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La structure de l'allégorie

L'allégorie est une sorte de signe et son intérêt est fonction à la fois de sa particularité, en tant que signe d'une certaine catégorie, et, d'une manière plus générale, de l'aperçu qu'elle offre du fonctionnement du signe. Selon C. S. Peirce (1966), il y a trois manières suivant lesquelles le signe peut représenter son objet : d'une manière iconique (par ressemblance), d'une manière indiciaire (par contiguïté) et d'une manière symbolique (selon un rapport arbitraire). Comme la métaphore, l'allégorie est un signe iconique qui entretient un rapport de ressemblance ou de similarité avec son objet. Ce rapport peut, à son tour, être divisé en trois catégories d'hypoicône. 1) L'hypoicône la plus simple est l'image qui dénote son objet en vertu de simples qualités. 2) Plus complexe, le diagramme représente dans le signe des relations avec l'objet. 3) La métaphore, par son caractère représentatif en tant que signe, représente d'une manière intégrale un parallélisme avec l'objet.

Des trois catégories de l'hypoicône mises au point par Peirce - image, diagramme, métaphore -, l'allégorie se rapproche surtout de la troisième, prenant, comme le montre Tony Jappy, la forme d'une espèce de métaphore filée. L'allégorie, pourtant, est à distinguer de la métaphore en général par sa structure interne, car

[...] l'allégorie se caractérise par la manière dont l'observateur ou le public est contraint, en s'en remettant à des informations parfois fort elliptiques et allusives, d'inférer les éléments composant la cible du parallélisme qui structurent l'objet du signe. Elle se distingue par conséquent de la métaphore filée moins par sa forme - il s'agit de la métaphore au sens formel peircien dans les deux cas - que par sa portée, car la structure de l'allégorie est coextensive avec l'ensemble du texte [linguistique ou picturale], et non avec une quelconque de ses parties.

Jappy, 2002 :11

Dans cet article, nous analyserons surtout la structure de ces inférences que l'allégorie, en tant que signe, suscite chez l'interprétant et la structure de cette contrainte qu'elle exerce sur le processus d'interprétation. Car l'allégorie, en proposant, entre le signe et l'objet, un parallélisme plus systématique et plus fermé que la métaphore pure, appelle une activation plus suivie des diverses logiques d'inférence proposées par Peirce que sont la déduction, l'induction et l'abduction. On verra donc que, dans le processus d'inférence allégorique, les deux premières jouent un rôle aussi important que l'abduction, qui est la logique première gouvernant la lecture de la métaphore - comme il est d'ailleurs la logique de la représentation en général.

L'allégorie visuelle

L'allégorie visuelle est un signe complexe qui, quoique iconique, propose une image de son objet qui n'est pas nécessairement ressemblante. C'est pour cela que l'allégorie, en tant qu'image, semble toujours un peu artificiel : elle représente son objet d'une manière indirecte. Puisqu'elle n'entretient pas de rapports directs avec la réalité de son objet, elle dépend nécessairement, pour l'évoquer, des conventions de la représentation. Il s'ensuit que l'image allégorique visuelle, comme l'image allégorique littéraire, appelle la nécessité d'une certaine lecture : l'interprétant doit être à même de renvoyer le signe allégorique à un autre interprétant avant de le faire reporter à son véritable objet. En d'autres termes, dans un premier temps, l'image allégorique ne renvoie l'interprétant - en un processus qui est au fond tautologique - qu'à son objet immédiat, l'objet désigné par le signe (ici « l'objet » est une idée ou un concept plutôt qu'un objet réel du monde phénoménologique). C'est dans un deuxième temps que l'interprétant, en se référant à des connaissances collatérales, est à même de renvoyer le signe à son objet dynamique, qui fait partie du monde réel ou phénoménologique. C'est dans ce sens que l'allégorie paraît toujours artificielle, car elle ne ressemble pas à son objet : pour la lire, il faut toujours interposer un second niveau d'interprétation, celui-ci étant gouverné par des règles ou des conventions établies et partagées par la communauté culturelle, ou indiqué par un fragment de texte (titre, légende, etc.) qui propose le sens dans lequel l'image allégorique doit être lue. Ainsi, le célèbre tableau de Botticelli, L'Allégorie du printemps, serait illisible sans son titre, ou du moins difficilement compris par l'observateur s'il ne savait pas reconstruire le sens allégorique du tableau en interprétant les divers signes picturaux proposés selon les conventions de la représentation visuelle européenne.

L'icône nationale

Les icônes nationales, dont la plupart des pays européens se sont dotés au moment où ils ont pleinement assumé leur identité nationale moderne (au début du xviie siècle en Angleterre, avec Britannia ; à la fin du xviiie en France, avec Marianne ; à la fin du xixe en Allemagne, avec Germania), prennent le plus souvent la forme d'une allégorie visuelle. La figure allégorique remplit alors une double fonction - différentielle (ou saussurienne) et iconique (dans le sens peircien) ou identitaire. La fonction différentielle revient à distinguer, par exemple, le signe de la Grande-Bretagne de celui d'un autre pays, par exemple l'Allemagne. Dans le domaine des signes nationaux en général, cette fonction est remplie le plus simplement par le drapeau national dont le but est de distinguer un pays d'un autre. Mais le drapeau n'est qu'un emblème, signe fixe dont le potentiel connotatif est assez pauvre. En revanche, dans l'icône nationale, la fonction iconique ou identitaire (où il y entre un élément de ressemblance) est marquée par l'incorporation, dans le signe proposé, d'un élément de la réalité idéologique du pays en question. Ainsi, Marianne, pour la France, symbolise non seulement le pays et la nation, mais aussi une certaine conception de la liberté que la France a toujours préconisée à partir de la Révolution française. Connotation qui, grâce au bonnet phrygien que porte généralement Marianne, est beaucoup plus explicite que dans d'autres symboles ou emblèmes nationaux français, comme le drapeau tricolore. La fonction de Britannia, en tant qu'icône nationale, est non seulement de se différencier de Marianne - qu'elle devance de presque deux siècles -, mais aussi de proposer des connotations idéologiques spécifiques à la Grande-Bretagne : en l'occurrence, une liberté basée à la fois sur la révolution démocratique effectuée à l'ère du Commonwealth et sur la protection de la marine britannique (the Royal Navy), dont la prééminence en Europe, à partir de la fin du xvie siècle, a assuré la liberté de la Grande-Bretagne, malgré les agressions tentées, à diverses époques, par presque tous les pays européens avoisinants. C'est ainsi que Britannia, comme personnage allégorique, est toujours représentée dans un contexte maritime ou accompagnée de symboles nautiques (trident, hippocampes). Ces symboles s'offrent, pour ainsi dire, comme l'ébauche d'une certaine histoire (dans les deux sens du mot) ou d'une légende mythique, dont la forme allégorique que prend Britannia constitue le résumé.

Britannia en tant qu'icône nationale

Britannia est un signe iconique qui renvoie d'abord à une représentation symbolique de son objet (l'objet immédiat), et pas directement à l'objet lui-même (l'objet dynamique). Celui-ci n'est indiqué que dans un deuxième temps, à l'intérieur du signe allégorique, et constitue en lui-même un objet double : car la « Grande-Bretagne », en tant qu'objet réel, est à la fois la nation de ce nom (union des peuples anglais, écossais, gallois, etc.) et le pays de ce nom, région géographique, en l'occurrence l'île ou les îles qui la constituent. L'icône nationale Britannia est donc le signe d'un signe, chaque forme symbolique que prend Britannia se référant à Britannia, image allégorique de la Grande-Bretagne - fonction iconique : Britannia se ressemble à elle-même ; en même temps chaque évocation de Britannia rappelle et indique la Grande-Bretagne en tant que pays - fonction indiciaire : le signe ne ressemble pas à son objet mais l'indique.

La nature complexe de l'allégorie visuelle est fonction de son double statut sémiotique. Prenant l'exemple de Britannia, on peut dire que :

  1. Britannia est (en qualité de signe) une allégorie féminine de la Grande-Bretagne (en tant qu'objet immédiat) perçue par l'interprétant immédiat.

  2. Britannia est, en même temps, (une allégorie féminine de) la Grande-Bretagne (comme objet dynamique, c'est-à-dire pays et nation) perçue par l'interprétant dynamique.

Pour schématiser ce double rapport en utilisant le triangle sémiotique peircien, je propose le diagramme suivant, où la ligne pointillée (---) signifie un rapport immédiat et le soulignement (__), un rapport dynamique :

Diagramme

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Selon ce diagramme, il y aurait deux lectures pour ainsi dire du signe. Dans la première, l'interprétant immédiat (I) renverrait le signe (S) à son objet immédiat (O), constatant que ce signe en effet représente, dans sa forme allégorique, le concept de Britannia. Dans la deuxième lecture, le travail de l'interprétant immédiat (I) serait suppléé par l'interprétant dynamique (I) qui, suivant des inférences logiques (ou opérations mentales) - inductive, déductive ou abductive -, renverrait le signe non seulement à son objet immédiat (O) (Britannia en tant que signe), mais aussi à son objet dynamique (O), Britannia en tant que la Grande-Bretagne, nation et pays, avec toutes les connotations que ces entités comprennent.

Pour signaler son double objet (nation et pays géographique) et son double fonctionnement symbolique (à la fois en tant que signe allégorique général et signe indiciaire, indiquant un objet réel), l'icône nationale Britannia est nécessairement complexe, puisqu'elle comprend deux éléments symboliques dont chacun se réfère à un objet différent. L'élément sémiotique qui se réfère à la Grande-Bretagne en tant que nation est le drapeau national, l'Union Jack qui figure sur le bouclier de Britannia et qui différencie cette figure allégorique des autres icônes nationales féminines retenues par d'autres pays européens (Helvétia, Hibernia, etc.) qui partagent la même origine romaine ou grecque (Minerve, Athéna). L'élément qui renvoie à la Grande-Bretagne en tant qu'objet réel ou dynamique est la partie iconique du signe (dans son vrai sens), celle qui se réfère à la réalité géographique du pays dont elle en reproduit parfois un fragment pictural : côte rocheuse, plage, mer houleuse. Parfois le char de Britannia est tiré à travers cette mer, mené par des hippocampes. Cet élément comporte une fonction indiciaire importante, puisqu'il indique la réalité sur laquelle le signe, dans sa totalité, s'appuie d'une manière plus générale ou symbolique.

Origine et structure de l'icône Britannia

L'image de Britannia commence à suppléer aux autres signes nationaux anglais (saint Georges et sa croix, les armoiries royales, la Couronne, etc.) lors de l'union de l'Angleterre et de l'Écosse, avec l'accession en 1603 au trône de l'Angleterre du roi James VI de l'Écosse (James I d'Angleterre), à une époque où la force de la marine anglaise s'imposait en Europe. Cela coïncide avec l'union, en 1603, des drapeaux nationaux anglais et écossais, dont le premier (la croix rouge de saint Georges sur fond blanc) était superposé au second (la croix blanche de saint André sur fond bleu) pour créer le rouge, blanc, bleu de la première version de l'Union Jack. Le bouclier porté par Britannia (ill. 3) arbore le blason de ce drapeau imposant, à partir de la deuxième moitié du xviie siècle, drapeau dont l'image, à l'époque napoléonienne (où, suivant l'acte d'union avec l'Irlande en 1800, l'Union Jack est enrichi par l'addition du croix rouge de saint Patrick), est évoquée d'une manière inoubliable par Victor Hugo dans une stance de son poème « Canaris » :

L'Angleterre en triomphe impose aux flots amers

 Sa splendide oriflamme,

Si riche qu'on prendrait son reflet dans les mers

 Pour l'ombre d'une flamme.

Les Orientales, 1829

Certes, l'image de Britannia remonte à l'époque romaine, où elle apparaît sur la monnaie utilisée dans la colonie qu'était encore l'Angleterre au premier siècle de notre ère (ill. 1). Mais la Britannia représentée sur ces pièces anciennes était le symbole du pouvoir impérial de Rome établi en Angleterre, plutôt qu'une déité locale. Britannia ne devient vraiment un symbole national qu'à partir du xviie siècle, au moment où les ambitions impériales britanniques commencent à se développer au point que, deux siècles plus tard, elles rivaliseront avec celles de la Rome antique.

Ill. 1

pièce de monnaie romaine, Ier siècle de notre ère, British Museum.

pièce de monnaie romaine, Ier siècle de notre ère, British Museum.

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Ill. 2

William Camden, 1607, British Library.

William Camden, 1607, British Library.

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Ill. 3

Médaille, 1667, British Museum.

Médaille, 1667, British Museum.

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Mais l'influence romaine (ou grecque) est évidente aussi dans le développement et le raffinement de l'image de Britannia. Au début du xviie siècle, comme nous le montre l'image de William Camden de 1607 (ill. 2), Britannia n'est qu'une transposition assez crue de l'image ancienne romaine, portant l'enseigne militaire et protégée d'un bouclier. Elle commence à hériter des enseignes plus ponctuelles seulement plus tard, quand son image, qui apparaît, par exemple, à partir de 1672, sur des pièces de monnaie (ill. 4 pour la version de 1897), sera affublée du casque de Minerve (ou d'Athéna) et du trident de Neptune (ou de Poséidon, dieu grec de la mer). À partir du xixe siècle, Britannia se présente de plus en plus dans un char marin tiré à travers les flots par des hippocampes (ill. 5). On voit ainsi que l'icône de Britannia s'est construite peu à peu, suivant la superposition successive d'attributs dont la fonction principale sera encore une fois double : différencier Britannia d'autres figures allégoriques représentant des pays européens, anciens ou modernes, et enrichir l'icône de connotations spécifiquement britanniques, c'est-à-dire nautiques (trident, hippocampes, char, flots, côte rocheuse). À partir du xixe siècle, l'image de Britannia se caractérise ainsi :

Figure allégorique dans le genre de Minerve ou d'Athéna

portant un casque militaire héroïque

 un trident

 un bouclier emblasonné du drapeau national (l'Union Jack)

 (parfois) une tige d'olivier (signe de la paix) ou

 un laurier (signe de la victoire)

Transportée dans un char

 tiré à travers les flots

 au large d'une côte rocheuse

 (celle de l'Angleterre).

Pour assurer une interprétation correcte de l'image de Britannia, il faudrait la présence d'au moins deux de ces éléments, dont le plus essentiel est la « figure allégorique dans le genre de Minerve ou d'Athéna ». Le second élément est généralement choisi parmi les attributs dont on vient de dresser la liste : le drapeau national, le casque militaire ou le trident, qui sont probablement les attributs supplémentaires les plus souvent utilisés. Comme nous le verrons par la suite dans les évocations caricaturales de Britannia (ill. 9 et 10), le contexte ou la légende qui accompagne l'image remédie parfois à la nécessité de ce deuxième élément - la figure de la femme étant, dans ce cas, suffisante pour l'identification de la fonction allégorique de l'image.

Ill. 4

Pièce de monnaie, 1897.

Pièce de monnaie, 1897.

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Ill. 5

Bertram Mackennal, timbre-poste Georges V, 1913-1936.

Bertram Mackennal, timbre-poste Georges V, 1913-1936.

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Logiques d'inférence face à l'hypoicône allégorique

Avant de passer à une comparaison entre la forme « officielle », plus ou moins fixe, de Britannia et les multiples subversions parodiques auxquelles elle a été soumise à partir du xviiie siècle, nous présentons ici un rapide aperçu de la structure inférentielle de l'hypoicône allégorique du point de vue de l'interprétant. En distinguant les différentes catégories de pensée inférentielle signalées par Peirce - la déduction, l'induction et l'abduction -, cette partie de notre exposé facilitera notre analyse ultérieure des différentes formes d'interprétation provoquées par l'image de Britannia dans des contextes divers.

Le premier schéma présente la structure de l'inférence activée par l'interprétant dans une déduction logique, processus selon lequel une règle générale est appliquée à un cas particulier pour produire un objet (Deledalle, 1979 : 21). Ainsi, face au signe (1) Britannia, representamen qui comprend les signes d'un certain nombre de qualités, l'interprétant (3) saisit un parallélisme entre ces qualités et celles contenues dans l'objet (2) du signe (la Grande-Bretagne en tant que pays et nation) :

Schéma 1

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Le processus d'inférence est le suivant : le signe Britannia représente la Grande-Bretagne (déduction logique).

Le deuxième schéma présente le processus d'induction selon lequel une règle (ici le statut conventionnel du signe Britannia) est inférée à partir de certaines qualités et d'un objet (la Grande-Bretagne) :

Schéma 2

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Le processus d'inférence est le suivant : ce signe est Britannia (induction pragmatique).

Le troisième schéma présente le processus d'abduction selon lequel, à partir de la conjonction d'un signe et d'un objet, un cas particulier (un certain nombre de qualités) est inféré :

Schéma 3

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Le processus d'inférence est le suivant : Britannia et la Grande-Bretagne partagent les mêmes qualités (rapport métaphorique).

Proposons maintenant une présentation comparative des trois logiques de l'inférence :

Schéma 4

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Ill. 6

Abram Games, timbre commémorant le Festival of Britain, 1951.

Abram Games, timbre commémorant le Festival of Britain, 1951.

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Ill. 7

B. Craddock, timbre définitif à haute valeur (£10), 1993.

B. Craddock, timbre définitif à haute valeur (£10), 1993.

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Ill. 8

John Flaxman (1755-1826) : Trafalgar Vase, 1805-1806, Victoria & Albert Museum.

John Flaxman (1755-1826) : Trafalgar Vase, 1805-1806, Victoria & Albert Museum.

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Ill. 9

James Gillray (1757-1815) : A new ADMINISTRATION, or - The State Quacks ADMINISTRING, 1783.

James Gillray (1757-1815) : A new ADMINISTRATION, or - The State Quacks ADMINISTRING, 1783.

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Ill. 10

George Cruikshank (1792-1878) : DEATH or LIBERTY ! Or Britannia and the Virtues of the Constitution in danger of Violation from the great Political Libertine, Radical reform !, 1819.

George Cruikshank (1792-1878) : DEATH or LIBERTY ! Or Britannia and the Virtues of the Constitution in danger of Violation from the great Political Libertine, Radical reform !, 1819.

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Ill. 11-12

George Hardie et Jean-Paul Cousin, timbres-poste anglais et français commémorant le Channel Tunnel/ Tunnel sous la Manche, 1994.

George Hardie et Jean-Paul Cousin, timbres-poste anglais et français commémorant le Channel Tunnel/ Tunnel sous la Manche, 1994.

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La Dynamique indiciaire centripète et centrifuge de l'icône

Comme tout signe, une icône nationale, telle que Britannia, est susceptible de deux sortes de manipulation sémiotique. Dans sa capacité officielle, contrôlée par un gouvernement ou une autre autorité juridique, l'icône nationale est caractérisée par une certaine fixité, ce qui assure à la fois sa reconnaissance immédiate, en tant que signe - ce que Peirce appelle un « objet immédiat », - et son sens, qui doit être stable et convenu. Pour assurer cette monovalence et cette fixité, les attributs du signe sont appliqués strictement et rigoureusement gardés. L'icône est d'ailleurs elle-même le plus souvent incarnée dans des formes - pièces de monnaie, sceaux, statues et monuments, images imprimées (timbres-poste, billets de banque) - qui ont été commandées et approuvées par des agences officielles ; elles ne sont donc en principe susceptibles d'aucune modification officieuse. Pourtant, la multivalence ou l'ambivalence de toute icône devient apparente dès qu'elle est déplacée de son contexte officiel et insérée dans un champ de référence plus large. Dans une telle situation, le potentiel dynamique de l'icône est libéré, surtout si elle entre en association avec d'autres images qu'elle rencontre dans des contextes officieux. Cela est surtout vrai de l'icône nationale qui se retrouve dans des affiches ou dans des images caricaturales, dont la fonction première est justement de multiplier les connotations suggestives, humoristiques, parodiques ou subversives de l'image.

Cette ambivalence de l'icône nationale est fonction surtout de la mobilité potentielle des éléments indiciaires qui la constituent. En effet, les indices que l'allégorie incorpore sont susceptibles d'un mouvement soit centrifuge, soit centripète. Quand les indices remplissent une fonction centripète, ils renforcent le statut iconique du signe, dont ils sont les attributs, en cimentant les liens entre les différentes parties de l'image (par exemple, le bouclier porté par Britannia est emblasonné de l'Union Jack, ill. 3). Quand les indices remplissent une fonction centrifuge, ils indiquent des liens avec des objets extérieurs à l'icône elle-même, mais qui sont néanmoins susceptibles de la renforcer (par exemple, la flotte anglaise qui est parfois associée à l'image de Britannia, ill. 3). Dans des représentations officielles de l'icône nationale, c'est surtout la dynamique centripète qui domine : quand l'icône est utilisée dans des contextes plus ouverts - humoristique ou satirique -, c'est la dynamique centrifuge qui prime, élargissant les attributs de l'icône pour qu'elle puisse embrasser des connotations ou des situations au-delà de sa fonction normale ou officielle. C'est ici qu'entrent en jeu, dans le mécanisme sémiotique de l'icône nationale, les potentialités narratives ou mythiques associées à l'allégorie. Car dans chaque nouveau contexte, historique ou mythique, l'icône nationale doit être à même d'agir ou de jouer un rôle qui à la fois élargit et consolide ses attributs intrinsèques.

La fonction officielle de l'icône nationale et sa subversion parodique

Nous allons maintenant examiner des exemples où l'image de Britannia est adaptée à des fins soit officielles (timbres-poste et coupe commémorative, ill. 5 et 8), soit parodiques (des caricatures de Gillray et de Cruikshank, ill. 9 et 10). Notre analyse portera surtout, dans chaque cas, sur la dynamique indiciaire à l'intérieur de l'icône et sur les structures d'inférence logique activées dans la lecture de l'image. Il faut remarquer d'abord que Britannia, en tant qu'icône nationale, n'apparaît presque jamais sans support : son évocation implique toujours un certain but, officiel ou satirique, suivant lequel son image est nécessairement reproduite sur un support convenable.

Dans notre premier exemple, le support est celui du timbre-poste (ill. 5 ; voir aussi Scott, 1995, 1996a-b, 1999). Or, le timbre-poste britannique est unique dans le monde, dans la mesure où il n'est pas obligé, puisqu'il est une invention britannique, d'afficher le nom du pays émetteur. Son statut officiel est indiqué par la seule présence de la tête du monarque (en l'occurrence celle de Georges V). Dans le timbre normal ou définitif à petit format, ne sont reproduits généralement que la tête du monarque et le prix de port. Dans le timbre à haute valeur (Half Crown), comme celui dont il est question ici, le format est celui, plus grand, du timbre-poste commémoratif, et la tête du roi est accompagnée d'une image supplémentaire, celle de Britannia. Étant reproduite sur un document officiel, l'image de Britannia suit à la lettre la forme classique qu'elle prend, en tant qu'icône nationale, à partir du xviiie siècle : femme allégorique armée d'un trident et d'un bouclier emblasonné de l'Union Jack, assise dans un char tiré à travers les ondes par des coursiers. Ainsi, un timbre-poste du xxe siècle reproduit l'image de Britannia dans presque exactement la même forme qu'elle prenait au début du xviiie siècle.

Mais pourquoi l'image de Britannia, qui en tant qu'icône nationale représente la Grande-Bretagne, apparaît-elle sur un timbre qui porte déjà le signe du pays - dans la forme de la tête du monarque ? Est-ce qu'il faut, devant l'image complexe proposée par ce timbre, suivre des inférences proportionnellement multiples ? À un premier niveau d'inférence, on déduit que le signe Britannia et le signe de la tête de monarque doivent indiquer ou représenter la Grande-Bretagne et que, par conséquent, le timbre-poste (et le paquet auquel il est apposé) provient de ce pays. Mais puisqu'il ne fallait qu'un signe pour exprimer ce message, comment devrait-on lire le deuxième ? C'est ici que la simple déduction logique, qui mène directement à un interprétant final (ce timbre provient de la Grande-Bretagne), devient susceptible de lectures supplémentaires basées sur ce que Peirce appelle l'expérience collatérale et l'activation d'interprétants dynamiques. Un tel processus implique une certaine connaissance déjà acquise ou des inférences abductives. Ainsi, le fait que l'image de Britannia apparaît sur des pièces de monnaie britanniques (depuis le xviie siècle) et que Britannia, grâce à certains de ses attributs (trident, hippocampes), évoque une marine, dont le rôle est à la fois militaire et commercial, amène le lecteur du signe, qu'il soit avisé ou imaginatif, à attacher un sens supplémentaire à sa présence : elle est donc censée représenter non seulement la Grande-Bretagne (déduction logique), mais aussi le commerce (abduction, rapport métaphorique).

Cette double fonction iconique de Britannia est confirmée en fait par des timbres-poste britanniques ultérieurs (ill. 6 et 7). Dans le premier, un timbre commémorant le Festival of Britain (exposition internationale de 1951 dont le but était, comme son célèbre précurseur de 1851, la promotion de la culture et du commerce britanniques), son profil ressemble presque à celui de Mercure, autre symbole classique du commerce. Dans le second, un autre timbre à haute valeur (£10), le fait que Britannia représente l'argent aussi bien que la Grande-Bretagne est appuyé par la ressemblance de ce timbre, de taille exceptionnellement grande, avec un billet de banque. Ainsi, dans le timbre de 1913 (ill. 5), la simple déduction logique, selon laquelle des signes nationaux sont interprétés comme des représentations de leur objet (en l'occurrence le pays de la Grande-Bretagne), est suppléée par d'autres inférences, notamment abductives, qui amènent l'interprétant à saisir un rapport métaphorique entre le signe Britannia et le commerce britannique. C'est dans l'activation de tels processus, au niveau de l'indice (rapport signe/objet) et au niveau de l'inférence (niveau du rapport signe/interprétant), que le travail de l'allégorie se manifeste, élaborant des informations qui, bien qu'elles soient « fort elliptiques et allusives » (Jappy, 2002 : 11), n'enrichissent pas moins la création de sens.

Nous voyons un redoublement analogue de sens à l'intérieur d'une image officielle de Britannia dans la coupe commémorant la bataille de Trafalgar (1805, ill. 8). Dans cette image, la marine britannique, sous l'amiral Horatio Nelson, a détruit la flotte française et a ainsi assuré la domination des intérêts commerciaux et militaires de la Grande-Bretagne dans la Méditerranée à l'époque napoléonienne. Ici, quoique la figure allégorique d'une femme au casque de Minerve ne porte ni trident ni Union Jack, son identité est assurée par la légende « Britannia triumphant ». Au lieu du trident, elle porte le symbole de la Victoire (déesse ailée portant une couronne de lauriers) et son bouclier est affublé non pas de l'Union Jack mais du lion, autre symbole de la Grande-Bretagne, qui représente surtout le commerce britannique. Britannia porte aussi une branche d'olivier (symbole conventionnel de la paix), dont la position, entre la victoire brandie par la main droite et le lion du commerce qui appuie la main gauche, signifie, selon une syntaxe purement iconique, et donc parfaitement adaptée à l'expression de l'allégorie visuelle, la paix qui assurera le commerce à la suite de la victoire. Au lieu du char mené par des hippocampes, le corps de Britannia s'appuie sur une gerbe de feuilles de chêne. Cet arbre signifie non seulement, d'une manière générale, la force, mais aussi, dans un contexte britannique, la marine - les bateaux étaient jusqu'à cette époque construits en bois de chêne et les exploits étaient célébrés dans une chanson intitulée « Hearts of Oak » (coeurs de chêne). En fait, l'image de la feuille de chêne opère en tant qu'indice d'une manière à la fois centripète et centrifuge, le chêne indiquant à la fois le pays de la Grande-Bretagne, avec ses forêts de chênes, protégées par Britannia (la marine britannique) - force centripète - et la marine elle-même, qui appuie Britannia dans ses entreprises militaires et commerciales à l'étranger - force centrifuge. Nous voyons donc comment l'allégorie visuelle, même dans sa forme officielle, et donc relativement contrôlée, est susceptible de s'ouvrir à une multiplicité d'inférences à la fois logiques et abductives, qui arrivent toutes pourtant à enrichir et à consolider le sens primitif et fondamental de l'icône.

Dans l'image caricaturale de James Gillray (ill. 9), deux rivaux politiques, Lord North et Charles James Fox (celui-ci identifié dans l'image par sa tête de renard), se réunissent pour fonder une coalition (en l'occurrence de courte durée) et ainsi établir une base plus solide au gouvernement de la Grande-Bretagne. Pour humaniser la figure allégorique de Britannia, la transformer en femme vivante et vulnérable, Gillray lui enlève la plupart de ses attributs symboliques (casque, trident, char, coursiers) pour la laisser ramper à quatre pattes. Son bouclier fêlé est abandonné et son trident, transformé en simple lance, ne sert que d'appui, à l'exemple d'une simple canne. Quoiqu'elle garde les restes de sa cuirasse, elle porte les souliers à hauts talons d'une courtisane, plutôt que les sandales d'une déesse, et sa robe simple n'offre aucune protection contre les attaques de ses ennemis. Ceux-ci sont en effet ses amis et protecteurs, les « administrations », dans le double sens politique et médical, de ses faux docteurs (« Quacks »), prenant la forme d'un lavement. L'effet à la fois choquant et comique - et donc à proprement parler burlesque - de cette image est fonction du détournement de la fonction allégorique conventionnelle. En général signe de la force et de la dignité nationales, Britannia est ici transformée par Gillray en un signe de faiblesse et de honte, exposant ses parties basses - son cul - aux administrations ambiguës des hommes. En tant qu'icône, elle est donc « démythologisée », tout comme elle est violée en tant que femme, le renversement du processus allégorique étant exprimé, de la part de l'interprétant, par le rire, qui est toujours l'indice de la reconnaissance d'un dysfonctionnement sémiologique.

Dans la caricature de George Cruickshank (ill. 10), Britannia est de nouveau dépouillée de la plupart de ses attributs allégoriques. Quoique son bouclier protège encore sa virginité, son sein et sa tête nue sont déjà saisis par les grosses mains de la figure allégorique de la Réforme radicale, dont les attributs français (bonnet phrygien, cocarde tricolore) renforcent la menace. De sa main droite, Britannia brandit l'épée des Lois et, de son bras gauche, s'accoude au roc de la Religion pendant que, jouant encore une fois le rôle d'icône supplémentaire, le lion britannique, ici symbolisant la Loyauté, accourt pour la défendre. Encore une fois, on voit comment une transformation caricaturale de l'allégorie peut activer une forte dynamique centrifuge, selon laquelle certains indices, textuels et visuels, arrivent à suggérer de nouveaux sens qui renforcent, tout en l'élargissant, la signification primitive des attributs symboliques. Ainsi, la devise anglaise royale « Dieu et mon droit », qu'on lit sur la ceinture de Britannia, reprend un sens dynamique en vertu de sa juxtaposition avec l'épée des Lois brandie par Britannia (le Droit) et par le roc de la Religion qu'elle essaie de défendre (Dieu), lequel, à son tour, essaie de l'appuyer. Ce fonctionnement double de l'icône ou de l'indice supplémentaires, suivant une dynamique qui peut être centripète ou centrifuge, ou les deux à la fois, souligne les multiples logiques d'inférence activées par l'interprétant face à l'allégorie, où la déduction logique et l'abduction imaginative se combinent pour approfondir la richesse sémiotique de l'image.

Conclusion

C'est cette combinaison de logiques d'inférence que l'icône nationale, comme l'allégorie dans sa forme plus générale, essaie d'activer. L'icône nationale s'avère donc enrichie de sens quand ses attributs conventionnels sont modifiés ou élargis, même d'une manière caricaturale, par un contexte plus dynamique que celui offert par le symbolisme officiel. C'est pour cela peut-être qu'aujourd'hui même les agences officielles utilisent de plus en plus des formes parodiques ou humoristiques pour exprimer des messages politiques ou commémoratifs. Ainsi, pour fêter l'ouverture du tunnel sous la Manche, en 1994, la Poste française et le Royal Mail britannique ont émis des timbres-poste communs (ill. 11 et 12), où les icônes nationales des deux pays (coq gaulois et lion britannique, Britannia et Marianne, qui se serrent la main fraternellement) prennent la forme de personnages de bande dessinée. Ces personnages, n'étant après tout qu'une version plus récente et populaire des caricatures d'autrefois, comme celles de Gillray et de Cruickshank que nous venons d'analyser, indiquent, par leur forme humoristique, l'arbitraire des symboles qui les constituent, sans pour autant diminuer la richesse du sens que ces symboles sont susceptibles de communiquer. Ainsi, le potentiel de l'allégorie, que ce soit dans la forme de l'icône nationale ou d'une autre structure symbolique, reste aussi vivant aujourd'hui qu'autrefois, peut-être même davantage, étant donné la sensibilité affinée du récepteur contemporain aux enjeux de la représentation sémiotique.