correspondance – peut-être surtout dans La Tentation de saint Antoine, ce roman où elles s’opposent violemment dans le champ du regard.

Le Livre maître

Si Flaubert soutient que l’opinion de l’écrivain n’a pas sa place dans le roman, et s’il dit s’être efforcé « [d’]imiter », dans sa création, «Dieu dans la sienne, c’est-à-dire faire et se taire » (Lettre à Amélie Bosquet, 20 août 1866), il s’est en revanche beaucoup livré, épanché, extériorisé dans la Correspondance sur les tourments et les jouissances que l’écriture lui faisait éprouver. Dans l’ordre des préoccupations qui s’imposent le plus fortement, la conception du Livre parfaitement satisfaisant occupe indéniablement une place prépondérante.

Quant à ma rage de travail, je la compare à une dartre. Je me gratte en criant. C’est à la fois un plaisir et un supplice. Et je ne fais rien de ce que je veux ! Car on ne choisit pas ses sujets. Ils s’imposent. Trouverai-je jamais le mien ? Me tombera-t-il du ciel une idée en rapport complet avec mon tempérament ? Pourrai-je faire un livre où je me donnerai tout entier ? Il me semble, dans mes moments de vanité, que je commence à entrevoir ce que doit être un roman. Mais j’en ai encore trois ou quatre à écrire avant celui-là (qui est d’ailleurs fort vague !) et au train où je vais, c’est tout au plus si j’écrirai ces trois ou quatre. Je suis comme M. Prudhomme qui trouve que la plus belle église serait celle qui aurait à la fois la flèche de Strasbourg, la colonnade de Saint-Pierre, le portique du Parthénon, etc., j’ai des idéaux contradictoires. De là embarras, arrêt, impuissance !

Lettre à George Sand, 1er janvier 1869

On se rend vite compte que ce désir du Livre, par sa violence et son absolutisme, a une fonction d’engendrement et ordonne une filiation. On est pratiquement toujours amené à se demander si Flaubert concevait vraiment sa pratique comme un choix personnel ou s’il ne s’agissait pas plutôt, pour lui, d’obéir à un impératif dicté par l’idéal. Ne serait-ce que parce que Flaubert ne cesse d’osciller, lorsqu’il en parle, entre l’amour et la haine, et que son discours rappelle un peu la situation des prophètes incessamment confrontés à leur non-maîtrise.

Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition (il y a une chose dont je suis sûr, c’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que moi ; mais quant à l’exécution, que de faiblesses mon Dieu !).

Lettre à Louise Colet, 22 juillet 1852

Aussi a-t-on souvent l’impression – précisément parce qu’il aimait se comparer aux mystiques et aux ermites – qu’il percevait sa situation comme une sorte de mission divine, essentiellement liée à la poursuite d’une perfectibilité impliquant toutes sortes de sacrifices, notamment celui des plaisirs les plus culpabilisants.

J’ai toujours vécu sans distractions ; il m’en faudrait de grandes. Je suis né avec un tas de vices qui n’ont jamais mis le nez à la fenêtre. J’aime le vin, je ne bois pas, je suis joueur et je n’ai jamais touché une carte. La débauche me plaît et je vis comme un moine. Je suis mystique au fond et je ne crois à rien.

Lettre à Louise Colet, 8 mai 1852

C’est donc d’un rapport à l’Autre qu’il s’agit, un Autre qui assure, tout comme « idéalement » le Père dans la dynamique familiale, la fonction du tiers organisateur, chargé d’indiquer au sujet sa place dans l’ordre d’une filiation qui se confond cependant avec la perspective du Livre. Quiconque lit la Correspondance constate cependant que Flaubert entretenait un rapport plutôt ambigu (parce que critique, voire hérétique) avec le religieux (ou la figure de Dieu) en quoi il croyait de toute évidence moins qu’en l’Art, mais qui lui servait de point de référence, si l’on pense à l’attrait qu’exerçait sur lui la tentation de l’au-delà, du dépassement :

C’est ce dégoût de la guenille qui a fait inventer les religions, les mondes idéaux de l’art. L’opium, le tabac, les liqueurs fortes flattent ce penchant d’oubli ; aussi je tiens de mon père une sorte de pitié religieuse pour les ivrognes. J’ai comme eux la ténacité du penchant et les désillusions au réveil.

Lettre à Louise Colet, 19 septembre 1852

Cela dit, il n’est pas moins certain que l’appel au dépassement – la soif de transcendance qui obsède tant son écriture – suppose une forme d’engagement qui, même s’il se raccorde à un idéal plus poétique que théologique, n’infère pas moins une forte disposition à la dévotion, dans ce qu’elle comporte de plus religieux. Et c’est sans doute également en ce sens qu’il faut entendre les propos qu’il tient sur son amour des religions.

Ce qui m’attire par-dessus tout, c’est la religion. Je veux dire toutes les religions, pas plus l’une que l’autre. Chaque dogme en particulier m’est répulsif, mais je considère le sentiment qui les a inventés comme le plus naturel et le plus poétique de l’humanité.

Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 30 mars 1857

On peut entendre là, en somme, qu’écrire revient pour lui à répondre d’une insistance qui, tout comme pour saint Antoine dans La Tentation, s’impose comme vision d’une demande qui le met hors de lui, qui excède son entendement.

Que l’Art ait pu prendre la place de Dieu n’évacue du reste nullement la dimension de la transcendance. On doit seulement se familiariser avec l’idée que l’Autre puisse dominer sous divers aspects et garder en tête que Flaubert travaillait pieusement, avec le zèle d’un grand mystique, mais dans la perspective d’un au-delà spécifiquement scriptural. Comme si c’était justement la littérature qui conditionnait, chez lui, l’ouverture d’une brèche dans le visible s’abouchant sur son au-delà ; une brèche par laquelle l’Autre se fait vision, sous les traits d’un Livre incréé, résolument inconcevable parce que premier. Car le Livre, dans le registre flaubertien, n’est pas tant un objet produit qu’une unité à retrouver, une matrice à réintégrer, comme si la prose était tout entière cri de souffrance, ou encore plainte nostalgique d’une enfance abandonnée, arrachée à sa langue maternelle.

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les oeuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. Je le vois, à mesure qu’il grandit, s’esthétisant tant qu’il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu’aux lancettes gothiques, et depuis les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu’aux jets de Byron. La forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui la produit.

Lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852

Résolument étranger à la nature de l’objet auquel il fait penser, le Livre se trouve, en effet, rehaussé chez Flaubert à un statut exclusif, d’une perfectibilité dont personne ne saurait se prévaloir. Et comme ses attributs – le beau, le pur, l’élevé – coïncident à peu près tous avec l’irréductible plénitude d’un « rien » sur lequel bute le dire, se le bien figurer devient chose impossible, sa consistance purement imaginaire se révélant par trop fuyante. On ne peut, cela dit, faire abstraction de cette tâche. Car c’est bien à la vision de ce Livre révélé, ou plutôt à son absence, que s’ajuste le désir qui pousse l’énonciation flaubertienne à refaire sans arrêt le procès de ses emportements dans l’optique d’une ouverture sur l’universel, au-delà de toute production narcissique :

[…] les vrais maîtres résument l’humanité ; sans se préoccuper ni d’eux-mêmes, ni de leurs propres passions, mettant au rebut leur personnalité pour s’absorber dans celle des autres, ils reproduisent l’Univers, qui se reflète dans leurs oeuvres, étincelant, varié, multiple, comme un ciel qui se mire dans la mer avec toutes ses étoiles et tout son azur.

Lettre à Louise Colet, 23 octobre 1846

Constitutif et structurant, au sens où il subordonne chaque phrase à sa mesure (celle de la création ni plus ni moins, à laquelle renvoient le « ciel », la « mer » et l’« azur »), le Livre figure indéniablement, en tant que voie d’accès au principe créateur du désir, l’un des aspects par lesquels l’Autre impose sa conduite à son écriture.

C’est un de mes principes, qu’il ne faut pas s’écrire. L’artiste doit être dans son oeuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas.

Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 18 mars 1857

Un Autre qu’on peut certes percevoir comme un rival à égaler, mais qui se révèle plutôt un modèle à imiter, si du moins l’on estime qu’il n’est pas tant question, chez Flaubert, d’usurper la place du créateur que d’assumer sa part du divin, soit le désir qui fait de l’artiste un visionnaire. Parler du style de Flaubert, c’est d’ailleurs, avant tout, faire allusion à un idéal qui n’a d’équivalent, peut-être, que les visions fantastiques et fantasmatiques de saint Antoine. C’est une poétique du rythme, conjuguant les effets les plus paradoxaux – du tranchant d’une lame au coulant d’une vague – et dont la portée, à la fois blessante, caressante et pénétrante, ravit tous les sens, à l’instar de la voix d’outre-tombe qui stigmatise le corps qu’elle érotise, depuis les confins d’une antériorité où l’Autre, dans sa dimension toute maternelle cette fois, se profile :

J’en conçois pourtant un, moi, un style : un style qui serait beau, que quelqu’un fera à quelque jour, dans dix ans, ou dans dix siècles, et qui serait rythmé comme le vers, précis comme le langage des sciences, et avec des ondulations, des ronflements de violoncelle, des aigrettes de feux, un style qui vous entrerait dans l’idée comme un coup de stylet, et où votre pensée enfin voguerait sur des surfaces lisses, comme lorsqu’on file dans un canot avec un bon vent arrière. La prose est née d’hier, voilà ce qu’il faut se dire. Le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les combinaisons prosodiques ont été faites, mais celles de la prose, tant s’en faut.

Lettre à Louise Colet, 24 avril 1852

C’est aussi ce que j’aspire à faire entendre en proposant cette lecture. Car si la question du Livre –des exigences liées à son idéalité – obsède la Correspondance, on peut aussi voir dans La Tentation de saint Antoine – qui se développe suivant la réouverture de cette brèche donnant sur le « rien » d’un passé qui ne passe pas – comment se montre, avec force insistance, la fonction qu’assume cette vision au sein du texte, en sa qualité d’écran séparateur et conjonctif d’un désir Autre.

Il s’agit donc de voir comment s’organise ce rapport « filial », fort ambivalent, avec l’Autre. Non pas pour démasquer ce dernier – l’Autre n’ayant pas de visage –, mais de façon à ce qu’il ressorte que la fonction structurante du regard flaubertien ouvre sur l’emprise du désir inconscient, tel qu’il peut se manifester au sujet qui le subit, du fait qu’il en est coupé : c’est-à-dire comme visions, appels ou ravissements, dans la perspective d’un au-delà essentiellement pulsionnel, intimement lié aux pressions culpabilisantes de l’archaïque, que le regard canalise et que le Livre matérialise.

Un texte éclatant

La Tentationde saint Antoine[4] est un texte indéniablement fascinant mais difficile à saisir, à synthétiser, à présenter – bien que l’histoire se résume aisément, à l’instar des récits hagiographiques auxquels son thème et son caractère épiphane (au sens d’illustre, d’éclatant) font songer, puisqu’on y relate d’une façon particulièrement « imagée » l’épreuve d’un célèbre ermite qui vécut au ive siècle dans le désert égyptien, et que tourmentent l’espace d’une nuit toutes sortes de visions, de motions tentatrices : manger au-delà de sa faim, tuer par plaisir, fusionner avec l’objet de sa convoitise. Ces motions se dégagent, nous le verrons, du parcours qu’accomplit le regard, du texte manifeste de la Bible (lieu de l’Autre ou des signifiants sacrés du désir, de sa loi, dans ses dimensions positives) au texte latent de cette jouissance transgressive qui s’y profile en négatif sous la dictée d’un ordre diffus, que suggère la surabondance des composantes énonciatives et que génèrent les visions de l’excès qui crèvent le lisible de leur mortifère démesure. Le menu de cette « Contre-Bible » s’élabore de manière à ce qu’il devienne impossible de déterminer ce qui est exigé sous le couvert des Écritures. On se demande, autrement dit, si le désir de l’Autre ne souscrit pas aux tendances bannies en son nom, et dans quelle mesure il peut s’accorder aux lois du pulsionnel, cette origine interdite[5].

Volontairement continent, mais sujet à de terribles accès d’amertume, saint Antoine, que la retraite épuise, songe tout haut, avec regret, aux opportunités qui s’offraient à lui de servir Dieu autrement qu’en s’excluant de la communauté des hommes. Ce personnage qui, de toute évidence, ne présente rien d’un homme libre, dégagé, transfiguré par la prière, parle en effet à la manière des condamnés, des prisonniers. On le dirait plutôt sommé de répondre de ses années de rétention, d’excessives restrictions, qu’animé par le désir de vanter la solidité de sa foi auprès d’une tierce instance imprécise, mais assurément surmoïque dont la charge accusatoire se repère au martèlement d’une parole culpabilisante et coupable qui semble porter sur l’objet d’une faute qui l’aurait, en un temps, écarté de sa voie :

J’aurais bien fait de rester chez les moines de Nitrie, puisqu’ils m’en suppliaient […]

Mais j’aurais mieux servi mes frères en étant tout simplement un prêtre […]

Rien ne m’empêchait, non plus, d’acheter avec mon argent une charge de publicain au péage de quelque pont […]

C’est une si belle existence que de tordre au feu des bâtons de palmier pour faire des houlettes, et de façonner des corbeilles, de coudre des nattes, puis d’échanger tout cela avec des Nomades contre du pain qui vous brise les dents ! Ah ! misère de moi ! est-ce que ça ne finira pas ! Mais la mort vaudrait mieux ! Je n’en peux plus ! Assez ! assez ![6]

Je suis donc maudit ? Eh non ! c’est ma faute ! je me laisse prendre à tous les pièges ! On n’est pas plus imbécile et plus infâme. Je voudrais me battre, ou plutôt m’arracher de mon corps ! Il y a trop longtemps que je me contiens ! J’ai besoin de me venger, de frapper, de tuer ! c’est comme si j’avais dans l’âme un troupeau de bêtes féroces.[7]

Saint Antoine, à bout d’arguments et de forces, trouve cependant, au comble de son désespoir, le courage de rouvrir sa Bible, confiant d’y découvrir les mots qui lui manquent pour calmer ses appréhensions, mettre un terme au conflit qui le dévaste et tranquilliser, en somme, les inquiétudes de son coeur divisé :

Suis-je assez faible, mon Dieu ! Du courage, relevons-nous !

Il entre dans sa cabane, découvre un charbon enfoui, allume une torche et la plante sur la stèle de bois, de façon à éclairer le gros livre.

Si je prenais… la Vie des Apôtres ?… oui ! n’importe où ![8] 

Soucieux de se laisser guider par la voix des Écritures, saint Antoine est cependant mal préparé au choc que lui réserve sa lecture. En effet, il est loin de trouver dans « le gros livre » l’exemple qui pourrait assurer sa défense, voire le conforter quant au bien-fondé des exigences exténuantes qu’il se tue littéralement à satisfaire, par amour pour Dieu, le Père tout-puissant, et à la suite de ses frères de souffrance, les saints martyrs :

J’ai porté sur mes reins quatre-vingt livres de bronze comme Euzèbe, j’ai exposé mon corps à la piqûre des insectes comme Macaire, je suis resté cinquante-trois nuits sans fermer l’oeil comme Pacôme ; et ceux qu’on décapite, qu’on tenaille ou qu’on brûle ont moins de vertu, peut-être, puisque ma vie est un continuel martyre ![9] 

Loin de tomber, donc, sur la sentence qui le pousserait à se violenter davantage, saint Antoine se voit plutôt conduit à reconsidérer ses conceptions de l’engagement dans une optique beaucoup plus modérée et tolérable, puisqu’il s’agit de lire un passage articulant une injonction – l’impératif d’un désir –, en vertu de laquelle la voix du Livre trouve à se raccorder aux lois de la vie, aux exigences du pulsionnel autrement dit (« tue et mange »), dans ses dimensions vivifiantes et conservatrices :

« Il vit le ciel ouvert avec une grande nappe qui descendait par les quatre coins, dans laquelle il y avait toutes sortes d’animaux terrestres et de bêtes sauvages, de reptiles et d’oiseaux ; et une voix lui dit : Pierre, lève-toi ! tue, et mange ! »[10] 

Ce passage le confond d’abord par son caractère permissif, voire transgressif[11]  – « Donc le Seigneur voulait que son apôtre mangeât de tout ?… tandis que moi… »[12]  –, mais le séduit fortement, surtout pour sa teneur érotique et son contenu jouissif (« mangeât de tout »), qu’il se figure d’abord à partir de ce qu’il connaît :

Ah ! de la chair rouge… une grappe de raisin qu’on mord !… du lait caillé qui tremble sur un plat !…

Mais qu’ai-je donc !… Qu’ai-je donc !… Je sens mon coeur grossir comme la mer, quand elle se gonfle avant l’orage. Une mollesse infinie m’accable, et l’air chaud me semble rouler le parfum d’une chevelure. Aucune femme n’est venue, cependant ?…[13] 

Cela dure jusqu’à ce qu’une autre version, dont la vision le dépayse cette fois totalement par l’extraordinaire étrangeté de ses alliages impossibles (fruits lippus, gelées minérales, ragoûts fleuris), l’arrache à ses repères, le tirant radicalement au dehors, du côté de l’inexistant :

[…] une table est là, couverte de toutes les choses bonnes à manger.

La nappe de byssus, striée comme les bandelettes des sphinx, produit d’elle-même des ondulations lumineuses. Il y a dessus d’énormes quartiers de viandes rouges, de grands poissons, des oiseaux avec leurs plumes, des quadrupèdes avec leurs poils, des fruits d’une coloration presque humaine ; et des morceaux de glace blanche et des buires de cristal violet se renvoient des feux. Antoine distingue au milieu de la table un sanglier fumant par tous ses pores, les pattes sous le ventre, les yeux à demi clos ; – et l’idée de pouvoir manger cette bête formidable le réjouit extrêmement. Puis, ce sont des choses qu’il n’a jamais vues, des hachis noirs, des gelées couleur d’or, des ragoûts où flottent des champignons comme des nénuphars sur des étangs, des mousses si légères qu’elles ressemblent à des nuages.

Et l’arôme de tout cela lui apporte l’odeur salée de l’Océan, la fraîcheur des fontaines, le grand parfum des bois. Il dilate ses narines tant qu’il peut ; il en bave ; il se dit qu’il en a pour un an, pour dix ans, pour sa vie entière !

À mesure qu’il promène sur les mets ses yeux écarquillés, d’autres s’accumulent, formant une pyramide dont les angles s’écroulent. Les vins se mettent à couler, les poissons à palpiter, le sang dans les plats bouillonne, la pulpe des fruits s’avance comme des lèvres amoureuses ; et la table monte jusqu’à sa poitrine, jusqu’à son menton, – ne portant qu’une seule assiette et qu’un seul pain, qui se trouvent juste en face de lui.[14] 

Du texte lu au texte vu, apparu, un revirement assez spectaculaire s’opère, c’est évident. La prolifique inflation des mets de mots qui composent et débordent la seconde description donnée à lire au présent – selon une formule qui suggère l’adjonction d’une sorte de subordonnée complétive – non seulement tranche sur la brièveté de l’énoncé biblique, d’une façon qui fait d’ailleurs fort bien sentir l’avidité du regard flaubertien, mais aussi rend réellement perceptible la portée toute réversible de son impérieuse exigence (si tant est que le saint Livre commande bien de combler un besoin vital : « tuer » pour « manger »[15], comme s’il en allait de satisfaire également un désir qui ne se connaît évidemment pas de limite). Cet aspect, précisons-le, ne saurait être négligé. Car si saint Antoine lit bien qu’on veut qu’il mange, rien dans le texte n’indique l’optique – de la jouissance ou de la survie – dans laquelle s’impose à lui la loi. La question de manger à sa faim, ou au-delà de ce qu’il est nécessaire, demeure non seulement sans réponse, mais ouverte à toute une gamme de distorsions interprétatives auxquelles chacune des nombreuses figures de la tentation donne idée. S’agit-il, par exemple, de manger le tout de son désir, tel que la vision de saint Antoine le laisse présumer, ou seulement de tout ce que la nature offre de comestible, comme on l’entend d’un bon usage de la création, si l’on n’est pas, à tout le moins, initié comme Pierre aux règles de la casherout ? La question reste ouverte, puisque l’impératif divin n’est pas reçu par Antoine dans le même sens qu’il l’est par l’apôtre dont le texte flaubertien ne parle pas. Et c’est précisément ce qu’il s’agit de ne pas perdre de vue. Car c’est en fait comme si l’énigme du divin – le désir créateur de l’ordre dans l’incommensurable munificence de son inconsciente constitution, dont l’Autre qui en est l’insigne sacralise la fonction et les attributs – venait soudain de se révéler sous sa double détermination préservatrice et néantisante (la jouissance étant toujours attentatoire aux règles de la vie) sans qu’il soit possible d’en réduire les contradictions ni de dénier son impureté.

La vision du festin qui ravit l’ermite n’est d’ailleurs pas sans rapport avec cette facette plus archaïque du divin qui entache l’idéale sublimité de l’Autre en sa qualité de Père idéal. La surnaturelle démesure du pouvoir de l’Éros qui s’y affirme renvoie si clairement aux propriétés du pulsionnel qu’il devient effectivement presque impossible d’envisager l’au-delà flaubertien autrement que dans l’optique d’une jouissance beaucoup plus proche des ambitions de l’interdit que d’une imaginaire béatitude, supposée pour le bénéfice des purs et des justes.

Sans refaire le récit détaillé du procès de La Tentation, on voit comme il peut s’avérer intéressant d’observer la façon dont les premières visions s’élaborent, ne serait-ce que parce qu’elles se réalisent dans la filiation d’un autre texte, celui des lois divines du symbolique précisément, quoique selon une logique qui évoque surtout l’ascendant de ce qui excède et ignore ses limitations ; c’est-à-dire l’insatiabilité du désir dans son rapport au corps pulsionnel qui jamais ne se voit, mais dont les mots qui en nomment la jouissance déclenchent la vision : tous ces « fruits d’une coloration presque humaine », dont la pulpe « s’avance comme des lèvres amoureuses », ces mets de chair qui s’accumulent « formant une pyramide dont les angles s’écroulent », ces vins qui « se mettent à couler », ces « poissons [qui se mettent] à palpiter », ce « sang dans les plats » à bouillonner, s’offrent tout entiers, à l’instar d’un organisme échauffé, surexcité, aux caresses et morsures du regard de l’ermite qui « en bave ».

À bien comparer les éléments autour desquels cette expansive description s’articule avec ceux du passage rapporté de la Bible, on constate que le texte manifeste du « gros livre » énonce une directive qui s’applique aussi au corps, dans sa configuration symbolique. Cette directive touche subtilement mais intimement, en ravivant la mémoire latente, auditive, visuelle, des impressions et sensations primitives qui l’érotisent et la raccordent à l’Autre : « il vit », « ouvert », « descendait», « voix», « mange ». Ces impressions et sensations ne sont évidemment pas aussi manifestement chargées d’intensité jouissive que celles (olfactives, tactiles, visuelles) que suscite le texte de la vision de saint Antoine : « bonne à manger », « énormes », « formidable », « réjouit extrêmement », « fraîcheur », « parfums », « bave », « s’accumulent », « palpitent », « bouillonne », « amoureuses », mais elles ne sont pas moins perçues comme une invitation à savourer, dépecer, ingérer la charnelle consistance langagière (« animaux », « bêtes », « reptiles ») du grand Autre archaïque.

Les composantes sensorielles (« l’odeur salée de l’Océan, la fraîcheur des fontaines, le grand parfum des bois »), qui font le charme de la variante hyper érotisée de la tentation, non seulement évoquent les délices de la déliquescence originaire (n’être que pure effluve des sources nourricières de la création), mais rendent, par ailleurs, on ne peut plus saillante, voire perceptible, la portée orgasmique de l’injonction biblique (« tue ! » « mange ! »), l’excitation qu’elle tend à susciter sur le plan du corps, autrement dit, dans son rapport aux signifiants qui le pervertissent, l’éveillent et le vouent à la jouissance. On ne saurait certes dire que la Bible exige la démesure qu’hallucine saint Antoine, puisqu’on ne peut faire totalement abstraction de la contrainte que suppose le fait de transgresser la loi juive pour l’apôtre Pierre ; mais c’est comme si la composante agressive de sa prescription, l’ardente, pressante, impérative sommation que produisent le « tue » et le « mange », encourageait la saillie de cette boulimique vision du divin, plus que clairement représentative des modes d’appréhension de l’archaïque, ou de son fonctionnement, si du moins l’on estime qu’il s’agit d’un montage par lequel se fait jour la captation dont le sujet fait l’objet dans les scénarios des fantasmes qui l’assimilent à ce qu’il regarde.

Le palpitant débat des hérésiarques qu’on peut suivre au quatrième chapitre offre, du reste, un autre bel exemple du processus par lequel La Tentation parvient à mettre en lumière les perversions qu’engendre l’application de ces lois pulsionnelles, au nom du Père divin[16]. Guidé par un visiteur trouble aux traits de son ancien disciple, saint Antoine aboutit au seuil d’une « basilique immense », aux aspects oniriques, qui accueille une foule bigarrée d’étranges personnages agités, « légers comme des ombres », dont le nombre ne cesse de croître, allant se dédoublant « tout en faisant une grande clameur où se mêlent des hurlements de rage, de cris d’amour, des cantiques et des objurgations »[17]. C’est là le groupe des hérétiques : sectateurs, évêques, diacres, illuminés de toutes professions, qui donnent corps et prêtent voix aux clameurs sourdes du divin dissident :

Écrasez le fruit ! troublez la source ! noyez l’enfant ! Pillez le riche qui se trouve heureux, qui mange beaucoup ! Battez le pauvre qui envie la housse de l’âne, le repas du chien, le nid de l’oiseau, et qui se désole parce que les autres ne sont pas des misérables comme lui.[18] 

Le divin pouvoir des motions pulsionnelles interdites, dont la portée dévastatrice (« écrasez », « troublez », « noyez », « pillez ») souligne le côté sombre de la jouissance dans ce qu’elle implique de mortifère, d’attentatoire à l’intégrité du corps, constitue le noyau de cette rencontre :

Gorge ta chair de ce qu’elle demande. Tâche de l’exterminer à force de débauches ! […] Les parties inférieures du corps faites par le Diable lui appartiennent. Buvons, mangeons, forniquons ![19]

Les outrances de ces clameurs choquent évidemment saint Antoine qui, vivement, les repousse – « Docteurs, magiciens, évêques et diacres, hommes et fantômes, arrière ! arrière ! Vous êtes tous des mensonges »[20] –, justement parce qu’il se voit confronté, dans le cas particulier de ce montage spéculaire d’adorateurs déchus, aux mille visages de l’impénitent jouisseur qui règne sur le domaine intemporel des fantasmes archaïques dont la violence le persécute, le pousse à s’autodétruire :

Nous, les Saints, pour hâter la fin du monde, nous empoisonnons, brûlons, massacrons !

Le salut n’est que dans le martyre. Nous nous donnons le martyre. Nous enlevons avec des tenailles la peau de nos têtes, nous étalons nos membres sous les charrues, nous nous jetons dans la gueule des fours ![21] 

La violence s’exerce à l’endroit du plus sacré, à savoir la vie dont le désir anime le saint, mais dont le goût lui est manifestement interdit, semblant devoir se prendre envers et contre Dieu. L’interdiction ne provient pas tant de ce que la vie offre à explorer en termes de plaisirs que de ce qu’elle suscite d’excitations érotiques, c’est-à-dire de tensions qui stimulent le corps et les sens, différant ainsi continuellement l’accès à son au-delà.

En ce sens, La Tentation nous sensibilise peut-être surtout à l’attrait du néant duquel le sujet émerge[22] en la figure de ce « gros livre » d’où pulsent les visions qui en rappellent les attributs dans l’horizon de ce « rien » matriciel que Flaubert rêvait de pénétrer en concevant une écriture de la négativité : sans matière, sans sujet. Ce rien s’appréhende, du reste, à travers toutes les structures de béance qui parsèment son oeuvre et que le regard jubile à investir de sa prodigieuse ferveur (érotique/fureur) exterminatrice[23]. Les tentations ne sont certes pas toutes aussi intimement liées au texte de la Bible, mais il n’en demeure pas moins que toutes se réfèrent à du texte, comme a fort bien su le démontrer Michel Foucault :

C’est une oeuvre qui se constitue d’entrée de jeu dans l’espace du savoir : elle existe dans un certain rapport fondamental aux livres. C’est pourquoi elle est peut-être plus qu’un épisode dans l’histoire de l’imagination occidentale ; elle ouvre l’espace d’une littérature qui n’existe que dans et par le réseau du déjà écrit : livre où se joue la fiction des livres […]. Elle n’est pas seulement un livre que Flaubert, longtemps, a rêvé d’écrire ; elle est le rêve des autres livres : tous les autres livres, rêvants, rêvés, repris, fragmentés, déplacés, combinés, mis à distance par le songe, mais par lui aussi rapprochés jusqu’à la satisfaction imaginaire et scintillante du désir.[24] 

On peut donc se faire une bonne idée du fantasme qui étaye et alimente La Tentation en la figure de cette Bible qu’elle propose et qui nous « branche » à son ombilic ; ce Livre à l’origine du mouvement qui l’engendre et dont l’irrésistible charisme rappelle les attributs de l’Autre qui donne en effet assise à ce qui n’existe qu’en défaut ; cette Bible qui ordonne une double filiation : littéraire et surmoïque.

Il n’est bien sûr pas indifférent de rappeler que La Tentation est aussi le livre de la folie, le « comble de l’insanité », comme le disait Flaubert lui-même (Lettres du 11 juin, du 6 septembre et du 14 novembre 1871). Ce livre est celui qui a accompagné Flaubert dans toute la traversée de son écriture (à partir de 1848). Inhumé, exhumé de terre, repris et chaque fois retenu, ce livre de l’absolu subsume tous les autres et se fait, au dire de Flaubert, le plus proche de ce qu’il a souhaité atteindre, mais aussi un « déversoir » et une sorte d’autobiographie mystique.

J’ai été moi-même dans Saint Antoine le saint Antoine et je l’ai oublié. C’est un personnage à faire (difficulté qui n’est pas mince). S’il y avait pour moi une façon quelconque de corriger ce livre, je serais bien content, car j’ai mis là beaucoup, beaucoup de temps et beaucoup d’amour. Mais ça n’a pas été assez mûri. De ce que j’avais beaucoup travaillé les éléments matériels du livre, la partie historique je veux dire, je me suis imaginé que le scénario était fait et je m’y suis mis. Tout dépend du plan. Saint Antoine en manque ; la déduction des idées sévèrement suivie n’a point son parallélisme dans l’enchaînement des faits. Avec beaucoup d’échafaudages dramatiques, le dramatique manque.

Lettre à Louise Colet, 31 janvier 1852

Le Livre Père. Figure d’un compromis

Si le style de Flaubert peut en effet toujours impressionner, c’est peut-être parce qu’il n’est précisément jamais travaillé autrement que dans l’horizon de ce mystérieux Livre premier – originaire et perdu – source créatrice de tous les sujets, qui hante l’oeuvre – et dont Flaubert parle d’ailleurs comme de quelque chose que lui seul peut voir, concevoir : « il y a une chose dont je suis sûr, c’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que moi » (Lettre à Louise Colet, 22 juillet 1852), quelque chose qui toujours le projette ailleurs, par surcroît, au-delà de lui, dans une autre temporalité :

Il me semble […] que j’ai toujours existé ! et je possède des Souvenirs qui remontent aux pharaons. Je me vois à différents âges de l’histoire très nettement, exerçant des métiers différents et dans des fortunes multiples. Mon individu actuel est le résultat de mes individualités disparues. J’ai été batelier sur le Nil, Ieno à Rome du temps des guerres puniques, puis rhéteur grec dans Suburre, où j’étais dévoré de punaises. Je suis mort, pendant les Croisades, pour avoir mangé trop de raisins sur la plage de Syrie. J’ai été pirate et moine, saltimbanque et cocher. Peut-être empereur d’Orient, aussi ?

Lettre à George Sand, 29 septembre 1866

C’est ce qui nous incite non seulement à réfléchir sur les rapports entre la mystique et l’écriture, mais aussi à montrer dans quelle mesure ce rapport si singulier à la lettre a véritablement une fonction filiale dans le cas de Flaubert. Car si le fait d’écrire peut lui donner cette impression de faire partie d’un passé duquel il est exclu, c’est que le Livre détient réellement, pour lui, la clef du mystère que tout sujet aspire à percer : celui de ses origines que l’Autre cèle.

Tout se passe, du reste, comme si la projection de ce Livre originaire lui avait finalement permis de se maintenir dans l’ordre d’une filiation substitutive – celle des élus ou des mandataires illuminés –, faute d’avoir pu répondre aux attentes familiales, puisqu’il n’a pas occupé la place de « bon fils » qui lui était destinée, n’ayant pas fait la médecine comme son nom le lui prescrivait. On pourrait dès lors presque dire que c’est en vertu de ce déplacement que Flaubert a trouvé le moyen de régler sa dette à l’égard du symbolique. Précisément parce que ce statut d’exclu, d’instrument « truchement » du révélé, aussi aliénant qu’il puisse paraître, présente finalement un certain avantage (une espèce de compromis en quelque sorte), si du moins l’on estime que souffrir cette place lui donnait précisément la chance de suivre son désir, sans avoir à subir pour autant la culpabilisante pression d’une conscience trop punitive. Car si répondre d’un idéal – quel que soit son représentant – implique bel et bien la prise en charge d’une demande surhumaine, il faut voir qu’il s’agit aussi d’affirmer, du non-lieu même auquel « Je » doit s’identifier en qualité de visionnaire, que c’est à une loi plus déterminante encore que celle du sang que « Je » aspire à se plier. Cette loi est justement celle du désir, en tant qu’elle peut venir à s’imposer à moi par l’Autre idéal, lorsque ce dernier procède de l’inconscient.

On voit donc que le texte peut se concevoir comme l’effet d’un montage, dans le prolongement des préoccupations et des fantasmes infantiles qui divisent le sujet, relativement à la place qui lui revient dans l’ordre d’une filiation dont il n’est certes pas l’auteur, mais de laquelle il lui est néanmoins possible de répondre de différentes façons. À ce propos, il est bon de rappeler que la Correspondance comporte très peu de passages faisant allusion à la nature des relations que Flaubert entretenait avec son père, qu’il perd en 1846, à l’âge de 25 ans. Comme si rien ne pouvait être dit de cet homme, alors qu’il est pourtant question de chercher constamment à répondre d’un idéal de rigueur qui s’en inspire manifestement : « C’est une chose étrange, comme je suis attiré par les études médicales (le vent est à cela dans les esprits). J’ai envie de disséquer » (Lettre à Ernest Feydeau, 29 novembre 1859).

Cela dit, l’intérêt de poser la question de la filiation par la voie du Livre tient surtout au fait que ce dernier incite à concevoir l’espace textuel comme le champ d’un savoir sur le désir, sur son pouvoir, dans la mesure où le Livre renvoie, en tant que production psychique, à la constellation des signifiants dont le sujet se constitue. Ainsi, on peut comprendre qu’il faille aussi entendre par filiation : « voir d’où l’on vient ».