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De multiples logiques déterminent la manière d’apprécier l’espace. Les croyances, les attentes, les modalités de l’anxiété, les références culturelles, le dessin des lieux imaginaires ainsi que les visées économiques pèsent sur l’élaboration des codes esthétiques et des systèmes d’émotions qui conditionnent l’admiration ou la détestation. L’histoire du paysage implique donc tout ce qui influe sur la façon de charger l’espace de significations, de symboles et de désirs.

Corbin, 2001 : 57

Les analyses philosophiques comme les descriptions littéraires accordent presque unanimement, dès qu’il s’agit d’apprécier un paysage, la primauté à un sens majeur dans l’élaboration du jugement de goût : la vue, soit la capacité à exercer le regard, qui devient actant de contrôle entre observateur et observé dans les opérations de catégorisation esthétique. Analyses et récits émanent – ou sont déléguées à – des observateurs fixés en un point devant un panorama soudainement découvert, ce que Stendhal appelle « une vue magnifique » dans ses Voyages en Italie.

Arrivés à Loïano et regardant au nord, nous avons trouvé une vue magnifique : l’oeil prend en travers cette fameuse plaine de Lombardie, large de quarante lieues, et qui s’étend de Turin à Venise.

Stendhal, 1973 : 476

Le parcours antérieur à la découverte soudaine – à partir d’un point de vue unique et en marge du paysage – est brièvement évoqué, non les sensations concomitantes. Commence alors pour le lecteur la recherche des critères qui font l’admiration, critères au sens où les définit Yves Michaud dans Critères esthétiques et jugements de goût, comme « ce qui permet de faire des distinctions entre des choses, des personnes ou des notions. Appliquer un critère, c’est faire des distinctions permettant des choix, […] un jugement d’appréciation […]. Le tri vaut appréciation [versus le mélange où tout se vaut] » (2003 : 51-52). Les critères ont une fonction fondatrice dans la catégorisation, d’une part en reconnaissant le sujet dans son rôle métadiscursif, d’autre part en cherchant des éléments de résolution du côté de l’objet.

Le petit ouvrage de Mathieu Kessler, Le Paysage et son ombre [1], ouvre d’autres perspectives d’analyse, celles d’un observateur dynamique in situ : il découvre l’espace en le parcourant, sa perception globale s’en trouve considérablement modifiée et, par voie de conséquence, les opérations de catégorisation qu’il projette sur son environnement qu’il cherche à expérimenter. C’est en somme la question de la présence sensible.

Notre démarche heuristique nous conduira, au-delà des théories de Kessler, à une analyse sémiotique des opérations de catégorisation esthétique réalisée dans l’interaction sujet/objet plus que dans la forme de l’objet ou dans la perception, toujours culturelle, du sujet. Nous nous arrêterons particulièrement sur l’interaction des sens qui fonde la polysensorialité de ce parcours au sein du paysage. Plus largement, nous pensons que la participation du corps entier charge le paysage de significations nouvelles et que – sauf à être submergé par une sorte d’évidence – elle modalise progressivement ces opérations de catégorisation.

1. Quelques rappels sur le corpus et les critères de catégorisation

Le Petit Robert définit le paysage comme la « partie d’un pays que la nature présente à un observateur », soit à l’oeil qui le regarde. Cette définition méréologique signale d’emblée deux emboîtements : celui du paysage dans le pays et celui du pays dans la nature. Le paysage, fragment de fragment, nous éloigne donc du monde naturel et nous rapproche de l’image ; cela par deux médiateurs : (i) le pays, soit une réalité géographique – « territoire habité par une collectivité » qui constitue un premier découpage sur le monde naturel ; (ii) le cadrage opéré en quelque sorte à l’intérieur du précédent – composition essentiellement topologique à partir de l’oeil de l’observateur qui délimite un paysage et qui, par là, le constitue. La vue apparaît, dans cette logique, comme le support de construction d’une géométrie dans l’espace qui s’apparente à la figure du cône, dont les dimensions s’évalueraient en degrés d’ouverture de l’angle de vue, variable puisque le champ visuel est modalisé par toutes les figures d’accessibilité ou d’inaccessibilité des objets dans l’espace. Cette vue correspond, au cinéma, au plan d’ensemble qui suppose le plus souvent distance et hauteur, ou, en peinture, au point de vue du Voyageur de Caspar David Friedrich.

Cette dénotation est attribuable à une sélection effectuée au sein de tout écoumène, identifiable dans divers syntagmes (paysage urbain, rural, de montagne ou de mer) [2] qui prédiquent des « moments d’unité », selon l’expression de Bordron (1991), et qui font sens dans notre propos, dans la mesure où nous considérons que, de même que la forêt n’est pas seulement une somme d’arbres, pour reprendre son exemple, le paysage n’est pas uniquement une colline + un lac + un hameau + des arbres + des êtres vivants. Le moment d’unité est défini, dans ce même article[3], par l’idée « de connexion nécessaire » entre les différentes parties en relation de dépendance pour constituer « un contenu fondé par une pluralité de contenus et plus précisément par tous les contenus ensemble » (ibid. : 56)[4]. Nous retiendrons un seul aspect de cette connexion nécessaire à l’ontologie du paysage : celle-ci implique une connexion sensorielle tout aussi nécessaire dans la perception des objets hétérogènes qui le composent et qui sollicitent d’autres sens que la vue. Cette acception permet déjà de reconnaître que l’appréciation du paysage pourra relever d’une logique de polysensorialité devant un objet syncrétique.

La définition de Kessler confirme : « [l]e paysage n’est pas une réalité en soi, séparée du regard qui le contemple. Il est la mesure subjective d’un pays » (1998 : 8), mais Kessler précise par ailleurs :

Explication toujours reconduite d’une distance et d’une proximité incompréhensibles, réelles et pourtant comme rêvées, intangibles mais non pas insensibles, le paysage n’est rien et ne dit rien, car il comprend tout en réconciliant ce qui est dispersé.

Ibid. : 13

Il s’inscrit alors dans une sorte de régime contractuel de ce qui est exposé à valeur d’homogénéisation de l’hétérogène.

Autrement dit, nous avons affaire à un terme complexe qui résout des contradictions quant à son mode d’existence. Parce que, sur un plan topologique, cette explication à la fois nie et reconnaît la réalité de cet espace, concomitamment – proche du fait de l’immédiateté de la saisie – et lointain (d’une distance et d’une proximité incompréhensibles), comme on pourrait le dire d’une image où la troisième dimension, celle de la profondeur et de l’éloignement, n’est qu’illusion, le paysage est doté d’une existence simultanément actuelle et réalisée[5]. Nous pouvons ajouter virtuelle (réelle et pourtant comme rêvée), dans la mesure où est exclu le contact réel avec la totalité qui en appelle cependant à tous les sens (intangibles mais non pas insensibles).

Il sera question de tels espaces, et non de leur représentation. Notre intention n’est pas de débattre plus avant sur les possibles définitions du paysage (voir Fontanille, 2003), mais bien plutôt de saisir à partir de quoi l’observateur perçoit cet espace sur un plan esthétique.

Vouloir établir les conditions d’une catégorisation esthétique exige que l’on examine les critères qui établissent le concept de beau, catégorie instable s’il en est. Selon Le Littré, est beau ce « qui plaît par la forme », ce qui est « remarquable dans les proportions, qui plaît à la vue, agréable ». Le Petit Robert confirme : « Beau – Qui fait éprouver une émotion esthétique. Qui plaît à l’oeil ». Cette logique se simplifierait en « c’est beau, donc je suis ému » – émotion esthétique qui peut recouvrir toute l’axiologie du beau, de l’admiration à la détestation –, mais la caution de l’émotion ne suffit pas à déterminer en quoi consiste la sémiotique du beau, lequel comprend le laid ou le banal, si l’on veut compléter sommairement l’axiologie.

Il nous semble en outre que beau puisse s’étendre à d’autres perceptions que le visible, notamment dans le paysage : à l’ouïe, par exemple, puisque l’eau, le vent peuvent produire des sons susceptibles de plaire ; au goût et à l’odorat, où bon et beau sont souvent solidaires ; dans le cas du toucher, le beau se fond dans l’agréable/désagréable.

Enfin, le lexème prend une dimension éthique avec la dernière partie de la définition du Littré : est beau ce qui est « grand, relevé en parlant des choses de l’esprit ». On évoque « une belle âme » et de « beaux sentiments ». Il n’est pas exclu de sonder l’hypotypose pour établir des situations où esthétique et éthique se conjoignent.

Au-delà d’une approche lexicale, celle de la philosophie conduit au jugement de goût du point de vue kantien[6]. Cette sémantique approfondie, qui a nourri probablement celle des lexicologues contemporains, complète les dénotations antérieures. Nous retiendrons en premier lieu que, pour Kant, « il ne peut y avoir aucune règle objective du goût qui déterminerait par concept ce qui est beau » (1990 : 165), le pur critère de contenu ou d’expression n’existe pas en lui-même dans l’objet.

Cependant, ses réflexions donnent accès à une typologie qui distingue beau de sublime. Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant explique combien le sublime fait violence à l’imagination car, grandiose et colossal, il force l’admiration et le respect.

Pour le beau, la satisfaction va de pair avec la représentation de la qualité, pour le sublime, en revanche, avec celle de la quantité. Il existe également une différence spécifique entre ces deux satisfactions, dans la mesure où la première (le beau) s’accompagne directement d’un sentiment d’élévation de la vie et peut donc s’adjoindre un attrait et un jeu de l’imagination, tandis que la seconde (le sentiment du sublime) est un plaisir qui ne surgit que de manière indirecte, c’est-à-dire qu’il est produit par le sentiment d’un soudain blocage des forces vitales, suivi aussitôt d’un épanchement d’autant plus puissant de celles-ci ; en tant qu’émotion, le sentiment du sublime ne semble pas être un jeu mais une activité sérieuse de l’imagination.

Ibid. : 182[7] 

Nous proposons, par déduction,

  • (i) de relever l’hypotypose qui conjoint ici le beau et le bien dans ce « sentiment d’élévation de la vie » ; resterait à en établir les conditions et nous y reviendrons dans notre dernière partie ;

  • (ii) de considérer, dans le cas du paysage, le sublime comme le gradient supérieur du beau en conservant les deux notions sur la même axiologie ; l’intensité de l’émotion induite ici par le critère de quantité, plus objectivable que celui de qualité habituellement réservé au beau, y serait retenue comme critère de différenciation. À l’autre extrémité, se situeraient le laid, le monstrueux qui étayent, dans le regard contemporain, une esthétique où l’idéologie gère l’axiologie en sens inverse, par exemple dans des formes oxymores pour faire émerger le beau du laid (paysages industriels en friches, etc.).

L’ouvrage d’Alain Corbin, L’Homme dans le paysage, s’en inspire et propose, à partir d’artefacts picturaux, une troisième classe[8] transposable dans notre corpus :

  • (iii) le pittoresque, qui s’impose à la fin du xviiie siècle, désigne étymologiquement ce qui est digne d’être peint. C’est la « quête de la surprise au détour du chemin […], quête de points de vue » : baie contournée, rivière un peu agitée, car il faut souvent de l’animation pour les hommes et les animaux dans une sorte de « conformité au rythme vital ».

Corbin y ajoute une définition, par défaut, de la laideur : « c’est ce qui ne correspond à aucun des codes qui, à un moment donné, gouvernent l’appréciation ». Le laid, en matière de paysage, ne serait « ni beau, ni sublime, ni pittoresque ». Peut-être serait-ce le cas de certaines zones d’activités dans les banlieues des grandes villes, mais elles font naître une esthétique spécifique, en photographie, par exemple, celle du vide ou du vague, du désordre, de l’inachevé, de l’hétéroclite. Les pratiques d’espaces y apparaissent comme élément de l’identité sur une axiologie de la conformité/anti-conformité pour produire « des tactiques de distinction » (Corbin, 2001 : 127).

D’un point de vue sémiotique enfin, il semble que, pour chaque objet élu dans cette catégorie, soit pris en compte un excès, un trop ou un trop peu, celui des dimensions, du chromatisme (soumis, comme on le sait, aux variations de la lumière qui notamment l’aspectualisent), du qualitatif, du quantitatif, dans un système qui toujours « choisit l’éclat des valeurs aux dépens de leur extension » : un maximum d’intensité est attaché à l’unicité, c’est-à-dire à une grandeur définie par sa tonicité et son exclusivité. Le paysage proposé au regard sera qualifié de sublime, pittoresque, laid, beau, magnifique, ou encore l’appréciation sera renforcée à l’aide de tournures superlatives (sans pareil, jamais vu, incomparable) et le paysage sera reconnu, en cela, distinct du banal. La catégorisation du beau est donc une démarche vers des valeurs d’absolu. Elle désigne l’unique à l’issue d’un tri nécessaire pour élaborer des opérations axiologiques qui s’appuient sur les valences (et leurs gradients) d’intensité et d’extensité (Fontanille et Zilberberg, 1998 : 34-35). Plutôt que d’effectuer le tri à partir de critères normatifs de contenu, elle s’attache donc plutôt à des critères d’expression, qui désignent l’intensité qualitative qui fait de cet objet une singularité quantitative. La corrélation détermine ce que Fontanille et Zilberberg appellent une « valeur d’irruption », qui présuppose surface et profondeur, et participe de la définition de la présence réalisée comme « premier mode d’existence de la signification dont la plénitude serait toujours à conquérir » (ibid. : 91-92), d’où le pouvoir de ce que Greimas appelle l’imperfection.

Ce rapide aperçu des horizons sémantiques nous conduit à reconnaître alors, avec Yves Michaud, que

[...] la diversité des expériences esthétiques est immense […], des expériences d’émotion sublime […] aux frissons momentanés et superficiels que nous donnent les images du quotidien.

2003 : 53

Ce qui revient à dire « que l’expérience esthétique est susceptible de degrés sur les échelles d’appréciation et de raffinement » (ibid. : 60) ; degrés qui s’élaborent dans le discours et qui affirment que cette opération ressortit assurément du sujet plus que de l’objet. Cependant, si notre attention a été concentrée, dans ces définitions du paysage et de l’axiologie du beau, sur la fonction majeure du regard, plusieurs remarques nous ont mise sur la voie de l’activité polysensorielle.

2. L’approche tensive des procédures de catégorisation inventoriées

À défaut de critères de contenu, c’est bien aux effets et aux interactions qu’il faut s’attarder. Les effets ne sont pas mesurables, mais tensifs, entre sujet et objet, entre intensité phorique affectant le sujet arrêté sur un point de vue donné, devant le paysage à observer, et extensité réduite de l’objet dans sa singularité.

2.1 L’objet modalise le sujet

Greimas décrit l’esthésie comme un « moment d’innocence » et un « heureux événement […]. [S]a condition première est l’arrêt du temps marqué figurativement par le silence […], arrêt soudain de tout mouvement dans l’espace » (1985 : 14-15). On reconnaît, dans ce double « figement », les signes de la contemplation qui opèrent la catégorisation esthétique.

Toutefois, soulignons ici que la logique attachée à nos définitions premières s’inverse en « je suis ému, donc c’est beau ». La contemplation s’enrichit, comme l’explique Kant, du rôle fondamental de l’imagination :

[…] le goût n’y semble pas tant s’attacher à ce que dans un tel champ, l’imagination appréhende que, bien plutôt, aux fictions de sa fantaisie, c’est-à-dire aux visions proprement imaginaires auxquelles s’occupe l’esprit […] ; à tout le moins ces spectacles comportent-ils un charme pour l’imagination car ils en entretiennent le libre jeu.

1990 : 180-181

L’objet esthétique est l’embrayeur de l’imagination. Il constitue l’indice déclenchant la dynamique pathémique et esthétique possible dans cet arrêt – dans le temps comme dans l’espace – qu’est la contemplation. Reste à rappeler ce qu’ont apporté – depuis les sciences cognitives pour dire combien l’imagination du sujet est culturelle, nourrie de ce qu’emmagasine sa mémoire[9] – sensations, savoirs, croyances, images, et, parmi elles, les paysages antérieurs, réels ou imaginaires, relevant de la mémoire individuelle ou collective (Paradis, Eldorado, Chaos, etc.), et qui peuvent constituer une démarche comparatiste dans l’opération de catégorisation.

La modalisation, passionnelle en priorité, est complexe. Elle conduit des états de choses sensibles aux états d’âme jusque-là saisis sous le terme générique d’émotion ; elle contient des structures d’attraction, soit génériquement le plaisir fait d’admiration ou de respect, dénoté en première partie, mais aussi des structures de répulsion ou de détestation ou encore les deux en concomitance, pour revenir à Kant et au sublime, qu’il nomme le sublime dynamique et décrit comme d’autant plus attirant qu’il est effrayant[10]. Cependant, la modalisation s’opère avec diverses pondérations sur deux autres plans : celui cognitif, lié à la connaissance de soi, celui factitif de l’évaluation comparative des forces.

J. Geninasca propose, par le rythme, une intéressante justification – de cette attraction face à de grands espaces comme la mer, le désert ou « les océans de montagne ». Il y perçoit :

[…] l’expression figurative d’une alternance indéfiniment récurrente d’états de tension et de laxité, à l’intérieur d’un état hiérarchiquement supérieur à la fois duratif et non tensif. […] Une telle structure syntagmatique recouvre assez bien le concept de rythme défini comme alternance prévisible et indéfinie, à l’intérieur d’une structure achronique, de tensions et de détentes.

1984 : 25

L’auteur précise encore que « la jouissance du paysage » coïncide alors avec « un état rythmique » qui donnerait accès « à la plénitude euphorique d’un sens à la fois intelligible et sensible » et à une expérience contemplative qui « fait être un savoir inscrit dans l’ordre du pathémique, non débrayé et non débrayable » (ibid. : 26-27). Cette scansion nous renvoie donc à un primitif, terme indéfinissable et ultime d’une analyse qui laisse cependant entrevoir l’importance des « mouvements réguliers du corps […] dans la construction de la perception rythmique » (Greimas et Courtés, 1979 : entrée « rythme »). Ce rapport du sensible et de l’intelligible détermine alors le beau, imprévisible mais de nature à susciter un accord entre le corps et le monde versus le jugement qui répond à une règle plus ou moins normative.

2.2 Le sujet modalise l’objet

L’objet ne peut agir sur le sujet que parce que celui-ci est en perpétuelle quête. Cette tension le porte soit vers un beau canonique, soit vers une surprise, puisque l’excès discrétise le beau et, par là même, peut le faire surgir soudainement du continuum amorphe, le qualifiant comme tel dans le discours sur l’objet (relation inverse de la précédente). Le sujet agit alors sur l’objet sur trois plans : (i) parce que son discours le catégorise, (ii) parce qu’il le manipule s’il le parcourt (ce sera le propos de notre dernière partie), (iii) parce que son imagination actantialise les figures du paysage (voir les métaphores nombreuses issues du monde naturel).

On rejoint ici l’esthétique de Baudelaire qui écrit, dans ses Curiosités esthétiques [11] à propos de Constantin Guys, combien la beauté est hétérogène à la nature, à laquelle le sujet doit faire subir nombre d’opérations magiques.

Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive. […] L’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon qu’il voit et qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature.

(1969 : 320)

Telle est aussi la conviction de Petitot analysant Kant : « on sait que c’est ce défaut d’objectivité des formes naturelles qui est à l’origine de ce supplément de subjectivité qui est leur valeur signifiante » (1985 : 25). Devant un objet naturel, la relation entre le sujet et le monde s’établit sur le sensible plus que sur le cognitif et donne accès à la catégorisation par une qualité de présence à l’objet.

2.3 Sujet et objet inter-agissent dans la catégorisation

Claude Zilberberg, relayant Petitot et, avant celui-ci, René Thom, se sert de la même analogie pour établir la syntaxe qui rend compte de la relation tensive sujet-objet :

[…] le prédateur affamé est sa proie, il s’identifie psychiquement à elle. C’est seulement lorsqu’il aperçoit une proie réelle, extérieure, que se produit la catastrophe de perception. Il redevient lui-même en même temps que se déclenche le processus de capture de la proie. Ce qui éclaire indubitablement la relation jonctive sous les deux modes, conjonctif et disjonctif, qui rythme la syntaxe : si l’objet est d’abord un sub-objet, la conjonction se comprend comme reprise de la jonction originaire ; la disjonction se comprend comme crise du sujet. Cette énigme de la jonction ne s’évanouit pas : elle fait seulement place à celle de l’identité – pas moindre.

1985 : 37

On voit que le couple sujet-objet est prédiqué en réalité par des phénomènes successifs d’activation-passivation réciproque et que la quête d’absolu est une quête identitaire. La nature que le sujet découvre dans le paysage serait en somme la sienne (esprit et corps).

On ne peut donc pas réduire la relation observateur/paysage à la seule contemplation. L’ouvrage de Kessler propose un approfondissement qui incarne davantage la perception dans la polysensorialité en décrivant le sujet observateur in situ livré à des expériences somatiques et non plus dans une position idéalisée, voire statique, devant un panorama figé.

Nous devons toutefois préciser que nous sommes consciente que parcourir le paysage, c’est partir en quête. Sans doute est-ce le dé-construire, puisque c’est le perdre de vue au sens propre, du moins tel qu’il a peut-être été discrétisé d’abord dans son moment d’unité. L’explorer consiste en fait à le re-composer, selon d’autres points de vue nombreux – au risque de perdre aussi la catégorisation, de l’invalider peut-être, mais pourquoi pas également de la surenchérir –, et à collectionner des découpages divers, des images mentales, comme on le ferait de leurs représentations photographiques. Nous voulons démontrer maintenant que parcourir le paysage – ce que nous avons titré la dynamique del’espace – permet d’enrichir les opérations de catégorisation, quitte à revenir à la contemplation renouvelée et augmentée du paysage premier.

3. Du de visu à l’in situ : l’objet actantialise le sujet

3.1 De quel acteur s’agit-il ?

Afin de mieux « déterminer quel est l’effet produit par la perception et le cheminement du promeneur à travers le paysage» (1999 : 2), Kessler commence par établir une typologie qui accentue les traits particuliers à chaque sujet qui peut se mouvoir dans le paysage (elle rappelle les formes de vie classées par J.-M. Floch observant les usagers du métro). Il distingue quatre types de sujets :

  • « Le touriste emprunte la piste toute tracée d’une voie rationnellement déterminée, où tout est réglé au mieux de ses impressions […], il ne voyage pas, il ne cherche pas […], il fait le tour à l’aide d’une logique artificiellement importée qui nuit souvent au paysage […], il vérifie la conformité de celui-ci avec son image […]. Le touriste consomme sans contempler ». Son objet est le site « domestiqué par les organisateurs ».

  • « L’explorateur cartographie une terre ». Il se contente de conquérir pour la science, comme le touriste pour le plaisir, « le lieu ou plus exactement l’image du lieu, sans participer à sa vie intérieure », sans y séjourner. Il fait abstraction de la couverture du lieu (végétation et habitat). Son objet est la « terre vierge ».

  • L’aventurier « a beaucoup trop à faire pour […] une perspective assez désintéressée […]. [Il] exploite le pays en vue de son meilleur profit. Sa perspective, pratique, n’est en aucune façon esthétique, sinon par accident ». Le conquérant est une variante du précédent, « un aventurier politique convaincu par la rationalité de son entreprise ». Ils ont en commun pour objet le pays, « barbare ou hostile ».

  • Le voyageur, le wanderer[12], est « seul vraiment digne » du paysage, en proie à une « dualité tour à tour désintéressée et charnelle, visuelle et tactile. Il en féconde l’aspect extérieur par sa contemplation renouvelée, extatique, ardente. En traversant le paysage au bonheur, à la joie de sa situation, il fait son chemin sans méthode précise et découvre un itinéraire, une perspective singulière. Son intention est eudémonique : le voyageur est comme guidé par un divin démon qui offre une meilleure participation à la vie. Le paysage est comme une grâce constante de l’esprit percevant. […] Seul le voyageur, le promeneur possède une relation authentique au paysage. Son intention réside tout entière dans la compréhension esthétique du lieu indépendamment d’une visée pratique ».

Ibid. : 15-21 ; nous soulignons

Nous retiendrons, de ce dernier cas,

  1. les termes antinomiques de contemplation – alors que la hâte convient aux trois autres classes – et de participation qui impliquent l’action ;

  2. la dualité attachée à « l’esprit percevant » qui présuppose l’activité conjointe de l’esprit et du corps ;

  3. l’intention eudémonique qui associe le beau et le bien, esthétique et éthique, en renvoyant à l’eudémonisme d’Épicure fondé sur le principe d’un bonheur nécessairement lié à l’action. Rousseau, Goethe, Stendhal, Baudelaire et Nietzsche témoignent ainsi du bonheur éprouvé au terme d’une ascension qui, par des chemins escarpés, conduit « au-dessus des contingences » ou « des miasmes morbides ».

En somme, explorateur et touriste demeurent dans la dimension du visible, en quête d’une image à connaître ou à reconnaître, mais en surface ; l’aventurier-conquérant s’inscrit dans une visée pragmatique ; le voyageur-promeneur-wanderer est le seul dans une position de réceptivité, le seul disponible à sonder l’espace-temps du paysage dans sa profondeur, qui s’avère être le moteur d’une dynamique ; profondeur à prendre dans son sens topologique et sensible à la fois. Pour dépasser les analyses de Kessler, nous nous arrêterons sur ces deux acceptions de la profondeur, qui nous paraissent majeures pour notre propos.

3.2 Profondeur topologique et jeux de perspectives

Nous avons souligné la distance et la hauteur nécessaires à la contemplation d’un paysage panoramique organisé à partir du point de vue. Dans le cas du wanderer, la marche in situ fait varier la distance physique aux parties hétérogènes du tout et modalise l’accès à des formes en creux et en saillances,  en alternant les positions, en modifiant les trajectoires. Franchissements et détours régis par la configuration topologique de l’espace d’immersion actantialisent le wanderer, alors que le touriste est déictisé par le guide ou par l’aménagement du site à observer, à partir d’une position et à une heure données dans le souci d’optimisation d’une esthétique normative, convenue et contrainte. Le déplacement, au contraire, offre des angles de vue divers sur un même fragment, qu’il soit observé de face, de côté, en plongée ou en contre-plongée, ou qu’il soit considéré de manière prospective ou rétrospective. Ralentis ou accélérés selon les difficultés, ces parcours au rythme inégal donneront, au paysage, une forme concomitamment temporelle et spatiale et, au sujet, une approche somatique de l’objet.

Si la hauteur est le point de départ de la marche, nul doute que le sujet sera soumis à une force d’attraction[13] plus ou moins intense, plus ou moins régulière vers le bas centrifuge ; si elle est le but élevé vers lequel tendent ses efforts physiques, ceux-ci seront comme soumis à une aspiration vers le haut centripète et régis par la configuration spatiale qui le rendra somatiquement « sensible aux problèmes concrets de la durée et de l’espace, de la mémoire et de la vision, du corps et du souffle, de la mesure enfin » (Kessler, 1999 : 27), qui lui feront trouver son rythme propre.

À ce stade, une lecture de Bachelard sur la symbolique de cette dynamique chtonienne ou aérienne – espaces de grandes métamorphoses dans les mythes – complétera utilement notre étude. Le chapitre sur « Nietzsche et le psychisme ascensionnel », dans L’Air et les Songes, (i) associe topologie et ouïe, puisqu’il conjoint la hauteur et le silence, et (ii) associe aussi dans un même discours topologie et mouvement, plus encore topologie et toucher, puisque l’altitude fait varier la température. Son éloge de la fraîcheur souligne l’actantialisation du sujet par

[...] la qualité tonique de l’air, la qualité qui fait la joie de respirer, la qualité qui dynamise l’air immobile – véritable dynamisation en profondeur qui est la vie même de l’imagination dynamique.

1943 : 178

Polysensorialité avons-nous laissé entendre jusque-là ; mais il est plus juste de dire synesthésie puisque toutes ces perceptions correspondent.

3.3 Profondeur sensible 

Quantité et qualité des perceptions associées permettent de capter les énergies exprimées dans le monde réel. Dans le paysage, mouvements audibles et tangibles de l’air, bruits de l’eau ou de la ville industrielle proche, odeurs végétales ou animales parviennent à être perçus plus ou moins disjoints ou conjoints, continus ou discontinus, identifiés ou non, variables dans le temps ou selon la saison. Ainsi la neige, qui atténue les sons, et la chaleur, qui exhale les parfums, modifient la perception des distances ; la pluie, qui réfracte les lumières, et le brouillard désorganisent l’espace, etc. Les textures opèrent d’autres transformations : le revêtement de la chaussée modifie les bruits, le pied chaussé ou nu a un contact différent avec le sol. La jouissance du paysage passe peut-être par la reconquête du pied confronté aux sensations tactiles du lisse, du rugueux, du sablonneux, du boueux, et oubliées sur l’asphalte et la moquette. La texture est par définition synesthésique (Beyaert, 2003), puisque l’oeil la touche, et, qu’il y ait contact ou pas avec elle, elle procure des informations différentes : telle roche vue de près et caressée attire pour des raisons esthétiques, alors que la même, saisie de loin dans l’ensemble d’une falaise, s’intègre à une interprétation géologique, voire esthétique sur d’autres critères. Chaque perception nous informe sur des données hétérogènes et changeantes qui touchent tous les sens. Elle nous renvoie à tous les sens, concomitamment et de manière pondérée, d’où la reconnaissance, par les géographes ou les cinéastes, de paysage visuel ou sonore mais plus rarement de paysage tactile, olfactif ou gustatif. Ces derniers, parce qu’ils nécessitent une proximité, sont moins rarement dominants que les plans visuel ou sonore à distinguer dans le tout, mais ils interviennent dans la catégorisation de manière syncrétique. Tous conjoints, ils participent de ce moment d’unité d’un espace palimpseste travaillé par les déplacements du corps, par les transformations réalisées ou par les réminiscences du sujet, puisqu’il ne peut y avoir de perceptions vierges.

Cette dernière remarque permet d’ajouter que la profondeur du sensible, si elle est celle de l’objet, est concomitamment celle du sujet qui le parcourt : la perception, au plus près de l’objet polysensoriel, peut modifier le résultat, mais change surtout le contenu des opérations de catégorisation qui est densifié, complexifié et non totalement – l’objet est pris en compte, nous l’avons dit –, mais largement rabattu sur le sujet et son corps percevant.

3.4 Une esthétique du mélange

Le wanderer, s’il assume la contemplation, s’avère plus actif et en quête de sensations plus nourries. Attachée à des préoccupations si diverses, cette esthétique devient ce que Kessler revendique comme une esthétique de l’impureté, « notoirement sensible à l’intérêt vital représenté par l’existence des objets de sa contemplation » (1999 : 28). C’est une esthétique du mélange, dans la mesure où elle est « augmentée de sensations corporelles et de sentiments moraux » en une sorte « d’expérience organique totale » (ibid. : 41). Le sens de cette approche est d’être beaucoup plus incarnée dans ce que nous appellerions un corps à corps particulier, où le corps du sujet est immergé et actif sur – et dans – le corps du monde, dans cette activation-passivation à dimension passionnelle certes, mais qui trouve ses fondements dans le somatique. Objet et sujet sont solidaires dans un même espace-temps, où le sujet opère des choix analytiques, pour appréhender des parties « dans un regard fragmentaire » (ibid. : 40), ou des choix synthétiques, pour reconstituer un tout selon une « conscience aiguë de la temporalité » (ibid. : 39) et de la spatialité – ce que Kessler appelle « un instant circulaire parfait » (ibid. : 71). Cette perspective prend en compte

[…] une expérience plus riche, grandement diversifiée et sans doute impure, dans la mesure où elle relève d’un amour intéressé à l’existence du paysage in situ, lié à un bonheur vécu. Ces trois propriétés distinctives d’une esthétique de l’impureté sont exclues de l’esthétique traditionnelle et notoirement celle de Kant, au nom de la pureté du jugement de goût.

Ibid. : 31

Avec Kessler, nous estimons préférable de ne pas faire « abstraction de l’expérience concrète du cheminement sans but, d’où il [le paysage] tire […] son origine » (ibid. : 32). En effet, cet ancrage physique fait du paysage un symbole,

[…] une réalité sublime et suprasensible. Sa fonction semble plutôt évoquer un ailleurs, un Au-delà, au lieu d’assister avec étonnement à la présence imposante de l’existant au-devant de ce que l’on pourrait appeler, un peu à la manière de Merleau-Ponty, le cogito préréflexif de la chair.

Ibid. : 43-44

La spatialisation et la temporalisation de l’observé sont présentifiées dans le comportement de l’observateur, notamment dans la discursivisation du beau, mais, à ce titre, elles ne sont pas de

[...] pures procédures de localisation, aux pré-conditions du sens, [des déictiques], [elles] prennent une dimension topique et phorique constitutive d’un espace de valeurs de nature tensive.

Ouellet, 2003 : 373

Le sujet y puise une énergie et une jouissance, si nous nous souvenons de ce que nous avons dit du rythme. Tout paysage impose une manifestation stabilisée dans un espace-temps, qui est celui du sujet mais à valeur testimoniale, sur un espace-temps antérieur qui le renvoie à sa propre histoire d’être humain et qui a sans doute des effets thymiques et esthésiques. Cette profondeur, dont le sujet est « le seul dépositaire réfléchi » (ibid. : 59), renvoie toujours à un commencement, un espace-temps plus ou moins mythique, archétypal déjà là, dont le réel aurait gardé la trace. Ces configurations statiques ou dynamiques agissent sans médiation linguistique sur l’Homme, ému non seulement d’être en présence d’une manifestation authentique, mais de participer d’une manifestation authentique dans une expérimentation esthétique actoriale plus que dans une attitude esthétique spectatoriale.

En résumé

Ainsi se constitue une esthétique dynamique du paysage à partir de ces deux démarches complémentaires : l’arrêt de la contemplation et le mouvement d’un parcours sensible in situ. Nous complétons cette proposition avec les dénominations de J. Fontanille, qui distingue le paysage-existence « pris dans un devenir spatio-temporel qui procure la substance des signifiés du paysage » et le paysage-expérience,

[...] lieu de conversions polysensorielles, où les propriétés phénoménales du lieu sont traduites en propriétés plastiques interprétables, et notamment en « propriétés dynamiques de formes », qui procurent la substance des « signifiants » du paysage.

Fontanille, 2003 : 30

À considérer notre dernière partie, opérer une catégorisation esthétique sur un espace paysager « dépasse les seules considérations relatives à la sensibilité, au plaisir visuel et intellectuel en particulier, pour se poser en termes de force » (Kessler, 1999 : 42), voire de « mise en jeu de forces pour la pratique d’une esthétique grandeur nature » qui procure « un surplus de force et d’inspiration » (ibid. : 47). En réclamant l’éclatement des codes de référence, les postmodernes ouvrent la voie à des modes de catégorisation esthétique de moins en moins normatifs, où se marque la double empreinte du de-visu et de l’in-situ dans l’investissement heuristique de la valeur.

De plus, la confrontation du sujet avec ces manifestations participe de l’intégration à une culture puisque, par elles, le sujet se fond dans un actant collectif. En effet, rappelons que si la catégorisation esthétique est singulière dans l’interaction spécifique d’un sujet avec un objet, elle s’inscrit, d’autre part, dans l’intersubjectivité qui accorde une manière d’universalité dialectique et non normative, puisque les valeurs en jeu ne sont pas nécessairement partagées (dialectique du singulier et du pluriel en somme).