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Comme le constate Giorgio Agamben, le recours à des dispositifs caractérise l’humanité. Il est signe d’hominisation. 

Le fait est que, selon toute probabilité, les dispositifs ne sont pas un accident dans lequel les hommes se trouveraient pris par hasard. Ils plongent leurs racines dans le processus même d’hominisation.

2007 : 35

De fait, le langage tout comme la technique sont deux dispositifs auxquels l’homme recourt et dans lesquels il se trouve pris. Mais, ce qui caractérise la situation de l’homme contemporain, c’est qu’il est inclus dans une prolifération de dispositifs qui déterminent un changement de forme de culture tout comme un bouleversement du regard. « Il semble qu’aujourd’hui il n’y ait plus un seul instant de la vie des individus qui ne soit modelé, contaminé ou contrôlé par un dispositif » (ibid. : 34). 

Nous formerons l’hypothèse que les machines à communiquer de l’ère industrielle mettent en place un ensemble de dispositifs symboliques de l’image qui vise à opérer une révolution mentale. Ces dispositifs fonctionnent, en effet, à rebours de ceux qui les précédent. Ils « désubjectivent » les êtres tout en privant le monde de sa substance.

Photographie et cinématographe recourent, en effet, à un régime nouveau de l’image qui vise moins à reproduire le réel qu’à l’escamoter au profit de la fantasmagorie et du simulacre.

Ainsi les esprits sont-ils conditionnés à accepter la mise en place d’un ordre de l’artificiel, au sens où Herbert Simon définit ce terme : « fait par l’homme, par opposition à naturel » (1996 : 30). Celui-ci, se substituant à l’ordre de la nature, organise une relation nouvelle de l’homme à la technique et au monde tout en redistribuant les catégories de la connaissance.

Dispositif industriel et désubjectivation

Ce qui caractérise la situation de l’homme contemporain, c’est l’intégration dans un processus d’artificialisation. Ce processus est mis en mouvement par la Révolution industrielle qui, comme l’a montré Alain Gras (2003), recourt à une forme de technique nouvelle, autonome et visant à la puissance, que résume à elle seule la machine à vapeur.

La technique n’est plus utilisée par l’homme pour s’adapter au monde en le transformant, mais pour l’inventer. Elle est mobilisée pour fabriquer une société nouvelle où surgissent les usines, se développe l’urbanisation, se multiplient les transports sous la poussée du chemin de fer, où se met en place un univers industriel fait de dispositifs qui bousculent l’ordre de la nature et se désengagent de lui.

Qu’est-ce qu’un dispositif, en effet ? Comme le montre Giorgio Agamben, un dispositif, qu’il soit religieux, politique, culturel, technique, a pour fonction de « capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (2007 : 31). En ce sens, il opère une scission entre le vivant et lui-même (calquée sur la scission métaphysique introduite en Dieu entre l’être et l’action, qui, selon Agamben, définit l’oikonomia, l’organisation divine du monde dans la théologie chrétienne[1]). Cette scission a pour rôle d’opérer une subjectivation, une mise en forme nouvelle du sujet. Ainsi procède le dispositif religieux de la confession et de la pénitence qui contribue à l’élaboration de la subjectivité occidentale à travers la répudiation du « moi pêcheur répudié » (ibid. : 43). De même procède le dispositif du livre, capable de faire naître l’être humain à son intériorité grâce à la transformation intérieure que produit la rencontre avec un imaginaire, un monde intérieur autre.

Les dispositifs industriels, cependant, mettent en place une logique contraire. Ils procèdent à une désubjectivation, une déstructuration du sujet.

Ce qui définit les dispositifs auxquels nous avons affaire dans la phase actuelle du capitalisme est qu’ils n’agissent plus par la production d’un sujet, mais bien par des processus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation.

ibid. : 43-44

Cette désubjectivation participe d’un bouleversement symbolique que produit la métamorphose de la réalité en « fantasmagorie ». On sait que Walter Benjamin, s’inspirant de Marx, identifie le capitalisme industriel à un spectacle de fantasmagorie car, selon lui, il procède à une idéalisation fétichiste des marchandises qui réifie les hommes et transforme les objets en sujets, définissant « une représentation chosiste de la société » (1972 : 375).

Si la société industrielle devient une fantasmagorie, c’est, en effet, parce que les objets techniques s’animent, tels des fantômes, tandis que les hommes se trouvent réduits à l’état de choses, mis au service d’un dispositif technico-économique. La technique enchante la société industrielle, elle crée de l’illusion, de la fantasmagorie. Le monde industriel devient à lui seul un spectacle qui fait perdre pied à l’individu, l’arrache à sa condition objective, le désubjective pour le divertir par la féerie de la technique et de la consommation dans laquelle il finit par être absorbé et disparaître.

La ville devient ainsi un pur spectacle industriel, fait de passages à l’architecture métallique, de grands magasins, de féeries électriques, mais aussi d’expositions universelles, comme l’a montré Walter Benjamin (1989). Ainsi, le palais de cristal, construit en 1851 à Londres par l’architecte de serres Joseph Paxton à l’occasion de la première Exposition universelle, est la métaphore technique de l’ostentation d’un monde industriel qui s’expose. Mais le palais de cristal n’est pas seulement une vitrine technologique. Il est à lui seul une gigantesque fantasmagorie qui subvertit les catégories de la réalité quotidienne : l’extérieur devient l’intérieur tandis que la totalité de la vie, du travail, des désirs humains est engloutie dans un bâtiment qui, transfiguré par le luxe et le jeu de transparence du cristal, offre le spectacle d’un projet global de consommation vers lequel tend désormais tout enchantement possible. La technique industrielle s’offre en pur spectacle à proportion même où elle ôte toute substance au monde. De même, le chemin de fer qui, au xixe siècle, introduit la vitesse dans le voyage, rapprochant les êtres et raccourcissant les distances, déréalise le monde dont la seule existence ne tient plus qu’au mouvement de la machine. Telle est la logique du dispositif industriel : désubjectiver les êtres tout en réduisant le monde à une évanescence ; ériger en spectacle ce double mouvement.

Le dispositif industriel de l’image

Toute technique est, en effet, une vision du monde, productrice d’un dispositif symbolique de récits et de mythes qui contribuent eux-mêmes à son élaboration (Faucheux, 2005). Cela est encore plus vrai lorsque, en un mouvement de surdétermination, la technique industrielle non seulement offre une vision nouvelle du monde et devient objet de regard, mais aussi produit des machines qui modèlent ce regard nouveau :

[...] les mediums de transmission des images […] gouvernent l’expérience que nous faisons dans l’acte de regarder, puisque c’est sur leur modèle que tout à la fois nous percevons et nous nous dessaisissons de notre propre corps.

Belting, 2004 : 21

Pour le dire autrement, à l’ère de l’industrie, la technique s’érige en spectacle. Elle ne se cache plus, ne se dissimule plus derrière l’oeuvre d’art pensée à travers le registre transcendant d’une création ex nihilo. Elle s’exhibe dans des « arts-relais » (Schaeffer, 1970 : 22), tels la photographie et le cinématographe qui, recourant à des machines nouvelles, se situent dans le droit fil de la logique de la fantasmagorie.

Il faut prendre, en effet, à la lettre, le terme utilisé par Walter Benjamin pour décrire la société industrielle et penser la fantasmagorie comme le dispositif visuel qui est la matrice d’une nouvelle forme d’image : celle de l’ère industrielle. L’image archaïque a rapport à l’au-delà. Elle est d’ombre. Régis Debray note justement : « comme le nourrisson rassemble pour la première fois ses membres en se regardant dans une glace, nous opposons à la décomposition de la mort la recomposition par l’image » (1992 : 26-27). 

La sidération de l’homme devant la mort engendre le double mouvement de la religion et de l’art. Sépulture et effigie ont un destin lié. L’image procède à une catharsis. Elle conjure le spectacle insupportable de la décomposition du corps : « L’invention de l’effigie, cette contre-métamorphose de l’informe à la forme et du mou au dur, préserve les intérêts vitaux de l’espèce » (ibid. : 28).

L’image a ainsi une fonction de médiation entre la forme et l’informe, les vivants et les morts, la nature et la culture. Elle intègre les êtres humains à l’ordre du monde inexorablement convulsé par la mort. Mais, ce à quoi nous assistons avec l’avènement de la modernité industrielle, c’est à un processus d’inversion de ce rapport : l’image fait surgir le mort, elle ne le conjure pas, elle l’invoque. Elle ne célèbre plus la mémoire du vivant sous la forme d’une effigie, elle célèbre son effacement tout comme celui de la réalité au profit de son propre artifice devenu dispositif.

Précisément, l’image industrielle, photographique ou cinématographique, est produite par un nouveau type de machines qui vient s’ajouter à d’autres types de machines, les machines à faire et les machines à penser, « les machines à communiquer » selon la juste expression de Pierre Schaeffer (1970). Cette image est de l’ordre du simulacre. Elle ne reproduit pas le réel, elle substitue une illusion à la réalité qui se trouve, de ce fait, effacée.

Cinéma, radio et télévision oeuvrent sur des simulacres. […] Ce qu’ils ont en commun, c’est de manipuler ce qu’on pourrait nommer aussi bien des « empreintes » de l’univers que les simulacres d’une présence temporelle ; l’image électronique éphémère tout comme l’image que fixe la pellicule du cinéma […] ne sont pas, quoi qu’on puisse dire, des reproductions du réel. Ce sont des trompe-l’oeil, des illusions, non d’optique, mais d’existence.

Schaeffer, 1970 : 22

À la différence de l’effigie et de l’idole, la fantasmagorie opère, en effet, une médiation radicalement nouvelle. Elle ne conjure pas la mort en la refoulant derrière l’image. Elle suggère l’évanouissement qui l’accompagne. La disparition de l’homme est montrée comme la loi du monde qui oblige à révérer l’artifice industriel. Dans la figuration ancienne de l’idole ou de l’art, « représenter, c’est rendre présent l’absent » (Debray, 1992 : 35).

Désormais, à l’époque industrielle, la chose filmée s’exhibe tout autant que l’image qui la montre et s’offre au regard des spectateurs comme un pur artifice. Elle ne fait pas signe vers l’absence et l’invisible, elle offre le spectacle de son propre simulacre. Elle jette le masque de l’effigie, dévoile la ruse qui consistait à recourir à l’idole pour oublier la mort. L’image produite par le dispositif industriel ne renvoie plus qu’à l’artéfact, c’est-à-dire finalement à elle-même. Ainsi se déplace la catégorie de l’invisible. Désormais, le vivant s’efface derrière l’artéfact. L’invisibilité affecte le vivant qui s’efface devant le spectacle de l’artifice. Tel est le rôle nouveau de la fantasmagorie, véritable matrice symbolique (et non pas seulement technique) du cinématographe et de toutes les productions d’images à venir : montrer cet effacement et y faire consentir. Dire et lancer le mouvement de désubjectivation des êtres et de déréalisation du monde.

Qu’est-ce que la fantasmagorie, en effet ? Étymologiquement, ce terme signifie « faire parler en public des fantômes ». Il renvoie à des expériences optiques à valeur de démonstration scientifique, devenues, au début du xixe siècle, un véritable spectacle mis en forme par Étienne-Gaspard Robertson qui ouvre, en 1798 à Paris, le premier théâtre de fantasmagories. La salle de projection, logée à partir de 1799 dans le cloître intérieur du couvent des Capucines, à laquelle on accède après avoir parcouru des couloirs ornés de peintures fantastiques et franchi une immense porte couverte de signes hiéroglyphiques, contribue à la sensation d’étrangeté. En outre, le spectacle joue sur la combinaison de sensations dépaysantes et terrifiantes qui conduisent à un véritable transfert de réalité : la projection d’images identifiées à des apparitions fantomatiques se conjugue à des effets de bruitage reproduisant les hurlements du vent, le fracas du tonnerre ou le tintement d’une cloche funèbre tandis que se répandent, dans la salle, des effluves insistantes d’encens[2].

L’effet d’illusion, de simulacre, de la fantasmagorie repose sur la technique du fantascope. Celui-ci, héritier de la lanterne magique (née au xviie siècle), reproduit, à partir d’une micro-peinture ou d’une micro-gravure, par un jeu de miroirs et de lumière, une image animée grand format aux effets fantastiques, encore accrus par la technique du fondu-enchaîné qui fait disparaître toute rupture d’images, destructrice d’illusion. La technique de la fantasmagorie consiste à dresser au milieu de la salle une grande toile qui sépare les spectateurs de l’opérateur. Le fantascope, placé derrière la toile, est mobile et, lorsqu’on le déplace, donne l’illusion que les figures fantomatiques avancent, grossissent, rapetissent, ou, se réduisant à un point lumineux, disparaissent.

Comme l’écrit Jérôme Prieur :

L’image lumineuse induit une révolution. Elle brise la coutume qui plaçait l’homme et le spectacle des yeux sous le même éclairage. Entre le spectateur et l’image, il va maintenant y avoir la nuit. Pour être visible, l’image doit être à la fois transparente et soumise à l’action de la lumière, sans quoi elle n’existe pas ou qu’à demi. Mais, redoutable conséquence, pour qu’elle apparaisse, elle doit faire disparaître celui qui veut la voir. Il n’y a plus l’image d’un côté et le spectateur de l’autre, mais ou celle-là ou celui-ci, et la nuit. Absorbé dans le noir, c’est le spectateur qui doit bien prendre la pose du fantôme. C’est lui, corps compromettant, qui doit, par ricochet, s’effacer.

1985 : 63-64

La fantasmagorie procède, en effet, à l’effacement du spectateur, devenu fantôme pris dans une réalité réduite à une pure obscurité, elle-même fantomatique. Telle est bien la fonction symbolique de la fantasmagorie : recourir à l’imagerie de pratiques divinatoires antiques, à un vieux fond de croyances archaïques, pour exprimer le processus même de la modernité : l’escamotage de la réalité au profit de l’artifice qui devient alors la seule forme de réalité, la mise en route du processus de désubjectivation qu’autorise le devenir spectral de l’être humain bientôt annoncé par le triomphe de l’image photographique, cinématographique et télévisuelle.

Aujourd’hui, processus de subjectivation et de désubjectivation semblent devenir réciproquement indifférents et ne donnent plus lieu à la recomposition d’un nouveau sujet, sinon sous une forme larvée, et pour ainsi dire spectrale.

Agamben, 2007 : 45

Telle est donc la fantasmagorie : un artifice et un tour de magicien qui procèdent à la disparition d’une réalité devenue fantomatique au profit d’une image qui la réduit à un pur simulacre. En cela, la fantasmagorie porte à l’exemplarité, en les grossissant, les théâtralisant et les dramatisant, les effets de la lanterne magique dont elle dérive, elle-même productrice d’une réalité « contre-nature ».

Une fois vaincue l’hostilité aux lentilles et surmontée leur tromperie, il faudra, c’est immense, agir en lieu et place des ressources naturelles : dépeindre la vue projetée pour la fixer sur une plaque de verre, et substituer à l’éclairage solaire, une bougie, puis une lampe. À terme, une autre réalité va être à expérimenter, à intérioriser : une réalité contre nature.

Prieur, 1985 : 101

Le film des frères Lumière, L’arrivée du train en gare de La Ciotat , projeté en public en janvier 1896, joue, lui-même, un rôle symbolique déterminant. On sait que celui-ci montre un train qui surgit, se rapproche jusqu’à crever l’écran, semble se précipiter sur les spectateurs au point, dit la légende, d’avoir suscité chez eux un réflexe de fuite. Rassemblant les différentes techniques de l’image : plan d’ensemble, profondeur de champ, plan américain, plan rapproché et gros plan, recourant à un procédé visuel de confrontation du spectateur et de l’écran, héritier de la fantasmagorie, ce film signe l’avènement du « cinéma des attractions », caractéristique des débuts du cinéma (Gunning, 1995). Il joue le rôle d’un mythe de commencement :

Scène primitive de l’aventure du septième art qui a la vertu d’un mythe fondateur, la fuite des spectateurs menacés par l’image en mouvement lors de la projection de « L’arrivée du train en gare de La Ciotat » est restée dans la mémoire collective comme une scène de fantasmagorie, alors que c’est une courte saynète qui montre la vie moderne.

Le Men, 2005 : 267

Le mythe de cet « effet-train » cinématographique a une signification fondatrice : il dit la force du simulacre qui trompe les esprits (Gunning, 1995), provoquant chez les spectateurs une violente émotion dont ils savent pourtant qu’elle est le produit d’une illusion[3]. C’est que l’image industrielle suscite une révolution du regard qui, de manière radicale, met en cause le corps, la perception sensible de la réalité.

Les machines à communiquer du xixe siècle prétendent reproduire le réel, mais créent de l’illusion, elles montrent et trompent à la fois, elles effraient et rassurent. De manière plus complexe encore, elles invalident le sens visuel tout en imposant l’idée que, si celui-ci est faillible, il nécessite des substituts artificiels que, précisément, elles lui fournissent. Ainsi, elles fondent sur la mise en cause de l’expérience sensible la suprématie de l’artifice, ce qui a pour corollaire de mettre en place un processus de désubjectivation.

Prestidigitateur lui-même qui suit les traces de Robertson et de Robert Houdin, Georges Méliès réalise des films que l’on peut considérer, mais différemment des films Lumière, essentiellement réalistes, comme autant de fantasmagories. Dans le studio vitré qu’il construit en 1897 dans sa propriété de Montreuil, Méliès multiplie les tournages, filmant ses acteurs (dont souvent lui-même) devant des décors peints directement, inspirés par les spectacles de magie. Ainsi se livre-t-il à un enchantement de la chose et de l’artifice. Cela est si vrai que l’artifice ne vient pas seulement se substituer à la réalité, il la précède. Non seulement Georges Méliès filme, en effet, des actualités reconstituées en studio, mais, dans le cas du sacre d’Edouard VII (1902), il tourne le film avant que l’événement ne se soit produit.

Telle est la fantasmagorie : l’art de donner vie aux choses et ainsi de substituer le simulacre au réel par un tour de passe-passe. Tel est aussi, depuis que Daguerre a inventé l’épreuve unique sur métal, le daguerréotype, le rôle de l’image photographique. La photographie n’est elle-même qu’une forme de fantasmagorie. Roland Barthes a bien montré, en effet, que la photographie, pointant l’absence, fait surgir la trace fantomatique, spectrale, d’un être déjà figé dans la mort :

Et celui ou cela qui est photographié, c’est la cible, le référent, sorte de petit simulacre, d’eidôlon émis par l’objet, que j’appellerais volontiers le spectrum de la Photographie, parce que ce mot garde à travers sa racine un rapport au « spectacle » et y ajoute cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort.

1980 : 22-23

Si la photographie relève de la fantasmagorie, c’est parce que le mort saisit le vif, le vivant fait l’épreuve d’une mort symbolique :

Imaginairement, la Photographie […] représente ce moment très subtil où, à vrai dire, je ne suis ni un sujet ni un objet, mais plutôt un sujet qui se sent devenir objet : je vis alors une micro-expérience de la mort [...] je deviens vraiment spectre.

Ibid. : 30

L’épreuve photographique procède à un devenir spectral de l’être humain, matérialisant le processus de désubjectivation.

L’image industrielle triomphe pour elle-même. Elle institue désormais une médiation non vers l’absence, mais vers le simulacre de la présence, faisant du simulacre la forme même de la présence. Elle détourne de l’illusion de l’absence pour obliger à révérer l’être-là de la chose comme forme unique de l’illusion et seule forme d’éternité possible. Les machines à communiquer dont est fait le dispositif industriel du xixe siècle annoncent l’ordre nouveau du simulacre devant lequel tout doit désormais s’incliner.

Dispositif symbolique et ordre de l’artificiel

La transformation symbolique du regard amorcée au xixe siècle annonce la rupture du fonctionnement ancien du dispositif. Le mouvement de désubjectivation est la visée finale du processus industriel. Le triomphe du simulacre annoncé par la photographie et le cinématographe impose aux esprits l’image matérialisée de ce mouvement. C’est là une image symbolique d’un processus plus large qui bouleverse le statut ontologique de l’homme.

Dès le xixe siècle, au regard de la technique industrielle, l’homme devient un « travailleur » au service du seul processus de production, pièce d’une plus vaste machine qui désormais fait fonctionner économie et société. Pris dans un dispositif, il devient lui-même l’élément de ce dispositif jusqu’à n’être plus qu’une pièce remplaçable, jetable, voire un pur déchet d’exploitation. De fait, la logique de la Première Guerre mondiale sera de pousser à bout cette logique et, au travers d’une « brutalisation des sociétés européennes » (Mosse et Magyar, 2003), de rendre l’homme superflu (Arendt, 2002) à ce point où la désubjectivation conduit à l’extermination. Le processus historique du xxe siècle qui conjugue guerres mondiales et génocides n’est que le déploiement d’un dispositif industriel qui réduit l’homme à n’être plus qu’un être machinique, voire, dans la Shoah, le produit manufacturé d’un dispositif de mort producteur de cadavres. L’image symbolique a ainsi préparé les esprits, accompagnant, précédant, imposant ce mouvement de refoulement de l’homme à la périphérie du dispositif industriel et d’artificialisation.

La cybernétique, science des machines autonomes qui s’autorégulent, va contribuer, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, à l’accélération de l’artificialisation d’un monde qui devient un dispositif d’information et de communication étendu aux dimensions de la planète. D’une part, elle supprime la distinction entre le vivant et l’artificiel, puisque la logique suivie est indifférente à la matérialité des supports. D’autre part, en privilégiant la relation plutôt que le contenu, en considérant le sujet du point de vue de l’information, elle réduit le réel (et l’homme lui-même) à un ensemble de messages, ce qui renforce le processus d’artificialisation et parachève le processus de désubjectivation (Faucheux, 2008).

Pour illustrer des aspects plus contemporains de ce processus, on peut reprendre les deux exemples donnés par Giorgio Agamben : ainsi, aujourd’hui, utiliser un téléphone portable, ce n’est pas acquérir une nouvelle subjectivité, mais se réduire à un numéro d’appel au sein d’un dispositif de télécommunication. De même, regarder la télévision, c’est n’être plus qu’un indice d’audience (2007 : 45) à l’intérieur d’un dispositif serré de l’image.

Être informationnel, vecteur de communication, l’homme se réduit à n’être plus qu’un simulacre. Il n’est plus qu’une somme d’informations collectée par des machines informatiques, des radars, des appareils de surveillance qui l’évaluent, le mesurent, le repèrent, le calibrent, le normalisent, le réduisent à des chiffres, des codes et des statistiques.

Productrices de symboles en même temps que d’artéfacts, les machines à communiquer qui apparaissent au xixe siècle sont des vecteurs symboliques de l’artificiel. Car, ce qui caractérise les machines à communiquer, c’est un effet de disjonction cognitive. Elles ont une fonction mentale autre que leur fonction apparente. Elles ne visent pas à reproduire le réel, comme elles prétendent en avoir la fonction, elles ont pour rôle d’opérer une révolution symbolique qui permet à la révolution industrielle de s’accomplir.

Les machines à communiquer visent à former les esprits. Elles relèvent, en ce sens, d’un dispositif symbolique qui agit de manière invisible et « rusée », un peu à l’image de ce que, dans les années 1970, Louis Althusser nommait « les appareils idéologiques d’état ». On sait que, pour le philosophe marxiste, l’école, l’université et autres institutions d’État, par-delà leur rôle apparent, avaient pour véritable fonction, en fait, d’assurer la reproduction de la société bourgeoise de classe (1976 : 67-125), d’imposer l’idéologie de la classe dominante. On n’a pas assez vu que la technique est pensée et conçue au moule de la rationalité qui l’a produite : une rationalité rusée, créative, que les Grecs nommaient mètis, dont Ulysse est la figure emblématique (Détienne et Vernant, 1974). Une rationalité qui ne rentre pas dans le champ du logos, donc de la science, ce qui bloque toute tentative de penser une véritable techno-logie et relègue les effets de la technique dans l’ordre de l’impensé, tout comme la technique elle-même conçue comme simple application de la science, dans l’invisibilité intellectuelle. La disjonction cognitive des techniques de reproduction est, de fait, peut-être moins à reporter à des ruses de l’idéologie ou du symbolique qu’aux ruses, au dispositif de la technique elle-même.

S’il y a proximité de fonction entre dispositif symbolique et appareil idéologique d’état, c’est que tous deux relèvent d’une technologie du symbolique. De fait, l’appareil, parce qu’il renvoie d’abord à la parure, vise à produire un effet d’apparat qui est un mode de l’apparaître, comme l’a montré Jean-Louis Déotte (2004 : 101). Précisément, la société industrielle, à travers son appareillage politique et technique, exhibe la parure de l’artifice. Elle célèbre son artificialisation.

La technologie, loin d’être neutre, maîtrisable, nous prend au piège de la disjonction cognitive qui la fonde, faite du décalage entre sa fonction apparente et sa fonction véritable. Ainsi sommes-nous devenus, sans nous en être véritablement rendus compte, les agents d’un ordre de l’artificiel qui bouleverse notre place dans le monde et notre relation à la technique, à nous-mêmes et aux autres, tout comme nos catégories de pensée.

La Révolution industrielle renverse l’ancien dispositif symbolique de l’image qui, sous la forme de l’effigie, accompagnait la sépulture. Celui-ci ne faisait que renforcer un mode de connaissance et de subjectivation qui était celui du territoire, du grand partage tracé par l’acte rituel d’enfouissement entre nature et culture, vie et mort, ici-bas et au-delà, présence et absence. L’image industrielle ne reproduit ni le réel ni l’ordre ancien de la nature, elle escamote le réel au profit de l’artifice, tout en faisant expérimenter à l’individu l’état fantomatique de lui-même, mettant en cause son expérience sensible. En cela, la Révolution industrielle est une révolution cognitive, mais aussi symbolique, productrice de désubjectivation. L’image industrielle impose la puissance de l’illusion, capable de duper l’être humain et de faire adhérer celui-ci à un ordre de l’artificiel.

Si des régimes différents de l’image se succèdent ou coexistent tout au long de l’Histoire, nous sommes dès lors, bien évidemment, conduits à nous demander comment s’articulent l’image industrielle du xixe siècle et l’image numérique contemporaine. Relèvent-elles d’un même dispositif symbolique ?

Si la fantasmagorie, mais aussi la photographie et le cinéma à leurs débuts escamotent le réel au profit de l’artificiel, tel n’est plus, semble-t-il, l’effet des images numériques contemporaines. Produites par une multiplicité de supports (appareils photo, caméras, téléphones portables), multipliables et reproductibles à l’infini, les images numériques prolifèrent et circulent sur le réseau Internet, exemplaires en cela d’une logique capitaliste qui amplifie et accélère la circulation des êtres, des informations et des choses.

Résultat d’un code binaire, l’image numérique élimine le référent.

Le passage par un code brise la liaison physique avec le référent, non seulement en raison de l’absence des photons réfléchis par le référent et inscrits physiquement sur le négatif, mais aussi parce que la relation directe à l’espace (empreinte) et au temps (fragment) est cassée par le caractère purement séquentiel du texte qui permettra de « remonter » espace et temps.

Déotte, 2004 : 350

En outre, parce qu’elle peut être retouchée, l’image numérique brouille la différence entre le réel et le simulacre, multipliant les simulacres d’un simulacre initial. Elle n’escamote plus le réel au profit de l’artificiel, ne se livre pas à son effacement ; elle supprime, de manière plus radicale, toute possibilité de référent.

Ainsi pulvérise-t-elle les oppositions qui constituaient encore le cadre de pensée organisant la réalité industrielle du xixe siècle : nature/artifice, réel/fiction, vrai/faux, illusion/vérité, vie/mort. On n’a pas assez souligné, en cela, le rôle du jeu vidéo, machine à communiquer et appareil idéologique, qui brouille, dès l’enfance, la scission « subjectivante » entre réel et imaginaire offerte par les jeux traditionnels. Jouer à un jeu vidéo, c’est, en effet, abandonner sa subjectivité pour devenir un avatar (au sens informatique du terme), un simulacre numérisé et virtuel de soi dont on endosse les capacités, l’apparence ou la personnalité après s’être dépouillé de soi-même au travers d’images de synthèse en trois dimensions (3D).

Cet abandon de la subjectivité renforce-t-il, systématise-t-il, le processus de désubjectivation ou est-il le prélude à un autre type de processus ? Annonce-t-il une recomposition[4] de l’individu dans l’artifice qui fait perdre toute signification à la distinction sujet/objet et substitue l’instantanéité à la durée qu’implique la subjectivation ?

Réduit à des chiffres, des indices, des pourcentages, l’être humain amorce-t-il une recomposition sous la forme d’images numérisées ? L’intériorité qui fondait le concept d’individu est-elle en train de se redéployer dans la pure extériorité de l’avatar ?

L’avatar est-il la nouvelle parure de nous-mêmes ? Offre-t-il à chacun la possibilité de substituer une identité numérique, volontiers plurielle, faite d’images de synthèse et de données informatiques, à l’intériorité qui fonde toute subjectivité ? Bref, le concept de subjectivation est-il toujours opératoire pour décrire les processus à l’oeuvre dans la technologie numérique ?

Plus précisément, l’image numérique vient-elle « écraser » le concept de subjectivité (au sens informatique du verbe : suppression de données anciennes par des informations nouvelles) ?

Relève-t-elle d’un nouveau dispositif symbolique, celui de l’avatar, ou faut-il considérer aussi que le symbolique, parce qu’il forme l’empreinte de l’homme sur le monde, parce qu’il est sens et « fait sens » avec lui, ne permet plus de caractériser le dispositif dont relève l’image numérique ? Pour le dire autrement, le numérique « écrase-t-il » le symbolique, tout comme il « écrase » le référent, alors que se réorganise la relation de l’être et des choses et s’affirme la suprématie sans partage de l’artificiel ?

On aura compris que le régime contemporain de l’image numérique oblige à des interrogations nouvelles. Mais c’est l’analyse de l’image industrielle qui est à même de nous permettre de saisir, par comparaison, la spécificité de l’image numé­rique. Elle aide à penser la fracture qui s’ouvre, sous une apparence de continuité, entre le jeu d’escamotage du réel au profit de l’artificiel et à la mise en place d’un ordre exclusif de l’artificiel, entre un âge industriel et une ère, en devenir, de l’artificiel.