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Étudier les signes de la vie sociale avec le génocide soulève des interrogations quant aux conditions de réalisation des politiques d’extermination menées au cours de l’Histoire du xxe siècle, aux formes de représentation d’un monde désenchanté et aux possibilités d’une humanisation progressive de l’homme. Les recherches en lettres et sciences sociales ont établi une tradition critique destinée à fournir des modèles interprétatifs historiographiques (Wieviorka, 1995 ; Ricoeur, 2000 ; Friedlander, 1997 et 2007), philosophiques (Todorov, 1991 ; Brossat, 1996 ; Molinié, 2005), littéraires (Bayard, 2006 ; Dobbels et Moncond’huy, 2006), psychologiques (Améry, 1994 ; Waintrater, 2003), sans toutefois parvenir à des réponses concluantes. Comme si la pensée de l’anéantissement de l’homme par l’homme était de l’ordre de l’indicible. Ce doute du verbe, engageant les fondements moraux, esthétiques et politiques de nos sociétés (Greenberg, 2000 ; Nancy, 2001 ; Dornier et Dulong, 2005), est articulé dans les témoignages écrits et oraux. Les difficultés de représenter et de comprendre ce qui s’est passé dans ce « là-bas » permettent d’expliquer l’intérêt que les récits du génocide suscitent auprès du public (Mesnard, 2007 ; Dayan Rosenman, 2007 ; Rinn, 2007). Cependant, l’indicible occupe une place à part dans les recherches littéraires, en raison même de son statut éthique, sémiologique et poétique complexe (Rinn, 1998 ; Jurgenson, 2003).

Dans ce dossier consacré aux modélisations actuelles de l’indicible, ce dernier relève de procédures de médiation sémiotique du monde qui atteignent une catégorisation maximale par le langage verbal. Le monde en soi et pour soi est indicible, alors que le monde appréhendé, symbolisé, nommé est dicible. Or, si l’art verbal porte toujours plus loin les frontières du monde habitable, force est de constater que, depuis Auschwitz, il faut conceptualiser un langage d’un nouvel ordre – un non-langage – qui conduit à la production d’un monde inhabitable, fossilisé, indicible. Ce monde-là traduit la finalité d’essence utopique du génocide. On reconnaît ainsi une impossibilité sémiotique à dire le crime d’Auschwitz, qui se perpétue depuis dans d’autres génocides, dont celui de l’extermination des Tutsi au Rwanda en 1994 (Semujanga, 2000 et 2008 ; Gallimore et Kalisa, 2005).

La problématique de ce dossier pose deux enjeux majeurs : comment critiquer la culture et sa négation avant et après les génocides ? Comment penser la culture d’aujourd’hui avec les génocides ? Ces interrogations articulent une double exigence.

D’une part, il est urgent de constituer une éthique du sens donné à la lecture des discours sociaux, littéraires, artistiques d’avant et d’après les génocides. Les règles régissant la vie sociale avant le génocide ont été abrogées par l’avènement de l’extrême. Or, vouloir les restaurer après l’anéantissement en proférant l’impératif catégorique du « Plus jamais ça » favorise davantage la mise entre parenthèses du génocide dans un cadre mythique qui revient, in fine, à l’actualisation de la pensée totalitaire d’avant. À travers les prismes du génocide défini comme un accident de l’Histoire, nous reconnaissons les deux temps de l’avant- et de l’après-culture d’une « posthumanité » à venir (Rastier, 2005 : 137-191 et 2008). Ce dossier répond à l’urgence d’une modélisation éthique de la lisibilité des récits du génocide, contribuant ainsi à l’herméneutique des pratiques culturelles contemporaines.

D’autre part, il faut essayer de penser la vie sociale avec le génocide. Certes, on peut appréhender Auschwitz comme un lieu commun du monde occidental, lui servant de purgatoire des sentiments de culpabilité collective envers le passé. Or, dans ce dossier, cette « pensée avec » relève de l’épistémologie, de la production et de la réception des récits du génocide, interrogeant les procédures de constitution du sens, les conditions de légitimation de la lisibilité, les modalités interprétatives pertinentes (Rinn, 2006). D’essence dialogique, cette « pensée avec » cherche à dépasser les limites de la Weltbild de l’après-génocide. Comment donc comprendre Imre Kertész, prix Nobel de la littérature et survivant d’Auschwitz : « comment on devient ce qu’on n’est pas » (1999 : 90) ?

L’enjeu de la réflexion sur l’indicible proposée dans ce dossier est fondamental : si l’on considère que l’art verbal consiste à articuler le monde des corps avec celui des idées, le langage des génocidaires cherche à briser cette unité constitutive du monde humanisé (Rinn, 2008). Nous proposons de définir l’indicible dans les textes du génocide comme une stratégie discursive du comme si qui régit une procédure rhétorique de gestion d’une crise de communication entre un énonciateur-témoin et un énonciataire-lecteur. Cette procédure se déploie en trois temps :

  1. Procédure d’évitement

    L’indicible est déclenché par des opérations de reconnaissance d’indices discursifs macrostructuraux. Ces indices sont de nature intentionnelle et destinés à brouiller des parcours de lecture balisés. Ces indices peuvent être directs (instructions d’écriture et de lecture) et indirects (marqueurs de style).

  2. Procédure de négociation de sens

    Englobant une dimension esthétique, émotionnelle et cognitive, l’indicible s’articule principalement à travers les figures discursives de la véhémence, comme l’antiphrase, l’ironie ou le sarcasme. L’analyse de la fonctionnalité de ces figures porte sur la force illocutoire investie par l’énonciateur, sur l’orientation discursive visée, ainsi que sur les effets perlocutoires ressentis par le récepteur.

    Procédure d’effabilité

  3. L’indicible ouvre un espace de communication dans lequel l’énonciateur et l’énonciataire éprouvent leurs modalités d’interprétation sous le signe du comme si, afin d’effectuer des parcours d’écriture et de lecture partagés. Cet engagement réciproque reconfigure le modèle textuel comme un monde habitable. Dans le monde post-génocidaire désenchanté, l’indicible retrace ainsi les frontières d’un monde humanisé, dicible.

Dans ce dossier, Luba Jurgenson propose d’abord une étude épistémologique de la doxa littéraire. La notion d’indicible, héritée du romantisme, est replacée dans le contexte des recherches esthétiques de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle pour dégager la filiation par laquelle la transmission des expériences extrêmes s’inscrit dans la modernité européenne. L. Jurgenson montre comment la figure de la lacune, conçue comme un vide du dire l’expérience extrême, remonte à cette rupture. Jean-Pierre Karegeye poursuit l’approche épistémologique, interrogeant la relation entre littérature engagée et littérature du témoignage. J.-P. Karegeye soutient que la rencontre entre engagement et témoignage littéraires définit la limite de la fiction face à une réalité extrême. La pratique d’une littérature post-génocide est ainsi appréhendée dans et à partir d’une faille, concept proche de celui de la lacune élaboré par L. Jurgenson.

Les articles d’Alexandre Prstojevic et de Rangira Béa Gallimore examinent les conditions de production de l’indicible. L’analyse de la praxis poïétique porte sur les stratégies narratives que les témoins choisissent pour affecter leur public potentiel. A. Prstojevic affirme que l’Histoire racontée ne devient humaine que si elle parvient à éveiller la sensibilité du récepteur. Son analyse des récits des membres du Sonderkommando d’Auschwitz montre comment la littérature de l’extrême se caractérise par l’absence d’un énonciateur omniscient, par la faillite de la chronologie et par l’effacement des structures sociales. Quant à R. B. Gallimore, elle consacre une recherche pluridisciplinaire à Génocidé (2006) de Révérien Rurangwa, rescapé du génocide des Tutsi. Le narrateur témoigne de l’expérience de sa propre mort à laquelle il a échappé miraculeusement. R. B. Gallimore soutient que le corps atrophié du témoin est l’élément matriciel du texte. À partir de ce faire-voir et de ce faire-lire du corps se développe un scénario initiatique qui conduit le rescapé à se réconcilier avec lui-même et à reconquérir son identité.

Quant à l’article d’Anne Martine Parent consacré à Charlotte Delbo et à celui de Michael Rinn sur Romain Gary, ils modélisent des théories de la réception de l’indicible. A. M. Parent analyse le rapport complexe et ambigu qu’instaure Delbo avec le récepteur. En montrant au lecteur qu’il ne sait rien et en doutant qu’il puisse comprendre, Delbo transmet un savoir par la négative. Le lecteur est ainsi entraîné dans une logique contradictoire vouée à l’échec. A. M. Parent soutient que c’est dans cet échec même que Delbo réussit, en transmettant au récepteur la hantise d’un savoir précaire. L’étude de M. Rinn sur l’humour chez Gary prolonge la théorisation de la réception de l’indicible. M. Rinn montre comment les figures discursives de la véhémence déclenchent un mouvement humoristique visant à dépasser les limites du contrat de communication conventionnel post-génocidaire. Il soutient que l’humour garyien cherche à mettre en suspens la production et la réception de la littérature de l’extrême, dégageant une portée pathétique qui permet de modéliser les émotions dans le discours. Ainsi, la conception d’une pensée somatique vise à dépasser la pratique génocidaire de déshumanisation indicible.

Enfin, dans la section « Document », l’article signé par Benjamin Deroche et Michael Rinn porte sur les conditions de réception et d’interprétation d’une prise de l’intérieur d’une ancienne chambre à gaz par le photographe Michael Kenna. Sur la base d’une herméneutique matérielle, les auteurs soulèvent la problématique du présent de la perception de l’oeuvre d’art contre l’historicisation conventionnelle du déjà-vu et du déjà-dit.