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Génocidé[1] est le témoignage de Révérien Rurangwa, Rwandais survivant du génocide des Tutsi de 1994. C’est l’autoportrait physique et psychologique dans lequel le narrateur Rurangwa alterne continuellement la description et la narration pour peindre l’homme qu’il est devenu à partir de la rupture de sa vie causée par le génocide.

L’autoportrait est introduit dans Génocidé par une photocopie de la photo de famille. Dans cet article, nous allons d’abord montrer comment ce document pictural imparfait devient un maillon puissant auquel finit par s’imbriquer le portrait que Rurangwa nous peint de lui-même dans une tentative de se remémorer et de se réapproprier un corps morcelé et marqué par le bourreau. Nous allons ensuite examiner comment ce corps ciblé, marqué et confisqué par le regard de l’autre et la main criminelle va être récupéré par son propriétaire légitime pour se dire et dire le génocide.

Génocidé est un texte où plusieurs mécanismes textuels et narratifs sont mis en oeuvre. Notre analyse est de ce fait pluridisciplinaire : elle fait appel à différents travaux consacrés à l’étude de la photo et à celle du corps, émanant du domaine de la sémiotique, de la sémiologie, de la psychanalyse et de la communication en général. Elle s’appuie également sur la théorie narratologique et plus précisément sur le concept de l’intertextualité, voie qui nous est d’ailleurs tracée par Rurangwa dont le témoignage fait continuellement appel aux témoignages et études sur le génocide des Juifs et des Tutsi. Le narrateur puise également dans le récit mythique et le texte historique pour nous présenter différents discours inscrits dans sa chair et sur son corps de Tutsi ethnicisé. Son portrait psychologique se mire également dans l’extrait du constat psychiatrique publié intégralement à la fin de son témoignage.

Rurangwa : témoin confronté à l’indicible

Comme tous les autres survivants du génocide, Rurangwa se trouve confronté à la problématique de l’indicible. Celle-ci s’annonce d’abord dans la phrase de Primo Levi posée en épigraphe au prologue de son témoignage : « Il n’est ni facile ni agréable de sonder cet abîme de noirceur, et je pense cependant qu’on doit le faire » (Génocidé : 9). Comme ce survivant de l’Holocauste, Rurangwa, dont l’« existence a soudainement basculé dans une horreur indicible » (ibid.), exprime lui aussi son désir ambivalent de transmettre son expérience du génocide et son impossibilité de ne pas pouvoir la communiquer. Comment va-t-il « [se] contenter de raconter avec des mots souvent maladroits – comment transmettre l’intransmissible » (ibid.) et comment peut-il « pénétrer dans l’inimaginable, avec des mots impuissants à exprimer l’horreur » (ibid. : 29) ? Telles sont les questions que se pose continuellement Rurangwa dans sa tentative de témoigner. Son témoignage non seulement ne peut se dire, mais il est aussi incompréhensible et intransmissible. Dans son entreprise douloureuse de témoigner, Rurangwa a la prétention non pas d’expliquer mais d’exposer ce qui s’est passé. Son témoignage intègre d’ailleurs toute une série de « pourquoi » et de « comment » auxquels il n’arrive pas à répondre. « Tenter de savoir est-ce possible ? Je ne le crois pas. Seulement les questions ne demandent pas la permission pour surgir, elles s’imposent d’elles-mêmes » (ibid.).

Devant cette incommunicabilité langagière qui s’oppose à la transmission et à la compréhension d’une expérience qui défie toute imagination, Rurangwa se trouve d’abord face au dilemme du survivant du génocide esquissé par Michael Rinn dans son analyse sémiotique de l’indicible, celui de « dire ou taire » le génocide. Mais Rurangwa choisit de le « dire malgré tout » (Rinn, 1998 : 19-35). Il s’impose le devoir de témoigner de cette horreur :

Je veux la retracer sans trembler, même si je ne pourrai jamais la décrire dans toute son horreur. Mais il me faut la dire pour ne pas mourir. C’est une façon de combattre ce qui pourrait me faire succomber : la haine et le silence [...] (Génocidé : 9-10) [et de] chasser le désir de vengeance, cette bête noire qui mord le coeur et dont le venin envahit tout l’être à le paralyser.

(ibid. : 14)

Dire le génocide est pour Rurangwa une parole thérapeutique qui lui permet de rompre le silence et de se défaire de la haine qui le ronge. Sa parole de témoin non seulement se conjugue au singulier, mais en outre s’articule au pluriel : Rurangwa témoigne pour qu’ « hommage soit rendu aux victimes [et que] réparation et respect [soient] offerts aux rescapés » (ibid. : 10). « Comme celle des autres survivants du génocide, [son] histoire rejoint l’Histoire » (ibid.) ; propos qui font d’ailleurs écho à ceux d’un autre témoin, survivant du génocide des Tutsi, Esther Mujawayo. Dans SurviVantes, cette femme déclare que témoigner à titre personnel n’est pas la fin ultime de son témoignage ; elle témoigne parce qu’elle sait que, au « Rwanda, chaque histoire personnelle est devenue de l’Histoire » (2004 :17). Le devoir de témoigner au nom de tous et de l’humanité n’est pas une particularité des témoignages des Tutsi, mais c’est un dénominateur commun des témoignages de nombreux survivants d’autres génocides.

Dans son dessein de témoigner, Rurangwa se heurte également à un autre grand obstacle : il doit témoigner de sa propre mort et à partir d’elle. Il a été tué, mais il vit ; il décrit cette dichotomie singulière dans la première phrase du prologue de son livre : « ils m’ont tué, moi et toute ma famille, sur une colline du Rwanda, en avril 1994, mais je ne suis pas mort » (Génocidé : 9). Il réitère cette irréalité inouïe à plusieurs reprises dans le texte : « ils m’ont tué mais je n’arrive pas à être mort. Du moins, je crois que je suis encore en vie » (ibid. : 57) ; plus loin il se considère même comme « un cadavre vivant » (ibid. : 66). Dans son étude sur les témoignages, intitulée Sortir du génocide. Témoigner pour réapprendre à vivre, Régine Waintrater écrit :

Chaque survivant est à la fois mort et vivant : tous le disent, qu’ils soient juifs, cambodgiens, bosniaques, ou rwandais. Seuls, morts, démolis, mis à part, autistes : autant de mots qui tentent de dire dans quel état le génocide laisse ceux qu’il n’a pas pu faire disparaître. (2003 : 233)

Rurangwa a été d’abord physiquement et psychologiquement démoli : coupé, découpé, haché et « machetté » pendant le génocide, son corps morcelé et épuisé a cédé, et a été récupéré au milieu d’un tas de cadavres dont les charognards se régalaient. C’est grâce aux prisonniers qui couvraient de terre les corps des morts que Rurangwa a été découvert et a pu plus tard réintégrer la vie. Mais quelle vie ? Il ne peut même pas la définir aujourd’hui sans entrer dans l’irréel. Son corps est la preuve qu’il n’est pas mort, mais aussi qu’il aurait dû mourir, que son existence avait été condamnée, mais que, par « hasard ou miracle » (Génocidé : 9), il n’est pas mort bien qu’il porte toutes les marques physiques et psychologiques de cette mort. Rurangwa est un homme détruit physiquement et psychologiquement. Son statut de « mort vivant » nous rappelle celui du « musulman »[2] décrit dans plusieurs témoignages des Juifs survivants des camps de concentration et que Giorgio Agamben définit comme une figure vivant « à la limite de la mort et de la vie » (2003 : 43) dans Ce qui reste d’Auschwitz. Agamben élucide cette définition par celle empruntée de Jean Améry :

[...] le musulman [...] est, dans le jargon du camp, le détenu qui cessait de lutter [...]. Ce n’était plus qu’un cadavre ambulant, un assemblage de fonctions physiques dans leurs derniers soubresauts.

(ibid. : 43)

Rurangwa est bien ce « cadavre ambulant ». D’ailleurs, les bourreaux à qui il demande une mise à mort plus rapide lui lancent toute une série de sobriquets sadiques et cyniques : « mort debout », « mort qui marche » (Génocidé : 59). Sur le champ de la mort, à la lisière de la vie et de la mort, il se reconnaît lui-même comme tel :

Je sens que je ne suis qu’une croûte de sang séché, une immense plaie, un fantôme brunâtre à la démarche titubante. Est-ce que je souffre ? Je ne peux même pas répondre. Mon corps a mal, mon coeur a mal. Peut-on avoir plus mal.

(ibid.)

Par ailleurs, à propos de la figure du « musulman », Agamben écrit :

À cette image biologique s’adjoint sur-le-champ une autre, qui semble même en détenir le véritable sens. Le musulman n’est pas seulement ou tant, une limite entre la vie et la mort ; il marque le seuil entre l’homme et le non-homme.

(2003 : 58)

Au-delà de cette mort physique, il y a aussi la destruction de la psyché. La survie du témoin du génocide et, indirectement, celle de son témoignage prouvent qu’« il n’est pas facile de détruire intégralement l’humain, que toujours reste quelque chose. Le témoin est ce reste » (ibid. :146).

De ces prémisses d’Agamben, nous pouvons déduire que Rurangwa est « ce reste ». Génocidé est construit par « ce reste » et à partir de « ce reste ». C’est l’autoportrait physique et psychologique de Rurangwa relaté à partir d’une rupture causée par le génocide. C’est à partir de cette brisure qu’il fait une peinture de ce qu’il est devenu et nous raconte comment il a cessé d’être l’enfant de quinze ans qu’il était. Génocidé est l’autoportrait dans lequel le narrateur tente de transmettre « la tragédie » inscrite sur son « visage balafré » et avec laquelle il lui « faut cohabiter » (Génocidé : 9).

L’image photographique, essence d’un récit dialogué

Le témoin présenté ci-dessus est l’homme dont la parole « suffoque » au moment où elle s’annonce : comment pourra-t-il dire sa mémoire ? Dans cette partie de notre analyse, nous allons montrer comment le motif de la photographie crée un contexte narratif favorable pour dénouer la parole du témoin. Le deuxième chapitre de Génocidé ne nous jette pas d’emblée dans l’enfer du génocide, mais constitue un préambule au témoignage proprement dit dans lequel le témoin raconte « les jours heureux » – groupe nominal qui sert d’ailleurs de titre au chapitre en question. Le témoin prétend, sous ce titre prometteur, raconter la joie de vivre, mais, à notre grande surprise, le chapitre s’annonce paradoxalement sous un rapport ambigu d’attirance et de répulsion, ambiguïté qui, à son tour, provoque des sentiments de doute et d’hésitation angoissante :

Elle m’attire et m’effraie à la fois. J’ai besoin de la savoir à mes côtés mais je n’ose pas la saisir. Je crains les orages de chagrin et de colère qu’elle peut déchaîner en moi.

(ibid. : 15)

Il y a d’abord, chez le narrateur, le refus de nommer l’objet écoeurant de son mal, refus qui transparaît dans l’ambigüité grammaticale : le paragraphe est introduit par le pronom personnel « elle », sans référent apparent. Ce pronom semble dénoter un être féminin cher au narrateur, mais qui paraît, en même temps, être l’objet de son angoisse. Est-ce une amante, une femme ou une mère ? Peu importe l’identité de cet être innommable, ce paragraphe semble suggérer que l’entreprise de Rurangwa est périlleuse et va se dire dans la douleur. Ici, l’innommable est donc le prolongement de l’indicible examiné précédemment.

La double ambiguïté syntaxique et sémantique prend fin au début du troisième paragraphe quand le témoin nomme enfin « l’innommable » et nous révèle l’objet caché, cause de son mal :

Ce que j’ai caché entre deux livres, c’est la photocopie jaunie d’une « photo à l’ancienne ». Elle n’a pas l’épaisseur cartonnée et rassurante des tirages professionnels mais son inconsistance même accroît la valeur. C’est l’instant éphémère d’une présence fragile reproduite sur un support précaire. Il représente ce que j’ai de plus cher au monde ; il révèle ce qu’il y a de plus abominable au monde.

(ibid. : 15-16 ; nous soulignons)

Dans cet extrait de texte, il semble que l’image photographique soit sensible aux fluctuations du temps : c’est une reproduction photographique réalisée sur un « support précaire ». Elle est de qualité « trop médiocre » (ibid. : 17) et sa surface d’inscription altérée par le temps n’a pas beaucoup de longévité : c’est une « feuille de papier » qui n’a pas l’« épaisseur rassurante des tirages professionnels ». Ici, le lien est établi entre l’image photographique, le temps et, indirectement, la mort.

Dans le texte de Rurangwa, il semble que ce lien à la mort est aussi inhérent à l’essence même de l’image photographique qui n’est qu’une représentation de « l’instant éphémère d’une présence fragile » (ibid. : 15). La mort est ici évoquée par l’idée de l’évanescence de l’instant qui se dissout aussitôt qu’il est capté. Dans son ouvrage, La Chambre claire. Note sur la photographie, Roland Barthes écrit que

[...] non seulement elle [la photo] a communément le sort du papier (périssable), mais même si elle est fixée sur des supports plus durs, elle n’en est pas moins mortelle.

(1980 : 145)

Le lien à la mort, explique Barthes, est issu du rapport référentiel entre l’image photographique et l’objet représenté. « Le référent photographique est différent de celui des autres systèmes de représentation » (ibid. : 119-120) :

J’appelle « référent photographique », non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif, faute de quoi, il n’y aurait pas de photographie […], dans la Photographie, je ne puis jamais nier que la chose a été là. Il y a double position conjointe : de réalité et de passé. Et puisque cette contrainte n’existe que pour elle, on doit la tenir, par réduction, pour l’essence même, le noème de la Photographie. Le non du noème de la photographie sera donc « Ça-a-été », ou encore : l’Intraitable.

(ibid. : 120)

Plus loin, Barthes ajoute que

[...] ce qui fonde la nature de la Photographie, c’est la pose. Peu importe la durée physique de cette pose ; même le temps d’un millionième de seconde […] un instant, si bref fût-il, où une chose réelle s’est trouvée devant l’oeil.

(ibid. : 122)

L’image photographique, telle que Barthes nous la présente, exprime son lien à la mort parce qu’elle paraît immobile et fixe dans un temps révolu pendant qu’elle fait prendre conscience de la trace laissée par une présence indéniable. L’image photographique suppose l’anticipation de la mort ; c’est là sans doute la cause de l’effroi et de l’amertume de Rurangwa quand il parle de cet « instant éphémère d’une présence fragile». Rurangwa tient cependant à « ce reste » du document en ruine.

Sur cette simple et pauvre feuille de papier se trouve reproduite la seule photo de famille que je possède. L’unique document qui me permet d’embrasser les visages disparus de mon histoire et, un jour peut-être de montrer à mes enfants, la silhouette de leurs aïeux assassinés.

(Génocidé : 16 ; nous soulignons)

Le lien à la mort devient encore beaucoup plus clair : c’est « la silhouette », l’empreinte, la trace d’un autre temps laissée par sa famille disparue, exterminée pendant le génocide de 1994.

Partant des notions de symbole, d’icône et d’indice avancées par Charles Pierce dans sa classification des relations que les images entretiennent avec leurs modèles, Jean-Marie Schaeffer a fait une étude sur l’image photographique. Dans Image précaire. Du dispositif photographique, Schaeffer montre que l’image photographique est non pas une icône pure mais un signe « indiciel visible ». C’est une trace (« l’empreinte »), laissée par l’objet réel photographié (« l’imprégnant ») sous l’effet d’une action photochimique (Schaeffer, 1987 : 54). L’image photographique n’est donc pas « l’imprégnant » mais sa manifestation visuelle. Même si l’image de la famille de Rurangwa n’était pas une photocopie, elle lui offrirait simplement une manifestation de l’objet, une « silhouette » comme il le reconnaît dans le texte cité ci-dessus.

Rurangwa attribue pourtant le double rôle de transmission et de réception à cette image photographique ; il la garde jalousement pour que sa famille survive dans la mémoire de ses descendants. Comment ce document, qui exprime la ruine par sa matérialité et son essence, va-t-il restituer la réalité de la famille de Rurangwa ?

La photographie ne remémore pas le passé (rien de proustien dans une photo). L’effet qu’elle produit sur moi n’est pas de restituer ce qui est aboli (par le temps, la distance), mais d’attester que cela que je vois a bien été […]. Devant une photo, la conscience ne prend pas nécessairement la voie nostalgique du souvenir […].

(Barthes, 1980 : 129 et 133)

Schaeffer abonde dans le même sens en montrant que le caractère d’empreinte de la photographie ne lui permet pas de restituer le passé (1987 : 17). En essence, elle ne peut donc pas restituer le souvenir, et Rurangwa en est conscient. Dans Génocidé, le projet de Rurangwa est de trouver une stratégie pour dire cette mémoire et c’est à partir de cette photographie qu’il tente de recouvrer la parole pour la dire.

La photographie fait partie des arts visuels et y rejoint d’autres arts plastiques. Elle doit donc s’offrir à l’oeil du spectateur. Celle de la famille de Rurangwa étant absente du texte, le visuel doit être beaucoup plus mis en valeur par la parole d’un « je » qui la prend en charge pour la présenter au lecteur/spectateur. Dans Génocidé, ce mécanisme crée un schéma communicatif dialogique dans lequel le narrateur est en contact évident avec le narrataire pour s’assurer de son écoute car, plus que la vue, c’est l’ouïe qui est ici mise en jeu. Il semble donc que le motif de la photographie est choisi par l’auteur pour favoriser l’écoute nécessaire dans l’acte de témoigner du génocide. Dans le texte, cette stratégie est mise en oeuvre par l’usage du présentatif, des démonstratifs et de l’impératif.

Plusieurs critiques et survivants du génocide ont souligné la nécessité de l’écoute dans le dire de l’indicible. Dans L’Écriture ou la vie, Jorge Semprun écrit :

On peut tout dire de cette expérience. Il suffit d’y penser. Et de s’y mettre [...]. Mais peut-on tout entendre, tout imaginer ? Le pourra-t-on ? En auront-ils la patience, la passion, la compassion, la rigueur nécessaire ?

(1994 : 26)

Rurangwa lui-même déplore le fait que les Rwandais non plus n’ont ni la patience, ni la compassion d’écouter les survivants :

On embête tout le monde avec notre douleur, nos drames, nos morts, notre fichue de mémoire vive [...]. Le seul discours autorisé se résume à « Reconstruction, réconciliation ». Ce mot d’ordre – si beau en soi – étouffe le cri des rescapés.

(Génocidé : 131)[3]

Les survivants s’emmurent dans le silence parce qu’ils n’arrivent pas à être écoutés. Le témoignage du génocide exige « l’autre du témoignage », écrit Anny Dayan Rosenman dans Les Alphabets de la Shoah. Dans cet ouvrage, cette critique montre que « tout témoignage implique […] de multiples processus de médiation [pour libérer la] parole suffoquée » du témoin (2007 : 20-21). Parmi ces processus, elle cite entre autres la « Médiation vers l’autre » :

Médiation vers l’autre qui est requis d’accepter la blessure de ce savoir, de le transmettre, d’en être le passeur.

Cette démarche, le témoin ne peut l’entreprendre que dans l’assurance d’un lien renoué entre lui et cet autre, quel que soit le visage de celui-ci, ses transformations dans le temps, que son existence soit matérielle ou virtuelle, telle celle d’un lecteur.

(ibid. : 21)

Sur le plan narratif, le motif pictural produit un récit dialogué, dans lequel la « médiation à l’autre » établit un contact constant entre le témoin et le lecteur qui devient « l’autre du témoignage » comme c’est le cas dans le passage suivant :

Si j’osais, je m’approcherais de cette image avec courage et j’essaierais de vous détailler la quinzaine de personnages qui y figurent, en vous racontant ce qui s’est passé ce jour-là.

(Génocidé : 16 ; nous soulignons)

L’usage du pronom personnel « vous » dénote clairement l’adresse au lecteur. Ce dernier détient le rôle du « témoignaire » que Waintrater considère comme le pilier du « pacte testimonial ».

Plus que tout autre texte autobiographique, le témoignage est une apostrophe, une adresse à un autre qui représente la conscience humaine dont le témoin a été isolé à un moment de son existence, par l’événement dont il vient témoigner.

(2003 : 14)

À plusieurs endroits du parcours narratif du témoignage de Rurangwa, l’écoute de la part du lecteur est sollicitée par le narrateur. C’est notamment le cas lorsque le récit, qui, sous l’emprise de la subjectivité du « je » narratif, dépasse de loin le cadre de la photo, entre dans le hors-cadre et digresse. Pour mettre fin à une digression trop longue, le narrateur s’arrête, revient à la photo et invite le récepteur à reprendre l’histoire avec lui par le truchement de l’impératif associatif : « Reprenons un instant ma photo de famille » (Génocidé : 25).

Dans un autre endroit du parcours narratif, le souvenir est si insupportable que le narrateur est obligé d’éloigner la photo de sa vue. Sachant que quelqu’un est à l’écoute, il lui explique la nécessité de rompre le fil narratif :

Mais je vais trop vite. Je range la photo qui me soulève le coeur – cette mémoire chérie et honnie –, je la glisse à sa place, dans mon tas de paperasse, entre un livre d’allemand et un livre d’économie. Je reprends l’histoire à son début.

(ibid. : 27)

Conscient de la présence du lecteur, il se garde d’abuser de sa patience et de sa bonne volonté et reprend le récit là où il l’a laissé. La reconnaissance de l’écoute joue également un rôle important dans le tissage de la trame narrative et du souvenir. La complicité entre le narrateur et le lecteur est parfois si tacite qu’elle encourage le témoignage collectif comme c’est le cas dans le texte suivant :

Mais avant d’oser pénétrer dans l’inimaginable, avec des mots impuissants à exprimer l’horreur, il me faut vous expliquer [...] comment, dis-je, notre voisin est devenu du jour au lendemain notre assassin.

Et ce n’est pas aisé d’expliquer cela. D’abord il faut fouiller la mémoire, visiter les souvenirs. C’est une torture. Puis, tant de choses sont mêlées qu’il faut non seulement remonter loin de l’histoire mais aussi descendre profond en nous-mêmes, dans les cratères de nos volcans intimes. C’est encore plus brûlant et douloureux.

(ibid. : 29 ; nous soulignons)

Ces avertissements s’adressent au lecteur pour lui apprendre que dire le génocide est une entreprise dangereuse, jalonnée d’obstacles, nécessitant une franche collaboration. Le narrateur crée ici un scénario initiatique, dans lequel il devient le guide qui introduit le lecteur néophyte dans l’univers du génocide en s’adressant à lui, par l’usage du pronom « vous », mais aussi en sollicitant de sa part le courage qui lui est nécessaire pour parcourir cet itinéraire périlleux. Au milieu du texte, le pronom « vous » fait place au « nous ». Ce changement est donc ici significatif car le narrateur définit le récepteur de son témoignage comme agent participant à la sphère communicative. Le lecteur n’est plus un simple « agent potentiel » de lecture, il est sollicité et invité à entrer dans la sphère diégétique. De ce fait, il semble qu’un voisinage discursif, spatial et affectif soit établi dans le texte.

Parfois, le narrateur prend le lecteur à témoin. Face à l’image des femmes hutu qui étaient présentes pour célébrer le mariage, Rurangwa exprime son indignation envers ces voisines de sa famille qui n’ont pas eu le courage de protéger les enfants de leurs voisins : « Aujourd’hui, j’accuse ces femmes de non-assistance à une personne en danger. Elles n’ont pas même daigné cacher un enfant de notre famille lors du génocide » (ibid. : 21). Ce « j’accuse » interpelle le lecteur et le prend à témoin. Rurangwa semble accuser ces femmes du doigt. Durant ce moment dramatique du texte, le plaignant prend la justice en main et impose aux accusées une sentence symbolique en les éliminant du cadre de la photo : « je ne veux plus les voir. Je replie les bords de la photo et je les escamote. Il y a des jours noirs où on ne peut pas voir la réalité en face » (ibid. : 21-22). Le rétrécissement du cadre photographique provoque à son tour une rupture narrative. La description de la photo s’arrête pour ne pas déclencher d’autres souvenirs pénibles. Le rapport d’approche et d’évitement que le narrateur entretient avec l’image photographique de sa famille se traduit par le va-et-vient continu entre la description et la narration, mouvement qui à son tour provoque la dislocation du tissu narratif. Il nous semble ici que la fragmentation du récit augmente la force du pathos du récit.

Nous pouvons même ajouter que l’aspect dialogué du texte provient de nombreuses questions rhétoriques sur la problématique de l’indicible, qui paraissent à divers endroits du parcours narratif et sollicitent également une certaine écoute de la part du lecteur. Ces questions, bien qu’elles n’exigent pas de réponses, ont l’avantage de prévoir les interrogations éventuelles du lecteur et de suggérer qu’un auditeur est à l’écoute de l’histoire. On peut aussi dire que l’introduction de la photographie dans le texte en tant qu’objet innommable, d’abord considérée en référence à l’indicible, peut être interprétée comme un moyen d’exploiter le mystère et de provoquer le suspens chez le lecteur.

Grâce à toutes ces stratégies grammaticales et narratives, l’image de la photographie a permis à Rurangwa de présenter les membres de sa famille, de parler de leur existence, de leur joie de vivre avant de raconter leur mort :

[...] ceux qui se réjouissent seront dépecés par leurs voisins et ceux qui les congratulent. Cette photo est le dernier vestige, l’ultime instantané d’un monde de sérénité qui va sombrer dans la tragédie et s’anéantir.

(ibid. : 22)

Du corps objet au corps sujet : la représentation picturale et le jeu intertextuel dans la reconstruction identitaire

Dans la dernière partie de cette étude, nous allons montrer comment le corps de Rurangwa est le produit de plusieurs discours qu’on peut lire sur la surface tégumentaire. Ensuite, nous examinerons comment son corps, objet du regard de l’autre, va être récupéré par son propriétaire légitime. C’est par le truchement du jeu intertextuel et la représentation picturale que Rurangwa devient sujet de son propre discours et reconstruit son identité.

Sur la photo de famille, face à chaque personnage représenté, il y a chez le narrateur le désir d’une remontée en arrière. Ce regard rétrospectif lui permet d’alimenter la narration et de donner un aspect authentique à son témoignage. Le retour en arrière lui donne l’occasion d’interroger le texte historique. Le chapitre 4 du témoignage intitulé « Du paradis à l’enfer » a une teneur didactique importante et nous renseigne sur le passé mythique et paradisiaque qui a viré vers l’enfer sous l’action coloniale. Dans cette partie, la représentation picturale se prolonge par l’image cartographique du Rwanda. Le narrateur saisit cette occasion pour nous donner une description de la faune et de la flore. Le mal fait cependant irruption dans cette beauté pittoresque souillée par le sang du génocide. Le Rwanda est alors dépeint comme « une tache minuscule sur la grande carte de l’Afrique, qui lorsqu’on s’en approche, prend la curieuse forme du crâne » (ibid. : 30) ; c’est aussi un pays auquel certains Occidentaux ont attribué le sobriquet de « trou du cul du monde » (ibid.). La beauté du Rwanda ne peut pas être évoquée sans taire son passé génocidaire qui a fait de ce pays une souillure sur la carte de l’Afrique et celle du monde. Ici, le visuel est clairement sollicité. Du texte géographique, le narrateur oriente le lecteur vers l’histoire du Rwanda. Le texte historique est inséré dans le récit par une image illustrée. Comme celle de la photo familiale, elle est absente du texte. À partir de l’illustration d’un livre d’histoire du Rwanda, le narrateur prend l’allure d’un professeur et le lecteur devient son élève. De ce fait, le récit acquiert une teneur didactique importante. Sur le plan narratif, cette image permet au narrateur de renouer le dialogue avec le lecteur et au récit de reprendre son aspect dialogué.

L’illustration représente le Twa, le Hutu et le Tutsi, les trois figures de la population rwandaise qui cohabitaient comme « les doigts de la main » avant le clivage ethnique provoqué par la colonisation. Pour décrire cette harmonie, Rurangwa effectue une remontée vers le temps primordial en tentant d’expliquer, par le biais du récit cosmogonique, comment l’harmonie primordiale a été brisée. De ce temps mythique, il revient à l’illustration pour prouver que l’action coloniale a provoqué le clivage ethnique à partir des stéréotypes de l’idéologie raciste occidentale.

Ce chapitre constitue un résumé de l’histoire postcoloniale du Rwanda, de l’indépendance au génocide. Les cinq chapitres qui suivent racontent enfin le génocide, les détails de l’assassinat de tous les membres de sa famille et de lui-même, « le mort vivant ». À partir du carnage du génocide, Rurangwa peint son portrait physique. Il nous le brosse au chapitre 12, intitulé « Oser me regarder en Face » :

Tous les matins, le même supplice. La torture du miroir dans la salle de bains […]. Ce que je vois est horrible mais je ne peux éviter cet affrontement : un visage qui n’est plus mon visage. Une tête de « nègre » qui semble avoir été découpée sur toute sa circonférence avec de mauvais ciseaux en son milieu. Une balafre boursouflée part de l’oreille droite (l’une des consignes des génocidaires précisait de porter le coup à hauteur de l’oreille) et va jusqu’au nez, épaté et tranché car c’était un nez fin de Tutsi. Une seconde cicatrice à partir de l’oreille gauche essaie de la rejoindre en une boucle qui ressemble à un accroche-coeur […] ou au point d’interrogation que j’ai dans la tête en permanence : pourquoi.

(Génocidé : 89)

Tous les coups reçus sur le visage lui ont arraché aussi un oeil et son [...] épaule droite fracassée par le gourdin clouté n’est qu’une boule d’os, une protubérance à la chair tuméfiée. Les pointes des lances ont laissé sur ma poitrine des stries noires et épaisses. (ibid.)

Ce portrait nous est offert en entier à travers l’image que lui renvoie le miroir. Comme le titre du chapitre l’indique, Rurangwa veut se regarder en face ; affronter le monstre qu’on a fait de lui. Ce regard objectif tourne soudainement en un regard introspectif : il se décrit mais réfléchit aussi sur sa nouvelle condition de vie. Le corps de Rurangwa est l’élément matriciel du texte ; il se fait voir et se fait lire. C’est un site sur lequel le génocide a laissé ses marques indélébiles : « Mon corps, mon visage et le plus vif de ma mémoire en portent les stigmates, jusqu’à la fin de ma vie. Pour toujours » (ibid. : 14). « Le génocide est gravé dans ma peau comme un tatouage sur l’avant-bras des condamnés d’Auschwitz » (ibid. : 71). Pour déchiffrer ces marques laissées sur son corps par l’armée génocidaire, il essaie de nous expliquer d’abord comment ce corps a été ethnicisé et puis « Génocidé ».

Le mot « Génocidé », qui sert de titre au témoignage de Rurangwa, est à la fois très descriptif et singulier. Ce mot inventé par l’auteur est formé à partir du substantif « génocide » pour créer un adjectif verbal issu du participe passé d’un verbe possible « génocider ». Que le mot soit inventé, cela n’est pas surprenant car le mot « génocide » lui-même est un néologisme récent, créé en 1944 après l’extermination des Juifs et des Tziganes par les nazis. Il est bien vrai que, dans une société donnée, « de nouveaux concepts nécessitent de nouveaux mots » ; le Rwanda post-génocide ne fait donc pas exception. Un nouveau terme courant né après le génocide des Tutsi au Rwanda est le substantif « génocidaire ». Ce néologisme est utilisé pour désigner celui ou celle qui a perpétré le génocide. Bien qu’il ne soit pas encore entré dans le dictionnaire français, le substantif « génocidaire » apparaît dans plusieurs témoignages des survivants rwandais, dans les discours politiques, dans les médias nationaux et internationaux et même dans des analyses académiques publiées en Kinyarwanda, en français ou en anglais.

Dans son témoignage, Rurangwa crée une autre forme, « Génocidé », pour désigner son corps ethnicisé sur lequel la machette du milicien a laissé des marques visibles et lisibles. Le corps du narrateur, et par extension le corps du Tutsi, est un carrefour de discours, et il ne peut se comprendre qu’en tenant compte de la production, de la transformation, bref de la réécriture des discours antérieurs qui l’ont façonné.

Rurangwa a montré, par le truchement du texte historique, que le discours colonial a été à la base de la cristallisation des différences physiques entre les trois groupes ethniques du Rwanda. De nombreuses études sur le Rwanda sont d’accord sur ce point. Dans Les Récits fondateurs du génocide, Josias Semujanga a bien expliqué comment, à l’époque coloniale,

[...] le discours du savoir a, par stéréotypage des images de l’Occident sur l’Afrique, construit un nouveau système axiologique avec des récits valorisant positivement le Tutsi et négativement le Hutu

(1998 : 23)

et comment, à partir de cette opposition, les discours postcolonial et pré-génocide ont inversé « les équations du discours colonial : tutsi-bon ; hutu-mauvais » (ibid.). Le discours colonial a été récupéré et manipulé par les Hutu extrémistes à leur avantage pour éliminer le Tutsi qui était considéré comme un élément nocif au gouvernement des Hutu et à leur bien-être. Les parties du corps du Tutsi ethnicisé par le discours colonial qui étaient au départ enviées ont été par après dénigrées et rejetées par les Hutu. Dans son essai, Le Piège ethnique, Benjamin Sehene écrit à ce propos :

Physiquement, ils (les Tutsi) sont faibles – regardez leurs bras et leurs jambes. Les Tutsi ne peuvent pas travailler, ils sont trop faibles. Ils peuvent juste commander, et les autres travaillent.

(1999 : 101)

Pendant le génocide, le dénigrement est passé à l’élimination : les traits physiques soi-disant typiquement tutsi étaient ciblés pour extermination. Rurangwa, témoin oculaire d’un tel meurtre, en fait une description vivide :

Ils la couchent, lui tranchent les chevilles, puis la tête (comme s’ils reprochent aux Tutsi d’être plus grands qu’eux, les Hutu prennent un malin plaisir à les « raccourcir » ou à les ramener au format standard).

(Génocidé : 54)[4]

Les parties du corps de Rurangwa ont également subi le même sort :

Sibomana s’esclaffe en s’approchant de moi : « Oh, voici l’aîné des Tutsi qui pointe son nez dehors ! » Et d’un coup très vif, il me fend le visage à hauteur du nez (les Tutsi n’ont pas le nez épaté et négroïde des Hutu – motif supplémentaire de jalousie ? Lors du génocide, ces derniers ont mis un soin spécial à réparer cette inégalité naturelle).

(ibid. : 56)

Le corps des femmes a été atrocement manipulé pour mieux parfaire le dessein du génocide des Tutsi. Dans une note insérée dans le livre, Rurangwa nous donne des éclaircissements là-dessus :

Sur les femmes, les assassins hutu ont privilégié les coups portant sur les organes de la fécondité – ventre et vagin –, allant parfois jusqu’à briser des goulots de bouteilles dans leurs sexes après les avoir violées. C’est l’une des marques significatives d’un génocide : afin d’atteindre une race, il faut frapper en priorité celles qui la perpétuent.

(ibid. : 51)

Les coups de machette ou de gourdin utilisés par le milicien ont suivi méthodiquement les marqueurs ethniques établis par le discours colonial pour produire un corps « Génocidé ». Il semble donc que ce néologisme sied mieux au corps de Rurangwa dont l’ensemble ethniquement codé a été ciblé par le bourreau. Le titre du livre fait référence plutôt à son corps ethnicisé qu’à sa personne. Rurangwa a sans doute voulu commencer son roman par une tension lexicale ou plutôt sémantique pour nous faire entrer dans l’univers de l’indicible, impossible à comprendre.

Le corps « Génocidé » de Rurangwa est devenu une surface d’inscription sur laquelle peuvent se lire d’autres discours antérieurs qui, directement ou indirectement, l’ont transformé et l’ont conduit au supplice du génocide. Il ne peut être appréhendé que par le truchement du jeu intertextuel. Nous utilisons ici le concept d’intertextualité selon la définition que lui donnent Julia Kristeva et Gérard Genette, c’est-à-dire le fait qu’un texte soit la réécriture d’un autre texte produit par la transformation ou la réécriture d’autres textes antérieurs. Le corps « Génocidé » de Rurangwa est donc comme un texte produit par un double discours idéologique, le discours colonial fondé sur l’idéologie raciste occidentale qui a été ensuite manipulé, recyclé et récupéré par les Hutu extrémistes qui en ont fait la base de leur idéologie de haine de l’autre. C’est cette version qui a produit à son tour le génocide. Le corps de Rurangwa constitue donc un palimpseste par excellence. Dans son ouvrage critique, Gérard Genette définit le palimpseste comme

[...] un parchemin dont on a gratté la première inscription pour en tracer une autre, qui ne la cache pas tout à fait, en sorte qu’on peut y lire, par transparence, l’ancien sous le nouveau.

(1982 : 16)

Les coups de l’arme génocidaire subis par le corps du narrateur y ont laissé des marques abondantes et des traces indélébiles. Le discours de haine gravé dans sa chair n’a pas réellement effacé le discours antérieur mais l’a marqué en gras. C’est ainsi qu’on peut encore le déchiffrer sous le nouveau. Plusieurs années après le génocide, ces marques gravées sur son corps renforcent sa victimisation :

Mes cicatrices font de moi une cible idéale : Elles signifient : « Tutsi, survivant ». Traduisez : « Témoin gênant ». Ce qui implique : « Travail à finir ». Qu’importe, il faut que je rentre. Qu’ai-je à perdre sinon une vie déjà prise, un sursis offert ?

(Génocidé : 71)

Face au regard négationniste, son corps est à éliminer parce qu’il est accusateur ; c’est un « testis », c’est-à-dire un « tiers » (Agamben, 2003 : 17) qui s’interpose entre le plaignant et l’accusé dans un procès. L’arme génocidaire qui devait éliminer le corps ethnicisé du Tutsi n’a pas réussi à le faire mais l’a plutôt rendu beaucoup plus visible. La plupart des marques corporelles de Rurangwa sont localisées sur son visage ; elles sautent aux yeux, le singularisent et l’isolent. Son corps est devenu vecteur des données ethniques et un espace où se greffent d’autres discours. Il s’offre aisément au discours social. Ses camarades de classe en Suisse où il vit désormais croient que ses cicatrices sont des signes tégumentaires qu’il s’est volontairement imposés et qu’il a même poussé « le piercing jusqu’au “cicatricing” » (Génocidé : 62). D’autres croient qu’il a survécu à un très grave accident de voiture. Dans le refus de se construire à partir du personnage extérieur qu’on a fait de lui, Rurangwa a réalisé un regard rétrospectif et l’a tourné vers le passé du Rwanda pour démasquer les multiples discours qui se superposent sur son corps.

Malgré cette démarche, son corps reste la proie de sa propre perception. Il lui est étranger. Une distance s’est établie entre lui et son corps ; il est associé à la tragédie du génocide avec laquelle il lui « faut cohabiter » (ibid. : 9). Même quand il recourt au miroir, celui-ci lui renvoie une image qu’il a du mal à assumer, celle de l’« Elephant man » du film de David Lynch (ibid. : 89). « Est-ce du courage que de s’arracher du lit pour aller planter un visage qu’on n’aime pas devant un miroir qu’on redoute » ? (ibid. : 101). Il interroge, comme le faisait « Blanche Neige », le miroir qui ne répond pas.

Contrairement au miroir sartrien, le sien n’est pas rassurant. Tout miroir est un ennemi qui me plonge dans l’irritation et l’abattement, il […] fait surgir des réminiscences atroces et des sentiments violents que je préférerais étouffer. (ibid. : 89)

Rurangwa est emmuré dans sa souffrance et dans l’horreur du génocide. Le rapport de son évaluation psychologique affirme qu’il manifeste « visiblement des séquelles psychiques du traumatisme vécu » (ibid. : 171) et qu’il souffre du « syndrome de stress post-traumatique lourd » (ibid.). Rurangwa lui-même avoue son « impuissance à chasser le réveil des souvenirs, suscités par un bruit, un objet, une odeur, un certain silence, un cri d’oiseau, un rien » (ibid. : 163). La nécessité de retrouver le souvenir rouvre la blessure psychologique et cause une nouvelle souffrance. Il est confronté au paradoxe de la mémoire face à la photo de famille : « Je range la photo qui me soulève le coeur – cette mémoire chérie et honnie [...] » (ibid. : 27).

Ce qui l’effraie le plus sur cette photo, c’est le souvenir du meurtre de sa mère, « la pire atrocité à laquelle il [lui] fut imposé d’assister » (ibid. : 47). La photo réveille le souvenir insupportable de la vue de sa mère complètement dénudée par la milice féminine avant d’être éventrée par son tortionnaire. Cette scène a provoqué chez lui « une blessure pire qu’un coup de machette » (ibid. : 48) et a inscrit en lui une haine atroce :

La haine du Hutu, des Hutu, de tous les Hutu se vrille en moi à cet instant comme les dents d’un harpon qui ne pourra jamais être retiré tant il pénètre loin dans la chair. Une haine noire, mortelle, intense, inextinguible et totale qui ne fait que redoubler, se multiplier [...] quand Sibomana prend tout son temps pour ouvrir le ventre de ma mère […].

(ibid.)

Il compte « la haine » parmi les « trois mots clés » qu’il considère comme déclencheurs de son témoignage (ibid. : 14). Comme nous l’avons montré préalablement, son témoignage est une tentative de pouvoir se défaire de cette haine qui frise la vengeance ; c’est « une façon de combattre ce qui pourrait [le] faire succomber : la haine et le silence » (ibid. : 9-10)

Malgré le souvenir insupportable associé à l’image de la mère, c’est cette même image qui va lui procurer le pouvoir de se réconcilier avec lui-même et de reconquérir son identité. Un détail précis qui émane de l’image le « poigne » et l’attire : « [le] boubou coloré de sa mère est arrondi au niveau du ventre » (ibid. : 21). Quelques lignes plus loin, il explique l’importance de ce détail :

Dans quelques mois, elle pourra se ceindre de l’urugori[5] lorsque je viendrai au monde, car c’est moi qu’elle porte. Je suis son premier enfant, elle a 21 ans et vient de se marier. On m’a souvent dit que je lui ressemblais étonnamment et que mon visage était son visage. Cette photo m’offre ainsi, à travers les traits de ma mère, le souvenir de qui j’étais avant d’être défiguré. C’est aussi pourquoi je la redoute à ce point.

(ibid.)

Cette image lui offre des critères d’identification importants : le lieu et la date de sa naissance – « Je vais naître quelques mois après le mariage d’Appolinalie Kambamba le 3 juin 1978, au dispensaire de Mugina » (ibid. : 22) –, mais aussi un point de repère important – la ressemblance avec sa mère. Cela est significatif pour l’homme défiguré dont l’identité a été effacée. L’image de la mère lui offre une nouvelle naissance. D’ailleurs, à un certain moment, dans la description de la photo et de la cérémonie du mariage, il pense au rythme de la danse lors de la cérémonie et se retrouve soudainement dans le sein de sa mère : « Dans le ventre de la mère, je dois sentir cette chaude houle de l’enthousiasme qui me porte, je m’imprègne du bonheur de celle qui me porte » (ibid. : 23). Du souvenir émanent toutes sortes de sensations et de sentiments semblables à ceux engendrés par la mémoire proustienne.

La ressemblance avec sa mère lui donne le courage d’assumer l’image du miroir qu’il redoutait auparavant. Ainsi refuse-t-il le suicide qui le hante, la destruction de l’image reflétée par la glace. Il trouve en revanche la rédemption dans cette ressemblance avec sa mère : l’image de la mère est le miroir dans lequel il se voit comme il était avant la défiguration. L’identification à la mère nous rappelle le « stade du miroir » lacanien. Dans Écrits I, Jacques Lacan affirme qu’il faut

[...] comprendre le stade du miroir comme une identification au sens plein que l’analyse donne à ce terme : à savoir la transformation produite chez le sujet quand il assume une image.

(1999 : 94)

À travers l’image de sa mère, il forme une image de lui-même et effectue la conquête de son propre corps : « Même si elle est ravagée, ma figure est celle que m’a offerte ma mère » (Génocidé : 91). Ainsi refuse-t-il le suicide et même l’opération esthétique. Il veut également conserver son « visage balafré parce qu’il veut garder gravées sur [son] corps les marques du mal » (ibid.). Il considère son corps comme un mémorial difficilement altérable par rapport à d’autres sites mémoriaux. On peut nettoyer « les églises, les prairies et tous les lieux du génocide, mais on ne peut pas [lui] enlever [ses] balafres » (ibid.). Ses « cicatrices sont une attestation vivante, charnelle et palpable de ces crimes contre l’humanité » alors que les « autres mémoriaux exposent des tapis de crânes ou des empilements soigneux de tibias et de fémurs » (ibid.).

Conclusion

L’image photographique a permis à Rurangwa de livrer son témoignage et de raconter le massacre des siens. C’est un long cri de douleur pour « vomir l’horreur ». Le narrateur s’écrie mais s’écrit en même temps. Rurangwa se regarde en face et se réfléchit dans un texte qui est à la fois son miroir et son espace d’interrogation.

L’image de la mère, et indirectement l’image photographique, a joué un rôle pivot dans la reconstruction de l’identité de Rurangwa. Elle a offert au narrateur, dont l’identité était perdue, des points de repère importants pour s’identifier. C’est une photo de carte d’identité où l’on peut lire le nom et la date de naissance et confirmer la ressemblance. La photo de famille, dont l’image sépia est sortie du récit du génocide, « trempée dans un bain de sang » (ibid. : 22) a pu se purifier grâce à l’image de la mère. À la fin du témoignage, elle devient plus ou moins une relique sacrée. L’image de la mère a permis également à Rurangwa de se réconcilier avec son corps et de l’assumer. À la fin du témoignage, la relation de rejet qu’il entretenait avec son corps est devenue une relation d’amour. Son corps de survivant a par la suite acquis un rôle double de mémoire de la mère et du génocide. Dans le livre de Rurangwa, l’image photographique a dépassé « la représentation pure du Temps », « l’emphase déchirante du noème (“ça-a-été”) » (Barthes, 1980 : 148) pour devenir une photo souvenir et une photo d’identité.