PrésentationAvec le génocide, l’indicible[Notice]

  • Michael Rinn

Étudier les signes de la vie sociale avec le génocide soulève des interrogations quant aux conditions de réalisation des politiques d’extermination menées au cours de l’Histoire du xxe siècle, aux formes de représentation d’un monde désenchanté et aux possibilités d’une humanisation progressive de l’homme. Les recherches en lettres et sciences sociales ont établi une tradition critique destinée à fournir des modèles interprétatifs historiographiques (Wieviorka, 1995 ; Ricoeur, 2000 ; Friedlander, 1997 et 2007), philosophiques (Todorov, 1991 ; Brossat, 1996 ; Molinié, 2005), littéraires (Bayard, 2006 ; Dobbels et Moncond’huy, 2006), psychologiques (Améry, 1994 ; Waintrater, 2003), sans toutefois parvenir à des réponses concluantes. Comme si la pensée de l’anéantissement de l’homme par l’homme était de l’ordre de l’indicible. Ce doute du verbe, engageant les fondements moraux, esthétiques et politiques de nos sociétés (Greenberg, 2000 ; Nancy, 2001 ; Dornier et Dulong, 2005), est articulé dans les témoignages écrits et oraux. Les difficultés de représenter et de comprendre ce qui s’est passé dans ce « là-bas » permettent d’expliquer l’intérêt que les récits du génocide suscitent auprès du public (Mesnard, 2007 ; Dayan Rosenman, 2007 ; Rinn, 2007). Cependant, l’indicible occupe une place à part dans les recherches littéraires, en raison même de son statut éthique, sémiologique et poétique complexe (Rinn, 1998 ; Jurgenson, 2003). Dans ce dossier consacré aux modélisations actuelles de l’indicible, ce dernier relève de procédures de médiation sémiotique du monde qui atteignent une catégorisation maximale par le langage verbal. Le monde en soi et pour soi est indicible, alors que le monde appréhendé, symbolisé, nommé est dicible. Or, si l’art verbal porte toujours plus loin les frontières du monde habitable, force est de constater que, depuis Auschwitz, il faut conceptualiser un langage d’un nouvel ordre – un non-langage – qui conduit à la production d’un monde inhabitable, fossilisé, indicible. Ce monde-là traduit la finalité d’essence utopique du génocide. On reconnaît ainsi une impossibilité sémiotique à dire le crime d’Auschwitz, qui se perpétue depuis dans d’autres génocides, dont celui de l’extermination des Tutsi au Rwanda en 1994 (Semujanga, 2000 et 2008 ; Gallimore et Kalisa, 2005). La problématique de ce dossier pose deux enjeux majeurs : comment critiquer la culture et sa négation avant et après les génocides ? Comment penser la culture d’aujourd’hui avec les génocides ? Ces interrogations articulent une double exigence. D’une part, il est urgent de constituer une éthique du sens donné à la lecture des discours sociaux, littéraires, artistiques d’avant et d’après les génocides. Les règles régissant la vie sociale avant le génocide ont été abrogées par l’avènement de l’extrême. Or, vouloir les restaurer après l’anéantissement en proférant l’impératif catégorique du « Plus jamais ça » favorise davantage la mise entre parenthèses du génocide dans un cadre mythique qui revient, in fine, à l’actualisation de la pensée totalitaire d’avant. À travers les prismes du génocide défini comme un accident de l’Histoire, nous reconnaissons les deux temps de l’avant- et de l’après-culture d’une « posthumanité » à venir (Rastier, 2005 : 137-191 et 2008). Ce dossier répond à l’urgence d’une modélisation éthique de la lisibilité des récits du génocide, contribuant ainsi à l’herméneutique des pratiques culturelles contemporaines. D’autre part, il faut essayer de penser la vie sociale avec le génocide. Certes, on peut appréhender Auschwitz comme un lieu commun du monde occidental, lui servant de purgatoire des sentiments de culpabilité collective envers le passé. Or, dans ce dossier, cette « pensée avec » relève de l’épistémologie, de la production et de la réception des récits du génocide, interrogeant les procédures de constitution du sens, les conditions de légitimation de la lisibilité, les …

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