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Ces dernières années, plusieurs oeuvres cinématographiques ont puisé dans le registre comique pour représenter la Shoah. Citons Train de vie de Radu Mihaileanu (1998) et La vie est belle de Roberto Benigni (1998)[1]. Ces films ont soulevé de vives controverses entre les critiques qui avertissent du danger d’une banalisation du mal radical à laquelle participerait une figuration humoristique et ceux qui appellent à de nouvelles formes de représentation artistique pour renforcer la mémoire de l’anéantissement. Cependant, les recherches actuelles en sciences humaines sur le corpus du génocide n’ont pas encore conduit à une modélisation de l’humour (Rinn, 2007). Les études consacrées à Romain Gary, qui s’est qualifié de « terroriste de l’humour » (1957: 3), paraissent exemplaires à cet égard. Outre un chapitre précurseur de C. Wardi (1986: 55-68) consacré au ressort satirique de La Danse de Gengis Cohn (1967), roman situé dans une Allemagne de l’après-guerre hantée par la mémoire de la Shoah, ainsi que les fines analyses stylistiques de J. Kauffmann portant sur le même texte (1998 et 2005), la bibliographie des travaux sur Gary (Hangouët et Audi, 2005: 349-356) contient peu de recherches sur le fonctionnement humoristique de l’indicible que nous analyserons dans cet article.

L’effet de l’humour

La théorisation de l’humour, renonçant à une définition stable (Jankélévitch, 1995), retient traditionnellement trois modèles: le premier, ancré dans la philosophie grecque et latine de Socrate à Quintilien, conçoit l’humour comme l’expression d’un sentiment de supériorité affiché par le locuteur à l’égard de ses interlocuteurs. Le deuxième, élaboré par Freud dans le cadre de ses travaux sur le mot d’esprit (1905), envisage l’humour du point de vue de l’effet qu’il est censé déclencher: le rire, ou du moins le sourire. Ce dernier conduirait au soulagement d’une tension psychique. Quant au modèle proposé par Henri Bergson dans son ouvrage intitulé Le Rire (1901), il met en exergue l’incompatibilité entre la visée de l’humour et les effets produits. L’acte humoristique proviendrait d’un décalage entre la doxa ambiante et la réalité sociale désenchantée (Evrard, 1996: 77-97 et Critchley, 2004: 10-31). Ces modèles renvoient au débat engagé entre les tenants d’une conception cognitiviste de l’humour et ceux qui prônent une conception affectiviste. Selon les premiers, le locuteur se sert de l’humour pour dominer autrui, tandis que pour les seconds l’humour se rattache au caractère du locuteur, lui permettant d’établir une relation de connivence avec autrui (Escarpit, 1994: 73-83). La prise en compte de la subjectivité de l’humoriste conduit à appréhender l’humour comme une stratégie de dépassement de l’angoisse et du désespoir. Caractéristique des populations minoritaires ou marginalisées, il serait l’expression d’un mécanisme de défense contre un environnement hostile (Stora-Sandor, 1984 et 1995).

Dans l’oeuvre de Romain Gary, de nombreux passages métadiscursifs recourant à l’humour et à des genres apparentés comme le burlesque, le dérisoire ou la parodie peuvent être rattachés aux différents modèles théoriques que nous venons d’esquisser. Ainsi, dans La Promesse de l’aube (1960), roman autobiographique, le narrateur relate la découverte de l’humour qui consiste à « désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus » (1980a: 160). Selon le premier modèle de l’humour, cette façon d’affronter une réalité menaçante peut en même temps contribuer à une victoire sur un opposant concret ou abstrait:

Je lui dois mes seuls instants véritables de triomphe sur l’adversité. [...] L’humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l’homme sur ce qui lui arrive.

(ibid.)

Ailleurs, l’humour est reconnu comme une « aide nécessaire, la plus sûre de toutes » (ibid.:184). Cette conception est reprise dans la note d’introduction aux Clowns lyriques (1979a), Romain Gary qualifiant le burlesque de « dernier refuge de l’instinct de conservation » (ibid.: 11). On reconnaît ici le deuxième concept de l’humour qui consiste à l’envisager comme une posture défensive à l’égard d’une réalité hostile. Dans le roman intitulé L’Angoisse du roi Salomon (1979b), signé du pseudonyme Émile Ajar, cette approche est récurrente. Le narrateur compare l’humour à un « produit de première nécessité » (ibid.: 103). Il servirait aux Juifs de « refuge encore plus qu’Israël » (ibid.: 304). Enfin, le héros de La Danse de Gengis Cohn (1967) réunit les deux concepts pour définir l’humour juif comme « une espèce d’agression à main désarmée » (ibid.: 199).

Notre approche théorique se situe dans un cadre sémio-pragmatique pour répondre à une question lancinante: comment réagir de manière juste à l’humour dans le contexte d’un génocide et comment comprendre son usage qui paraît si choquant ? Nous voudrions d’abord montrer comment la pratique humoristique dans l’oeuvre de Romain Gary, empruntant aux figurations rhétoriques comme l’ironie, le comique ou la satire, marque la fragilité du dialogue littéraire engagé entre le narrateur et le lecteur, fragilité rendue palpable dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah. Envisagées ici comme des procédés discursifs de la véhémence, ces figures qualifient une écriture qui doute d’elle-même, de sa capacité de donner forme à une certaine réalité. En cela, elle revêt les caractéristiques littéraires de l’extrême contemporain qui se définit par le concept contradictoire du vrai non vraisemblable (Rinn, 2005). Ce doute concerne trois aspects de la production et de la réception littéraires post-génocidaires:

  1. le choix du vocabulaire (comment trouver les mots justes pour dire une réalité extrême ?) ;

  2. la représentation de l’événement historique (comment mettre en forme l’anéantissement de l’homme et de la langue ?) ;

  3. la conception même d’un texte comme un objet artistique (comment faire se rencontrer le producteur et le récepteur pour construire le discours littéraire, alors que le premier relate le génocide de l’intérieur, tandis que le second se trouve à l’extérieur de la procédure d’anéantissement ?).

Or, notre réflexion cherchera à montrer que les figures discursives de la véhémence et de la violence peuvent déclencher un mouvement humoristique visant à dépasser le contrat de communication post-génocidaire pour faire appel à ce qui reste d’Auschwitz aujourd’hui – entendu comme les traces idéologiques et les concepts pratiques de la procédure d’extermination. Certes, ce qui reste de ces traces fait partie intégrante du patrimoine culturel européen, voire occidental, interrogeant ses fondements rationnels (Danblon, 2007) et métaphysiques (Jonas, 1994). Mais la thèse que nous nous proposons d’explorer consiste à penser que ce qui reste d’Auschwitz est également inscrit dans le corps social d’aujourd’hui. D’une part, cette inscription se manifeste comme une négativité potentielle – théorisée et appliquée en tant que procédure génocidaire par le régime nazi. Cette négativité est toujours susceptible de redéfinir, d’exclure et d’exterminer des populations marginalisées. D’autre part, ce qui reste d’Auschwitz continue à participer à une négativité agissante qui menace le corps d’une personne ou d’un groupe de personnes déclaré défaillant, anormal ou non humain par des institutions politico-sanitaires données. Dans la perspective sémio-pragmatique que nous adoptons, nous reconnaissons ainsi une pathémisation progressive des formes cognitives de ces traces d’Auschwitz. Empruntant au schéma tensif proposé par A.J. Greimas et J. Fontanille (1991: 12-19), nous appréhendons le corps du sujet récepteur comme une instance de médiation sémiotique entre les pratiques génocidaires et leurs formes de représentation littéraire.

Dans le cadre de notre étude des récits du génocide, c’est précisément dans et à travers notre corps, en tant que récepteur affecté, pathémisé par l’effet de l’humour, que les traces d’Auschwitz prennent une signification pragmatique. Cet effet est délenché en trois temps, selon le scénario pathétique suivant:

  1. Conçu par le locuteur comme un processus de construction de sens, l’humour pathétique consiste à porter un regard critique sur un objet discursif appréhendé comme la source à la fois psychologique et physiologique des figures de la véhémence. Le déclenchement de ce processus dépend de l’émotivité consciente et investie par le récepteur-interprétant.

  2. Le deuxième temps du scénario instaure un dialogue ambigu entre les interlocuteurs, tiraillés entre la connivence (le rire partagé) et la déréliction (le rire d’autrui). Cette incertitude communicative sur la portée illocutoire du discours figuré conduit à la suspension des procédés interprétatifs de la littérature post-génocidaire.

  3. Enfin, le dernier temps du scénario dégage les effets véritablement pathétiques: la mise en correspondance de l’humour avec le corps. L’ancrage du sens des mots dans le corporel, le physique et le monde matériel conduit à une « homogénéisation de la dimension sémiotique de l’existence » (ibid.: 12).

L’effet de l’humour contribue ainsi à dégager le sens critique du scénario pathétique qui consiste à faire savoir l’enjeu de la procédure génocidaire de l’intérieur: la transformation de l’être humain en non-être. Certes, notre analyse comprendra le pathos comme l’une des trois preuves argumentatives destinées à emporter l’adhésion du récepteur par le biais des émotions, en vue d’une action commune (Rinn, 2008). Cependant, nous voudrions élargir le modèle aristotélicien en le rendant davantage concret. L’humour pathétique est appréhendé ici comme un acte d’humanisation, d’affirmation de l’être vivant, suscitant une « conscience somatique réflexive » (Shusterman, 2007: 95) qui défie la pratique génocidaire. Cette dernière cherche, au contraire, à différencier les êtres humains pour mener à bien des procédures de déshumanisation, de figement et de minéralisation (Molinié, 1998 et 2005).

Le pathos en action

La pathémisation du discours caractérise l’écriture de Romain Gary. Tantôt laconique lorsqu’il affirme dans La nuit sera calme que « [tout] finit toujours dans le physique, chez moi » (1974: 62), tantôt dramatique au souvenir de la séparation d’avec sa mère en juin 1940, soutenant que « [ce] dernier cri bête du courage humain le plus élémentaire, le plus naïf, est entré dans mon coeur et y est demeuré à tout jamais – il est mon coeur » (1980a: 284). Enfin, cette imprégnation affective du discours fait le principe philosophique du roman intitulé La Danse de Gengis Cohn (1967). Les personnages principaux, Moïche (alias Gengis) Cohn, comique juif d’avant la guerre, son assassin, le commandant SS Schatz devenu inspecteur de police en Allemagne fédérale, ainsi que le narrateur appelé « auteur juif » (ibid.: 95) ou « obsédé sexuel » (ibid.: 147), y sont inextricablement mêlés, revêtant tour à tour le rôle de revenant.

Cependant, nous analyserons d’abord le fonctionnement du scénario pathétique de l’humour à l’aide d’un exemple concret, celui de la gastronomie française proposée dans le « Clos Joli », restaurant normand couronné de trois étoiles par le Guide Michelin. Ce lieu rassemble le personnel dramatique du roman intitulé Les Cerfs-volants (1980b): Ludo, le narrateur, Ambroise Fleury, son oncle et constructeur de cerfs-volants, ainsi que Marcellin Duprat, patron du « Clos Joli ». Le scénario pathétique est déclenché dans une scène qui se déroule au début des années 1940 pendant l’Occupation allemande. Malgré la disette, le « Clos Joli » continue à rayonner par la seule volonté de son chef, Marcellin Duprat, décidé à faire la démonstration de la supériorité de la culture française sur celle de l’Allemagne victorieuse sur les champs de bataille. L’extrait suivant est tiré d’un passage qui réunit les trois personnages que nous venons de mentionner:

Duprat revenait. Il tenait la carte du « Clos Joli » à la main. Quelques bombes tombèrent du côté de Bursières.

– Voilà. Ecoutez. C’est un message personnel à de Gaulle de Marcellin Duprat...

Il éleva la voix, pour couvrir celle des canons de la D.C.A. allemande.

Soupe crémière d’écrevisses de rivière

Galette feuilletée aux truffes au vin de Graves...

Loup à la compotée de tomates...

Il nous lut toute la carte du jour, du foie gras en gelée au poivre et de sa salade tiède de pommes de terre au vin blanc, jusqu’à la pêche blanche au granité de pomerol. Les bombardiers alliés grondaient au-dessus de nos têtes et la voix de Marcellin Duprat tremblait un peu. Parfois il s’arrêtait et avalait dur. Je crois qu’il avait un peu peur.

(1980b: 220-221)

Selon le scénario pathétique, c’est bien à l’un des meilleurs cuisiniers de France, Marcellin Duprat, qu’il revient de rivaliser avec l’art de mener la guerre. Ce premier mouvement emprunte d’abord à la satire qui vise à ridiculiser le comportement du personnage qui se pose comme un interlocuteur privilégié du général de Gaulle en raison même de sa réputation de grand chef de cuisine. Choisissant la formule consacrée du « message personnel », il prétend même endosser le rôle de l’émetteur des appels à la résistance lancés par Radio Londres durant cette période. On reconnaît également le comique de situation qui consiste à se mettre en danger lors d’un bombardement pour la seule raison de déclamer haut et fort la carte du jour. Mais c’est précisément le caractère dérisoire de ce geste apparemment gratuit qui renforce la grandeur humaine du personnage. Comme le souligne le procédé d’intensification dramatique de la scène de guerre créant un effet de proximité menaçante (« quelques bombes tombèrent »; « canons de la D.C.A. allemande »; « bombardiers alliés »), Marcellin Duprat n’adopte aucune posture héroïque. L’humour pathétique cherche ainsi à juxtaposer le principe de la vie (humaniser le monde par l’art culinaire) au principe de la mort (réifier l’être humain par l’art de la guerre).

C’est donc par l’investissement des émotions dans la scène discursive que le récepteur prend conscience de la structure d’opposition. À la lecture des plats proposés par Marcellin Duprat, on pourrait même formuler le topos suivant: plus le lecteur s’aiguise l’appétit en découvrant la carte du jour du « Clos Joli », plus il assimile psychiquement et physiquement la puissance destructrice de la guerre. En cela, l’analyse de ce premier mouvement humoristique fait appel à la recherche que A.-M. Diller (1991) mène dans le cadre d’une sémantique cognitive de la cohérence métaphorique. Selon cette approche, notre saisie du monde s’organise par la construction de réseaux conceptuels qui puisent en grande partie dans notre expérience directe des choses, ou du moins par la vision que nous en donne la culture dans laquelle nous baignons. Par ailleurs, A.-M. Diller démontre que ces procédures de construction du sens reposent sur un principe de subjectivation (ibid.: 214) selon lequel nos concepts les plus subjectifs – acquis empiriquement par l’expérience corporelle – sont perçus en termes de concepts objectifs représentant une situation ou un état donnés. Enfin, le modèle cognitif permet de constater que les aliments forment l’un des principaux domaines-sources de l’expérience du monde. Ainsi, leurs propriétés physiques et chimiques sont systématiquement utilisées dans la construction du sens de domaines-cibles (ibid.: 213). Confronté à cette scène humoristique, le récepteur peut faire appel à l’expérience – même imaginaire – de la dégustation d’une « soupe crémière d’écrevisses de rivière » pour concevoir un sens radicalement opposé à la scène de guerre, ce qui confirme la complémentarité de la sémantique cognitive avec notre approche sémio-pragmatique.

La portée pragmatique des figures de la véhémence

Le deuxième temps du scénario humoristique peut être illustré avec un autre passage qui rassemble les mêmes personnages. C’est Ambroise Fleury, l’oncle du narrateur, qui s’adresse à Marcellin Duprat:

– Il n’y a aucun mal à ce que la cuisine française triomphe un jour, à condition que ce ne soit pas de tout le reste, dit mon oncle. Je viens de lire le résultat d’un concours organisé par un journal pour savoir ce qu’il faut faire des Juifs. Le premier prix est allé à une jeune femme qui avait répondu: « Les rôtir ». C’est sans doute une brave cuisinière qui, en ces temps de privations, rêve d’un bon rôti. De toute façon, il ne faut pas juger un pays par ce qu’il fait de ses Juifs: de tout temps, on a jugé les Juifs par ce qu’on leur faisait.

(1980b: 221-222)

C’est de la rencontre de deux figurations discursives que naît le mouvement humoristique. La première juxtapose deux domaines sémantiques différents: d’une part, celui de l’humain pour |Juifs| et, d’autre part, celui de l’animalier pour |rôtir|. Bien que le second domaine soit implicite, l’effet du dérisoire provient de la suggestion avancée par la lectrice anonyme de transformer le corps humain en matière culinaire. On reconnaît dans cette proposition incongrue et choquante la violence destructrice de l’humour noir, empruntant au discours nazi (Evrard, 1996: 77-84). La seconde figuration prolonge le mouvement humoristique. Elle se présente sous la forme d’une induction généralisante, puis elle recourt au registre de l’ironie: « de tout temps, on a jugé les Juifs par ce qu’on leur faisait ». L’énonciateur, Ambroise Fleury, personnage assumant le rôle de résistant qui sera déporté aux camps de concentration de Buchenwald et d’Auschwitz, fait entendre au récepteur autre chose que ce qu’il prétend soutenir dans son argumentation contradictoire. Cela signifie que nul ne peut être tenu pour responsable de ce que son pays lui fait souffrir. Autrement dit, tout pays se rend coupable des méfaits qu’il inflige à une partie de sa population.

Le deuxième temps du scénario pathétique se caractérise ainsi par sa fonction pragmatique qui consiste à faire douter le discours ironique par lui-même. Se dégage la complexité d’une interprétation pertinente de cette figure rhétorique dans le contexte de la Shoah. L’ironiste doit faire en sorte que le récepteur ne condamne pas son énoncé pour des raisons éthiques. Afin de permettre à ce dernier de faire la distinction entre esthétique et éthique, il empruntera de préférence le procédé de la simulatio qui consiste à « faire comme si » pour signaler au récepteur que le message cache un sens second qui contredit celui que l’on appelle littéral (Rinn, 2007). Aussi l’énonciateur se sert-il de trois procédés ironiques: d’abord, dire le contraire de ce qu’il pense (ou de ce qu’il fait semblant de penser); puis, blâmer par louange ou louer par blâme ce qu’il affirme; enfin, se moquer de l’interlocuteur ou d’une situation donnée. D’un point de vue communicatif, la pratique ironique paraît des plus périlleuses, car elle repose sur un mode paradoxal. Pour que le récepteur puisse distinguer la figure rhétorique du mensonge, il doit pouvoir découvrir des indices ironiques. Pourtant, c’est à lui et à lui seul qu’il revient de fournir une interprétation juste (Schoentjes, 2001: 137-183).

En raison du flou définitoire inhérent à la perception sémantique de l’ironie (contradiction entre sens explicite et implicite, entre inversion sémantique et axiologie correcte, entre intention du producteur et intuition du récepteur), nous nous proposons de prendre en compte la dimension proprement pragmatique de l’ironie qui la conçoit comme une figure métastructurale. Suivant cette acception, une proposition qui requiert les traits spécifiques de l’ironie se réfléchit, s’interroge sur elle-même. Ainsi, l’ironiste fait écho à l’acte d’énonciation, produisant une sorte de paradoxe argumentatif qui consiste à dire pour ne pas dire et qui plonge le récepteur dans une situation d’aporie interprétative. On reconnaît ici la fonction première de l’ironie: provoquer une interrogation auprès des instances locutrices, le producteur et le récepteur. Or, la particularité du procédé ironique est que, reposant sur une « matrice culturelle » (Mazaleyrat et Molinié, 1989: 205) qui est nécessairement adoptée par l’ensemble des interlocuteurs, l’ironiste communique son message en fonction de normes argumentatives données, dans le but de les réfuter.

L’ambiguïté de l’ironie tient donc au fait qu’elle peut être, d’une part, subversive à l’égard des normes institutionnelles et, d’autre part, conservatrice, car son mode de fonctionnement repose sur les règles établies qui régissent la cohérence discursive. En ce qui concerne la première approche, celle de la charge subversive, on s’accorde sur le fait qu’il s’agit d’une ruse rhétorique servant à déjouer une normativité éthique. Dans ce sens, on peut identifier l’ironie à une stratégie défensive, car, « pour être comprise, l’ironie exige une connaissance préalable des positions de l’orateur : or celles-ci ont été mises en évidence par l’attaque » (Perelman et Olbrechts-Tyteca, 1988: 280). Les procédés ironiques confirment ainsi le cadre normatif d’un discours donné, puisqu’ils reposent sur les règles du jeu communicatif. En même temps, nous pouvons placer cette analyse dans le cadre théorique de l’humour, conçu comme une stratégie de dépassement de l’angoisse.

Cependant, il faut se demander si l’ironie, envisagée comme une démarche qui vise à préserver les normes argumentatives existantes, ne contribue pas avant tout à déstabiliser celles-ci par ex positivo, affirmant précisément le contraire de ce qui est dit. C’est en tout cas la question qui s’impose à l’égard de l’usage paradoxal de cette figure de discours dans le contexte du génocide. En effet, contrairement à la sollicitation du principe de la mort – en l’occurrence la transformation des Juifs en matière comestible –, la stratégie ironique permet aux interlocuteurs de prendre position à l’égard de l’idéologie destructrice des nazis. C’est pourquoi nous envisageons l’emploi de cette figure rhétorique dans le cadre d’une rhétorique de l’indicible. Pour adhérer à ce langage-limite, le récepteur doit procéder à un calcul interprétatif qui est problématique en raison du caractère métastructural de l’ironie. Son effet perlocutoire ne déclenche pas nécessairement une violente réfutation d’une lecture tiraillée entre le comique de situation et le tragique de la référence historique.

Une autre raison de la complexité de notre interrogation est que, une fois le processus d’identification d’un sens ironique enclenché, rien ne garantit que la production de sens soit constante. Nous ne pensons pas en premier lieu à la dimension diachronique, parce que celle-ci restera floue en raison du caractère extrême du génocide. Il s’agit davantage des conditions de réception selon lesquelles le lecteur accueille la charge ironique d’une proposition ambiguë. En principe, rien ne peut empêcher un éclat de rire provoqué par une proposition incongrue, même si le récit fait appel au contexte du génocide. Cependant, ce constat rappelle que l’ironie, en tant que figure de discours, dépasse le comique de situation pour esthétiser la représentation de la catastrophe, sans engendrer d’effet de relativisation. Notre approche confirme ainsi le sens ironique de la remarque suivante soutenue par le narrateur de La Danse de Gengis Cohn: « J’ai toujours pensé que si on parle toujours d’Auschwitz, c’est uniquement parce que ça n’a pas encore été effacé par une belle oeuvre littéraire » (1967: 146).

C’est donc au niveau de la rupture culturelle – littéralement indicible – entre le génocide comme procédure d’anéantissement de l’être humain et sa représentation langagière – artistique, littéraire –, entendue comme une construction nouvelle de cette humanité brisée, qu’intervient l’ironie comme une figuration pragmatique par ex positivo. Cela signifie que l’énonciateur, tout en se référant aux institutions culturelles qui régissent la cohérence discursive, fait comme s’il pouvait transmettre l’expérience extrême à l’extérieur. En réclamant une signification propositionnelle non pertinente, la portée illocutoire de l’ironie vise à annoncer au récepteur la rupture du contrat de parole. Lancé à la recherche d’une signification commune avec l’ironiste, l’interprétant est donc amené à déconstruire, voire à détruire un univers de sens établi par la doxa post-génocidaire, afin de construire le sens de l’indicible du génocide.

Comme le second mouvement humoristique occupe dans le scénario pathétique la fonction pragmatique charnière de faire table rase de la doxa post-génocidaire, nous nous proposons d’approfondir notre analyse à l’aide d’un autre extrait tiré de La Danse de Gengis Cohn. Située dans l’Allemagne des années 1960, la scène se déroule dans le bureau du commissaire Schatz, en présence du commissaire Guth. Schatz, ancien officier SS rongé par le souvenir de sa participation au génocide, relate la scène d’exécution des membres d’une communauté juive qui ont été forcés par les soldats allemands de creuser leur propre tombe. C’est au moment où Schatz allait donner l’ordre de tirer que le héros, Gengis Cohn, alias Moïche Cohn, comique yiddish, s’était placé devant les victimes pour défier leurs bourreaux.

– Il [Gengis Cohn] s’était avancé, se plaçant devant les autres, et il a fait un geste obscène, alors que mes hommes le visaient déjà. Aucune dignité. J’ai été tellement outré par une telle attitude de chien sans honneur face à la mort, que j’ai perdu une seconde ou deux avant de crier Feuer ! et ce salaud-là en a profité avec une rapidité éclair, et qui prouve qu’il a l’habitude de l’insulte... C’est à peine croyable, étant donné qu’il allait mourir dans un instant, mais...

– Mais ?

– Enfin, il m’a tourné le dos, il a baissé sa culotte, il nous a montré son cul nu et il a même eu le temps de crier Kisch mir in tokhès ! une vraie hutzpé, un culot monstre...

Il y a un moment de silence.

– Je ne savais pas que vous parliez yiddish, dit Guth.

Le Commissaire semble effrayé...

– J’ai parlé yiddish, moi ?

– J’en ai bien l’impression.

– Gott in Himmler ! dit Schatz.

(1967: 25-26)

Schatz effectue une interprétation qui paraît sans équivoque en fonction de l’expressivité insultante de la figuration pathétique choisie par Gengis Cohn. En tant qu’ancien officier des SS responsable des exécutions en masse, il se sent le premier visé par le message transmis par la victime. Cela signifie que la charge de la véhémence s’articule directement au niveau de la portée illocutoire de l’injure. Ainsi, Gengis Cohn aurait commis une infraction au code d’honneur que les SS entendaient appliquer à leurs victimes: la tournure pléonastique de « chien sans honneur » trahit sa réaction véhémente. Or, le tour de force opéré par le héros consiste précisément à renverser la norme éthique criminelle qui régit la procédure génocidaire. Pour y parvenir, Gengis Cohn oppose à l’obscénité institutionnalisée par les SS – faire participer les victimes à leur propre mise à mort – une des injures les plus obscènes associant la scatologie à la sexualité. Exposer son derrière au regard du public, tout en adressant à ce dernier des paroles injurieuses que l’on peut traduire par « baise-moi le cul », témoigne de la stratégie de renforcement par la répétition, caractéristique de l’expression de la passion. En l’occurrence, on peut reconnaître l’ara, l’une des figures les plus puissantes de la véhémence, joignant exécration, mauvais goût et malédiction pour rendre l’injurié fortement antipathique auprès du lecteur-spectateur (Halsall, 2003: 277). La visée perlocutoire de la figuration discursive consiste à vouloir décrier la normalité de la mise à mort d’une communauté humaine en renversant l’axiologie de l’éthique criminelle des SS. Le défi lancé par le héros est d’autant plus grand qu’il transcende son rôle d’interlocuteur attribué par le bourreau en se réclamant de son identité juive. Schatz relate que Gengis Cohn se serait adressé à lui dans l’idiome yiddish pour l’invectiver: « Kisch mir in tokhès ! ». C’est donc au nom de ses origines socioculturelles que ce dernier raille l’officier SS en le forçant à les tuer, lui et toute la communauté juive, en revêtant le rôle de criminel de droit commun dépourvu de toute prétention éthique.

Si le recours à cette tournure exprime une force illocutoire centrée sur la véhémence qui paraît vraisemblable pour la victime juive de culture yiddish, il en va autrement pour le bourreau allemand. Ce dernier qualifie le geste de révolte de Cohn de « hutzpé », fournissant à son subalterne une traduction familière « un culot monstre ». Le choix de ce xénisme adapté à l’orthographe française pour |hutzpa| ou |chutzpah|, signifiant « audace », montre la proximité entre véhémence et ironie spécifique du scénario pathétique. Interloqué, l’inspecteur Guth demande confirmation à son chef, le commissaire Schatz qui s’étonne de l’avoir énoncé. Sous l’emprise des passions, ce dernier s’écrie: « Gott in Himmler ». Comme nous l’avons souligné dans notre introduction, le mot d’esprit exprime une forte tension psychique. Celle-ci se décharge chez l’énonciateur dans la confusion entre son passé nazi qui fait référence au commandant adulé des SS Heinrich Himmler, et son état actuel. Devenu fonctionnaire de la police ouest allemande des années 1960, il aurait voulu exprimer son étonnement d’avoir prononcé un mot yiddish en s’exclamant: « Gott im Himmel ! » (« Ciel ! »). L’usage répété de l’ironie et du mot d’esprit peut être placé dans le cadre de l’objurgation, figure rhétorique du reproche par laquelle l’énonciateur se base sur un défaut qu’il voudrait reconnaître chez l’adversaire. Si hutzpé renvoie à l’ingratitude dont ferait preuve Gengis Cohn en refusant la logique dictée par les SS à leurs victimes, le mot d’esprit « Gott im Himmler » met en exergue le fondement criminel de cette logique en faisant référence à l’un des principaux responsables du génocide. L’acte d’accusation se retourne ainsi contre l’énonciateur.

La signification d’une lecture ironique de cette séquence, si elle caractérise à première vue une stratégie défensive à l’intérieur des processus de transformation discursifs donnés, consiste à ce qu’elle marque avant tout l’ultime frontière de l’interaction verbale par ex positivo. Comme le présent exemple le montre, l’ironie est en fait le dernier appel à la nature humaine que Gengis Cohn cherche, si ce n’est à partager, du moins à rappeler à l’interlocuteur SS. Mais, à cause de sa fonction métastructurale, l’ironie indique également que le héros lance cet appel à lui-même pour revendiquer une authentique conscience de soi. Cela signifie que le processus ironique repose a priori sur une matrice interactive extrême que les interlocuteurs partagent et qu’il en déstabilise les procédures communicatives. Ainsi, la tension émotionnelle provoquée par l’ironie situationnelle, telle que nous l’avons analysée dans cette séquence, provient de la confrontation entre la conception conventionnelle dans laquelle s’inscrit l’énoncé injurieux de la victime et la doxa génocidaire à laquelle emprunte le pathos ironique du bourreau. Celle-ci se définit, à l’image de l’exécution en masse ordonnée par l’officier SS Schatz, par le caractère banal de la mise à mort d’êtres humains réifiés, minéralisés, rendus littéralement à l’état de chose indicible. Cette procédure génocidaire juge toute manifestation d’humanité de la part de la victime comme une véritable injure, dénonçant du même coup sa seule finalité criminelle.

Dire l’indicible

Pour conclure notre réflexion, il faut analyser à présent le troisième temps du scénario humoristique qui consiste à rendre homogènes les effets psychologiques et physiologiques des figures de la véhémence. D’un point de vue interprétatif, il ne sera pas aisé d’évaluer la portée illocutoire de l’humour pathétique, car « la réussite fonctionnelle des figures n’est possible qu’avec l’aboutissement de ces effets illocutoires » (Bonhomme, 2008: 173). Cependant, dans notre perspective, c’est précisément le rôle du simulacre littéraire qui consiste à faire comme si le scénario s’accomplissait. Un extrait tiré du roman Les Cerfs-volants (1980) nous permettra ainsi d’élaborer le modèle interactif entre humour et choses du monde comme un médiateur sémiotique entre sens et signification. Dans la scène suivante relatée par Ludo, le jeune narrateur, nous retrouvons Marcellin Duprat officiant au « Clos Joli », en présence de son ami Georg von Tiele, général de la Wehrmacht et fervent admirateur de la cuisine française. C’est Duprat qui ouvre le dialogue:

– Ce n’est pas la peine de venir ici si tu n’écoutes pas ce que je te dis, Georg, grognait Duprat, tu n’es pas particulièrement doué et si tu ne suis pas mes instructions à la lettre, tu n’arriveras à rien.

– J’ai pourtant appris ça par coeur. Un verre et demi de vin blanc...

– Quel vin blanc ?

Le général se taisait, l’oeil légèrement stupéfait.

– ... sec ! grondait Duprat. Un verre et demi de vin blanc sec ! mais enfin, nom de Dieu, ce n’est pourtant pas difficile ?

– Marcellin, tu ne vas pas me dire que si le vin blanc n’est pas sec, tout est foutu ?

– Si tu veux réussir un vrai lapin farci à la normande, il faut que le vin blanc soit sec. Ou alors, c’est n’importe quoi. Et qu’est-ce que tu as encore mis dans la farce ? C’est incroyable, ton truc. Je ne comprends pas, Georg, qu’un homme de ta culture...

– Ce n’est pas la même culture, Marcellin. C’est pourquoi nous avons besoin l’un de l’autre... J’ai mis trois foies de lapins, cent grammes de jambon cuit, cinquante grammes de mie de pain... une tasse de ciboulette...

On entendait le grondement des bombardiers alliés qui traversaient la côte.

– C’est tout ? Mon général, tu avais la tête ailleurs. À Stalingrad, probablement... je t’avais dit de mettre une cuillerée à café de quatre épices... Nous allons recommencer demain.

– Ça fait la troisième fois que j’échoue.

– On ne peut pas être vainqueur sur tous les fronts à la fois.

Les deux hommes étaient complètement soûls. Pour la première fois depuis que je les connaissais, je fus frappé par leur ressemblance. Von Tiele était plus petit, mais c’était presque le même visage aux traits fins, la même petite moustache grise. Duprat repoussa d’un air écoeuré le plat avec le lapin coupable.

(1980b: 286-287)

Plusieurs marqueurs pathiques jalonnent le parcours interprétatif. Sans vouloir procéder à un recensement exhaustif, on peut noter des traits intrinsèques qui orientent l’exploitation humoristique. Ainsi, le tutoiement entre les deux personnages témoigne de leur proximité, voire de leur amitié réciproque, malgré la colère affichée par Duprat au début de la séquence (« grognait », « gronda »). La valeur thymique attachée à la sympathie partagée baigne la scène dans une atmosphère de détente qui renforce la portée émotionnelle du discours. Outre l’emploi des points d’exclamation et d’interrogation indiquant l’intensité de l’échange verbal, c’est la profusion des points de suspension qui attire notre attention. Renvoyant d’habitude à un contenu sous-entendu par manque de vocabulaire ou par surabondance d’émotions qui bloquent l’expression verbale, ces signes de ponctuation indiquent ici une implication énonciative réciproque. Cette dernière, établissant l’engagement communicatif des protagonistes, permet de reconnaître les règles du jeu humoristique qu’ils se sont fixées. L’un revêtant le rôle de maître-cuisinier pédant, l’autre endossant celui de l’élève candide, les deux personnages s’accordent un moment d’amitié.

L’exercice dérisoire de l’application d’une recette de cuisine contribue ainsi à affermir la valorisation positive de la séquence textuelle, tout comme la tension discursive qui lui est opposée. Cette dernière procède certes par actualisation référentielle pour provoquer des effets de présence de la guerre qui fait rage alentour: « on entendait le grondement des bombardiers alliés [...] ». D’autres items lexicaux contribuent à cette surinscription affective destinée à rendre plus vivante l’image de cette menace: « général », « Stalingrad », « front ». De surcroît, on pourrait soutenir que certains points de suspension ressemblent davantage à des ellipses, trahissant une tension émotive susceptible de bloquer la scène de fraternisation: « [...] un homme de ta culture... – Ce n’est pas la même culture, Marcellin. C’est pourquoi nous avons besoin l’un de l’autre... ». Enfin, la familiarité avec laquelle Duprat lance ses reproches véhéments à von Tiele pourrait provoquer un conflit: « mais enfin, nom de Dieu, ce n’est pourtant pas difficile ? » ; « C’est incroyable, ton truc ». Cependant, la séquence de clôture infirme ces hypothèses. Revêtant le rôle narratif de la description, cette dernière situe la portée illocutoire des figures émotionnelles dans la perspective de leur réception, déclenchant ainsi des effets illocutoires euphorisants.

Selon le scénario de l’humour pathétique, nous pouvons distinguer deux modes de comportement réactifs. D’une part, l’investissement des figures de la véhémence dans la séquence dialogique est davantage marqué par la détente que par la tension discursive. La prolifération des signes de ponctuation permet de renforcer les effets humoristiques, accumulant comique de situation (Duprat et von Tiele préparant un lapin farci), de geste (repousser le plat raté) et de parole (répétition d’expressions avec effet d’insistance comme « vin blanc sec », longueur de la liste des ingrédients entrant dans la recette, utilisation de tournures familières comme « c’est foutu »). On peut en conclure que ces figures ont un effet irénique, d’apaisement. D’autre part, l’humour pathétique parvient à ébranler les frontières entre les sens corporels et le sens des mots. Proposant un véritable apprentissage de l’art culinaire qui consiste à transformer les données naturelles en objet culturel (« trois foies de lapin », « cent grammes de jambon cuit », « cinquante grammes de mie de pain », etc.), les figures pathiques ancrent la pensée dans l’expérience corporelle, matérielle du monde, déclenchant un effet d’homogénéisation entre le dire et l’indicible. Pour ce qui est de notre séquence dialogique, c’est non pas le dépassement d’une quelconque différence culturelle (française et allemande) entre Duprat et von Tiele qui est en jeu, mais bien leur goût pour les mêmes saveurs qui suscite non seulement une empathie forte et un effet de ressemblance physique, comme le souligne le narrateur, mais également une véritable compréhension mutuelle.

Notre réflexion a montré comment la figuration de la véhémence discursive par l’ironie, le sarcasme ou le mot d’esprit confère un sens à l’indicible du génocide. Analysant différents modèles de l’humour, nous avons privilégié le cadre sémio-pragmatique pour dépasser le contrat de communication de la littérature post-génocidaire. Cela nous a permis d’étudier l’emprise des émotions sur les formes cognitives de ce qui reste d’Auschwitz aujourd’hui. Selon cette approche, c’est à travers le corps du récepteur, conçu comme une instance de médiation sémiotique de l’expérience directe des choses, que les récits du génocide peuvent prendre une signification pragmatique. À l’aide de séquences narratives tirées des oeuvres de Romain Gary, nous avons mis à l’épreuve un scénario pathétique qui procède en trois temps. D’abord, nous avons constaté que la source physiologique et psychologique de l’humour pathétique provient des procédés sémiotiques de transformation du naturel en humain. Ensuite, la pathémisation du discours par la conflictualité sémantique, l’implication énonciative ou l’actualisation référentielle renforce la portée émotionnelle des figures de la véhémence. Enfin, nous avons souligné que, selon la prédisposition humorale du récepteur, l’impact affectif de ces figures peut conduire à une prise de conscience somatique de l’indicible. Cet investissement empathique fort de l’interprétant rappelle le concept rhétorique de la visée perlocutoire du pathos en action. Ce scénario définit l’humour pathétique comme une stratégie rhétorique d’humanisation qui s’oppose à la pratique génocidaire de minéralisation indicible.