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Omniprésente dans nos vies, la narrativité paraît dotée de la capacité d’occuper tous les champs, tous les genres, tous les médias, d’y déployer des récits dont Barthes (1966) disait qu’ils sont « innombrables » et qu’il faut bien, aussi, qualifier d’envahissants. « Les livres se terminent, mais les histoires qu’ils racontent se poursuivent »[1]. La narrativité semble bien être caractérisée par une aptitude, apparemment irrépressible, à l’expansion ; les récits s’acheminent vers leur dénouement, mais le mouvement qui les y mène paraît, une fois amorcé, acquérir une impulsion suffisante pour assurer de nouvelles aventures aux personnages, relancer les intrigues qui semblaient arrivées à leur terme et développer les trames diégétiques amorcées et laissées de côté. Aussi la « clôture narrative » apparaît-elle davantage comme une interruption, arbitraire et toujours susceptible d’être remise en question, que comme une frontière infranchissable[2]. Divers phénomènes – suites, séries, cycles, etc.[3] – témoignent de cette « pulsion de récit », qu’on prendra toutefois garde d’hypostasier : elle n’est pas le fait des récits comme tels, comme si ceux-ci étaient dotés d’on ne sait quelle faculté ou propension à se poursuivre d’eux-mêmes, mais bien des agents, écrivains, lecteurs, continuateurs, adaptateurs, qui leur impriment ce mouvement et, à l’occasion, le poursuivent au-delà des frontières du texte.

Mais c’est à un autre « débordement » de la décidément proliférante narrativité que je m’intéresserai ici : celui par lequel le récit, non content de régir le(s) texte(s), atteint ce qu’il est convenu d’appeler, depuis les travaux de Gérard Genette (1982, 1987), le paratexte. Je me propose donc d’examiner dans quelle mesure et selon quelles modalités les bords du texte participent eux aussi du narratif, et de quelles manières cette narrativité-là, liminale ou tangentielle, interagit (et dans certains cas interfère) avec celle que nous avons davantage coutume de considérer, celle du « récit proprement dit ». Cette « narrativité paratextuelle » étant encore assez largement inexplorée, je ne saurais proposer ici un examen exhaustif, mais seulement un certain nombre d’incursions préliminaires dont je ne doute pas qu’elles devront ensuite être complétées, nuancées et sans doute révisées sur bien des points.

Il en va du paratexte comme de tous les cadres : il s’affiche pour mieux s’effacer ; il donne à lire plus qu’il ne se donne à lire. Le regard que nous portons sur lui est toujours déjà relancé vers son horizon, vers le texte au service duquel il se met. Nous lisons, si je puis dire, par-dessus l’épaule du paratexte, versant les enseignements qu’il procure dans l’image anticipée du texte qu’il présente, qu’il résume, qu’il commente à l’avance – ou en cours de route. Si l’on excepte divers travaux décisifs sur certains éléments circonscrits (notamment les observations cruciales de Charles Grivel et de Claude Duchet sur le titre romanesque), il aura fallu attendre Seuils, l’ouvrage dorénavant fondateur de Gérard Genette, pour que le paratexte trouve son appellation fédératrice et accède au rang d’objet à part entière des études littéraires. La perspective adoptée par Genette l’amène cependant à se concentrer sur les dimensions énonciative (quelle instance, réelle ou imaginaire, assume le discours paratextuel ?) et pragmatique (le paratexte relève-t-il du discours sérieux ou joue-t-il le jeu de la fiction ?), de sorte qu’il demeure largement silencieux sur la narrativité des bords du texte.

Il est vrai que la vocation première du paratexte, même celui des récits, ne paraît pas spécialement narrative, mais argumentative (inciter à la lecture), interprétative (orienter cette même lecture) ou informative (l’appuyer par l’adjonction de diverses précisions métalinguistiques ou encyclopédiques). Le paratexte ne raconterait pas, mais constituerait un discours d’escorte d’une autre « nature » que celui, proprement narratif, qu’il accompagne. Or cette impression ne résiste pas aux faits. Le prière d’insérer de roman, par exemple, se fait volontiers résumé et donc micro-récit :

Berne, janvier 1905. Une série de meurtres ébranle le milieu scientifique. Les victimes : un groupe de savants membres d’un club très fermé [...].L’arme du crime : une machine infernale. Le mobile : inconnu. Tandis que Watson mène l’enquête et se dissipe, sous l’effet d’un breuvage qui le transforme en obsédé sexuel, Holmes, dans la coulisse, rencontre d’étranges personnages. Séquestré par un groupe de bolcheviks en exil, poursuivi par une ravissante militante, il se lie avec un inconnu nommé Albert Einstein. Qui, de ces deux logiciens, aura le dernier mot de l’énigme ?

Lecaye, 1989

Quant aux titres, s’ils ne sont qu’exceptionnellement constitués de propositions (Les oiseaux se cachent pour mourir, J’irai cracher sur vos tombes, Le lendemain elle était souriante...[4]), ils n’en offrent pas moins un potentiel narratif que Charles Grivel, dès les années 1970, a bien décrit en montrant comment l’« agrammaticalité » même du titre, cette place syntaxique qu’il laisse vide, y concourt :

Le mot du titre, sans contexte immédiat, séparé de son référent, paraît être l’abrégé ou le résumé d’un nombre indéfini de phrases possibles implicites se recoupant et fonctionner comme un noeud de signaux conjoints. [...] Le mot du titre évoque ; il fonctionne comme réservoir de sens, comme tissu associatif où le lecteur a à prélever ce que la vraisemblance romanesque lui impose. Cela en raison directe de la relative agrammaticalité de la phrase du titre qui le comprend.

1973 : 175

Cela dit, et avant d’entrer plus avant dans l’examen des formes que prend cette narrativité paratextuelle, on peut se demander jusqu’à quel point il y a, dans le cas qui nous occupe, « transformation des modèles par la transformation des objets », pour citer le texte de présentation de ce dossier. À première vue, peu : nous aurions affaire, somme toute, à un simple cas de colonisation, par le récit, soit d’une zone qui lui est généralement étrangère (les notes en bas de page), soit d’un espace qu’il habite couramment (titre, prière d’insérer, illustrations), mais sans qu’on y prête trop attention ou qu’on s’interroge sur ses effets et enjeux. Or, cette distinction entre une narrativité prévue dans les fonctions usuelles du paratexte, mais d’autant moins remarquée, d’une part, et une narrativité inhabituelle (et, partant, plus visible, voire déstabilisante), d’autre part, signale déjà, je crois, l’intérêt qu’il y a à se pencher sur ces questions : j’en espère, non pas la modification des modèles généraux du récit mais plutôt, et plus modestement, l’ajout de quelques pièces au dossier des rapports entre la narrativité, ses cadres, ses replis, sa saillance et son action secrète.

À ce stade de ma réflexion, et à titre de déblayage provisoire, je proposerai une typologie assez rudimentaire, à trois termes, que je disposerai selon un ordre croissant de sophistication et de conscience (tant chez l’écrivain que chez le lecteur) des ressources propres du paratexte : amorce, contrepoint et saturation. J’ajouterai que la fréquence de ces modalités est très probablement décroissante, ce qui aux yeux de certains conférera à la deuxième, et plus encore à la troisième, un caractère plus « expérimental » que représentatif. Mais il arrive que les exceptions et autres cas subversifs nous en apprennent davantage sur la norme que la norme elle-même ; on jugera si c’est le cas ici.

Amorce

Sous la bannière d’« amorce », je regroupe tout ce qui, du paratexte, prend les devants narratifs, raconte avant que le récit, officiellement, ne débute. Le titre, le prière d’insérer, la préface parfois, mais aussi les illustrations (trop souvent négligées par les études paratextuelles) sont ici les pièces maîtresses. Pourquoi « amorce » ? Parce que, si on a abondamment glosé sur la fonction informative, des titres par exemple, de même que sur leur degré de conformité sémantique avec le texte, on a moins souligné, peut-être parce que cela relève de l’évidence, le fait que le paratexte atténue forcément la « virginité narrative » du lecteur, quand il ne risque pas de court-circuiter, dans une mesure évidemment variable, le récit qui suit. Je ne peux ici encore que renvoyer à l’étude de Grivel, qui s’attache à ce phénomène sous l’angle, nous dirions aujourd’hui performatif, de la promesse (de récit, de complétude, d’éclaircissement) réalisée par le titre, lequel joue ainsi un rôle crucial dans la « production de l’intérêt romanesque » :

C’est en effet à partir du titre et en lui que le secret composé par le livre se donne à lire et promet son dévoilement. Ce qui est affirmé au titre est à la fois évident et extraordinaire, vrai et ignoré, affirmé et retenu, non découvert, intrigant, contient donc de quoi éveiller l’intérêt tout en l’inscrivant dans le champ de sa future élucidation. Le titre compose une énigme, soit qu’un des sèmes la signifie explicitement [...],soit qu’elle imprègne implicitement l’affirmation qu’il contient [...].  

1973 : 179[5]

Exceptionnels (et d’autant plus spectaculaires) sont en effet les titres qui « vendent la mèche »[6]. La taciturnité a toutefois ses degrés, dont Uri Eisenzweig a, sans doute, trouvé l’un des cas extrêmes :

Cette uniformisation du titre [dans les séries de romans policiers] trouvera d’ailleurs son apothéose, en même temps que son ultime contradiction, dans un événement à faire rêver tout amateur de curiosités paratextuelles : la parution, aux États-Unis (en 1981), d’un mince volume non signé et carrément intitulé Mystery (l’équivalent de, disons, « Polar ») et au sous-titre éloquent : « Complete with everything : Detective, Telephone, Mysterious Woman, Corpses, Money, Rain ».

1986 : 83

Or cette « apothéose » est celle d’un phénomène qui n’est point trop rare, celui du titre rhématique (Poésies de Mallarmé, Conférences de Borges, Lettres de Chandler, etc.)[7]. Pourquoi Mystery frappe-t-il malgré tout l’imagination ? Peut-être parce que, à la différence de ses homologues, il accompagne un texte narratif et qu’un tel texte, pour nous, appelle forcément un titre qui ne se réduise pas à préciser le rattachement générique (d’autres éléments du paratexte s’en chargent et sont conçus à cette fin), et donc un titre qui soit aussi, et surtout, thématique : soit, s’agissant de roman policier, The Mystery of the..., quitte à ce que cette part thématique soit minimale (Trent’s Last Case[8]). On a vu, de toute façon, que le fonctionnement du titre repose sur son caractère lacunaire ; en quoi, dès lors, Mystery se distingue-t-il ? Il n’est pas si « thématiquement vide » que cela : il promet un mystère. Mais, du coup, ce titre ne retient que le dénominateur commun du genre policier dans son ensemble et se refuse à jeter en pâture au lecteur ne serait-ce qu’un élément dont il ne saurait trop quoi faire (Le Mystère du chapeau de soie, par exemple) ; aussi est-ce peut-être moins de minimalisme que d’anonymat qu’il s’agit ici. D’anonymat et de performativité : le titre ne fait pas qu’annoncer un mystère, il en constitue un, exemplairement – et, par un paradoxe pragmatique savoureux, il se distingue des innombrables (titres de) romans policiers en feignant de se fondre dans leur masse.

Le titre n’est bien entendu pas le seul élément du paratexte à opérer sous le mode de l’amorce. Les résumés offerts en quatrième de couverture participent de la même logique qu’ils développent selon une ligne plus ostensiblement narrative : les résumés, ne l’oublions pas, racontent, et il faudra bien un jour effectuer une enquête plus serrée que je ne pourrais le faire ici sur les stratégies narratives qui leur sont propres, en portant une attention spéciale aux modulations génériques. Le seul cas du roman policier, par exemple, montre bien les contorsions narratives auxquelles doivent s’astreindre les auteurs de résumés, qui doivent en dire assez pour titiller l’intérêt du lecteur, mais pas trop pour le dispenser de toute lecture (on connaît la répugnance des lecteurs policiers vis-à-vis de la révélation précoce de la solution). L’illustration, en comparaison, paraît offrir des ressources plus limitées (puisqu’elle ne semble pouvoir proposer qu’une scène, jamais une séquence narrative), mais une couverture peut comporter un montage iconographique : le cas est aujourd’hui peu fréquent[9], mais il était souvent de règle à l’époque où les couvertures, se faisant frontispices, dépeignaient quelques moments forts de l’intrigue à venir. Là encore une enquête serait nécessaire, à laquelle je ne contribuerai que par un exemple, celui du dernier roman de Dickens, The Mystery of Edwin Drood. La particularité de ce roman étant d’être un récit à énigme inachevé (Dickens est décédé après en avoir écrit environ la moitié), on ne se surprendra pas que nombre de chercheurs aient tenté d’extrapoler son dénouement, sollicitant pour ce faire aussi bien le récit comme tel que diverses pièces paratextuelles, dont les illustrations de la couverture réalisées par Luke Fildes. Deux d’entre elles ont particulièrement retenu leur attention, pour la simple raison qu’elles correspondent manifestement à des épisodes non rédigés : celle de droite et celle du bas au centre. La seconde est fréquemment interprétée comme montrant le meurtrier présumé, John Jasper, apercevant à la lueur d’une lampe son neveu Edwin, qu’il aurait tenté (en vain selon cette hypothèse) d’assassiner. Mais de nombreux commentateurs préfèrent plutôt voir, dans l’homme au chapeau, un autre personnage qui se ferait passer pour (le fantôme de) Drood, de manière à terroriser l’assassin et à lui soutirer des aveux – sans compter que certains « droodistes », tout en identifiant l’homme à la lanterne à Jasper, voient celui-ci non pas comme le criminel, mais comme un enquêteur sur la piste du véritable tueur ; ce serait ce dernier, et non Drood ou un imposteur, qui serait surpris et tiré de l’obscurité (Fruttero et Lucentini, 1991 : 400-402).

Figure 1

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L’illustration du centre droit, avec ses personnages gravissant un escalier à colimaçon, fait l’objet, elle, d’un assez large consensus, les spécialistes s’entendant pour y voir divers personnages à la poursuite du meurtrier. Je n’entrerai pas dans les détails des identifications (fluctuantes) des personnages, mais noterai seulement une interprétation audacieuse, celle d’Andrew Lang, qui note que le doigt pointé par le personnage au sommet des marches désigne un personnage d’une autre illustration, nommément Jasper, lequel serait ainsi accusé de manière particulièrement subtile (Lang, 1905 : 80)[10].

On voit que les illustrations proposent moins des bribes de récits qu’une réserve de récits potentiels, leur charge de narrativité (comme on dit « charge d’électricité ») devant être activée par diverses manoeuvres tenant tout aussi bien de la spéculation (et donc de l’invention romanesque, avouée ou non) que de l’interprétation. La pulsion narrative atteint d’ailleurs son comble dans la proposition de Lang, qui rompt avec un réglage de lecture bien établi, celui qui consiste à considérer chaque illustration comme un fragment disjoint d’un récit continu, pour plutôt narrativiser l’articulation, sans cela strictement matérielle, entre les dessins. On peut, sur cette lancée, s’essayer à pousser le jeu un peu plus loin, en notant que l’ensemble des illustrations, sauf celles du bas, sont entourées par les émanations (d’opium, le roman de Dickens ne laisse aucun doute là-dessus) d’une fumeuse et d’un fumeur. Ne pourrait-on pas, dès lors, avancer que l’ensemble des scènes correspondantes (et données comme effectives par la narration) se seraient révélées, à la fin, le fruit d’une imagination narcotique ? Cela ouvrirait assurément de toutes nouvelles avenues de recherche droodiste...

Il ne s’agit pas ici de discuter de la plausibilité respective de ces hypothèses, mais plutôt de souligner ce que la situation particulière posée par ce roman inachevé met en lumière, à savoir que le paratexte comporte une part indéniable de narrativité – une narrativité trouble, qui ne bénéficie pas de la caution du texte (titre, résumé et illustrations sont des machines à fabriquer des lignes narratives inévitablement apocryphes) et qui relève de matérialités signifiantes au fonctionnement spécifique : une « image » ne raconte qu’à condition d’être sertie dans le discours que le lecteur tient à son sujet. En définitive, une narrativité par la bande, avec ses percées et ses périls interprétatifs.

Contrepoint

Le paratexte ne fait pas que précéder le texte (ou, plus exactement, la lecture du premier, celle du second), mais peut aussi le suivre (cas de la postface) ou l’accompagner de manière parallèle : c’est le cas des notes infrapaginales, qui demandent une lecture alternée avec celle du récit, qu’elles interrompent sporadiquement ou plus fréquemment selon les cas. Certes, les notes de bas de pages sont assez rares, s’agissant de prose romanesque : il est question le plus souvent d’indications allographes, généralement fournies par l’éditeur ou (le cas échéant) par le traducteur, et sans valeur spécialement narrative, sinon à titre de complément d’information encyclopédique sur une localité, un événement historique, etc., à quoi le récit fait allusion. La narrativité de ces notes est en quelque sorte d’emprunt, et toute dépendante de celle du texte principal, auquel elles sont strictement subordonnées.

Il arrive cependant qu’un écrivain investisse l’espace infrapaginal, dont il fait un usage nettement plus développé, quantitativement ou qualitativement. La fréquence des notes contribue assurément à déployer, le long du récit proprement dit (ou plutôt, dès lors, principal, et encore), un possible récit parallèle, mais l’intensité narrative ne dépend pas du seul nombre de ces notes : la science-fiction le montre, qui confère aux moindres notations, y compris infrapaginales, une importance stratégique dans la reconstruction du monde fictif. Soit par exemple, dans 1985, roman d’anticipation de György Dalos (1982), la référence bibliographique à l’ouvrage (imaginaire) de O’Brien, « Secrets dévoilés, les révélations d’un agent de la police secrète, Penguin Books, Hong Kong, 2010 » (1983 : 16). Le point important ici est évidemment la localisation des éditions Penguin à Hong Kong (et non à Londres ou à Harmondsworth), ce qui ouvre des perspectives pour le moins intrigantes et offre au lecteur l’occasion d’exercer ses talents abductifs. Dans ce monde (qui prend le relais du 1984 d’Orwell), le décès de Big Brother a été suivi en Océania (notre Royaume-Uni) d’un dégel, puis d’une révolution et, enfin, d’une contre-révolution qui a instauré une démocratie de façade ; on peut dès lors supposer que les éditions Penguin n’ont eu d’autre choix que de s’établir dans l’ancienne colonie anglaise de manière à échapper à la censure[11]. La note sur le livre de O’Brien devient, ainsi, non pas tant un récit qu’un dispositif apte à appuyer une élaboration inférentielle (de type « géopolitique-fiction ») laissée aux soins et à l’initiative du lecteur. Ce qui n’est déjà pas si mal, compte tenu des moyens spectaculairement modestes (une référence bibliographique) ici mobilisés.

Inversement, le fait de conférer un allant ouvertement narratif à certaines notes pourra sembler une subversion facile. La brusquerie avec laquelle les « Notes de l’historien » qui émaillent 1985 passent du registre encyclopédique (ajouts d’informations latérales, contestation de certaines affirmations faites par des personnages[12], etc.) au registre narratif (diatribe contre le directeur de l’institut, description des brimades que celui-ci fait subir à l’historien et récit de l’incarcération de ce dernier après qu’il ait posé un geste d’éclat) inscrit certes au coeur des notes un récit second[13]. Mais cela se fait en abandonnant, forcément, la spécificité discursive du paratexte et en mettant en péril l’articulation de ce dernier au texte lui-même, le « récit » de l’historien risquant dès lors d’apparaître comme artificiellement (et arbitrairement) greffé au récit principal[14]. Or certaines notes, plutôt que de le dissimuler, misent précisément sur cet aspect intempestif de leur intervention. Ainsi, toujours dans 1985, la phrase

C’est vrai, il n’existe pas de système parfait mais un système dans lequel on peut jouer librement Hamlet, un système où le public n’y retrouve pas son propre destin de malheur, un tel système n’est déjà plus si terrible

Dalos, 1983 : 114

est-elle suivie de cette note :

75. Ce n’est peut-être pas le lieu pour en faire état, mais je le note tout de même : j’ai été privé de hausse de salaire parce que, le jour de l’anniversaire du chef, je me suis ostensiblement fait porter malade, alors que tous les autres étaient là. Mes collègues – tous des lèche-bottes – l’ont complimenté à en perdre la voix et le chef a offert à chacun d’eux le livre de merde qu’il vient de publier, avec une dédicace personnelle... Si je ne me retenais pas...

Note de l’hist.

Rien n’est plus aisé, évidemment, que de convertir de telles intrusions en traits psychologiques – ici, l’exaspération – de leur énonciateur. Mais cela souligne aussi ce qui ordinairement passe inaperçu, à savoir que la note est un événement (textuel) : la petite péripétie, peu importe sa teneur, de l’interruption d’un discours par un autre. Certes ces péripéties sont « pulvérulentes », pour reprendre le qualificatif que Genette (1987 : 293) attribue aux notes, mais c’est peut-être surtout parce que notre lecture, malgré l’insistance de la pragmatique, peine de manière générale à reconnaître les actes de langage qui se résorbent plus souvent qu’autrement dans le contenu propositionnel des énoncés.

À moins que ceux-ci ne mettent en scène l’acte même qui consiste à annoter. Cette mise en scène, méthodiquement construite tout au long de l’ouvrage, un roman récent de l’espagnol d’origine cubaine José Carlos Somoza en offre un exemple flamboyant[15]. « Toutes les notes du traducteur sont de l’auteur », lit-on au tout début de La Caverne des idées (2002 : 8), ou du moins de la traduction française, que j’utilise ici, de ce roman. Je ne sais si cette note (sur les notes) figure dans l’édition originale en espagnol, mais il est net qu’elle permet ici d’éviter qu’on attribue à Marianne Millon, traductrice française du roman de Somoza, des notes qui se rapportent, on le comprend peu à peu, à la traduction (dans une langue qui n’est jamais précisée) d’« un texte grec classique d’un auteur anonyme qui remonte à l’Athènes postérieure à la guerre du Péloponnèse » (ibid. : 105 n.) et intitulé, lui aussi, La Caverne des idées. Reprenons avant de céder au vertige. Le roman de Somoza est constitué, d’une part, d’un roman attribué à un auteur grec inconnu, roman (policier) qui relate l’enquête menée par Héraclès Pontor[16] autour d’une série de meurtres commis à Athènes ; d’autre part, des fréquentes, et dans certains cas copieuses, notes de son traducteur (fictif), notes qui ont d’abord un caractère philologique, mais qui glissent peu à peu vers le récit d’une traduction qui ne va pas sans de curieuses, et bientôt inquiétantes, vicissitudes. Tout cela commence, assez simplement, par une double analogie entre le détective et le traducteur, celui-ci cherchant à repérer et à interpréter des figures obsédantes (« eidétiques ») parsemées dans le récit[17], celui-là comparant les indices à un texte qu’il n’a pas complètement traduit (ibid. : 161). Aussi fascinante soit-elle, cependant, cette analogie préserve la frontière entre les registres textuels et les mondes qui y correspondent (la fiction athénienne de Pontor, la « réalité » contemporaine du traducteur). Mais ce rassurant partage s’effritera peu à peu, à mesure que les personnages – et en particulier un ami de Pontor nommé Crantor – se mettent à multiplier les allusions, d’abord au fait que le monde où ils vivent est comme un texte, ensuite, plus décisivement, à une prétendue croyance « très répandue dans certaines régions éloignées de la Grèce » et selon laquelle « il y a Quelqu’un en ce moment même qui [...] déchiffre nos actions et nos pensées, en découvrant les clés occultes dans le texte de notre vie. Ce quelqu’un s’appelle l’Interprète ou le Traducteur... » (ibid. : 102). Ces signaux répétés ne manquent pas de troubler le traducteur, qui se met à noter que le récit qu’il traduit semble figurer non seulement sa fonction, mais sa personne même ; il se reconnaît dans le personnage d’une pièce de théâtre en abyme, puis dans l’une des sculptures de l’inquiétant Ménechme...

La frontière entre le monde du texte et le monde des notes paraît de plus en plus poreuse. Crantor interpelle le Traducteur, relayé apparemment par le narrateur (« Il te cherchait toi », ibid. : 103) ; une inscription gravée sur la pierre, dans la fiction, correspond exactement aux mots que le traducteur de cette scène vient d’écrire (ibid. : 178) ; un dialogue paraît s’établir entre des habitants des deux zones du texte :

Soudain il [Crantor] s’arrêta et dit, avec beaucoup d’emphase :

– Remarque que j’ai dit « canines » et « tordus »** ! [...]

Personne ne comprit très bien auquel des assistants s’était adressé Crantor par cette phrase. Après une pause, il reprit sa promenade et son discours [...].

** Les mots eidétiques du chapitre, oui, je l’avais remarqué. Merci de toute façon, Crantor. (n.d.t.)

Ibid. : 195

On commence à comprendre que l’« histoire » de La Caverne des idées, ce n’est pas seulement celle de l’enquête policière de Pontor, ou celle de la traduction du texte qui raconte cette enquête, mais aussi, et de plus en plus à mesure que le lecteur avance dans le livre, l’histoire des rapports entre texte et paratexte. Le point culminant de cette histoire est, comme il se doit, un coup de théâtre : le chapitre viii, contrairement à ceux qui précèdent, est narré au « je », un « je » qui renvoie clairement au traducteur, lequel accède ainsi, de façon incompréhensible, au texte principal. Il se dit que « quelque chose avait changé » (ibid. : 203) ; ce quelque chose, c’est bien évidemment la relation entre le texte principal et les notes, les secondes ayant évincé le premier, ou plutôt, ayant opéré une fusion avec celui-ci, puisque le traducteur y dialogue avec Héraclès Pontor[18]. Les notes elles-mêmes ne semblent plus avoir de raison d’être, du moins jusqu’à la toute fin du chapitre, où une note du traducteur dénonce ce « faux chapitre viii » ; du coup, il se dissocie du personnage de traducteur que présentaient les dernières pages, réalisant ainsi une illustration saisissante de l’« effet-repoussoir » décrit par Vincent Jouve[19]. Suivra un « véritable » chapitre viii, où l’intrigue athénienne reprend son cours comme si de rien n’était. À hauteur de fiction (celle du monde du traducteur), ce retournement s’appréhende comme un piège disposé par le mystérieux personnage qui a séquestré le traducteur et qui, selon ce dernier, a intercalé ces pages apocryphes dans le manuscrit de La Caverne des idées pour le confondre[20]. À hauteur de « transdiégèse », c’est-à-dire de cette histoire instable faite des rapports entre texte et paratexte, c’est bien à une cascade de péripéties « paginales » qu’assiste le lecteur sans doute un peu médusé.

Car on aura compris que les aventures de la note, et plus largement celles du paratexte, sont aussi des aventures du lecteur. Une note est un événement de lecture, à commencer par le fait qu’elle provoque un détour du regard et de l’attention vers une zone en quelque sorte intercalaire[21] ; minuscule voyage, sans doute le plus souvent oublié aussitôt qu’achevé, mais que la longueur, la densité ou le propos de certaines notes souligneront, quitte à provoquer l’exaspération des lecteurs peu portés sur les excursions infrapaginales. Certains dispositifs exacerbent ce fonctionnement ; c’est le cas du récent (et foisonnant) House of Leaves de Mark Z. Danielewski (2000), dont le labyrinthe textuel et paratextuel du neuvième chapitre, pour ne mentionner que celui-là, met la vigilance (et la patience) du lecteur à rude épreuve : le texte principal et les notes (rarement la distinction entre le premier et les secondes aura-t-elle été aussi fragile) y sont pulvérisés en blocs de dimensions, de positions et de « directions » (il faut parfois tourner le livre à 90 ou 180 degrés pour les lire) constamment changeantes ; les notes y sont appelées par deux systèmes, l’un numérique, l’autre employant divers symboles ; elles renvoient fréquemment à d’autres notes, qui elles-mêmes renvoient à d’autres notes, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le lecteur, se rappelant soudain qu’il a abandonné depuis longtemps le texte principal, retourne en arrière à la recherche – difficile – de son point de départ. Cette structure affolante entend figurer (para)textuellement l’architecture démentielle de la demeure de Will Navidson, tout comme les interpolations dédaléennes de ces notes matérialisent, pour le lecteur, la géométrie impossible de cette « maison de feuilles » où un espace gigantesque s’ouvre entre deux pièces pourtant contiguës : entre les mots qui précèdent et suivent un appel de note, c’est, semblablement, un ruban textuel (presque) interminable qui s’insère et dans lequel le lecteur, lui aussi, s’engage à ses risques et périls.

Moins exubérant, le dispositif des notes du chapitre viii (là encore, l’un des plus importants du livre) de W ou le souvenir d’enfance (Perec, 1975) est toutefois susceptible de provoquer un résultat qui a quelque chose d’effrayant. Il s’agit d’un chapitre complexe sur le plan énonciatif, où Perec, écrivant entre 1973 et 1975, recopie « sans rien y changer » deux textes rédigés à la fin des années 1950, le premier sur son père, le second sur sa mère ; ces textes se distinguent typographiquement (ils sont composés en caractères gras) et sont suivis de 26 notes, contemporaines de l’écriture de W, et qui apportent diverses précisions et surtout rectifications sur l’un et l’autre des textes de jeunesse. On se retrouve devant un feuilleté temporel tant énonciatif que diégétique : annotation, dans les années 1970, de textes des années 1950 se rapportant à des événements des années 1930, autour de l’enfance de Perec et de la disparition de ses parents pendant la Seconde Guerre mondiale, l’un sur le front, l’autre à Auschwitz. Les particularités typographiques de ces différentes strates d’écriture doivent être signalées, on verra bientôt pourquoi. Les deux textes recopiés se distinguent du reste par leurs caractères gras ; les notes, dont l’ensemble forme une séquence assez longue (Perec, 1975 :  49-57), ne sont pas disposées en bas de page mais à la suite des textes des années 1950, obligeant ainsi le lecteur à une série d’allers-retours à l’intérieur du livre ; typographiquement parlant, rien, à part la numérotation, ne distingue ces notes du texte « principal ». La disposition et la typographie « aidant », il n’est pas impossible – cela m’est brièvement arrivé lors d’une relecture, voici quelques années – que le lecteur enchaîne directement de la fin de la note 26 au texte principal qui suit immédiatement et n’en est séparé que par un interligne, croyant ainsi achever sa lecture du chapitre. Or le lecteur, ce faisant, néglige (bien involontairement) les dernières lignes, poignantes dans leur sobriété, du texte de jeunesse sur la mère, lignes qui suivent l’appel de note 26 et qui racontent précisément (le peu que Perec savait de) sa fin[22] : à la disparition de la mère correspond alors, pour cette lecture cursive prise au piège des notes, l’escamotage du texte par lequel son fils entend préserver cette disparition de l’oubli. Dans d’autres textes (La Disparition, exemplairement, mais aussi La Vie mode d’emploi, et bien d’autres), Perec matérialise le manque pour, en quelque sorte, le conjurer à travers l’écriture. Ici, jouant avec le feu (peu importe que tout ceci soit volontaire ou non), son livre dispose un minuscule dédale qui risque de provoquer un tel manque en son sein, ou plus exactement au milieu du parcours de (certaines) lecture(s), du moins jusqu’à ce que le lecteur réalise son « erreur » en retrouvant les quelques lignes tapies entre texte et paratexte et qu’il constate à quel point lire vite équivaut à effacer malgré soi.

Saturation

Les exemples considérés jusqu’ici montrent que, loin d’être toujours pacifiques, les rapports entre texte et paratexte peuvent à l’occasion impliquer diverses tensions qui ne sont pas toutes sémantiques[23] puisque l’enjeu peut aussi en être la lecture, son attention, son parcours : le paratexte, traditionnellement relégué à un statut d’adjuvant de la lecture, revendique alors plus ou moins fortement celui d’objet à part entière de la considération du lecteur. C’est dire que ces frictions ont partie liée avec l’émancipation du paratexte. Cette émancipation peut reposer sur des facteurs sémantiques : c’est le cas lorsque le propos paratextuel réclame un intérêt au moins égal à celui du texte ; la narrativisation des notes, dans La Caverne des idées ou dans House of Leaves, y parvient en mettant en regard deux récits parallèles s’interrompant l’un l’autre ; le simple fait que le lecteur éprouve à l’occasion l’impression que le texte principal interrompt (le récit développé dans) une note montre bien à quel point l’économie des rapports entre les deux espaces textuels se trouve bouleversée.

Le pas suivant est franchi avec ce qu’on peut appeler l’éviction paratextuelle du texte et qui consiste à saturer l’espace du livre par ce qui, normalement, n’en constitue que la frange. Quelques exemples de ce qu’on pourra considérer, à plus d’un titre, comme des pratiques marginales. Le choix oulipien d’écrire sous contrainte a mené Paul Fournel (1990) à se donner celle de produire un texte qui ne serait que paratexte – mais qui emploierait la gamme à peu près complète des ressources disponibles de ce côté, titre, notes, épigraphe, index, etc. André Sinclair (2004), lui, a fait « paraître » Vous êtes ici Vous n’êtes pas là, un « ouvrage » qui, passé sa couverture intrigante (pastiche visuel de la collection blanche des éditions Gallimard, devenues ici « Gallimerd », quatrième de couverture en langage macaronique), n’offre qu’une succession de pages parfaitement vierges, de sorte qu’on se demande si on doit le considérer comme un simple cahier agrémenté d’une couverture « potachique », ou comme un ouvrage pirate, destiné à accomplir une déstabilisation minuscule du dispositif livresque[24].

Ces exemples nous éloignent quelque peu de la question de la narrativité ; les deux suivants nous y ramènent, puisqu’il s’agit de fictions narratives réduites à leur plus simple appareil paratextuel. « The Index », nouvelle de J. G. Ballard (1977), ne livre, de la biographie de près de 800 pages d’un certain Henry Rhodes Hamilton, que les cinq pages de son index nominum. Le lecteur qui lit ces entrées[25] ne pourra manquer d’être frappé par ce qu’a de curieux le parcours « en continu » de ce qui n’est habituellement qu’un instrument de repérage (dans l’espace du livre) et qui se voit ici promu au rang de discours, certes fortement troué. Car ce que ce texte a de plus fascinant est en même temps ce qu’il a de plus frustrant : convié à imaginer des liens et à combler les vastes interstices entre ces dizaines de notations sibyllines, le lecteur ne parviendra probablement, en fait, qu’à produire une poignée (ou davantage, selon le degré de sa patience) de bribes narratives[26]. Ballard compose avec les contingences de l’ordre alphabétique qui l’amènent à pulvériser et à réordonner arbitrairement la chronologie narrative, mais le choix des noms lui donne l’occasion d’exercer un « pouvoir décisionnel » qu’il n’abdique que partiellement, ou qu’en apparence : ainsi, la toute dernière entrée permet au lecteur de découvrir l’identité de l’auteur de la biographie (opportunément nommé Zielinski), de même que sa disparition (qui ajoute, à bien y penser, un mystère supplémentaire : qui a bien pu relater, dans la biographie, la disparition de son propre auteur ?)

Mais l’exemple le plus ambitieux que je connaisse est assurément L’Interdit, roman de Gérard Wajcman (1986) qui n’est constitué que de notes et que Genette, qui en signale l’existence, ne commente que par un cinglant « cela devait arriver un jour » (1982 :  295n.) – ce qui en dit assez long sur les effets des partis pris esthétiques, parfois, sur la réflexion théorique. Or L’interdit est loin de se réduire à un gadget bibliologique. On pourrait certes voir l’effacement du texte principal, matérialisée par la blancheur de la partie supérieure des pages, comme un artifice destiné à renouveler l’idée, plus très révolutionnaire, du « roman par fragments ». Mais l’emploi du dispositif de la note implique que ces « fragments » sont, en fait, des énoncés formant des séquences complètes, rattachées cependant à un texte dont l’absence occasionne cet effet de discontinuité d’une note à l’autre. Dès lors, il est tentant d’imaginer une lecture qui, partant des notes, investit l’immense Leerstelle qu’elles circonscrivent. Le prière d’insérer le suggère d’ailleurs explicitement :

Il y eut ici un récit. Ne subsistent plus que des notes en bas de page dont les renvois et l’articulation invitent le lecteur, d’une part, à imaginer ce qu’était – ou ce qu’aurait pu être – ce texte et, de l’autre, à s’interroger sur les raisons de cette inexplicable disparition.

Je ne suis cependant pas certain que les lecteurs s’attellent avec persévérance à pareille reconstitution, et ce pour deux raisons inverses : d’une part, parce que le caractère parfaitement obscur de certaines notations (par exemple la note 51 [Wajcman, 1986 : 75] : « Il n’en connaissait donc pas la fin » – la fin de quoi ?) constitue un obstacle trop grand ; d’autre part, parce que plusieurs notes, au contraire, ne présentent qu’une attache minimale au texte absent et ne sont pas loin, par conséquent, de se donner à lire comme des séquences autonomes (mais pas forcément plus intelligibles pour autant). C’est le cas de la (longue) note 8, dont je ne cite ici que le début :

Certains, trop heureux de leur découverte pour penser à le blâmer à cause de ce qu’elle signifiait, songèrent à lui adresser un signe discret de connivence marquant qu’ils avaient compris et garderaient le secret. Mais ils jugèrent préférable en fin de compte de s’abstenir car si ce qu’ils imaginaient était fondé il valait mieux ne pas s’en montrer complices ; et dans le cas contraire, ils risqueraient de paraître ridicules et peut-être blessants.

Ibid. : 22-23[27]

C’est donc une tension curieuse qui se développe ici. Dépendantes de rien, les notes de L’Interdit ne sont pas pour autant indépendantes. Le paradoxe – assumé, fondateur – de ce roman est en effet que la position périphérique et seconde du paratexte n’y est pas annulée même si le centre demeure imperturbablement vide. La teneur des notes, cependant, ne donne que peu de gages à cette fiction de texte principal (« Il y eut ici un récit »), de sorte que le lecteur, j’imagine, veillera davantage à « s’interroger sur les raisons de cette inexplicable disparition » qu’à « imaginer ce qu’était – ou ce qu’aurait pu être – ce texte ».

Ces raisons sont en quelque sorte métaphoriques, puisque L’Interdit est, pour une part non négligeable, l’histoire de la redécouverte d’une parole et d’une langue, le yiddish, à travers le silence. « Comment apprendre une langue qui ne disait que du silence, et de l’absence ? », se demande le narrateur (ibid. : 262). La réponse n’est pas dans L’Interdit, elle est L’Interdit. On ne s’étonnera donc pas que les événements de ce roman soient, fréquemment, des événements de texte, de discours et de langage. La fuite du protagoniste est causée par un malentendu (ibid. : 36), dont on peut dire non pas qu’il tire parti, mais plutôt qu’il se laisse déterminer par lui : pendant une conversation, on évoque un départ ; le protagoniste croit qu’il est question de lui et se moule aussitôt à cette affirmation. Arrivé à Venise, le personnage redécouvre sa judéité en entendant la prière d’un vieil homme (ibid. : 218) ; peu après, il perdra la voix. Cet événement sera décisif, non seulement en ce qu’il décidera le protagoniste à écrire (pour se rassurer quant à sa faculté de langage), mais aussi en ce qu’il sera immédiatement suivi d’une modification capitale dans le régime énonciatif, la note 200 (qui succède immédiatement à celle où sont racontés la perte de la voix et le passage à l’écriture) étant, comme le seront les suivantes, énoncée au « je » : « Voilà comment je décrirais la chose ; j’ai perdu la possibilité d’habiter dans un monde de paroles » (ibid. : 234). Cela confirme ce dont le lecteur se doutait depuis quelque temps, à savoir que le « il » des notes dissimulait un « je » en quelque sorte relégué au silence, et donc que le commentateur était celui-là même dont il glosait le récit absent. À partir de ce point, peut-on dire qu’il continue à tenir un discours second ? Le fait qu’il s’agisse toujours de notes pourrait le laisser croire, mais un événement minuscule – et discursif, encore une fois – amène à en douter. Cela se produit à la jonction des notes 201, celle-ci se terminant par « Cette possibilité me suffit », et 202, qui commence par « Cette possibilité a vacillé ». Car, en s’articulant à la note précédente, et non à un énoncé du texte absent, la note 202 évacue ce dernier, bien plus radicalement que le blanc typographique. Le texte « principal » se trouve ainsi doublement congédié : à l’oblitération qui le frappe depuis le début (mais une oblitération que les notes ignoraient jusque-là, en feignant que ce texte existait) s’ajoute maintenant un effacement assumé, la note 202 abandonnant la fiction du commentaire.

Cette fiction bénéficie cependant, pendant quelques pages du moins, d’une prolongation en quelque sorte résiduelle, qui ne tient plus qu’à la disposition matérielle, les notes continuant de se présenter au bas de pages laissées en blanc. Tout se passe donc comme si la note survivait à sa fonction, comme si le narrateur, maintenant « démasqué » (quoique toujours anonyme), continuait machinalement à écrire au bas des pages, faisant précéder chaque fragment de numéros qui ne répondent à aucun appel. C’est du moins ce que le lecteur peut se dire pendant quelques pages, jusqu’à ce qu’une note, la 206e, revienne subitement au « il », un « il » aussi nettement distinct que possible du « je » du texte principal :

Comme si cette « déréliction » ne s’achevait pas dans ce désespoir mais réclamait encore de lui qu’il y consente. Toutefois il ne dira rien de plus et s’arrête là, sans nous donner toutes les raisons qu’il disait avoir entrevues de cette « exténuation ». La fin du récit reste donc suspendue.

Ibid. : 245

La suite – car le texte ne s’interrompt pas là – opposera notes au « il » et notes au « je », d’une manière qui ne permet pas de conclure assurément que le premier est le masque du second. La dernière péripétie se déroulera au tournant, littéralement, d’une page, lorsque le lecteur, en voulant poursuivre sa lecture d’une note significativement non numérotée (ou plutôt numérotée en blanc : « [ ] »), s’apercevra que cette note, au verso, devient texte principal, jusqu’à la fin, une dizaine de pages plus loin, du roman, qui s’achève sur une réconciliation du narrateur avec le silence, un silence qui se confond pour lui avec la langue yiddish qui est « la langue des morts entrée en [lui] » (ibid. : 267). L’écriture a abandonné le détour des notes mais, même étalée à pleine page, n’en continue pas moins à être fondée sur une absence.

Conclusion

Le statut du paratexte est paradoxal en ce qu’il s’agit à la fois d’un discours en surplomb, d’un métadiscours qui intervient sur celui de l’oeuvre, et d’un discours d’escorte, secondaire par rapport à celui au service duquel il se met – secondarité vérifiable non seulement dans sa lecture, souvent cursive et diagonale, mais dans son existence même que la moindre réédition peut menacer.

La narrativisation ostensible, surtout lorsqu’elle affecte des zones paratextuelles habituellement réservées à d’autres fonctions, change évidemment tout cela, en intégrant à l’oeuvre cette « marge intérieure » que, ludiquement, elle se donne : l’éditeur qui reprendrait La Caverne des idées sans les notes de bas de pages se verrait accusé de mutiler le texte (ce qui, on le notera, n’arrive jamais à ceux qui altèrent par exemple le prière d’insérer). Mais cela ne manque pas de faire surgir un nouveau paradoxe : la narrativité paratextuelle compromet d’autant plus son caractère paratextuel qu’elle exacerbe sa dimension narrative. Notre petite enquête serait-elle finalement sans objet et, partant, sans enseignement ? Peut-être pas tout à fait, si l’on retient la leçon, qui dépasse largement les cas « expérimentaux » dont il a été question ici, d’une performativité du titre, du prière d’insérer, des index, etc., qui agissent sur le texte et, ce faisant, sécrètent des aventures – celles, parfois déroutantes, de leur lecture – même lorsqu’ils n’en racontent aucune. Ces aventures-là, que nous vivons silencieusement (mais parfois, on l’a vu, plus intensément) face à chaque livre, il faudra bien les scruter un jour.