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Le tableau peut être tout entier contenu dans le champ du regard, mais il ne se donne pourtant pas en une seule fois, car le regard suit toujours « les chemins qui lui ont été ménagés », selon l’expression de Paul Klee ([1956] 1999 : 37). Si l’usage veut donc qu’on lui associe le terme de contemplation, qui convient aussi à la perception du paysage, un peu d’attention suffirait à montrer que le tableau résiste à toutes les exigences de la contemplation. Celle-ci suppose à la fois une extension du champ et une intensité de la perception, ce qui détermine une stratégie englobante soucieuse de totalisation [2]. L’intensité à la fois cognitive et affective ainsi engagée occasionne en outre un déplacement de l’accent entre la source et la cible, une accentuation de la présence qui produit ce « surcroît » qu’observe Marion (2001). La contemplation suppose enfin une immobilisation du regard concentré sur cet espace séparé du monde. Or, tous ces présupposés de la contemplation – les critères tensifs qui déterminent la totalisation, l’accentuation de la présence et l’immobilisation du regard – peuvent être déjoués par ce qui s’impose comme une intention du tableau et suscite un changement d’échelle du regard du global au local et une mise en mouvement. Loin de se soumettre d’emblée à une visée totalisante, l’énonciation picturale s’avère toujours fragmentaire parce qu’un producteur a préparé et précisément aspectualisé le parcours du regard de l’observateur. Si cette tension entre deux échelles – celle de la totalité et celle du fragment – peut être tenue pour un lieu commun de l’énonciation picturale, il reste que chaque époque revisite cette rupture et propose de construire autrement la temporalité.

Cet article propose d’examiner une oeuvre majeure de Max Beckmann, le panneau Tod de 1938 [3], qui rénove la conception de la temporalité en la situant relativement à la distanciation (Verfremdung) de Brecht. Les prémices de ce procédé qui appartient à l’épistémologie des années 1930 sont exactement contemporaines de notre oeuvre puisque ses premières mentions remontent à 1936. En première approximation, la distanciation prend acte d’une fonction métadiscursive de l’énoncé qui, dans un effort réflexif, se commente lui-même. Brecht a patiemment argumenté ce procédé qu’il affine à maintes reprises. La plus parlante de ses descriptions est formulée dans cette invitation faite au comédien à « montrer qu’il montre » [4], une invitation qui pourrait tout aussi bien être adressée à la peinture, conviée à récuser la transparence et à s’afficher comme une représentation. Mais, au-delà de cette réflexivité, la distanciation implique aussi certains procédés rhétoriques dont l’étude sémiotique reste encore à faire. Au demeurant, les références à ces procédés sont profuses et, à côté des théories théâtrales, s’attachent parfois à la peinture. Ainsi, dans un texte consacré aux tableaux de Breughel l’Ancien, Brecht décrit par exemple diverses ruptures d’isotopie, ponctuelles ou systématiques, qui interfèrent dans le cours du récit et redirigent le sens convenu (1970 : 70-73). Les mêmes interférences sont à l’oeuvre dans le panneau de Beckmann qui porte, nous semble-t-il, le procédé de la distanciation à son plus haut point de perfection. Au lieu d’être entraînés par le mouvement du regard qui transforme la juxtaposition en succession [5], les divers éléments distribués dans le champ du tableau se prêtent à un mouvement dialectique. La distanciation permet ainsi d’interrompre le cours du récit, de défaire la storia pour renouveler la temporalité et rénover la semiosis.

Pour nous concentrer sur ce procédé de fragmentation inédit, il faudra laisser dans l’ombre certaines propriétés essentielles de la peinture, à commencer par le fait que le panneau Tod (mort) provient d’une oeuvre en deux parties, un diptyque désynchronisé, dont le pendant, le panneau Geburt [6] (naissance), aux dimensions identiques et à la composition symétrique, fut peint l’année précédente. De même, certains traits emblématiques de la peinture de Beckmann seront oblitérés : les contrastes vectoriels, les figures renversées auxquelles nous nous sommes attachée par ailleurs (Beyaert-Geslin, 2008b) et surtout la mise en abyme de la représentation par une iconographie théâtrale qui, prenant ses distances vis-à-vis du naturalisme, tend à rejoindre le tragique et le comique dans le grotesque pour autoriser la représentation de la violence tout en invitant à ne pas y croire. Nous tâcherons de procéder avec méthode et de nous concentrer sur la description de cette temporalité dialectique.

Figure 1

Max Beckmann, Tod, 1938, huile sur toile, 121 x 176,5 cm.

Max Beckmann, Tod, 1938, huile sur toile, 121 x 176,5 cm.
© Succession Max Beckmann / SODRAC (2011)

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Topologie, éidétique et chromatisme

En toute première approximation, l’étude des catégories topologiques permet d’homologuer la catégorie spatiale /vertical versus horizontal/ avec le contenu /vie versus mort/ pour constituer un système semi-symbolique élémentaire. Mais cette première correspondance semble dès l’abord réductrice, car l’orientation verticale commande ici deux directions, la tête des actants étant dirigée vers le haut ou vers le bas pour produire ces renversements caractéristiques de l’oeuvre de Beckmann. Les trois personnages situés dans le quart gauche en bas du tableau (que nous appellerons le veilleur et les soignants) sont présentés la tête en haut alors que les trois personnages symétriques, placés dans le coin opposé, en haut à droite, ont la tête en bas. La catégorie que forment les verticalités ascendante et descendante génère en outre un troisième terme, le couple enlacé en diagonale en bas à droite auquel répondent, sur le même principe de symétrie, deux figures disposées dans le coin opposé, qui exemplifient une forme de médiation alternative, un actant manifestant cette direction descendante, mais se présentant cul par-dessus tête.

L’organisation topologique recoupe celle des couleurs. Les axes verticaux opposés tendent à scinder le tableau en deux bandes horizontales délimitées par un fond bleu (en haut) et un fond vert (en bas), et s’opposant sous un rapport cernant/cerné aux plages jaunes. Légitimées par la figure des cierges, ces plages intercalaires constituent une scène centrale en haut et deux cercles jaunes en bas, mais projettent également divers éclats jaunes. Le jaune faisant contraste avec le bleu, il permet de marquer le centre et son intensité corrobore ce privilège du centre dans la perception. Or, jaune et bleu ne sont pas des complémentaires – la couleur complémentaire du bleu est l’orange, réparti du reste sous forme de petites plages –, mais des contraires, car ils sont les couleurs les plus proches du noir [7] et du blanc et recoupent l’opposition clair/sombre. La différence tonale s’associant aux propriétés des couleurs dans la perspective aérienne, elle permet d’organiser une profondeur fragmentée constituée de plans bien séparés. En suggérant un recouvrement du bleu dans la partie basse, le jaune introduit en outre une couleur secondaire, le vert [8]. Celle-ci ménage un contraste clair/sombre et répand l’isotopie morbide sur le corps de la morte et tout autour du cercueil.

Si l’organisation chromatique tend à scinder l’espace en deux parties, une plage bleue et une plage verte, le jaune déstructure cette organisation par une tension centre/périphérie. L’emplacement du centre, légèrement décalé à gauche, est indiqué par deux cierges symétriques, mais surtout par le tracé des lignes obliques rayonnantes en haut. Ces diagonales tendent à creuser l’espace supérieur en inversant les dispositions de la perspective de la Renaissance qui, dans ses représentations de l’espace, structurent de ses fuyantes le sol plutôt que le ciel.

En « arrondissant » l’espace, ces fuyantes aériennes participent à un dispositif figural qui confirme la centration. En effet, lorsqu’on suit la courbe des corps enlacés en bas à droite, la ligne du sol sous les pieds des trois personnages en haut à droite, puis le tracé arrondi qui ferme le tableau en haut à gauche et, enfin, le bras de la soignante assise en bas à gauche, l’espace figural se stabilise en un ovale. Si la partition chromatique souligne le bord rectangulaire du tableau, l’organisation figurale estompe donc cette orthogonalité en procédant au « rabotage » des coins. À nouveau, un peu d’attention suffit à vérifier la complexité du dispositif. Les coins supérieurs et inférieurs sont traités différemment. En haut, deux dispositifs de hachures empruntant des sens opposés tendent à « boucher », à fermer les coins alors que, dans la partie basse, l’ovale maintient les coins ouverts. Ces coins ouverts s’opposant aux coins fermés, le tableau se stabilise dans une verticalité descendante. Arrondi en haut, orthogonal en bas, il semble peser sur la ligne de terre, porté vers le bas par sa gravité.

La description s’affinant, elle oblitère l’organisation binaire de l’espace qui s’organise de plus en plus à partir du centre en déployant une sorte de couronne funèbre de figures autour de la défunte. Dans cette opposition centre/périphérie, le cercueil rectangulaire et le bord orthogonal du tableau construisent une rime plastique qui active une tension à la fois centrifuge, pour disperser les figures, et centripète, pour les assembler autour du cercueil. Ainsi le cercueil s’impose-t-il comme un « foyer », produisant cet « effet de tirage » décrit par Claudel (1946) [9]. La femme mise en bière prend le contrôle de la textualité et c’est autour d’elle que s’organise désormais la ronde figurative et sémantique. Pour apprécier le détail des figures ainsi déployées, le mieux serait sans doute de poser le tableau par terre, comme on le ferait d’une toile de Pollock, et de tourner autour pour le lire à partir du bord ou « à partir de la marge » comme le réclame le tableau éponyme de Klee [10], Ad marginem, dans lequel Louis Marin (1988 : 66) voit un puits quadrangulaire.

Cette tension centrifuge/centripète donnée par la spatialisation des figures se trouve du reste corroborée par l’énergie spatialisante de la couleur parce que les couleurs chaudes, en renvoyant la lumière, engagent la perception dans un mouvement excentrique, alors que les couleurs froides qui l’absorbent instaurent un mouvement concentrique. L’énergie du jaune est rayonnante, celle du bleu, « resserrante ».

Le débordement sémantique

Nous avons observé un dépassement de la structure binaire par des interventions vectorielles ponctuelles et des pondérations chromatiques déstructurantes. Ce dépassement se produit également dans l’iconographie qui, au lieu de réconcilier les contraires comme le voudrait le discours mythique (Lévi-Strauss, 1962), introduit des perturbations occasionnant un « débordement » sémantique. Chaque fois, les termes contraires sont exemplifiés. Les deux groupes de gauche, en haut et en bas, se laissent décrire respectivement comme des bêtes et comme des humains (un homme et une femme) : ils introduisent la polarité et un principe de tri des valeurs avec lequel les autres groupes, qui pratiquent le mélange, font contraste. Certes un tableau ne prescrit aucun sens de lecture a priori, mais il n’est sans doute pas anodin que ces termes fondateurs soient posés à gauche, ce qui correspond au commencement du texte dans le sens de lecture occidentale. Ils tiennent lieu d’iconographie de base disponible pour diverses mises en forme syntaxiques et sémantiques.

L’iconographie mobilise à chaque fois les mêmes catégories sémantiques, les sèmes /homme/ et /bête/ et les sèmes /masculin/ et /féminin/. Il s’agit d’un principe discret et affirmé, exemplifié et aussitôt débordé par les hybridations. La figure centrale du veilleur peut être identifiée à un homme (cheveux courts) ou une femme (une robe), mais elle devient un monstre si l’on fait le compte de ses six ou sept pieds… Et il en va ainsi tout autour de la défunte, où le déploiement figuratif apparaît comme une tentative d’épuisement du paradigme.

L’ange, figure emblématique des termes neutres pour les sémioticiens, serait effectivement une atténuation des sèmes / masculin/ et /féminin/ si un corps velu d’animal, surmontant de grandes pattes, de même qu’un sexe masculin bien visible n’introduisaient une nouvelle complexité sémantique. L’opposition homme/bête est elle aussi mise en défaut par la participation d’êtres hybrides, termes complexes qui conjoignent humanité et animalité. Pour toutes ces figures, la logique catégorielle est donc mise en cause, chacun des termes de la catégorie se trouvant discrétisé puis associé à un sème étranger. Il s’agit donc de convoquer les sèmes non pas isolément (/masculin/ ou /féminin/, /humain/ ou /animal/), mais en faisant encore résonner une catégorie fondamentale. Les catégories sont brisées, rendues à l’état de fragments qui, en suivant l’intentionnalité de l’énonciateur, dérivent non pas vers le contraire qui les attire, mais vers un autre fragment qui permet de reconfigurer les possibles. L’intentionnalité qui fait ainsi dériver les fragments s’oppose avec entêtement à la force d’un courant qui ramène toujours à la catégorie logique, à l’usage, aux modèles cognitifs et au sens commun. La fragmentation permet ainsi de déjouer le sens convenu pour renouveler la signification.

Ce qu’on a qualifié de dérivation (voir Deleuze) peut recevoir différentes qualifications qui s’acquittent des catégories constitutives pour décrire les relations autorisant l’invention sémantique. Le veilleur est un monstre obtenu par démultiplication des traits humains. Le couple de droite juxtapose les deux termes de la catégorie, un humain et un poisson. Les choristes en costume auraient l’air d’humains à peu près normaux si leurs visages n’associaient la face et le profil sous la forme du mélange perceptif popularisé par Picasso. À côté d’eux, une grosse tête plus ou moins humaine surmonte deux pattes animales : c’est un raccourci. L’ange est une neutralisation des sèmes /masculin/ et /féminin/, mais aussi un mélange humain-bête. Au demeurant, les mêmes valeurs sont donc mises en jeu pour chaque occurrence, mais le mélange des traits sémantiques procède d’opérations différentes : l’emballement sémantique à l’intérieur de la même catégorie (le veilleur), la fusion en un seul actant (l’ange), la séparation/association en deux actants (le couple femme-bête), le mélange perceptif (les choristes) ou le raccourci (la tête humaine à pieds de bête). Il s’agit donc de poser et d’exemplifier les valeurs séparément et, en même temps, de les confondre comme au carnaval ou comme dans les rites magiques décrits par Mauss [11]. La confusion fait référence d’ailleurs aux quatre similitudes décrites par Foucault ([1966] 2007 : 32) : la convenance (convenientia, similitude par contact), l’émulation (aemulatio, similitude à distance), l’analogie et la sympathie. Mais, au-delà de ces procédures d’assimilation, il convient de souligner la nature structurale de cette organisation où, comme l’a montré Lévi-Strauss (1962), plus que les termes eux-mêmes, importent les relations qui articulent métaphores (ressemblances) et métonymies.

Un regard attentif révèle en effet certaines connivences intimes entre les ordres de sens séparés, entre l’iconographie et le chromatisme en l’occurrence. Parce que jaune et bleu sont des contraires, leur relation se conçoit comme une ressemblance négative comparable à celle qui oppose le masculin et le féminin, l’humanité et l’animalité. Mais le rapport du jaune et du vert est également métonymique parce que le jaune est une partie du vert, comme l’animalité constitue une partie de l’ange. Les valeurs étant exposées, chaque nouvelle figure exemplifiée devient, pour l’observateur, le lieu d’une investigation pour assembler les valeurs et mettre au jour l’opération qui les met en relation, ce qui procure une sorte de plaisir taxinomique. L’énonciation fragmentaire pratiquée par Beckmann consiste à exemplifier les catégories et à séparer leurs termes fondateurs pour briser la logique catégorielle, retourner les fragments du sens logique et les faire dériver.

Il en va des couleurs comme des catégories sémantiques qui, elles aussi, témoignent d’attirances mutuelles théorisées par Eugène Chevreul au xixe siècle. Les complémentaires s’attirent pour constituer un principe harmonique (l’harmonie grise) et se complètent même l’une l’autre en synchronie et en diachronie par ces phénomènes appelés contrastes simultané et successif. Ainsi, qu’on convoque des couleurs ou des sèmes, on brise pareillement des rapports convenus, fussent-ils entérinés par la logique ou par la perception, en laissant certaines connivences en arrière-plan, dans la mémoire du discours. En effet, un fragment conserve toujours la mémoire d’une double rupture, vis-à-vis de la totalité brisée et des autres fragments. Le détachement du fragment fait donc résonner tous les liens de parenté qui habitent la mémoire du discours. En ce sens, l’énonciation fragmentaire met en oeuvre une rhétorique tropologique au sens où, puisant dans un système de valeurs entérinées, elle met en tension les formes nouvelles actualisées par le discours et les formes canoniques conservées selon le mode d’existence potentiel. L’imagerie nouvelle remobilise l’imagerie convenue.

La reconnaissance et la découverte

Ainsi conçue, cette iconographie parfois qualifiée de « surréalisante » [12] n’est pas sans évoquer la mythologie d’un Picasso qui, lui aussi, introduit dans ses tableaux des êtres fantastiques. Loin d’être anodine, la comparaison permet de saisir l’importance de l’énonciation fragmentaire pour le renouvellement du sens. En effet, Picasso expose une mythologie partagée constituée de figures stabilisées et sémantisées : le Minotaure, par exemple, mais aussi ces motifs culturels empruntés aux chefs-d’oeuvre de la peinture, Don Quichotte, l’Infante des Ménines ou LEnlèvement des Sabines, qui restent identifiables comme tels en dépit des déformations et témoignent simplement de la polyphonie sémantique du motif [13]. Beckmann [14] élabore en revanche une mythologie personnelle à partir d’un assemblage de traits sémantiques repérés, préférant aux motifs déjà sémantisés des figures isolées qui, mises en relation, produiront une nouvelle signification. Avec Carl Einstein,  nous pourrions voir dans ce funeste cortège qui chemine autour de la morte des « processus hallucinatoires intérieurs » (1985 : 576) qui, comme le mouvement de la pensée, fonctionnent par association de fragments se suivant les uns les autres. Pour notre étude, il convient surtout de souligner que la différence entre les deux mythologies fait apparaître la notion de nouveauté et révèle un écart entre la temporalité de la reconnaissance et celle de la découverte.

Le noir, opérateur de monstruosité

Mais laissons de côté cette première voie, celle de l’innovation sémantique, pour revenir un moment à la dimension chromatique. Notre description des couleurs serait incomplète si elle omettait la couleur noire qui permet de faire le lien entre une lecture figurative et une lecture plastique [15].

Pour commencer, notons que le noir introduit ici une similitude par sympathie parce qu’il assimile les formes, ou plus exactement parce qu’il  

[...] attire les choses les unes vers les autres par un mouvement extérieur et visible, [et] suscite en secret un mouvement intérieur, un déplacement des qualités qui prennent la relève les unes des autres . (Foucault, 2007 : 38)

Omniprésent dans les tableaux de Beckmann, il intervient à la fois sous forme de cerne, de plage et d’ombre propre. En tant que cerne, il confirme le statut de figure et l’existence de la figure à laquelle il appartient perceptivement. Il délimite ainsi toutes les figures en faisant une exception pour les plages chromatiques du décor [16]. Chaque fois, ce contour épais accentue le contraste de la figure sur le fond et permet ainsi de la détacher pour en faire un plan séparé. Le noir découpe ainsi une imagerie sombre qui apparaît « devant » le fond coloré en concourant à la « dénaturalisation » des scènes. Une telle opposition du clair et du sombre ne saurait être assimilée à l’opposition historique clair/obscur. Le clair-obscur est une organisation spatiale qui fait disparaître le fond du tableau dans l’ombre, alors que celui-ci est traité au contraire comme un aplat coloré, l’ombre étant réservée aux figures. En somme, le noir n’est pas seulement de l’ombre, mais se trouve utilisé dans ce cas comme une couleur. Cerne, ombre ou plage, il s’affirme non seulement comme un outil de l’énonciation visuelle qui permet de différencier les plages, mais aussi comme une couleur qui, en s’appropriant chacune des figures, y introduit sa dramaturgie, sa dysphorie et assume son opposition à une autre couleur. Contour hypermodalisé, le noir « saisit » alors fermement les figures et participe à la construction d’une temporalité très caractéristique.

Une peinture peut faire l’objet d’une lecture figurative qui met à distance la plasticité ou d’une lecture plastique qui met entre parenthèses le contenu des figures (Beyaert-Geslin, 2010). Au demeurant, tous les tableaux autorisent ce jeu de modalisation existentielle actualisation/potentialisation, car les éléments texturaux peuvent être intégrés dans la continuité de la lecture figurative ou en être extraits, ce qui produit une désintégration des figures. Or, dans le tableau de Beckmann, il n’est pas si aisé de mettre le contenu plastique ou figuratif entre parenthèses, en raison d’une utilisation idiosyncrasique de la peinture qui renvoie avec insistance à la main du peintre, comme elle fait hésiter entre les différents statuts du noir. Les cernes noirs renvoient-ils à des ombres propres (comme sur la grosse tête montée sur pattes) ou à la matérialité du trait ?

Cette hésitation n’est pas sans conséquence sur la temporalité de la lecture. En effet, une ligne fait toujours circuler le regard, lui indiquant même un point d’entrée et de sortie, comme l’a souligné Matisse ([1982] 1992 : 66). D’abord gestualité, elle se libère du geste qui l’a engendrée pour se stabiliser dans la textualité. Lorsque la ligne forme un contour et circonscrit une figure, le regard s’arrête sur la figure ainsi débrayée, mais il « chevauche » cette ligne et progresse dans la profondeur si la ligne s’en affranchit. Dans ce cas, la ligne le remet en action. Selon que la ligne est un contour ou une « ligne libre », le regard affronte donc des moments critiques qui l’obligent à se rediriger et aspectualisent son parcours.

Dans le panneau de Beckmann, le pantalon des choristes arrête le regard parce qu’il constitue une plage continue, une figure sans aspérité, alors que les fines délinéations qui constituent les cernes de la robe de la femme enlacée à droite le feront au contraire circuler, l’invitant à scruter l’intimité texturale. Confondu, égaré par les différents statuts du noir, le parcours du regard est modalisé et aspectualisé par l’hésitation entre la lecture figurative et la lecture plastique. Il hésite sans cesse entre saisies globale et locale, l’arrêt et la circulation, selon que le noir décrit une figure ou renvoie au geste du peintre.

Conclusion

Nous avons vu comment l’énonciation fragmentaire permettait de renouveler la signification en dissociant les catégories convenues pour inventer d’autres associations sémantiques. Il en va de même des couleurs qui, parce qu’elles conservent en mémoire des rapports routiniers amorcés par des questions d’harmonie et confirmés par l’usage, constituent toujours une énonciation fragmentaire marquée par le souvenir d’une attirance perdue.

L’énonciation fragmentaire aspectualise le parcours du regard par l’alternance des séquences de reconnaissance et de découverte qui accélèrent ou ralentissent le rythme de la lecture. Cette voie sémantique qui se laisse décrire à partir des modes d’efficience de Zilberberg (2006) doit cependant être complexifiée, car l’hésitation entre le figuratif et le plastique vient aussi modaliser la lecture en confondant les formes : telle forme noire est-elle une excroissance monstrueuse (niveau figuratif) ou une tache renvoyant au geste du peintre (niveau plastique) ? L’observateur entraîné par le jeu taxinomique est certes incité à voir, mais ce vouloir voir bute sur un ne pas pouvoir voir, sur cet indécidable qu’on observe, sous des formes nécessairement indécises et variables, dans l’art d’aujourd’hui (Saint-Gelais, 2008). La modalisation/démodalisation du regard apparaît avec la plus grande acuité avec les figures animales, situées en haut à gauche, qui accumulent tous les empêchements. Il faudrait commencer par retourner ces monstres pour, sinon les identifier, du moins les spatialiser, car celui de gauche est cul par-dessus tête et celui de droite semble ne pas avoir de tête du tout... Mais il resterait un second empêchement : ils sont intégralement traités en noir, ce qui en fait des monstres au sens figuratif et, au sens plastique, des êtres totalement inouïs. À ce stade du parcours, la quête figurative ne consiste plus à accompagner l’énonciation fragmentaire, le mouvement de l’interprétation accompagnant celui de la production ; il faut désormais inventer un plan d’expression au-delà du visible, une forme dans l’informe en utilisant les données et les opérations mises en mémoire comme on le ferait d’instructions de montage.

Parce qu’elle convoque des formes mémorisées, le souvenir d’une totalité, l’énonciation fragmentaire permet à l’observateur, non pas de « suivre le chemin ménagé dans le tableau » (Klee, 1999 : 18), mais de continuer le chemin et d’inventer un plan d’expression. Cette énonciation fragmentaire prise en compte, de même que la possibilité de puiser dans des répertoires qui sont des systèmes de rapports avant d’être des systèmes de formes, il resterait à convenir que les tableaux ne sont eux-mêmes que des fragments d’une totalité perdue, mais conservée en mémoire, que nous pouvons toujours retrouver lorsque nous les quittons ou fermons les yeux pour nous en souvenir et faire jouer ensemble tous les fragments dispersés.