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« Nous sommes le soleil du monde. Nous éclairons le monde. Nous le regardons, nous le créons chaque matin. Le monde vient poser devant nous, peintres du soleil » (1988 : 146) déclare Le Virginal, narrateur principal de L’Atelier du peintre, douzième opus de Patrick Grainville. Propos servant à édifier ses disciples, l’énoncé « nous le créons chaque matin » du Virginal assume une volonté de structuration symbolique, au point non pas d’explorer un monde parallèle qui pourrait se superposer à l’oekoumène – « [l]a peinture tend bien moins à voir le monde qu’à en créer un autre » disait Malraux –, mais de créer le monde selon le voeu pieux d’Henri Focillon, poète, graveur et historien de l’art du début du xxe siècle. Mégalomane pour certains, thaumaturge pour d’autres, assurément tyran, Le Virginal des années 1980 est l’oeil au-dessus de l’écrivain, la suprématie iconographique sur le verbal assumée : c’est ce qu’affirme du moins l’écrivain français qu’il rencontre dans le roman ; c’est ce sur quoi joue l’auteur, en choisissant l’anagramme de son propre nom pour former le pseudonyme du peintre. La métonymie se déplace, la plume de Grainville devient l’oeil du Virginal[1].

Au-delà d’une réflexion sur l’iconicité par opposition au verbal, l’Atelier du peintre peut être interrogé sur ses enjeux symboliques, d’autant que le narrateur principal ne cesse de convoiter l’invisible des choses et des êtres. Ses modèles posent-ils qu’il se fait un devoir de les apprivoiser afin de capter leur essence et de matérialiser sur la toile ce qui n’est ni pure présence ni pure absence : le symbole. Gare à ceux qui s’écartent de ce modus operandi, ils sont des bons à rien, des gribouilleurs et des teinturiers aurait dit le peintre Charles Le Brun, certainement pas des artistes. Suffit-il pourtant de s’opposer aux esthétiques de la profusion et d’affirmer vouloir une cohérence symbolique pour y parvenir ? Intellectualisant son art au point de se transformer en esthéticien et prophète d’une religion de l’art surannée, Le Virginal s’éloigne de l’image de l’artiste hybride qu’il se plaît, à la suite de Focillon, à exprimer par la métaphore du Centaure ; il en gauchit son rôle de médiateur entre le devenir-Verbe et le devenir-Chair et prend le risque de la disparition physique de son oeuvre et de lui-même[2]. C’est ce risque que nous allons estimer, en mettant au jour les contradictions internes du système symbolique du peintre et les conflits que cela entraîne avec une langue qui dissémine les signifiants.

L’axis mundi contre l’anus mundi

Toute volonté systémique s’enracine dans un lieu sacré ; pour Le Virginal, il s’agit de son atelier étatsunien, omphalos du monde dans lequel repose, en mise en abyme symbolique et clin d’oeil au temple de Delphes[3], le serpent Egon dans son aquarium. L’atelier du peintre se définit comme l’axis mundi autour duquel tout se déploie, d’autant que l’architectonique du système a pour fondement l’Art selon le Maître – ses codes (dont le christianisme, avec Northrop Frye [1982]) et ses critères, le travail et les sacrifices qu’il suppose. Sous la tutelle de Rembrandt et de Van Eyck, les créations de l’omphalos sont sacralisées, érigées en valeurs suprêmes tandis que, de manière générale sinon radicale, ce qui est autonome est systématiquement refusé avec véhémence, dévalorisé, renié, honni. Deux oeuvres axiologiquement articulées verticalisent la dichotomie : le chef-d’oeuvre Les Époux Arnolfini de Jan Van Eyck (1434) versus le fictionnel « Dynamite-Potlatch » diabolisé des époux Tuturitchie.

Bien qu’il s’agisse d’une reproduction et non de l’original, Les Époux d’Arnolfini est une relique que Le Virginal garde précieusement. Sa pureté est intacte : la reproduction est retranchée dans l’obscurité, au centre de l’atelier. Ainsi soustraite à la vue et au soleil, cette relique est confinée dans un lieu qui lui est voué et qu’elle sacralise par sa présence. Seul un spot l’éclaire de temps à autre, une heure tout au plus, quand le temps du recueillement du Maître et de ses fidèles est venu. En signe de foi, dirait-on : à ce titre, Les Époux Arnolfini sont un puissant symbole comme l’était le Credo pour le christianisme, un signe de ralliement pour les initiés que sont ici les peintres de l’atelier. Autrement dit, le tableau incarne : « 1) le multiple unifié dans le symbole, 2) le symbole exprimant et maintenant l’unité dans le multiple, 3) le multiple polarisé et ramené à l’un par le symbole » (Borella, 2004 : 51)[4]. Car c’est de cela qu’il s’agit, alors que le langage symbolique identitaire qu’avait instauré le christianisme en Occident a été désarticulé, remplacé par une myriade de constellations symboliques subséquentes à l’instauration d’un Occident du Sujet : la volonté de remplacer le religieux par un autre lieu de rencontre du spirituel et du corporel, l’art. Par conséquent, à l’herméneutique chrétienne se substitue l’herméneutique culturelle qui est la conditiosine qua non pour faire parler le symbole.

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Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini, 1434. Huile sur bois,

Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini, 1434. Huile sur bois,

81,9 x 59,9 cm.

© The National Gallery, Londres.

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Puisque la vue est le sens primordial de l’art pictural, elle ne peut que desservir le discours symbolique – trop présente, trop directe souvent, elle ne cache pas suffisamment l’essentiel. Il faut la soupçonner et de ce fait, dans l’herméneutique voulue par Le Virginal, trop de visibilité tue le symbolique. Comme preuve de leur inefficacité symbolique, les fèces d’autrui sont exhibées, voire revendiquées – même si la reconnaissance tue sa transgression. À côté de l’atelier, sur le front de mer de Venice (Los Angeles), deux productions de cette sorte sont exposées au grand jour : la muraille que peint l’élève du Maître, Diego, longue de quarante mètres et haute de quatre mètres, et surtout la mégastructure du couple Trevor et Tootsie Tuturitchie, qui pousse sur la plage. Ce « Moloch » abrite des oeuvres – dons d’artiste, de mécène etc., – vouées à partir en fumée par les explosifs d’un mouvement qui s’est nommé pour l’occasion « Dynamite-Potlatch » et dont les Tuturitchie sont à la tête. Sa visibilité, exagérée par le soleil brûlant de Venice, refuse le symbolique :

J’ai dirigé ma longue-vue sur leur construction. Elle est d’une banalité sidérante. Tous les poncifs de l’art contemporain s’y conjuguent. Un bilan de tous les bluffs de la décennie.

Grainville, 1988 : 170

Dans la mise en place de son système, Le Virginal dresse un mur infranchissable entre le symbolique et le spéculaire en art, manière de montrer que le spéculaire, dans son extrême crudité, refuse la part d’invisible contenue dans le symbole. Point besoin de cet immundo physique rejeté par Jean Clair – poils, fèces, urine dans certaines oeuvres d’art contemporain – pour que Le Virginal s’enflamme (« la barbarie déferle, l’étron tueur et le gourdin du Hun » [ibid. : 158]) et use d’une terminologie scatologique pour poser un verdict cinglant à l’encontre du couple Tuturitchie : « de la merde de chien cancéreux, deux bâtons de merde tartinés de pus pire que de la merde » (ibid. : 166).

L’anus mundi obscène matérialise la confusion dont René Girard, après Gaston Bachelard, nous rappelait qu’elle est à l’origine de toute cosmogonie. Elle s’appelle Chaos, Ginungagap, Vide, Rien ; elle attend la division, l’organisation, l’ordre que les dieux – ou Le Virginal ici – vont instaurer. Si les sacrifices ritualisés redisent cette tentation du chaos pour mieux l’exorciser, leurs formes sont singularisées en fonction de la société qui les diffuse, et certainement pas du côté du confusionnisme :

Dynamite-Potlatch est censé réactiver à la fois les grands rites archaïques du bouc émissaire, du cheval de Troie, du gaspillage somptuaire, de la baleine de Jonas, du poisson Oannès, du sacrifice aztèque, du totémisme sioux.

Ibid. : 158

À l’encontre de ce groupe d’artistes, les chefs d’accusation sont majeurs. Sans doute proviennent-ils de leurs critères esthétiques, qui consistent d’abord à placer l’intuition au-dessus du labeur, du coup à dévoyer l’art et, par extension, à refuser l’ordonnance et l’axiologie faiseuses de sens pour le socius.

Le roman dénonce donc la volonté qu’a Le Virginal de maintenir son système symbolique contre toute forme de dissolution. Contre le diabolique, en son sens originel en fait, si le diabolique est bien l’envers du symbolique, son antonyme : il consiste à jeter (du grec ballein) de travers (dio-), pour diviser et non pour unir en signe de reconnaissance. Quand la Grèce d’avant le christianisme employait l’adjectif « diabolique », c’était couramment, pour désigner l’objet d’envie ou de haine. Or, la lecture de L’Atelier du peintre valide ce sens général et l’exploite pour viabiliser le système du Virginal. Que la haine envers les Tuturitchie rende ce couple diabolos au sens grec du terme est une étape dans le processus.

Il faut transformer l’adversaire (le Satan, en hébreu) du dieu mort en adversaire de l’art vivant. Puisque les Tuturitchie incarnent le Mal suprême, ils subissent la même diabolisation qu’ont connue les sorcières des xve et xviie siècles en Europe. Boucs émissaires adéquats dans un système symbolique centré sur l’art, ils doivent être traités comme tels. Voilà le voeu le plus cher du Virginal, en partie exaucé par son ami Adalberto qui fait tuer le mâle du couple, Trevor. Symboliquement, se rejoue le début du monde, la confusion et l’ordonnance par le meurtre sacrificiel ou bien la fin du monde, quand le Christ vainc l’antique serpent. C’est au choix, et cela n’a guère d’importance, d’ailleurs. Ce qu’il faut, c’est rendre le système cohérent : caché / visible ; chef-d’oeuvre / fèces ; art électif / esthétiques de la profusion ou encore singulier / pluriel ; symbolique / diabolique ; vivant / mort. Axis mundi/anus mundi.

Le peintre thaumaturge dans son atelier

Fossoyeur de symboles, le Maître copie dans le verbe, l’attitude et la signifiance un modèle dont il n’est jamais question dans l’oeuvre, bien que son spectre la hante : Gustave Courbet, à qui l’on doit un premier Atelier du peintre (1855) sous-titré Allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique et morale.

Allegoria doit-elle pour autant être distinguée de symbolum [5] ? Certes, après des siècles de confusion terminologique, le xixe siècle européen, ébloui par la nouveauté d’une conscience historique, cherche à mettre de l’ordre. Avec Goethe, il va considérer que le symbole est naturel, intransitif et inépuisable, en tout point contraire à une allégorie. Mais en accolant l’épithète « réelle » à « allégorie », Courbet refuse l’artificialité que le romantique allemand octroie au terme et le rapproche de son origine antique. L’allégorie est d’abord rhétorique, toujours discursive (et non iconique), à la différence du symbole (pour le groupe de mots, la chose concrète ou le signe). Elle risquait – et les chrétiens du Moyen Âge l’avaient bien évalué – de conduire au didactisme, ce que ne sait d’ailleurs pas éviter l’allegoria in verbis du Virginal quand il s’agit de fustiger systématiquement ce qui offre une résistance (symbolique). Certaines oeuvres iconiques, dont celle de Courbet, résistent à cette tentation grâce, entre autres, à la part d’instrumentalisation de l’allégorie peinte prise dans les rets esthétiques. Peut-être est-ce l’une des raisons qui font que l’interprétation de L’Atelier du peintre de Courbet représente un défi majeur pour les critiques et les historiens de l’art.

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Gustave Courbet, L’Atelier du peintre, 1855. Huile sur toile,

Gustave Courbet, L’Atelier du peintre, 1855. Huile sur toile,

361 cm x 598 cm. Musée d'Orsay, Paris.

© RMN. H. Lewandowski.

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Allégorie ou symbole, les deux ateliers du peintre, à Ornans rue Hautefeuille et à Venice, servent de décor à une vision du monde eschatologique. C’est parce que Courbet et Le Virginal sont médiateurs, régulateurs et juges que le premier est physiquement représenté au centre d’une toile gigantesque, le second au centre du discours de Grainville, et que la plupart des scènes se déroulent dans son omphalos. « [J]’espère faire passer la société dans mon atelier, faire connaître mes propensions et mes répulsions »[6], écrivait Courbet à son ami Alfred Bruyas, mais nous eussions pu attribuer ces mots au Virginal. Les deux peintres répartissent en effet le monde selon un système de valeurs dont la part subjective est flagrante (« ma vie artistique et morale », précise Courbet).

Ériger l’anecdotique en système et l’histoire du peintre en Histoire ne laisse aucun doute quant à la place dévolue à l’artiste dans la société. Sa vie durant, Courbet hisse le trivial au rang de l’art, refuse l’Académie et les Beaux-Arts et prône les écoles techniques, affichant une cohérence sans faille, même une fois réduit à la misère. De fait, la dimension politique est l’une des étapes du passage du non-symbolique au symbolique dans son Atelier du peintre : à la droite de l’artiste sont placés les renégats (en allégories de la misère, de la religion, du commerce, du chômage, de la débauche… tous ceux qui « vivent de la mort »), à la gauche les bons (poètes dont Baudelaire, philosophes, couple s’embrassant librement… « les amateurs du monde de l’art »). Puisque cette dimension politique en est absente, le roman de Grainville ne peut se résumer à une transposition verbale de ce qui relevait de l’iconique. S’il prolonge le dire du tableau, il en dévoie son encrage dans le réel, refusant du reste le réalisme de son prédécesseur – les référents tels les faits divers de l’époque sont rares et laconiques.

Le second Atelier du peintre ne veut tenir aucun rôle politique. Quand Le Virginal signale à l’aile gauche des démocrates que le crime artistique de « Dynamite-Potlatch » est aussi social et politique, qui est dupe ? Chacun connaît son narcissisme, son ostracisme, son dégoût de l’humain.

Le désengagement du Virginal dans le monde politique entrave un projet symbolique indissociable de sa fonction communautaire. À cet égard, les personnages sont présentés, dans l’atelier de Courbet, de façon à ne pouvoir communiquer entre eux. Quant au peintre de Grainville, il s’arrange pour que ceux qui gravitent autour de lui ne puissent entrer en contact ; mieux, qu’ils le haïssent, lui : la religion de l’art est non pas celle de l’amour mais celle de la haine. Une telle inversion n’entre-t-elle pas en contradiction avec le fait qu’il prenne la place vacante de thaumaturge avec un pseudonyme aux allures de « primitif italien », déplaçant de la religion à l’Art le lieu de rencontre du spirituel et du corporel et transformant le lieu du culte en atelier ? Que pour le reste, il réinjecte les mêmes recettes ? D’autant plus contradictoire, quand on sait que Le Virginal-Dieu proclame à qui veut l’entendre, à son disciple Horace-Ezéchiel surtout, qu’il y a en tout un sens visible et un sens invisible, qu’il faut atteindre le mystère de l’invisible et qu’il peut les y conduire. Le système symbolique en est déstabilisé, puisque le Maître pense que seule la haine mène à l’invisible. Or, ce sentiment n’est pas fédérateur, il est perçu comme mouvement intérieur de confusion d’où sort l’ordonnance et peut-être le génie.

Le système s’ébranle tout à fait dès lors que le personnage du « pentapode »[7], plus que celui de l’artiste-Centaure, entre en conflit avec la volonté consciente d’où naît le langage symbolique. À partir de là, la rupture entre structure et fonction est largement consommée, gâtée comme nous allons l’expliquer à présent, et imagée par la sexualisation du mythe de Babel.

Structure et fonction : la rupture babélique

Pour Le Virginal, les dieux se sont abîmés en « habitude artistique »[8] et avec eux toute la dimension artistique et métaphysique de noms tels que Venice de Los Angeles, Temple (élève du Maître qui s’installe un temps en Italie avant de reprendre l’atelier à sa mort), Egon (en hommage à Schiele ?), Diego (Rivera ?), Lumière, l’haltérophile noir… Aucun de ces signifiés n’enrichit la cohérence du langage symbolique ; pire, parce qu’artificiel, cet affichage référentiel la délace. C’est encore l’habitude artistique qui empêche l’homogénéité symbolique entre la tradition chrétienne et les mythes grecs. Temple croque-t-elle une baleine échouée sur la plage qu’elle fusionne son corps de Léviathan avec celui de Lumière. À la fois Modigliani et « Michel-Ange rouge », selon le narrateur, la synthèse du Léviathan (mythe chrétien) et du corps de l’haltérophile, défini dans le texte comme un « Pan inversé » tout autant qu’un « Atlante » (mythes grecs), engage de nouvelles correspondances mythiques : la « baleine[Léviathan]-Lumière », « la sirène Lumière », « la sirène neptunéenne » et le « cachalot aux ailerons d’Icare, au torse de Samson » (Granville, 1988 : 65, 135, 136). L’hétérogénéité prime toujours dans les rapports métaphoriques instaurés par le Maître : elle révèle l’impossibilité de la synthèse, donc celle d’instaurer un langage symbolique articulé reposant sur une structure fonctionnelle. De plus, quoique son érudition soit louable, elle ne construit pas du symbolique, elle ne fait que jouer. Combien ce jeu rapproche Le Virginal d’Humbert Humbert, personnage créé par Nabokov pour Lolita, ne doit pas faire oublier les autres points communs qu’ils partagent, ne serait-ce que le traumatisme d’un épisode au bord de la mer en Europe, la coupure d’avec cette terre d’origine, qui est une fuite à peine masquée et valorisée après coup (recherche de l’Eldorado)…, mais aussi le thème central de la perversion et de la manipulation.

Comme Humbert Humbert, Le Virginal est un Maître ès manipulations. D’abord envers des élèves et des modèles qu’il abrite dans son atelier, moyennant un contrat de réinsertion avec la mairie de Los Angeles : il les dresse sciemment les uns contre les autres, et contre lui-même s’il peut en tirer profit, par le ciment de la haine. Ensuite envers le lecteur, qu’il tente de rallier à son point de vue et à la validation de son langage symbolique. Quant à la perversion, elle est sexuelle : Le Virginal se repaît des jeux interdits auxquels deux de ses élèves, la très sexuelle Ruth et Horace, se livreraient, selon lui, sur Dick (surnom anglo-américain pour désigner le sexe masculin). Mais le désir de voir ne s’allie-t-il pas au désir de savoir (ça-voir) mis au jour par la pensée lacanienne ? Dans l’appétit sexuel du Maître se transposerait son désir d’atteindre l’invisible, la recherche frénétique du caché du symbole. Sauf qu’en fait de frénésie, il faudrait parler d’excès, puisque le désir sexuel n’engage aucune fixité, il est volatil, se pose sur différents objets, jamais satisfait, toujours en recherche. Et s’il y a un lieu qui réfute la structure, c’est bien le ça, qui ne peut être retenu prisonnier dans le lieu clos de l’atelier[9]. Goûtons alors l’acidité de l’oxymoron : Le Virginal est un pentapode.

L’homme réduit à ses parties génitales – ce qu’est le pentapode – motive l’oeuvre à défaut du système symbolique : désir du caché de la femme et de la partie manquante du symbolum, d’où une profusion de chairs féminines, ici et là prises dans la proximité avec la métaphore (horizontale[10]) plus qu’avec l’archétype (vertical). À l’état brut le plus souvent, quelquefois sous couvert d’allusions, comme le savoureux « Tu me satyriconne » (sic) (Grainville, 1988 : 257)[11] le laisse entendre en jouant d’une référence culturelle sexualisée, ou encore par une expression revivifiée : « Il y a clito sous roche et gland sous l’étoffe » (ibid. : 208). D’être furieusement hétérosexuel n’empêche nullement le pentapode d’imaginer un duo sodomite entre Horace et Dick, à partir duquel il revisite l’histoire du monde des hommes et des dieux pour la recomposer en variantes homosexuelles – Ulysse amant du Cyclope, Hector celui d’un Centaure, Eurydice maîtresse d’Antigone, etc. – jusqu’au début des temps où la confusion des mythes n’a d’égale que celle des sexes :

Jupiter donne le la et sonna le glas en foutant Ganymède. Caïn encula Abel puis l’enterra. L’agriculture naquit. Ouranos, le ciel, prit Gaïa la terre par le derrière. Ainsi la lumière fut et l’aventure foira.

Ibid. : 93

Le désir proliférant refuse aux cosmogonies leurs fonctions génésiques : rien de productif ne peut sortir d’une aventure qui « foire ». Rien de symbolique non plus.

Dans l’atelier ou en dehors, dans l’instant ou dans le passé mythique, c’est toujours Babel. C’est-à-dire « Babel », de l’hébreu bâlal, dans ses deux sens étymologiques, ce qui brouille et ce qui mouille (sens plus ancien), fédérés en une perversion sexuelle que réfuterait la tradition judéo-chrétienne. La confusion qui en découle s’entend non pas au sens biblique de juxtaposition de différences, mais au sens d’une reconduction du même. S’ensuit un usage excessif d’horizontalités (tout sur le même plan) qui lamine la tentative architectonique du narrateur. Cette situation s’accorde parfaitement au Sujet défait de transcendance et relégué à la simple horizontalité du même et de l’autre ; elle trouve sa force avec le post-modernisme, qui privilégie les raccords, les rhizomes, tout au plus la construction en mille-feuilles qui n’est certainement pas hiérarchie. Chez Le Virginal, l’excès de cette horizontalité se fait au détriment de l’architectonique : entre le tableau de Van Eyck et la performance des Tuturitchie, il y a une telle confusion des genres et des mythes, un tel grouillement métaphorique, que la structure s’opacifie jusqu’à disparaître.

Débordements « pentapodiques »

Certaines métaphores doublées de métonymies amènent le lecteur à induire d’autres relations paradigmatiques que celles révélées sur le plan discursif, en plus de saisir combien la partie tend à masquer le tout. Par exemple, le « Cul-Océan » (ibid. : 189) de Ruth s’oppose à la mère-océan qui a traumatisé Le Virginal dans son enfance en Europe et motivé en partie son voyage. C’est pourquoi il faut attendre la fin du roman, qui coïncide avec la mort du Maître, pour que le cabinet secret de l’atelier révèle ses trésors. Dans une profusion d’autoportraits, les élèves découvrent une mer grise, celle de l’origine, de la mère qu’il a laissée derrière lui, sujet d’un tableau qu’il a titré La Mer de ma mort.

Or, « un peintre se déplace, ne va d’un pays à l’autre, que si, dans son expérience des lieux, il s’inquiète du lieu comme tel » (Bonnefoy, 1986 : 14). Ce qui est valable pour Humbert Humbert l’est pour Le Virginal, à la différence près que le personnage nabokovien trouve aux États-Unis ce qu’il avait perdu sur la Côte d’Azur (son premier amour, Annabel Leigh, morte du typhus à treize ans). Du moins est-ce l’argument principal dont il se sert pour justifier le crime qu’il commet – c’est l’amour dit-il, pour ne pas avouer au tribunal et au lecteur que c’est le désir sexuel. Le pentapode de Nabokov projette le potentiel sexuel d’Annabel sur Lolita, et Lolita sur les paysages américains. En un mot, la description des lieux physiques par Humbert Humbert est le résultat d’un emboîtement subtil pour voir le sexe que la mort lui a refusé dans sa jeunesse. Chez Le Virginal, aucune image maternelle ne vient enrichir la symbolique du lieu étatsunien, coupé définitivement du lieu de la mère (incarné par le continent européen en son entier) et des chefs-d’oeuvre de l’art du passé (comme le prouve son voyage en Italie). Los Angeles est personnifiée, quoique réduite à des culs, des vulves et des vits. Que ressasse Le Virginal sinon l’éternelle question du sexe des anges, qu’il s’ingénie à parodier ? Derrière cette façade de sexe et de mort sourd l’angoisse du lieu, pour celui qui, par son désir, ne peut se fixer en aucun lieu. Alors que l’Europe est morte, Los Angeles agonise de sa dépravation et de sa perte d’humanité à tous les niveaux : les gangs qui tiennent la ville sont des Chiens et des Morts, des moins qu’humains qui agissent selon leurs instincts, et les artistes se dévoient jusqu’à la prostitution mondaine. L’espace étatsunien s’en trouve affecté, sujet à une décomposition qui fut fatale à l’Europe : même la mer rejette sur la plage de Venice les cadavres d’animaux dont elle ne veut plus. Néanmoins, l’inquiétude du lieu est source de création : les chefs des Chiens et des Morts sont immortalisés par les artistes de l’atelier, la baleine impulse une création puissante à Temple.

Où le langage symbolique voué à l’art échoue, l’écrivain, à distance de son anagramme, bâtit son roman et réussit un jeu de langage complexe, arrimé à la phonétique, un jeu de plaisir buccal en somme : le désir donne au corps du texte les formes du phallus et de la vulve. Car la métaphore sexualisée à outrance grève le projet du Maître tout en favorisant le dessein de l’écrivain. Plus encore, l’excès, négatif dans la volonté d’instaurer un langage symbolique, se valorise quand il fait déborder la langue. Dans le cas de Grainville, comme dans celui de Courbet d’ailleurs, l’origine du monde est bien un sexe en gros plan, autant dire un détail, à interpréter comme un retranchement de l’être plus qu’une simple figure de style (une métonymie où le tout, même absent, est suggéré par la partie). Quand l’amante chinoise Hu est un anus, une natte et un cou à stranguler pendant le coït, quand Ruth est un « Cul-Océan », elles ne sont rien d’autre que cela : la femme en son entier n’a aucune importance. La babélisation sexuelle du monde achoppe à ces rivages où les corps signifiants sont débités au même titre que le texte lui-même.

L’Atelier du peintre répond par l’affirmative à la question rhétorique du critique Jean-Claude Mathieu : « La sensualité profuse du signifiant disséminé naîtrait-elle aussi du renoncement à la singularité du signifié ? »[12]. Sans doute, la mixité de registres (trivial et soutenu) hérite de la langue célinienne à laquelle s’ajoutent une déconstruction et un éparpillement de sonorités qui offrent au texte un débordement séminal et musical. Les phrases « Jupiter donne le la et sonna le glas en foutant Ganymède. Caïn encula Abel puis l’enterra » citées précédemment en fournissent un exemple saisissant. Le débordement pentapodique peut se doubler quelquefois d’un jeu graphique – « hybride de pute et de pythie » –, voire d’un rapprochement sémantique aussi filé que le pourrait être une métaphore : « Il rit, il se sauve, revient, crie, il bondit dans la mousse, la touche, s’en fourre plein la bouche » (Grainville, 1988 : 284, 211 ; c’est moi qui souligne). Ce jeu permanent motive les listes que fournit l’écrivain, sous le masque du narrateur, et leur donne une cohérence paradigmatique :

Épidamondas contemple une dernière fois l’amas de stars liftées […] gargouilles gothiques et guenons des studios. Leurs gigolos, leurs rastaquouères, leurs bâtards, leurs tabourets, leurs godemichés zélés et tarifés. Les gynécées et les sérails des financiers, banquiers, contrebandiers, bandits, toute la faune encore des braqueurs et des petits branleurs de l’art, patrons, étrons, piétailles, postiches et pustuleux, podagres sur piédestals. Girls gloutonnes, gitanes gonocoquées, rontes et leurs gitons, suppositoires de charme et suceurs esclaves.

Ibid. : 205 ; c’est moi qui souligne

Que Grainville renonce à l’unicité par la prolifération de variations à l’infini se confirme dès la deuxième phrase de l’extrait, construite d’abord par la reprise pronominale puis par l’apposition. Le sens s’abîme dans l’indétermination des référents mais révèle que la langue fonctionne par rebonds vocaliques et consonantiques. Dès lors, la faune de la troisième phrase semble s’agencer en fonction des seules variantes phonétiques, avec un enjeu référentiel d’autant plus problématique que la fonction grammaticale de certains mots n’est pas assurée (« postiches » et « pustuleux »), à la différence de la dernière phrase, où les épithètes qualifient les substantifs. Cet extrait qui préfère la parataxe à l’hypotaxe donne l’illusion de l’oral plus que de l’écrit ; en cela, il est représentatif des dispositifs d’une écriture « différentielle », marquée par la succession, parfois interminable, de phrases strictement nominales. Est-il meilleure preuve de l’échec de la symbolisation dans le roman que l’usage de la parataxe ? L’architectonique du monde devrait être doublée d’une architectonique de la phrase pour créer une cohérence parfaite, quitte à insister sur l’hypotaxe. Il n’en est rien dans le roman.

La volonté de rationalisation du Virginal, qui transparaît dans l’instauration d’un langage avec ses codes propres et son herméneutique, s’est donc fait déborder par le « ça parle » d’une langue protéiforme, par une prépotence du signifiant sur le signifié dans une motivation poétique, un écartèlement entre les symboles et les règles sémantico-syntaxiques. Faute d’une ordonnance structurée et fonctionnelle du monde, L’Atelier du peintre parle en cette « sorte de langue étrangère » que Marcel Proust accorde aux beaux livres, ce à quoi la psychanalyse lacanienne souscrirait : la langue esthétique est irréductible.

Le symbole est la syntaxe du monde : avec L’Atelier du peintre, c’est à une « dé-syntaxication » du système symbolique que nous assistons, par débordements pentapodiques de la langue, par délaçage fréquent de son principe syntaxique et dissémination des corps signifiants, pour ne citer que les stratégies majeures de l’écriture de Grainville. La langue se met à l’écart de l’ordonnance du sens, et davantage encore du monde ; elle s’oppose à la démarche symbolique plutôt que de l’accompagner.

La réflexion à l’origine du projet du Virginal se fait doubler par un Moi refermé sur lui-même, celui de l’homme après la chute, tourné vers son désir subsumé en art. La primauté du désir, donc le renvoi au singulier de l’être et non à la communauté, babélise son rapport au monde (extérieur et spatial), au passé (temporel), mais aussi son propre système (intérieur et atemporel). Une herméneutique singulière n’aurait aucun sens et son absence entraîne celle du symbolique, dont elle est consubstantielle. Peut-être est-ce la difficulté sous-jacente que celle de l’art comme prisme, dont l’intime de l’artiste, le pentapode en l’occurrence, est le médiateur. Le Dorian Gray de Oscar Wilde l’aurait-il saisie qu’elle n’aurait pas entraîné sa propre chute. Ni Le Virginal la sienne, suggère le dernier narrateur et nouveau Maître de l’atelier, Horace : parce qu’il n’a pas vu la violence du trait de l’élève Liu, frère de son amante chinoise, il n’a pu prévoir que Liu avait la capacité de le tuer. A-t-il à ce point perdu l’équilibre entre son devenir-Verbe et son devenir-Chair ? Ce qui expliquerait qu’il y perde la vie, comme pouvait le craindre Régis Debray : les dieux ne l’ont pas puni pour son hybris mais un artiste l’a fait, pour la défaillance de son système.