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Vous entrez dans l’église du Gesù, pour découvrir qu’elle abrite une construction géométrique de dimension imposante (5 m3), un volume en panneaux de bois peints dans lequel vous pouvez entrer, beige indistinct à l’extérieur, tout blanc à l’intérieur avec des motifs picturaux d’un bleu vibrant qui font office de croix qui se prolongent avec des obliques audacieuses vers le sol et des sédimentations azur qui se déploient dans les hauteurs. Que fait ce bloc à côté d’un autel et sa châsse vitrée contenant des ossements des martyrs canadiens, présence erratique dans une église avec ses fresques en trompe-l’oeil, ses ors et ses colonnes ? De quel « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » s’agit-il ? Une chapelle moderniste, avec ses arêtes et ses aplats, serait-elle venue camper intrafanum ? Il faut se déchausser pour entrer dans le volume ; est-ce une exigence du sacré, lorsque l’art commanderait un plus grand respect que la religion ? Il y a une présence de l’espace rendue tangible par la découpe des surfaces et, tout à la fois, cet espace paraît plus vaste parce que dénué de toute charge ornementale. Il y a ici une rencontre du vide rendue possible par cette construction précaire, un moment d’austérité contemplative au milieu des décorations ornementales en stuc et des saints de plâtre peint.

De l’intérieur de la construction, on voit mieux une série de meurtrières qui ouvrent sur l’extérieur. Le décalage est spatial mais aussi temporel, c’est depuis une autre temporalité qu’on aperçoit l’église par ces meurtrières, qui nous livrent des tranches verticales de l’église, son ornementation baroque enfin arrêtée, sa prolifération lourde enfin interrompue : car, il faut l’admettre, dans cette église l’espace a été avalé par le décor. Il faut cette capsule d’art-fiction, avec son présent d’anticipation, pour porter un regard sur une église du xixe siècle qui n’est plus qu’enveloppement et surcharges. Sur les côtés, quelques sondes nous font connaître les distances ; par le haut, quelques néons viennent balafrer la coupole au-dessus de nos têtes.

Peut-être que la chapelle n’est pas ce qui doit être vu, mais la construction d’un idéal-type à partir duquel nous pouvons explorer la réalité. Alors ce volume aux aplats blancs et bleus, avec ses iris à mi-hauteur, est lui-même un oeil multifacetté dans lequel nous pouvons mettre à l’épreuve la réelle capacité intelligente du regard à interroger le monde. Non pas un bunker conceptuel pour nous mettre à l’écart dans un recueillement plus pur, mais une mise en suspens qui interroge la vocation du regard. Il semble alors que la faculté de l’oeil ne soit pas limitée au visible : elle permet de passer au-delà de la surface du monde qui nous entoure, elle est le siège d’une intensité passionnelle qui saurait réinventer le monde dans une nouvelle fable.

La démarche artistique n’a-t-elle pas toujours été une fable dans une autre fable ? Je déclare que le monde est vide et que je cherche une plénitude dans le rapport humain ; je déclare que la société est surcharge de signes et que je cherche des plages de raréfaction ; je déclare que tout est surface mercantile et je cherche une profondeur dans le sans-fond du trauma, etc. Nous avons tous une fable qui décline le (non-)sens de la vie (in-)humaine dans laquelle nous pouvons mettre en scène la singularité du geste artistique. Le plus souvent, l’artiste prend le relais d’une fable implicite qui établit le privilège de l’art, ou bien encore il raconte sa propre histoire, comment son rapport au monde s’en trouve modifié, comment son existence s’en trouve transsubstantiée. Mieux encore, il énonce comment notre construction du monde et aussi notre relation aux autres sont en premier lieu un jeu avec soi dans l’usage que nous faisons du non-sens, face à soi-même et face aux autres.

Ainsi de l’enchâssement de la petite chapelle de bois de Martin Müller-Reinhart dans la grande église du Gesù : il s’agit de donner une résonance spirituelle à une expérience esthétique, il s’agit de faire de la mystique spontanée une source du sentiment religieux. Il s’agit aussi de créer un retrait du monde à la fois perceptuel et cognitif : l’oeuvre ne dit rien, ne signifie rien, ne propose rien sinon les découpes hard edge des vibrations de noirs et de bleus. Mais elle initie un jeu, elle constitue une incitation première. Alors chacun se raconte un histoire, se persuade qu’il y a sens, fait de l’oeuvre un portail pour entrer dans un ordre symbolique. À la façon de l’homme de la campagne imaginé par Kafka, il veut entrer dans la Loi : il attend près de la porte et découvre finalement qu’elle n’était là que pour lui. 5M3 : une porte s’est ouverte dans un espace sacré pour rappeler que, dans un tel espace, rien n’est mis à portée, que tout repose sur notre désir d’en faire une occasion. Soit une occasion d’aller à la rencontre de l’espace et de la lumière, du temps et de l’Énigme.

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