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On est tous bricoleurs ; chacun ses petites machines.

Deleuze et Guattari, 1972-1973 : 7

Lors d’un colloque consacré aux liens entre le musée et l’université qui s’est tenu au Sterling and Francine Clark Art Institute en avril 1999, John House a démontré l’intime relation qui peut s’installer entre la syntaxe et la pragmatique du titre d’une même exposition, présentée à la fois à Londres et à Boston. L’exposition, réalisée en 1995 sous son commissariat, est aujourd’hui connue sous un double intitulé, en raison des visions divergentes des deux partenaires : The Nature of France. Impressionism and Its Rivals à Londres et Impressions of France. Monet, Renoir, Pissarro, and Their Rivals à Boston. L’intervention de John House avait pour but de faire réfléchir son auditoire sur la possibilité de lier deux questions contradictoires – l’exposition comme blockbuster et l’histoire de l’art révisionniste –, situant ainsi son exemple au-delà de la simple anecdote.

Le titre à lui seul indique clairement la mécanique des enjeux que se partagent Londres et Boston, de leur intérêt commun pour créer l’événement public et du potentiel expressif contenu dans le mot « Rivals »[1]. Si Londres maintient une ligne de conduite au plus près de l’intention scientifique du commissaire, Boston s’en écarte résolument. Alors que le sous-titre londonien, « Impressionism and Its Rivals », fait appel à une mémoire formelle et historique plus fine, Boston le remplace par une litanie de noms propres, bien insérés dans la culture commune. Ajoutons que le titre de l’exposition bostonienne désigne ce moment historique de l’art moderne comme un conflit entre personnes, en faisant usage de l’adjectif possessif « Their » devant « Rivals », tout en l’opposant à Monet, Renoir, Pissarro. Ce qui surprend surtout, c’est d’entendre John House annoncer que le contenu de l’exposition à Boston a été modifié pour l’ajuster à son titre[2]. Le nombre de tableaux représentant les peintres de Salon (Their Rivals) a été diminué et les toiles ont été repoussées en fin de parcours de visite pour offrir une plus large place aux impressionnistes. À partir de là, il est tentant de déduire que la forme du titre est liée à sa performance d’attrait dans l’espace public, d’autant plus que sa compétence linguistique à Boston lui a procuré un effet de consentement public – 197 000 visiteurs (House, 2002 : 159) –, l’assurant ainsi d’un capital de sympathie et d’efficacité qui a fait défaut à Londres (105 000 visiteurs). Ainsi, en prenant appui sur sa seule formulation syntaxique, on peut affirmer que le titre d’exposition est un exemple d’une intitulation tournée vers l’action.

Cette intervention de John House a valeur d’exemple. En amenant le titre d’exposition à la surface de l’analyse tout en dépassant les considérations générales, elle engage à entrer dans un travail d’enquête plus vaste, basé sur l’interaction entre le titre et son référent extralinguistique, que nous limiterons à l’exposition en art ancien et en art moderne. Même si on ne surprendra pas en annonçant que ce n’est pas d’aujourd’hui qu’une exposition possède une identité, et un nom qui lui soit propre, c’est dans son actualité que le titre nous importe ici. L’objectif est de le comprendre au présent, en resituant le terme d’actualité en ligne directe avec sa racine latine actualitas : « force agissante, opérante » (Rey, 1998 : 32). Mais cette idée d’actualité et de titre au présent est indissociable d’un enchaînement temporel. En premier lieu, il nous faut donc qualifier historiquement les régimes d’intitulation, avant de mettre en résonance le présent et le passé de l’intitulation afin de mieux comprendre les formes et les intentions actuelles.

Prototypes historiques de l’intitulation

Bien qu’il s’agisse d’un phénomène de société important, l’histoire de l’exposition temporaire en art ancien et en art moderne – et à plus forte raison celle de ses processus d’intitulation – reste un chantier de fouilles grand ouvert. Francis Haskell (2000) avait bien posé les premières balises mais son projet, publié de manière posthume à partir de ses manuscrits, est resté inachevé. Son entreprise, critiquée assez fortement et avec raison par Antoine Compagnon (2001), soulève quand même d’importantes et nécessaires réflexions. L’une d’entre elles, qu’il considère à tort comme l’ancêtre du blockbuster, nous servira de point de départ car elle permet de lancer la réflexion historique sur la structure du titre[3]. L’exemple est devenu célèbre, grâce au pèlerinage que Marcel Proust fit à Amsterdam à cette occasion. Il s’agit de Rembrandt, collection des oeuvres réunies à l’occasion de l’inauguration de S.M. la Reine Wilhelmine, présentée du 8 septembre au 31 octobre 1898 dans le tout récent Stedelijk Museum, ouvert en 1895. Réglons d’abord la question de la structure du titre : il s’agit d’un titre principal, « Rembrandt », suivi d’un titre secondaire introduit par le terme générique de « collection ». En suivant Léo H. Hoek, nous le comprenons comme un sous-titre dans un rapport de séquences linguistiques de niveaux différents :

Le sous-titre introduit par un terme générique est un énoncé qui est une affirmation sur le genre du titre principal et, par son biais, sur celui du co-texte. Il forme une phrase elliptique métalinguistique, ayant pour objet le discours d’une autre phrase elliptique, celle du titre principal. Par rapport au titre principal, le sous-titre se trouve entièrement à un niveau métalinguistique.

Hoek, 1981 : 96

Si la distinction entre titre principal et titre secondaire est déjà bien affirmée, la dimension métalinguistique paraît, à la première lecture, plutôt désuète et inutilement narrative. Pourtant, la juxtaposition de mots qui s’additionnent pour faire signe – collection des oeuvres réunies ; occasion de l’inauguration – déploie l’événement dans le monde de l’art – Rembrandt comme artiste d’exception – tout en l’inscrivant dans le mouvement des mondanités : la récente accession au trône de la reine Wilhelmine des Pays-Bas, à l’âge de dix-huit ans.

Dans ce double régime métalinguistique du monde de l’art et du mouvement mondain, nous lisons une forme ancienne de prototype qui marquera durablement l’appareil titulaire. Cet exemple, nous en faisons un postulat pour appuyer l’idée selon laquelle l’organisation titulaire de l’exposition, bien que nous la lisions tous au présent, s’inscrit en fait dans des régimes d’historicité complexes qui se trouvent simplement obscurcis par l’usage d’un métalangage. Toute la difficulté consiste d’abord à savoir comment on peut caractériser cet arrière-plan historique pour le faire exister en termes de catégories qui seront ensuite comprises comme autant de connecteurs pour allier le temps de l’histoire à sa signification au présent. Les intitulations anciennes entrent en fait dans l’une ou l’autre de ces catégories que la sémantique du prototype a qualifiées de « meilleur exemplaire ou encore […] meilleure instance, […] meilleur représentant ou l’instance centrale d’une catégorie » (Kleiber, 1990 : 48-49). Kleiber précise que le prototype existe en lui-même, comme « le meilleur exemplaire communément associé à une catégorie » (ibid. : 49), et que sa fréquence le confirme en son état de pertinence prototypique : « le prototype n’est vraiment considéré comme le meilleur exemplaire d’une catégorie que s’il apparaît comme étant celui qui est le plus fréquemment donné comme tel » (ibid.). Un tel énoncé, sous son apparente évidence de tautologie, correspond à la version standard du prototype, celle qui conduit à la recherche du « meilleur exemplaire » et de classifications plus rigidifiées (ibid. : 57). Pour éviter le piège d’une utilisation trop autoritaire du prototype, correspondant au sens unique et monoréférentiel de la version standard, Kleiber lui oppose une version étendue, polysémique et multiréférentielle, qui s’élabore à partir de la notion de ressemblance de famille et aborde le prototype comme un « pivot d’appariement référentiel » (ibid. : 161). Le prototype est alors postulé comme usage premier de sa catégorie, les autres lui étant dérivés selon différents modèles associatifs (ibid. : 181-182). Cette version étendue du prototype est à la base des huit catégories titulaires auxquelles répond historiquement l’exposition temporaire : le nom propre, la catégorie, le matériau, le genre, la mise en série, l’opérateur spatial, l’absolu esthétique et la personnalité. L’usage premier de ces prototypes de catégories apparaît au xixe siècle et se solidifie dans des formes fixes d’intitulation au xxe siècle.

Prototype du nom propre : le nom propre d’artiste, employé seul comme titre principal, à l’exemple de l’exposition Rembrandt de 1898, ne s’est pas imposé d’emblée. Le fait de croiser l’exposition Jacob Jordaens au Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, à Anvers en 1905, n’indique pas une acceptation généralisée de ce processus d’intitulation au début du xxe siècle, bien au contraire. Pour les artistes modernes du xixe siècle, il faudra attendre les années 1930 : Edgar Degas, mort en 1918, s’affirme en auteur absolu, Degas, à Cambridge en 1931, au Fogg Art Museum ; Camille Corot, mort en 1875, devient auteur absolu, Corot, en 1936 à Paris, au Musée de l’Orangerie. Ce qui ne sera acquis que progressivement pour devenir l’une des normes actuelles du titrage, Gérard Genette l’a bien identifié dans Mimologiques, en isolant deux fonctions du titre : le fait de désigner et le fait de dire (1976 : 23-24). Pour s’énoncer clairement et efficacement entre déictique (désigner) et épidéictique (dire), l’usage du nom propre comme désignateur rigide a dû à la fois faire l’économie de sa catégorie – l’exposition – et s’affirmer comme un nom propre historique, doublé de notoriété[4].

Prototype de catégorie : le mot « exposition » est probablement le terme le plus ancien pour fonder un prototype titulaire. En 1875, quelques mois après le décès de Corot le 25 février, la première exposition rétrospective consacrée à son oeuvre à l’École des beaux-arts de Paris s’intitule Exposition de l’oeuvre de Corot, indiquant par là que l’abstraction de l’homme réel au profit de ses fonctions référentielle et pragmatique reste à faire (Jonasson, 1994 : 66-67). La catégorie « exposition », en ouverture de l’énoncé, aura une présence appuyée jusqu’au milieu des années 1980 : Exhibition of Venetian Art à Londres en 1984 ou Mostra di importanti dipinti europei del ‘500 e ‘600 en 1986 à Turin. En 1993, lorsque le musée du Louvre fera circuler une partie de ses collections au Japon, il en reprendra le prototype – Exposition du Bicentenaire du Musée du Louvre. Des Collections Royales au Grand Louvre –, tout en lui donnant un sens nettement historique qui l’éloigne de sa stricte catégorie fonctionnelle. Le prototype de catégorie est celui qui a perdu la plus grande force d’attrait aujourd’hui, en raison notamment de la multiplication des expositions temporaires comme fait culturel bien imprégné dans le public.

Prototype du matériau : le matériau occupe une situation différente car cette catégorie aborde l’oeuvre comme objet matériel, avant sa qualité d’objet symbolique, tout en composant souvent avec la séparation des espaces d’exposition dans le musée (les cabinets de dessins par exemple). Ainsi, les collections fondatrices des musées vont générer très tôt des expositions temporaires dans leurs lieux propres. C’est le cas des fonds de dessins dont le modèle est l’exposition de l’an V de la République française (1797) au Musée central des arts à Paris (palais du Louvre). Les dessins, encadrés séparément, accrochés à touche-touche en numérotation continue et à hauteur de vue, s’offrent à la perception et à la sensibilité individuelle. Le long titre qui figure sur la couverture du livret explicatif – une notice pédagogique – fixe déjà les termes du prototype du matériau : Notice des dessins originaux, cartons, gouaches, pastels, émaux et miniatures du Musée central des arts. Exposés pour la première fois dans la Galerie d’Apollon. Le 28 Thermidor de l’an V de la République Française. Première partie[5]. Abandonnant la dimension narrative d’une telle intitulation historique, usant du nom propre d’artiste à la place du nom de lieu, c’est en fait la même catégorie du prototype du matériau qui se poursuit jusqu’à nos jours, à travers des modèles comme Oeuvres de Rembrandt. Dessins et gravures à la Bibliothèque nationale de Paris, en 1908, ou Degas. Prints, Drawings, and Bronzes à New York, en 1921.

Prototype de genre : basé sur les principes des classifications de l’art académique, le genre – portrait, paysage, histoire, nature morte, etc. – a vite trouvé ses modes d’organisation titulaire. L’École des beaux-arts de Paris présente en 1883 une Exposition de portraits du siècle (1783-1883) et, en 1889, une exposition de Portraits d’architectes. Le modèle n’est cependant pas récurrent au xxe siècle et ce n’est qu’avec les exigences d’inventer de nouveaux sujets d’exposition qu’il en est venu à entrer aujourd’hui dans la pratique courante.

Prototype de mise en série : il s’agit d’un prototype double qui participe à la fois d’une mise en séquence générationnelle des artistes, bien ancrée dans l’histoire de l’art depuis les Vies de Vasari, et des catégories de classement de l’histoire de l’art (maniérisme, baroque, classicisme, etc.). C’est au xxe siècle que la forme générationnelle s’imposera et l’on croisera de plus en plus de modèles semblables à celui du musée des Arts décoratifs de Paris à l’été 1934, intitulé Les Artistes français en Italie de Poussin à Renoir ou à celui de l’exposition, De Giotto à Bellini, au musée de l’Orangerie en 1956. C’est en fait la mobilité accrue des oeuvres, dans des conditions de sécurité mieux assurée, qui a facilité ces vastes regroupements, dont la forme comparative (deux ou trois artistes) est une variante. Le prototype de mise en série, relevant de catégories esthétiques, est plus exigeant car il fait l’économie du nom propre et affirme d’emblée sa distance face au public non informé. Historiquement, on parlera plus facilement d’art ancien ou d’âge d’or plutôt que d’user d’une terminologie catégorielle relevant de la pratique de l’histoire de l’art. Ce prototype entre dans un usage répété à partir des années 1980, tout en demeurant un certain temps dans la sphère des spécialistes, en raison de son association avec le matériau – c’est le cas de l’exposition du Cabinet des dessins à Paris en 1980 où l’on présente les Dessins baroques florentins du Musée du Louvre.

Prototype de l’opérateur spatial : l’histoire de l’art a toujours profité de la géographie pour organiser ses classements par pays, villes et écoles. Dès 1861, le Musée des beaux-arts de Marseille montre une exposition sur les Trésors de l’art de la Provence et l’on verra ensuite les dénominations spatiales – régionales et nationales – s’imposer naturellement comme des modes d’énonciation de premier niveau et se jumeler à d’autres prototypes comme à Udine en 1939 : Mostra del Pordenone e della pittura friulana del Rinascimento. Cet opérateur spatial profitera aussi de la division par écoles, support emblématique des constructions identitaires au xixe siècle.

Prototype de l’absolu esthétique : c’est probablement le prototype le plus utilisé aujourd’hui et celui qui expose le plus le déclin de l’institution muséale comme institution sincère. C’est un prototype attrayant puisqu’il relève de l’exception, mais son origine est vite teintée de suspicion car son association à des événements promotionnels – commerciaux, politiques, idéologiques – l’accompagne dès le départ comme ces Chefs-d’oeuvre de l’art français, exposition présentée au Palais des arts à Paris (Petit Palais aujourd’hui) en 1937, à l’occasion de l’Exposition universelle. On ne compte plus les expositions extraterritoriales qui circulent aujourd’hui sous cet intitulé : Masterworks from the Musée des Beaux-Arts, Lille, présentée au Metropolitan Museum of Art à New York, en 1992, ou Chefs-d’oeuvre impressionnistes du Musée des beaux-arts du Canada, mise en circulation en 2000 pour offrir un rayonnement pancanadien à l’institution.

Prototype de personnalité : objet marchand et authentique par excellence, l’oeuvre d’art a toujours signifié un pouvoir d’exception pour son propriétaire, lui assurant une qualité de connaisseur qui l’élève au-dessus du commun. Depuis le début des années 1950, l’exposition publique rééquilibre la mise à l’écart de ces oeuvres, en offrant un espace de visibilité au collectionneur privé : Exposition de la collection Lehman de New York au musée de l’Orangerie à Paris, en 1957.

Ces prototypes, bien ancrés dans la culture commune au point de s’offrir à une lecture actuelle comme de la nouveauté, permettent d’élaborer des structures d’intitulations originales, selon des visées qui marginalisent parfois le propos et le sens même de l’exposition. L’idée maîtresse de ces processus d’intitulation est de se démarquer des usages binaires de prototypes qui inscrivent le titre et le sous-titre dans une relation d’affinité. Ainsi, le prototype de l’absolu esthétique va se jumeler à celui de personnalité pour donner une titraille devenue habituelle comme celle qui associe le terme de « chef-d’oeuvre » au nom d’un collectionneur privé. Il s’agit ici non pas de soumettre le titrage des expositions aux prototypes, mais de montrer que l’idée d’une rupture radicale entre un passé révolu et un présent actif ne permet pas de comprendre les processus d’intitulation actuels. La référence à l’histoire de l’art, souvent semblable entre le passé et le présent de l’intitulation, s’inscrit dans une mise en scène qui va transformer le tableau initial des intitulés afin de marquer une tension nouvelle qui intègre une dimension sensible, parfois avec force. L’exposition des oeuvres de la collection Bührle à Washington, Montréal et Londres, en 1990 et 1991, en est un bon témoin : Un regard passionné. Chefs-d’oeuvre de l’Impressionnisme et autres toiles de maîtres de la Collection Emil G. Bührle, Zurich. Elle montre une dynamique titulaire qui rend compte d’une spécificité différente, tout en restant dans une lignée historique. Pour situer cette pratique de mise en tension des énoncés titulaires, il faut d’abord faire un retour sur l’exposition pour comprendre ce qui la régit, à l’exemple de l’expérience relatée par John House.

L’exposition temporaire : quelle terminologie pour la qualifier ?

Acceptons de dire en partant que toute entreprise d’intitulation d’une exposition en art ancien et moderne est de nature référentielle. Elle renvoie à des « choses en soi »[6], selon la définition de l’exposition proposée par Jean Davallon comme : « le média de la présence : [qui] réunit physiquement objet et visiteur » (1986 : 275). Rappelons aussi qu’elle demeure liée à un impératif de vérité et de véracité qui ne lui permet pas de risquer un désaccord lorsque le lecteur du titre deviendra un visiteur[7]. Davallon, dans son analyse fondatrice de la mise en exposition, a bien pris soin d’insister sur ce fait que « toute exposition est censée avoir une efficacité : la preuve a contrario en est la déception manifestée lorsqu’une visite ne se solde par aucun effet » (ibid. : 274). Efficacité et vérité s’accordent pour faire en sorte que l’énoncé titulaire, visant à la proclamation et à l’effet, ait force de preuve une fois le visiteur face à l’objet ; sinon l’effet s’effondre et l’échec devient patent. Cela est plus manifeste encore depuis que l’exposition n’est plus un territoire réservé, à l’écart du public et qui se maintient dans la scientificité assurée de ses énoncés. Autrefois, le livret d’exposition, que le visiteur se procurait à l’entrée et utilisait tout au long de sa visite, avec son titre en bonne place sur la page de couverture, non seulement annonçait nommément l’exposition, mais permettait aussi une confrontation en direct des avancées du commissaire avec les oeuvres exposées. L’apparition du catalogue d’exposition comme livre indépendant – physiquement et scientifiquement – ainsi que l’affirmation du titre dans la plus grande dispersion de ses énoncés – liste des expositions, communiqués de presse, carton d’invitation, affiche, bannière de rue, annonce publicitaire, site Internet, catalogue, document pédagogique – ont totalement modifié les enjeux de la véridicité in situ, au cours des années 1970.

Verena Tunger, qui a consacré une thèse de doctorat aux titres des expositions, soutenue à la Faculté des lettres de l’Université de Zurich en 2003-2004, a été confrontée à la même nécessité de qualifier l’exposition pour comprendre ses régimes d’intitulation. Pour fonder en référence ses catégories titulaires et situer les processus d’intitulation, elle définit l’exposition comme un « dispositif plurisémiotique » : « l’exposition est donc un amalgame, un croisement des caractéristiques de plusieurs systèmes différents : elle est un dispositif plurisémiotique » (2005 : 20). La position de Verena Tunger consistant à identifier une formule unifiante sous le terme de « dispositif » pour qualifier l’ensemble des unités de son corpus de travail peut se justifier en raison de la disparité de ses modèles d’analyse : 800 expositions allant des sciences naturelles aux beaux-arts, en passant par l’histoire, la technique et les faits de société[8]. Mais, une fois transposé dans le seul champ de l’exposition en art ancien et moderne, cet usage du mot « dispositif » au singulier soulève plusieurs questions en raison de l’impérialisme de l’exposition temporaire dans notre monde actuel, qui s’accompagne d’une explosion de son étiquetage dont on ne saisit plus la généalogie et qui va bien au-delà de la seule insertion dans un « dispositif ».

Interrogé en 1977 sur « le sens et la fonction méthodologique » du terme « dispositif », Michel Foucault l’énonce d’abord comme étant « de nature essentiellement stratégique », empreint « d’une certaine manipulation de rapports de forces », pour synthétiser ensuite sa pensée dans une formulation plus directe :

Le dispositif est donc toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça, le dispositif : des stratégies de rapports de forces supportant des types de savoirs, et supportés par eux.

2001b : 300

Il nous semble possible de transposer cette notion du dispositif à l’exposition temporaire, à condition toutefois de ne pas en faire un absolu et d’employer le terme au pluriel. Il nous faut aussi maintenir les dispositifs dans l’ordre des savoirs, afin de permettre la rencontre de l’oeuvre unique avec la routine du discours historique. Cela ne règle cependant pas la question de l’apparaître, pièce maîtresse de l’exposition en art historique. Elle doit composer avec la notion de suspension de l’oeuvre d’art dans l’espace du musée, discutée par Jean-Louis Déotte, et dont il en rend compte efficacement dans son second paradoxe :

Le musée est une institution abstractive qui renoue avec la mise entre parenthèses du monde, avec cette tension qui constitue l’oeuvre. Comme les oeuvres ne sont pas du monde, le musée qui les accueille doit, en tant qu’architecture, suspendre notre rapport au monde. Et ce doit être, contradictoirement, un lieu de mise à disposition des oeuvres comme l’est, par exemple, une bibliothèque. Mais en même temps, le visiteur ne peut être considéré comme celui qui va s’approprier un savoir, mais plutôt comme celui qui doit se préparer (d’où un problème architectural de traitement du seuil, du sas) à être saisi et défait.

1993 : 396

C’est le rôle actuel de l’exposition temporaire de chercher à résoudre ce paradoxe du « rapport au monde », contrairement aux oeuvres simplement suspendues dans les salles réservées aux collections permanentes. Pour la reconnaître dans ce mouvement d’actualisation, nous la qualifierons de « machine à démuséifier l’oeuvre d’art », dont l’un des objectifs est de renouer avec le temps[9].

Qu’entendons-nous par l’usage du terme de « machine » dans notre énoncé, après avoir réservé le domaine des savoirs aux dispositifs ? Deleuze et Guattari permettent une réponse en définissant la machine comme un « système de coupures » (1972-1973 : 43) dont le premier mode est de l’ordre du prélèvement : « Loin que la coupure s’oppose à la continuité, elle la conditionne, elle implique ou définit ce qu’elle coupe comme continuité idéelle » (ibid. : 44). Les coupures

[…] y sont productives, et sont elles-mêmes des réunions. Les disjonctions, en tant que disjonctions, sont inclusives. Les consommations mêmes sont des passages, des devenirs et des revenirs.

Ibid.

L’activité de commissaire est bien de couper dans une continuité historique effective pour révéler une autre continuité, idéelle, faite de morceaux épars qui seront à nouveau réunis de manière inclusive. Il faut citer Deleuze et Guattari un peu plus longtemps pour rappeler à quel point l’hommage à Maurice Blanchot est d’importance pour penser l’exposition comme une machine :

C’est Maurice Blanchot qui a su poser le problème dans toute sa rigueur, au niveau d’une machine littéraire : comment produire, et penser, des fragments qui aient entre eux des rapports de différence en tant que telle, qui aient pour rapports entre eux leur propre différence, sans référence à une totalité originelle même perdue, ni à une totalité résultante, même à venir ?

Ibid. : 50

Aborder ainsi l’exposition temporaire en disant qu’elle « fait machine », c’est dire qu’elle est mouvement. Elle se déploie dans l’espace clos de sa représentation en harmonisant un appareil avec des dispositifs : « L’appareil, c’est ce qui donne son apparat à l’apparaître […] ce qui prépare le phénomène à apparaître pour “nous” » (Déotte, 2004 : 101-102). L’emploi du mot « appareil » ici a soulevé suffisamment d’interrogations pour qu’un séminaire lui soit consacré à la Maison des Sciences de l’Homme (MSH Paris-Nord) en 2003-2004. Disons tout d’abord qu’il correspond non seulement à l’appareil déjà-là – l’architecture intérieure du lieu d’exposition –, mais aussi à la manière dont il sera appareillé ponctuellement par le scénographe : plasticité des espaces intérieurs, inscription libre des cimaises, ouverture/obscurcissement des fenêtres et de l’éclairage zénithal, travail sur le sol, colorations murales. Appareil et appareillage « désignent une disposition réglée des éléments de structure », selon la brève et évidente définition de Jacques Boulet (2005 :69). L’appareil et l’appareillage appartiennent ainsi à la catégorie du « mode du construire » (ibid.) qui montre ses assemblages tout en limitant la liberté d’intervention. Le dispositif se règle sur l’appareil et relève d’un mode différent, celui de la projection : dispositif de sécurité ; dispositif de conservation ; dispositif d’accrochage et de voisinage des oeuvres sur les murs, les cimaises et dans l’espace ; hiérarchisation du discours visuel par la mise en évidence ou en retrait de l’oeuvre ; dispositif prescrit par le parcours pour guider le visiteur de manière physique et sensible ; dispositif textuel, inscrit dans l’exposition pour arrêter ponctuellement le visiteur et l’informer – titres de salles, titres de sections, niveaux de textes (texte inaugural, texte thématique, cartel explicatif) – ; dispositifs textuels de visite libre (glossaire iconographique ou technique, guide pour la famille) ; dispositifs oraux de visite contrainte (audioguide et visites guidées). Ce sont donc bien deux modes complémentaires qui doivent s’harmoniser pour « faire machine » : le « déjà-là » de l’appareil, lié à ses modes d’appareillage ponctuels, et le « pour-là » des dispositifs qui se règlent sur l’appareil pour tenter de s’y conformer ou de l’effacer, selon l’habileté du scénographe.

L’exposition temporaire réunit toujours un appareil avec des dispositifs, que la rencontre soit effacée – faute de volonté, d’intérêt ou de moyens – ou exacerbée, au point de prétendre avoir créé un effet de transport vers le passé, selon la formule du « comme si vous y étiez »[10]. Le degré d’assemblage de chacun de ces deux termes – appareil et dispositif – permet à l’exposition de se déployer de manière très diversifiée, à la fois dans ses espaces intérieurs et dans la sphère publique, grâce au dispositif communicationnel. En ne mobilisant que fort peu l’appareil, tout en écartant la plupart des dispositifs, elle incarne le passé et la muséification de l’objet. Inversement, en étirant l’appareil au maximum de sa capacité illusoire visant à immerger le visiteur dans le passé, les dispositifs devront doublement s’activer pour que les destinataires échappent à la fois à l’engourdissement de l’esprit et au sentiment d’avoir été leurrés par une rêverie privée de ses garanties de justesse. Faire de l’exposition une machine à double fonctionnement, dans le but de démuséifier l’oeuvre pour la requalifier dans une historicité active auprès du public, n’est donc pas chose aisée. En retour, elle s’enrichit d’un fonctionnement sociosémiotique nouveau dans lequel le processus d’intitulation allie une expérience du temps à des expériences cognitives et sensibles, en les hiérarchisant.

L’intitulation comme processus d’interaction

Dans son étude sur le titre comme désignant d’une représentation, Robert de Dardel (1988 : 77-78) isole les fonctions sémantiques et les fonctions pragmatiques des titres. C’est comme fonction sémantique que nous examinerons ses propositions pour qualifier la relation de désignant à désigné, entre le titre et l’exposition. Le titrage d’une exposition appartient majoritairement à la première catégorie, celle du titre-teneur, « qui informe sur la teneur du désigné » ; titre-teneur qui se dédouble en titre nommant et titre résumant :

Le titre nommant qui est […] un syntagme nominal nommant la teneur comme l’enseigne nomme un magasin (Salammbô, Ronde de nuit, Les Saisons), et le titre résumant, qui est […] une proposition résumant la teneur (Kennedy [a été]assassiné) […] et pour lequel existe une variante obtenue par nominalisation (Débarquement des marines à Grenade) […] Le titre résumant […] est une formule minimale, souvent avec l’ellipse du verbe.

Ibid. : 83-84

Le plus intéressant est la distinction établie par Dardel entre le titre nommant et le titre résumant dans leur rapport d’autonomie avec le désigné :

Du fait qu’il est une proposition, le titre résumant se distingue de toutes autres classes sémantiques citées jusqu’ici : des titres nommants, des titres-genres et des titres-incipit. […] les titres de ces trois classes sont indissociables du désigné sur le plan sémantique, comme ils le sont sur le plan situationnel ; au contraire, le titre résumant et sa variante nominale, qui sont aussi dépendants du désigné dans leurs rapports situationnels, sont autonomes sur le plan sémantique : ils constituent une communication en soi, indépendante du désigné.

Ibid. : 84

Cette distinction est fondamentale pour nous permettre de progresser et de comprendre un titre comme celui de l’exposition que consacra le Musée des Beaux-Arts de Nancy à l’été 2007 à Mellin : Charles Mellin. Un Lorrain entre Rome et Naples. À Charles Mellin, porteur prototypique de nom propre, pour user de la terminologie de Jonasson (1994 : 28), s’ajoute un nom commun – Un Lorrain –, dérivé d’un nom propre géographique et qui dénote une classe. Le titre résumant, dans sa forme agrammaticale, est une proposition ouverte à l’interprétation car l’ellipse du verbe n’autorise aucune lecture fermée. Comme signifiant, la proposition Un Lorrain entre Rome et Naples peut se comprendre comme : un Lorrain qui voyage entre Rome et Naples ; un Lorrain écartelé entre Rome et Naples ; un Lorrain égaré entre Rome et Naples, etc. Les hypothèses sont nombreuses, d’autant plus que Charles Mellin est le prototype du nom propre historique sans notoriété et que la compréhension du sous-titre demande des connaissances préalables. Un tel modèle de compréhension titulaire est réservé aux initiés qui sauront décoder le sens, sous les prototypes du nom propre et de l’opérateur spatial. Autrement, le doublet titre nommant/titre résumant, maintenu sous la forme habituelle du titre et de son sous-titre, sera dans un rapport de disjonction entre désignant et désigné. En l’absence des compétences adéquates de la part du destinataire, ce mode d’intitulation devient autoréférentiel. Pour un lecteur averti, il désigne clairement l’argument d’une exposition monographique consacrée à un peintre né en Lorraine au tout début du xviie siècle, expatrié jeune en Italie et qui s’est fait un nom en répondant à des commandes de grands décors, à Rome et à Naples. Cet hermétisme pour le destinataire, voulu par l’énonciateur du titre, explique que cet exemple ne transgresse que modérément les prototypes : l’ensemble du processus titulaire demeure réglé selon le seul mode cognitif.

Pour résoudre le problème de la structure sémantique du titre de l’exposition de Washington, consacrée à la collection Bührle, c’est vers la dimension sensible de l’intitulation qu’il faut orienter l’enquête, d’autant plus que « Un regard passionné » ne peut être compris comme un titre nommant, pas plus qu’il ne peut l’être sur le plan cognitif.

Josep Besa Camprubi (2002), dans son étude sur les fonctions du titre, nous apporte un premier élément de réponse. Des trois fonctions qu’il retient – fonction désignative, fonction métalinguistique et fonction séductrice –, il accorde la plus grande importance à la deuxième car « c’est la fonction s’ajustant à l’idée que le titre est un marqueur du thème du texte » (ibid. : 29). Substituons au mot « texte » celui d’« exposition », abordé dans son acception globale de machine à démuséifier pour réaliser un monde clos de savoirs et d’expériences, et poursuivons avec une précision sur la nature du « thème » qui est

[…] une hypothèse sur ce dont parle le texte qui dépend de l’initiative du lecteur, hypothèse visant à discipliner ou à réduire la semiosis et à orienter la direction des actualisations du contenu du texte.

Ibid.

Une telle position avoue sa dette à Umberto Eco (1979), notamment lorsqu’il décrit un lecteur en attente, qui élabore des prévisions pour anticiper la situation :

[il] assume une attitude proportionnelle (il croit, il désire, il souhaite, il espère, il pense) quant à l’évolution des choses. Ce faisant, il configure un cours d’événements possible ou un état de choses possible […] il hasarde des hypothèses sur des structures de mondes.

Ibid. : 145-146

Marqueur du thème, hypothèse et initiative du lecteur, discipline, réduction de la semiosis, orientation des actualisations : tous ces termes se rejoignent pour qualifier l’actualité du titre de l’exposition. Eco et Besa Camprubi parlent en fait d’interaction, même s’ils évitent l’usage de ce terme dans ces brèves citations. Eric Landowski (2005) en a proposé récemment un modèle global qui intègre quatre grands régimes d’interaction : la programmation, la manipulation, l’ajustement et l’accident. La programmation repose sur le faire être, c’est le régime du sujet exécutant, un sujet qui obéit à la loi. La manipulation relève du domaine du faire croire, elle fait appel à la stratégie et à la persuasion pour dominer ou instrumentaliser le sujet. L’ajustement est de l’ordre du faire sentir et mise sur la sensation comme compétence esthésique. L’accident est le régime de la mésaventure, allant du désagrément au péril. Même si ces quatre régimes émergent de façon autonome, leurs frontières sont loin d’être étanches, ce qui nous permet d’ouvrir une brèche dans le schéma théorique de Landowski pour y situer l’actualité du titre d’exposition, en croisant les régimes de manipulation et d’ajustement.

Manipulation et ajustement appartiennent tous deux à la catégorie de l’influence d’un sujet sur un autre mais, alors que le premier régime relève de la communication, discursive ou non, le second appartient exclusivement au domaine du contact :

[…] la scène n’est plus celle où l’une des parties cherche unilatéralement à rallier l’autre, de bon ou de mauvais gré, à son propre projet, quitte à lui proposer en échange quelque compensation. Nous avons désormais affaire à une interaction entre égaux, où les parties coordonnent leurs dynamiques respectives sur le mode du faire ensemble […]. Avec la manipulation, sont apparus des « sujets », malléables parce que dotés d’intelligence et d’une relative autonomie. Avec l’ajustement, ces mêmes sujets se voient reconnu, en plus, un corps, et par là même une sensibilité. L’interaction ne se fondera plus sur le faire croire mais sur le faire sentir – non plus sur la persuasion, entre les intelligences, mais sur la contagion, entre des sensibilités : faire sentir qu’on désire pour faire désirer.

Landowski, 2005 : 42-43

Cette compétence esthésique du sujet, qui marque le régime d’ajustement, est aussi celle que sollicitent bien des intitulations. Si la donnée de départ est la fonction séductrice du titre, déjà nommée par Genette (1987 : 80) et reprise par Besa Camprubi (2002 : 20-29), l’intégration de son fonctionnement dans une appartenance exclusive au régime de la manipulation limiterait son pouvoir de résonance chez le destinataire, pour qui le désir de participer, le faire sentir, est plus près du faire ensemble que du faire croire. C’est ainsi que nous comprenons la motivation de faire figurer l’énoncé « Un regard passionné » comme un intitulé qui précède « Chefs-d’oeuvre de l’Impressionnisme et autres toiles de maîtres de la Collection Emil G. Bührle, Zurich ». Bien qu’il occupe la place du titre nommant dans le processus de l’intitulation, il n’en remplit pas la fonction. Il est une « communication en soi », de nature sensible et non cognitive, et la relation habituelle de désignant à désigné s’inverse au profit d’un mécanisme d’inférence : « Un regard » renvoie à « Emil G. Bührle ». Mais le titre va bien au-delà d’une simple relation associative avec le propriétaire de la collection pour ouvrir sur le faire ensemble et dire au destinataire qu’il mettra son propre regard au contact de ces mêmes objets d’exception, réservés jusqu’à présent au seul plaisir du possesseur. La première partie de l’énoncé prend alors la place du titre nommant pour interagir avec le lecteur, selon « l’effet-point de vue » analysé par Alain Rabatel :

[…] c’est-à-dire une (des) construction(s) textuelle(s) du PDV, qui, par les diverses modalités de présentation du référent, influent plus ou moins sur l’interprétation du lecteur de telle séquence ou du texte dans sa globalité, selon la nature, le volume, la forme d’expression des informations prises en compte par le lecteur, ainsi que le crédit et l’autorité que ce dernier accorde à son informateur. Dans tous les cas, le lecteur réagit et interprète avec ses affects et/ou son intellect, tels qu’eux-mêmes sont plus ou moins sollicités par le texte.

1997 : 270-271

Cette mécanique titulaire donne des résultats remarquables d’intelligence et de finesse, comme elle ouvre la porte aux pires dérives identitaires et idéologiques. On se limitera au premier cas avec l’exposition présentée au Musée des beaux-arts de Montréal en 2005 : Sous le soleil, exactement. Le paysage en Provence, du classicisme à la modernité (1750-1920). Les prototypes de genre et de mise en série sont clairement affirmés, selon une structure plus complexe que celle de la collection Bührle, puisque le fragment titulaire qui s’est imposé dans l’usage commun est celui du milieu, « Le Paysage en Provence ». En fait, nous sommes non plus face à une structure en titre/sous-titre, ni en titre nommant/titre résumant, mais devant une double énonciation dont le premier membre est entièrement autonome alors que le second reprend le modèle traditionnel du titre, suivi d’un sous-titre et séparé par une virgule. Le locuteur réunit ici deux énonciations contradictoires en un seul processus titulaire, que nous qualifierons, en suivant John Searle, d’une énonciation de la fiction suivie d’une énonciation sérieuse (1982 : 103-106). Si la seconde – l’énonciation sérieuse – doit se plier aux règles de vérité et de sincérité puisque le locuteur devra en répondre devant le public, la première – l’énonciation de la fiction – en est totalement libérée. On n’attend aucune preuve en salle d’exposition pour y trouver « le soleil exactement », comme dans les paroles de la chanson de Serge Gainsbourg : « Pas à côté, pas n’importe où/Sous le soleil, sous le soleil/Exactement juste en dessous ».

Une telle intitulation résout intelligemment et sensiblement le discours éthique, harmonisant en un tout cohérent le choix préférentiel de l’auteur – l’énonciation sérieuse – avec le mécanisme du pathos qui suscite de la passion dans l’auditoire. Frédérique Woerther, travaillant sur l’ethos aristotélicien, nous éclaire finalement pour conclure :

Selon une hypothèse « homéopathique », on peut considérer que les passions de l’auditoire seront éveillées au moyen de la représentation discursive de certaines passions : autrement dit, l’expression, dans un discours, d’une passion […] incitera l’auditoire à ressentir cette même passion par un effet de mimétisme.

2007 : 283

C’est le Traité des caractères d’Aristote, plutôt que sa Rhétorique, qui fournit une réponse à notre problème sur la mise en oeuvre du pathos dans le processus d’intitulation, réunissant le couple faire croire et faire sentir pour réussir à faire ensemble.