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Les travaux du Groupe µ n’ont cessé d’enrichir la réflexion que je mène, depuis des années, autour de la stylistique. Je me propose ici de rappeler quelques champs dans lesquels ils ont pu fonctionner comme autant de balises : redéfinition de la stylistique, étude de l’énumération, stylistique des isotopies, élargissement du rythme, apport de la notion de tabularité.

La stylistique : essai de redéfinition

Le tout premier apport du Groupe µ réside dans la valorisation qu’il a opérée des catégories de Hjelmslev ; celui-ci, on le sait, opte pour une subdivision plus affinée des catégories saussuriennes de la forme et de la substance, distinguant désormais forme de l’expression, forme du contenu, substance de l’expression, substance du contenu. Dans la Rhétorique générale du Groupe µ, les catégories de la forme de l’expression et de la forme du contenu servent d’entrées au tableau récapitulant les niveaux d’articulation du discours ([1970] 1982 : 31), puis à celui qui regroupe les figures de rhétorique (ibid. : 49).

Au fil du temps et des analyses, ces catégories m’ont permis de proposer une redéfinition de la stylistique comme « l’analyse de la forme d’un texte, la forme de l’expression aussi bien que la forme du contenu » (Frédéric, 1997 : 39). Partant d’une investigation linguistique et rhétorique de la répétition, préliminaire à une analyse stylistique de la répétition et de ses structures chez Saint-John Perse, les limites d’une approche exclusivement structuraliste me sont vite apparues ; celle-ci laisse dans l’ombre des pans entiers du texte. De fait, au sein d’un corpus senti comme homogène, mais pas uniforme, à savoir l’oeuvre poétique de Saint-John Perse, la perspective choisie jusqu’alors laisse entrevoir, mais ne permet pas d’expliciter, la différence sensible de ton, qui se fait entendre d’Alexis Léger à Saint-John Perse, des poèmes de la maturation à ceux de la maturité. En prenant appui sur la quadripartition de Hjelmslev, l’entreprise devient possible, notamment en pistant les diverses énumérations qui parcourent l’oeuvre.

L’énumération

Afin de ne pas sembler trop consensuelle, je préciserai d’emblée que, dans la Rhétorique générale, l’énumération se voit confinée, à tort selon moi, dans la catégorie des métataxes (1982 : 49 et 77). D’études précédentes (Frédéric, 1984 ; 1985 ; 1997 notamment), il en ressort, en effet, que les différentes modalités d’énumération rencontrées, à savoir l’énumération, l’énumération homologique (série homologique) et l’énumération chaotique, se rejoignent sur deux points.

Le premier, de nature formelle, réside dans la présence d’un point d’attache commun : le pivot, auquel viennent s’accrocher, par leur fonction grammaticale, tous les constituants de la série. Ces constituants sont donc tous homofonctionnels. Ce trait est indispensable à l’existence d’une énumération, d’une énumération homologique ou d’une énumération chaotique ; autrement dit, il n’y a pas d’énumération, d’énumération homologique ou d’énumération chaotique sans homofonctionnalité des constituants de la série.

Le second trait qui les rapproche est de nature sémantique : dans chacune de ces séries, il s’agit toujours de l’expression analytique d’un ensemble ; en d’autres termes, chaque constituant de la série désigne un élément d’un ensemble qui est la série même. Il y a dès lors superposition sémantique entre les différents constituants de la série (Frédéric, 1985 : 196 et suiv.), puisque tous présentent au moins ce trait de parenté : l’appartenance à un même ensemble qui les dépasse.

La constance de cette parenté sémantique et la permanence de l’homofonctionnalité des constituants de toute énumération, qu’elle soit de type courant, homologique ou chaotique, permettent de définir chacune de ces trois séries comme l’expression analytique d’un ensemble référentiel, réalisée au travers d’une suite de termes ou de syntagmes homofonctionnels.

L’énumération et ses dérivés ont donc bien une nature essentiellement duelle, dépassant largement le cadre syntaxique dans lequel voudrait les enfermer le Groupe µ et illustrant parfaitement la définition de la stylistique que nous ont inspirée les catégories de Hjelmslev.

L’examen de quelques exemples empruntés à la poésie de Saint-John Perse, mais aussi à celle de Jorge Luis Borges, m’a permis de prouver cette thèse dans la pratique ; mais aussi de voir ce qui distingue ces trois structures. Le choix du poète argentin s’explique par une note en fin de recueil, dans laquelle Borges écrit :

Esta composición, como casi todas las otras, abusa de la enumeración caóotica. De esta figura, que con tanta felicidad prodigó Walt Whitman, sólo puedo decir que debe parecer un caos, un desorden, y ser íntimamente un cosmos, un orden.

(1981 : 107)[1]

Sans revenir sur le détail de l’analyse, je me bornerai à en rappeler les conclusions. L’énumération « canonique » serait celle bâtie sur un lien de type synecdochique : le tout appréhendé en ses différentes parties. À partir de cette énumération à construction rigoureuse, on peut glisser progressivement vers l’énumération homologique et l’énumération chaotique en imposant à la structure différentes modifications. Le glissement s’effectuera, par exemple, si l’on retarde la venue de la formule synthétique donnant la clef de l’ensemble : de la sorte, le lien unissant la formule synthétique aux divers constituants, bien que toujours explicite, n’est cependant plus immédiat. On peut aussi distendre ce lien au plan sémantique, par exemple en recourant à l’archilexème très général « chose(s) » ; bien souvent, le lien qui rapproche les divers constituants est alors moins naturel que logique : il s’agit moins de données unies dans la réalité que d’une construction logique élaborée par le locuteur et au sein de laquelle il regroupe différentes données unies dans sa vision ; dès lors qu’il s’agit d’une construction toute personnelle, l’intervention du locuteur est nécessaire : c’est lui seul qui pourra fournir la clef logique de l’ensemble. Si l’on compare à ce stade l’énumération chaotique, pratiquée par Borges, avec la série homologique, mise en oeuvre par Saint-John Perse, on constate qu’elles se distinguent sur un point essentiel : si la première doit, comme le dit Borges lui-même, donner l’apparence du désordre, ce n’est jamais le cas de la série homologique ; non seulement une formule synthétique réellement « archilexématique » y est donnée, mais en outre le terme « hommes » qui en constitue la base se retrouve dans toutes les séries homologiques de l’oeuvre.

Au sein de celle-ci, une évolution sensible se dessine d’Éloges à Anabase : énumérations brèves, dépourvues de formule synthétique, et plus généralement à structuration lâche dans Éloges ; énumérations pouvant atteindre une grande ampleur, intervention de la série homologique, abondance de formules synthétiques et organisation serrée à partir d’Anabase. De la maturation à la maturité, on assiste à un élargissement et un approfondissement de la perspective (Frédéric, 1996).

Ainsi, partant de l’énumération classique, on glisse insensiblement vers des liens plus complexes, la série résultant désormais d’une création logique préalable de la part du sujet parlant. J’ai pu dès lors risquer l’hypothèse suivante : structure donnée dans le premier cas, structure induite dans le second. Pour distinguer, à ce stade, l’énumération chaotique de Borges de la série homologique de Saint-John Perse, on constate que c’est encore et toujours sur le plan de la forme du contenu qu’il faut faire appel : essentiellement statique et visant à cerner l’essence chez l’un, fondamentalement dynamique et tournée vers les « garants très singuliers » chez l’autre.

Une approche hjelmslevienne de l’énumération s’avère donc particulièrement utile, dans la mesure où elle démontre à suffisance la nécessité de prendre en compte tant le plan de la forme de l’expression que celui de la forme du contenu, en même temps qu’elle permet une description, mais aussi une analyse plus affinée des exemples retenus : elle nous aide à éclairer non seulement le mécanisme de fonctionnement de la structure, mais en outre la signification profonde du texte. Elle aura même permis de dégager les prémisses d’une « philosophie » de l’énumération sensiblement différente chez Borges ou Saint-John Perse et, chez ce dernier, de mieux cerner l’évolution interne à l’oeuvre. Tout ceci – avantage non négligeable – en évitant le piège du dérapage esthético-évaluatif dans lequel est trop souvent tombée la stylistique.

La stylistique des isotopies

La notion d’isotopie constitue une autre piste explorée très tôt par le Groupe µ. Tout comme l’énumération, elle s’inscrit parfaitement dans le cadre d’une redéfinition hjelmslevienne de la stylistique, du fait de sa mixité essentielle – même si, paradoxalement, cette essence complexe ne lui a été reconnue que tardivement : cantonnée dans un premier temps au plan du contenu (Greimas, 1966 : 69 et suiv.), elle a été rapidement étendue au plan de l’expression (Rastier, 1972 ; Arrivé, 1973 ; Adam, 1976 : 97 et suiv. ; entre autres). Cet élargissement est d’ailleurs clairement perceptible du premier au deuxième ouvrage du Groupe µ : si, dans la Rhétorique générale, les auteurs suivent encore A. J. Greimas dans son appréhension de l’isotopie comme « norme sémantique du discours » (1982 : 37), en revanche, dans la Rhétorique de la poésie, ils se rangent aux vues de Michel Arrivé, admettant l’extension du concept au plan de l’expression (1990 : 34 et 142). Comme le fait remarquer le Groupe µ, la généralisation proposée par Rastier rend possible une stylistique des isotopies ou une étude des corrélations entre isotopies du contenu et isotopies de l’expression (ibid. : 34).

Une investigation, menée dans cette perspective, de la poésie de Paul Nougé et de celle de Robert Desnos (Frédéric, 1991) s’est révélée riche en découvertes : outre qu’elle a fait clairement ressortir toute l’opportunité de l’élargissement souhaité par Rastier, elle a permis de mettre au jour certaines affinités textuelles entre deux auteurs que peu de choses, au départ en tout cas, semblaient devoir rapprocher. En effet, si Nougé s’est opposé d’emblée à l’écriture automatique, Desnos, dans un premier temps du moins, s’inscrit parfaitement dans la mouvance surréaliste bretonienne, participant – se donnant même tout entier – aux expériences de sommeil hypnotique. Il se tournera cependant par la suite vers un travail conscient sur le langage, allant même jusqu’à parler de « poèmes forcés » (1963 : 184).

Tous deux se livrent à une même investigation du matériau phonique et c’est Nougé qui « théorisera », en 1928-1929, dans l’« Introduction aux équations et formules poétiques », la pratique généralisée par Desnos dès 1923, dans son recueil, au titre déjà révélateur, « L’ Aumonyme ». Ainsi l’appoint théorique de Nougé apparaît-il comme fondamental, parce qu’il permet de saisir des modes de fonctionnement proches, entre autres le rôle de la syntaxe : le chassé-croisé de termes auquel se livrent l’un et l’autre auteur. En outre, il affirme clairement la nature duelle de ces équations : si les rapports matériels (rapports essentiellement sonores) semblent prédominer, il leur arrive également d’être « modifiés selon le sens ou l’effet des mots engagés ».

L’éventail des variations isotopiques déplié est très large : de l’hyperisotopie formelle, rappelant les textes médiévaux ou renaissants évoqués par le Groupe µ, dans lesquels « le taux élevé de redondance finit paradoxalement par […] abolir le message, la redondance devenant bruit elle-même » (1990 : 45), à l’isotopie contrariée voire à l’allotopie naissante, c’est bien un même procédé qui est en oeuvre – in progress, en quelque sorte – à travers ces équations, les plans de l’expression et du contenu finissant par être inextricablement mêlés, au stade ultime.

Investissant ce qui correspondrait au plan plérématique de Hjelmslev, Desnos et Nougé se livreront également à de curieux exercices de conjugaison. Desnos n’hésite pas à opérer un transfert de catégories dans « Idéal maîtresse », conjuguant indifféremment verbes et substantifs – et très rapidement ces derniers de préférence (1953 : 75). Dans « Au mocassin le verbe », les entorses se multiplieront, mais surtout ce poème est entièrement bâti sur le retour d’un même moule syntaxique (succession paratactique de phrases débutant par le groupe sujet-verbe), typique des manuels de conjugaison, au lieu de se présenter davantage comme un récit à l’instar d’autres poèmes. Par cette forme, « Au mocassin le verbe » annonce les textes de Nougé, qu’il s’agisse d’un poème isolé, tel « Applaudissez à vos succès », ou d’un recueil de textes : la permanence de l’attaque sujet-verbe, tout comme d’ailleurs la parataxe généralisée se retrouvent dans quelques-uns des Écrits de Clarisse Juranville, indices de la genèse du recueil, composé par Nougé à partir d’un manuel de conjugaison appartenant à sa femme et retrouvé dans son grenier. Balayer le recueil sous l’angle d’une stylistique des isotopies permet d’entrevoir comment on passe insensiblement de la grammaire à la poésie :

  • le pronom ils laisse la place à des sujets nettement différenciés (en nature et en personne) 

  • on voit intervenir la métaphore, en même temps que se généraliser le processus de variation isotopique.

En outre, il est important de souligner que, dans ce dernier type de détournement, Desnos et Nougé n’hésitent pas à recourir à une matrice syntaxique typique d’un manuel de conjugaison, autrement dit à un moule formel fortement connoté : renvoyant, à l’institution, la norme, le code, l’école... toutes valeurs contestées par le discours et la démarche surréalistes. L’intrication étroite des catégories de Hjelmslev se trouve une nouvelle fois vérifiée, en même temps que l’interrelation du texte au contexte.

L’élargissement de la notion de rythme

L’examen de ce point s’inscrit dans le droit fil des recherches que je mène depuis plusieurs années sur la répétition ; la définition du rythme souligne d’emblée, en effet, le lien qui l’unit indissolublement à celle-ci :

Le rythme, dans l’acception générale du terme, se définit par le retour d’un phénomène à des intervalles réglés et perceptibles.[2]

Or, qui dit retour d’un élément dit répétition ; la répétition est donc la condition indispensable à l’existence du rythme[3], ce dernier lui apportant, en contrepartie, une certaine organisation (« retour… à des intervalles réglés »).

Une première étude, La Répétition. Étude linguistique et rhétorique (Frédéric, 1985), visait à dresser l’inventaire de tous les faits de répétition répertoriés par la rhétorique classique (des Grecs et des Latins jusqu’à Pierre Fontanier), puis à élargir celui-ci en y intégrant les faits de répétition que la rhétorique n’avait pas (ou n’avait que partiellement) examinés. Elle a fourni des éclaircissements précieux concernant la nature du phénomène-repère susceptible d’engendrer le rythme : si la répétition syllabo-accentuelle est la composante principale du rythme français, elle n’en est cependant pas la seule ; en réalité, tous les faits de répétition inventoriés dans l’étude peuvent intervenir dans la constitution du rythme. Une deuxième étude, La répétition et ses structures dans l’oeuvre poétique de Saint-John Perse (Frédéric, 1984), a montré toute l’importance de ces dernières dans l’appréhension du rythme. En effet, si le phénomène-repère (GLLF)/l’événement rythmique (Groupe µ) est essentiel, il ne suffit pas pour autant à résumer le rythme car, comme le signale le Groupe µ, « il y a […] rythme dès qu’il y a ségrégation d’unités ou de groupes », « ségrégation » déclenchée par un événement rythmique qui peut être visuel aussi bien que sonore, « mais une seconde composante du phénomène rythmique peut également apparaître (quoique non obligatoirement) : la structuration des groupes ségrégés » (1990 : 156). On comprend dès lors que les structures de répétition sont appelées à jouer un rôle considérable dans le domaine du rythme (Frédéric, 1984). Enfin, une dernière réflexion, entamée dans La stylistique française en mutation (Frédéric, 1997), et poursuivie dans différents articles, a permis d’affiner l’analyse, tout en élargissant encore la perspective en ce qui concerne la nature du phénomène-repère.

L’examen de Vents, IV, 2, de Saint-John Perse (1972 : 235), conforte ainsi l’importance de la dimension visuelle, pointée par le Groupe µ. La deuxième tirade est segmentée en trois blocs, décroissants d’un point de vue volumique (22 lignes, 12 lignes, 9 lignes), mais rapprochés par la récurrence d’un verset final réduit à une phrase. La typographie a ici toute son importance, dès lors que la segmentation, en même temps que la cohésion de la tirade sont assurées – au premier regard déjà – à la fois par le jeu des volumes textuels en présence (22 + 1 lignes, 12 + 1 lignes, 9 + 1 lignes), mais aussi par le retour conjoint du tiret et du point d’interrogation qui enserrent la phrase-verset finale :

  • Qu’irais-tu chercher là ?

  • Qu’irais-tu sceller là ?

  • Qu’irais-tu clore là ?

Elle sera reprise en écho dans le développement 3, Qu’allais-tu déserter là ? (ibid. : 239), dans une distribution assez semblable : soit en fin de laisse (le mouvement est, cette fois, intégré au troisième verset, au lieu d’en être disjoint par le tiret) ; le tiret a fait place aux guillemets, d’une valeur dialogique comparable ; le métavocable offre une différence de temps notable ; mais quoi qu’il en soit, ce qu’il faut souligner, c’est que la réapparition de ce repère dans des conditions de perceptibilité suffisante (intervalle textuel maîtrisable par la mémoire et la multiplication des éléments de reprise) entraîne un saut plus considérable encore, puisqu’il touche à présent un développement.

On voit en réalité se dessiner à travers le poème comme un feuilleté de rythme : un entrelacement fait de couches, de strates rythmiques intervenant à des niveaux différents – laisse, tirade ou développement –, se relayant ou s’enjambant au fil des pages. Une intuition que confirme l’examen des organisateurs spatiaux. Sans entrer dans le détail de cette analyse, faite ailleurs, j’aimerais simplement rappeler les hypothèses avancées.

Le mouvement d’ensemble de la séquence est celui d’une descente progressive « par grandes chutes et paliers » (ibid. : 236) vers la mer, le regard balayant ensuite l’étendue marine jusqu’à l’horizon (l’avant-dernière tirade assure le relais entre les deux mouvements). Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les organisateurs spatiaux soient appelés à jouer un rôle primordial, renforcé en outre par de multiples adjuvants, à savoir leur distribution privilégiée en tête de chaque tirade :

  • tirade 3 ... Plus loin ! plus loin !

  • tirade 4 : Ici [...]. Et au-delà […]

  • tirade 5 : Plus loin, plus loin.

Mais aussi la réduplication (en contact immédiat) de la plupart d’entre eux ; la typographie, qui isole chaque occurrence dans un nouveau verset ; et enfin la ponctuation (la présence des points de suspension d’ouverture)[4].

Leur rôle est en fait double, à la fois organisateurs spatiaux, mais aussi facteurs de rythme, du fait de leur réduplication généralisée, et du mouvement anaphorique qu’ils dessinent à travers le développement : le métavocable Plus loin ! plus loin !Plus bas, plus bas !, qui permettra l’ingérence d’un organisateur pour le point hétérogène Plus vite, plus vite !, sera relayé dans la tirade finale par l’anaphore… Et au-delà.

Comme pour souligner le changement de perspective, la tirade finale, qui opère un mouvement d’expansion sur l’étendue marine, voit s’esquisser un mouvement de structuration intérieur, la première série d’organisateurs spatiaux est en quelque sorte doublée par une seconde :

  • les premières îles solitaires

  • les îles hautes

  • les purs récifs, et de plus haute solitude

  • dernière en Ouest, l’île […]

  • les derniers froncements d’humeur sur l’étendue des mers.

À côté de marqueurs d’ouverture, les premières et de clôture (dernière en Ouestles derniers froncements…), de type classique, on relèvera l’un ou l’autre marqueur plus insolite. Ainsi, le passage du groupe les premières îles solitaires à les purs récifs, et de plus haute solitude rend perceptible un double amenuisement, une double mise à distance sur le plan de l’horizon – celle-ci est assurée, au niveau dénotatif, par le glissement de îles à récifs, mais aussi, au niveau métaphorique, par le recours à l’intensif qui distingue de plus haute solitude de solitaires. Ce mouvement d’amenuisement se prolonge dans le syntagme les derniers froncements d’humeur sur l’étendue des mers – la formulation métaphorique a gagné, cette fois, l’élément nominal.

À la relecture de l’ensemble du développement se dégage alors un constat plus remarquable : à côté d’organisateurs spatiaux relativement traditionnels, cette longue séquence descriptive semble bel et bien structurée tout aussi efficacement par la métaphore.

Le constituant les derniers froncements d’humeur sur l’étendue des mers s’inscrit, en effet, dans une métaphore filée. La rencontre de la métaphore et de la comparaison, sur quoi s’ouvre la deuxième tirade,

Une Crau de pierres sur leur angle, comme un lit d’huîtres sur leur tranche : telle est l’étrille de ce lieu sous la râpe du vent.

(Ibid.: 235)

trouve un prolongement au début de la troisième, sur les versants de crépon vert (ibid. : 236), et, grâce au passage du continent aux îles puis aux récifs, amène tout naturellement l’ultime variation métaphorique : les derniers froncements d’humeur sur l’étendue des mers.

L’élargissement de la perspective est rendu sensible au travers de la réduction progressive qu’implique le passage de la première variation à la deuxième puis à la troisième : le caractère dentelé, voire acéré, s’use progressivement ; on passe d’un hérissement à un chiffonnement pour finir en simples rides – les arêtes sont ainsi de moins en moins dures, leur dureté en tout cas tend à s’émousser du fait de l’éloignement.

La métaphore filée apparaît dès lors à mes yeux comme un facteur de cohésion non négligeable dans ce développement, mais aussi comme un facteur de structuration particulièrement efficace, dans la mesure où l’on peut dire qu’avec elle, tout autant qu’avec les organisateurs spatiaux, sont posés des plans successifs, du plus proche au plus lointain. L’amenuisement progressif qui se marque de l’une à l’autre de ces trois formulations figurées signifie, tout aussi clairement que les organisateurs spatiaux examinés auparavant, que dans cette évocation du paysage des Andes, le regard du je glisse successivement du premier plan (première variation) à l’arrière-plan (variation finale) en passant par une série de plans intermédiaires.

De la sorte, la conclusion qui se dégage de l’examen de Vents, IV, 2 est que les organisateurs spatiaux assurent très efficacement la structuration de la séquence descriptive, et ce, pour de multiples raisons : leur distribution privilégiée en tête de laisse ou de verset, leur fréquente réduplication (en contact immédiat de surcroît), leur soulignement par la ponctuation (points de suspension ou point d’exclamation). Organisateurs de la description, ils fonctionnent en outre comme des facteurs de cohésion, non seulement au niveau local de la tirade, mais aussi entre développements successifs (2 et 3) et même d’un chant à l’autre (II et IV). Enfin, ils interviennent comme facteurs de rythme, participant de ce feuilletage de rythme que révèle l’analyse.

Plus insolite encore, ces conclusions peuvent être étendues à la métaphore filée : dans l’ensemble du développement, nous avons vu qu’elle contribuait elle aussi à l’organisation de la description/évocation du paysage des Andes, à la cohésion de la séquence, mais aussi au feuilletage de rythme, même si elle s’avère nettement plus difficile à percevoir que les organisateurs spatiaux classiques.

Cet élargissement de la notion de rythme me paraît conforté par la réticence qu’affichait Saint-John Perse à l’égard de toute lecture à voix haute de sa poésie. Dès lors, on peut, raisonnablement me semble-t-il, faire l’hypothèse qu’il aurait privilégié des phénomènes-repères moins traditionnels : ponctuation (majuscule insolite après deux points, réduplication du point-virgule alors qu’une seule occurrence justifiait son apparition, retour du point d’exclamation ou des points de suspension), typographie (récurrence de l’astérisque), volume typographique (effet de scansion né du contraste récurrent entre verset long et verset bref), répétition syntaxique, métaphores et plus généralement tropes filés. Tous participent, aux côtés de phénomènes-repères plus familiers, de ce feuilletage de rythme qui ménage au sein du poème de précieuses variations de tempo. Feuilletage de rythme ou fils/mailles rythmiques ourdissant la trame du texte, voilà qui nous ramène à l’étymologie texte : « tissu ».

La notion de tabularité

À l’aube du xxe siècle, quand tous les espoirs semblent encore permis, certains artistes ont tenté de rendre compte des prodigieuses innovations technologiques et de l’expérimentation scientifique réunissant savants et créateurs. Ainsi, le livre du physicien Chevreul, De la loi du contraste simultané des couleurs, publié en 1839, donnera lieu dès 1912 aux expérimentations des Delaunay en peinture, avant de trouver un écho en poésie chez Apollinaire et Cendrars. C’est, en effet, autour des expériences menées en peinture par le couple Delaunay, que ces deux poètes élargiront leur champ d’investigation poétique à la notion de simultanéisme, Apollinaire travaillant davantage avec Robert, Cendrars avec Sonia.

Chercher la formule du simultanéisme poétique est une tâche pour le moins délicate, quand on songe que le langage, et l’écrit en particulier, s’inscrit nécessairement dans la successivité, non dans la simultanéité : le texte se déroule dans le temps et suppose avant tout une lecture linéaire, même si la poésie invite à une lecture tabulaire (voir Groupe µ). L’objectif d’Apollinaire est de rendre sa situation en tel point du monde, de capter ce qui se passe dans son environnement immédiat, mais aussi en différents points du globe ; il tente ainsi de rendre la multitude des événements et leurs multiples facettes, à l’instar de ce que recherchait Delaunay, notamment dans sa série des « Tour Eiffel ». Par le biais de la fragmentation, des plans brisés, par sa volonté de concilier surface et profondeur, le peintre parvient à générer un incontestable dynamisme.

Un poème comme « Le Musicien de Saint-Merry » (Caligrammes) permet de voir quelles ressources le poète va convoquer à cet effet. La suppression de la ponctuation, voulue par Apollinaire depuis « Zone », n’empêche pas la perception du rythme, rendu sensible par les reprises lexicales ou phoniques, notamment.

L’aspiration du poète à fonctionner telle une plaque tournante au centre de la vie s’impose dès le credo initial :

Je ne chante pas ce monde ni les autres astres

Je chante toutes les possibilités de moi-même hors de ce monde et des astres

et transparaît dans le jeu sur la topographie indifféremment parisienne (elle constitue l’ancrage exclusif du musicien, comme le suggère le titre), plus largement européenne, voire transcontinentale. Cette volonté ressort nettement de la réapparition concentrée d’expressions semblables (« Puis ailleurs », « Ailleurs », « Au même instant », « Dans un autre quartier »), distribuées à des places privilégiées : occupant à elles seules tout le vers, à l’initiale de strophes successives, caractérisées par leur extrême brièveté, ou se relayant au sein d’une strophe (à peine) plus longue (« À ce moment », « En même temps »).

La structure d’ensemble révèle d’ailleurs un contraste net au niveau de la partie centrale : si tout ce qui touche au flûtiste et à Paris fait l’objet de strophes et de phrases relativement longues, dans la zone médiane en revanche, celle qui s’ouvre sur « l’ailleurs », tous les points de vue s’enchaînent très vite, suscitant une impression de dynamisme. Le rythme s’accélère, entraînant des phénomènes d’ellipse à répétition, ciblés systématiquement sur les organisateurs temporels et spatiaux. Cette syntaxe inachevée tranche avec les phénomènes de répétition, abondamment représentés dans le poème.

Il m’a dès lors paru plausible de faire l’hypothèse qu’elle serait l’équivalent textuel de la technique d’effacement, de gommage, expérimentée par Robert Delaunay dans sa série « L’équipe de Cardiff » : la disparition de certaines parties du corps des joueurs (tête et pieds), perceptible, voire quasi ostentatoire dans certaines versions[5], contribue à dynamiser la scène. De la même manière, l’abrasion répétée dans la partie centrale du poème (amenuisement des strophes et suspension récurrente des vers supposés organiser temporellement et spatialement la description) devient à son tour facteur de dynamisme textuel. On observe surtout, pour le propos qui nous occupe, que ce mode de structuration très particulier, qui contraste avec le reste du texte, incite à une lecture tabulaire du poème, par le canevas similaire qu’il impose, rapprochant cette partie d’un tableau, à la différence des deux autres, qui s’apparentent davantage à un récit ; il s’avère de la sorte tout à fait susceptible de résister au caractère fondamentalement linéaire et successif de tout texte. Le pari d’Apollinaire semble ainsi gagné.

Parue la même année, La Prose du Transsibérien de Cendrars participe de la même démarche que « Le Musicien de Saint-Merry ». Le texte de présentation, publié en novembre 1913 dans la revue Der Sturm, est bien dans le ton ; le poète y déclare aimer la peinture des Delaunay, la tour Eiffel, les fenêtres, les soleils – dont la forme rappelle tant les « Disques » de Robert que les « Formes circulaires » de Sonia –, les couleurs qui sont autant de fragments d’une poétique delaunienne.

Ce « Premier Livre simultané », dans son édition originale, lie intimement le texte de Cendrars aux couleurs simultanées de Sonia Delaunay, une osmose que traduit leur interpénétration mutuelle. La démarche de Sonia Delaunay est intéressante, dans la mesure où ce qui pourrait facilement être donné à voir par le versant pictural de l’oeuvre est au contraire suggéré, au plan non figuratif, par le jeu des rythmes colorés et la scansion des formes circulaires, deux facteurs de dynamisme que l’artiste explore toutes ces années-là, tant dans le « Bal Bullier » que dans les « Prismes électriques », les « Formes circulaires » ou les diverses variations sur les « Rythmes couleurs ».

Le versant textuel, livré par Cendrars, est au diapason. Le rythme y est scandé par le martèlement des roues sur les rails, assuré très efficacement par le découpage haché de la typographie (vers de longueur irrégulière), le style heurté, voire saccadé (notamment par la parataxe ou, au contraire, par la polysyndète), les multiples énumérations et les différentes formes de répétitions. Outre sa fonction mimétique, le rythme voit son importance accrue encore par la quasi-inexistence de la rime – aléatoire – et de la ponctuation : ni virgule, ni point virgule, seul le point apparaît en fin de chaque strophe.

Le texte lui-même fait alterner récit et description, les étapes de l’itinéraire scandant le poème. Entre les fragments de récit, la part belle est faite à l’énumération, dont on rappellera qu’elle constitue le degré zéro de la description : toutes les horloges du monde sont prétexte à un défilé géographique autant qu’historique. L’Histoire fait une entrée très remarquée dans la strophe suivante, allant jusqu’à drainer une catastrophe récente : le naufrage du Titanic, qui remonte à l’année précédente. Toutes ces « images-associations » dont parle le poète sont évoquées par le biais d’énumérations tantôt nominales, tantôt verbales, dont la plupart sont bâties sur la polysyndète (anaphore de « Et ») ; l’effet de liste, inhérent à l’énumération (Adam, 1990), en est accru d’autant. De la sorte, se trouve justifiée l’expression d’images-associations : l’ordre logique ou chronologique n’a guère d’importance dans ces séries qui font voisiner indifféremment divers points du continent européen et les États-Unis, « L’histoire antique » et « L’histoire moderne ».

Ceci nous ramène à notre interrogation de départ : de quelles ressources la poésie dispose-t-elle si elle tente l’équivalent des recherches simultanéistes en peinture ? Un embryon de réponse semble pouvoir être fourni par nos deux poètes : chez Apollinaire, la multiplication des organisateurs spatiaux et temporels, jointe au phénomène d’ellipse répétée, entraîne le retour d’un même canevas ; chez Cendrars, l’effet de liste dû à l’énumération, degré zéro de la description, se voit renforcé par la polysyndète. Ces techniques rendent encore plus impérieuse une lecture tabulaire du poème, ce qui attire le texte dans l’orbite de la toile ; l’effet de simultanéisme devient alors possible (Frédéric, 2007).

Conclusion

Ainsi, gardant le cap sur quelques-unes de ces balises offertes par les travaux du Groupe µ, il devient permis de rêver à une stylistique plus ouverte sur le monde du texte.

Une redéfinition hjelmslevienne de la stylistique permet de contourner bon nombre d’écueils que la stylistique traditionnelle n’avait pas toujours pu éviter : elle abolit la dichotomie fond-forme ; elle rend caduc le débat autour des notions de choix, de norme et d’écart ; elle esquive le piège du criticisme stylistique ; elle permet d’affiner l’analyse de données textuelles aussi fondamentales que l’isotopie ou l’énumération ; elle offre enfin l’occasion de pallier les limites de l’approche structuraliste trop formaliste de départ. Les études menées depuis, dans cette perspective, ont montré l’absolue nécessité de renvoyer le texte au contexte. Ainsi, quand on examine les récits des combattants de la guerre 14-18, on se trouve d’emblée confronté à la question suivante : comment une même expérience des tranchées peut-elle donner lieu à des témoignages aussi divers que la pentalogie des Éparges de Genevoix, Le Feu de Barbusse, J’ai tué de Cendrars, ou encore les poèmes d’Apollinaire. La quadripartition de Hjelmslev offre au stylisticien de précieux adjuvants quand il s’agit de saisir les nuances suivantes : refus de toute stylisation ou de toute fictionnalisation chez Genevoix, engagement et vision chez Barbusse, évocation prototypique naissante chez Cendrars ou nettement plus aboutie chez Apollinaire.

L’objectif de la stylistique devient désormais de tenter de cerner au plus près la mise en forme opérée par l’auteur, tant par des « figures » qu’au niveau de la mise en intrigue, afin d’appréhender le monde du texte qu’il déploie devant nous. Dans cette entreprise, l’apport du Groupe µ s’est en tout cas révélé aussi fondamental pour moi que les travaux de Hjelmslev, Spitzer, Bakhtine, Eco, Ricoeur ou, plus récemment, les travaux de Claude Romano sur la notion d’événement.