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Le recours à un média public pour régler une question privée est devenu, aujourd’hui, un véritable phénomène de société. La presse et la télévision fonctionnent comme « un grand confessionnal public », où chacun vient trouver une solution à ses problèmes en racontant ses « secrets d’alcôve »[2]. De son côté, l’art se confond de plus en plus avec la vie[3]. Le cinéma n’est pas en reste dans ce mouvement : les films fondés sur des révélations intimes se multiplient, au point d’avoir quasiment donné naissance à un genre spécifique. Les pièges de ce type de communication ont souvent été dénoncés : encouragement au narcissisme, psychologisation de l’espace public, adhésion directe à l’affectif, absence de distance réflexive, production d’une relation fusionnelle conduisant au blocage de l’esprit critique[4].

L’un des intérêts du film Nobody’s Business (1996) d’Alan Berliner est de s’inscrire pleinement dans ce mouvement de l’intime, tout en en évitant les dangers par une utilisation particulière de la médiation par le cinéma. Reconnu comme l’une des figures marquantes du cinéma indépendant américain actuel, Alan Berliner est un émigré de troisième génération : son grand-père a quitté Rigrod (à l’époque en Russie, aujourd’hui en Pologne) pour les États-Unis au début du siècle. Dans Nobody’s Business, Alan tente d’en savoir plus sur l’histoire de sa famille à travers un entretien musclé avec son père, Oscar Berliner.

Mon propos, ici, n’est pas de faire une analyse textuelle du film, mais de tenter de répondre aux deux questions suivantes : à travers quelles médiations le travail de mémoire s’effectue-t-il ? à travers quelles médiations cette expérience est-elle transmise aux spectateurs ?

Les médiations de la quête

Considérées en tant que telles, les médiations de la quête des origines ne ressortent pas de l’analyse de film ; elles concernent Alan et Oscar Berliner en tant que personnes réelles. Toutefois, leur reconstruction est facilitée par le fait que Nobody’s Business nous donne à voir le film en train de se faire. Certes, il convient de ne pas être dupe : ce que l’on voit, c’est bien un film (le film du film en train de se faire), mais on peut pendre ce film comme une série d’indices sur le travail de mémoire effectué par Alan et son père.

Les médiations cinématographiques

Ce qui est visé ici, c’est le rôle du cinéma comme adjuvant pour lancer la quête. Il est clair, en effet, que le cinéma a servi de médiateur à Alan Berliner pour se donner le courage de partir en quête de ses origines, une quête dont il ressentait profondément la nécessité pour construire son identité (« Je dois le faire, j’ai besoin de le faire », dit-il à son père en tout début de film), mais qu’il n’aurait très certainement pas mené à bien sans cette stimulation. Pour Alan, la médiation cinématographique est une médiation constitutive : elle lui permet de se constituer en Sujet de la quête des origines. Faire du cinéma, c’est entrer en relation avec l’autre, avec les spectateurs potentiels auxquels il destine le film ; du coup, la quête prend sens, car c’est toujours par rapport à l’autre que l’on se reconstruit. Pour Alan Berliner, faire du cinéma est une sorte de cure psychanalytique.

Significativement, tous les films d’Alan Berliner tournent d’une façon ou d’une autre autour de cette question de l’origine ou de l’identité. Dans Family Album (1986), il réunit une vaste collection de films de famille tirés de 1920 à 1950 et montre le décalage qui existe entre ce que donnent à voir les images (une vision toujours euphorique de la famille) et les récits authentiques des individus concernés. Dans Intimate Stranger (1991), il explore la vie de son grand-père maternel, Joseph Cassuto, un Juif palestinien élevé en Égypte et passionné par le Japon. Quant à ses dernières productions, elles portent sur le nom propre (voir son installation à la Andersen Window Gallery : The Langage of Names) et plus particulièrement sur son nom : Berliner (voir son film The Sweetest Sound, 2001).

La question se pose très différemment pour le père. C’est que celui-ci n’a pas de problèmes identitaires à résoudre, ou du moins qu’il n’en a plus, car il les a déjà réglés : il se considère désormais comme un Américain. Le cinéma ne saurait donc jouer pour lui un rôle de médiation constitutive ; bien au contraire, il vit la quête entreprise par son fils, par le biais du film, comme une menace qui vient remettre en cause cette identité qu’il a eu tant de difficultés à reconstruire (d’où sa réaction très défensive ; je reviendrai sur ce point). Pourtant, le cinéma joue aussi un rôle de médiateur pour le père, mais il n’opère pas le même type de médiation et ce n’est pas la même facette du cinéma qui est mobilisée. On peut ici parler de médiation paternelle : en se soumettant au désir d’Alan de faire un film, Oscar a le sentiment de jouer pleinement son rôle de père ; le cinéma est, pour lui, ce qui va permettre à son fils de se réaliser comme Sujet. On notera que, dans cette médiation, le cinéma intervient non en tant que moyen d’expression, mais en tant que moyen de réussite personnelle et professionnelle. Encore faut-il noter le mode particulier de cette intervention : tout au long du film, le père ne cesse de répéter que le film tourné par son fils sera un échec total, qu’il n’intéressera personne et que faire du cinéma n’est pas un vrai métier (il le redira encore à la toute fin du film), mais il est évident que ces proclamations péremptoires ne sont que des dénégations qui traduisent une obsession profonde : celle de voir son fils réussir dans la vie, s’affirmer comme Sujet. Il sait bien que le cinéma peut lui donner cette chance. Et cela l’a poussé à accepter de se prêter au jeu malgré ses réticences.

Médiations informatives, performatives, énonciatives

Pour parvenir à son objectif de retrouver la mémoire de sa famille, Alan a besoin de documents susceptibles de nourrir sa reconstruction du passé, c’est-à-dire de médiateurs informatifs. Le film nous donne ainsi à voir des papiers d’identité, une carte géographique situant le village d’origine du père, des gravures montrant ce qu’était la vie en Russie au temps de son grand-père, d’anciennes photographies et des films de famille. Avec ce dernier type de documents, on retrouve le cinéma comme médiateur, mais c’est encore une autre facette du cinéma qui est convoquée : le cinéma comme médiateur technique, comme appareil à capter le réel et à stocker les images du monde. Ces médiations informatives fournissent un certain nombre d’informations sur l’histoire de la famille Berliner, mais leur apport reste factuel. On est là dans la « mémoire archivale », une mémoire qui « n’est au mieux qu’un aide-mémoire »[5]. Pour que ces médiateurs jouent véritablement un rôle dans la constitution du Sujet identitaire, ils doivent être repris dans un travail de lecture capable de leur faire produire du sens par rapport à la vie des sujets concernés (j’ai proposé ailleurs d’appeler « mode de lecture privé » ce mode de production de sens)[6].

C’est pourquoi Alan utilise ces documents pour faire réagir son père. On peut alors parler de médiation performative. Plus précisément, les documents ont pour fonction de conduire le père à se souvenir. On notera que cette façon de faire généralise ce qui se passe lors de la projection d’un film de famille : au moment du visionnement, les images du film n’ont pas tant pour fonction d’apporter des informations (les événements sont connus des membres de la famille qui regardent le film puisqu’ils les ont vécus) que de stimuler la mémoire. Le dispositif utilisé par Alan, dans Nobody’s Business, est très proche d’une séance de projection de film de famille, simplement Alan ne donne pas seulement à voir à son père de tels films, mais aussi d’autres éléments qui jouent le même rôle de stimulation.

Ces médiations performatives cherchent, enfin, à provoquer des médiations énonciatives. En effet, l’objectif visé n’est pas seulement que le père se souvienne, mais qu’il accepte de raconter et de se raconter devant la caméra. Or, ce que le film nous donne à voir, c’est le blocage de cette médiation : le père refuse de s’exprimer. On assiste même à une sorte d’inversion des rôles : c’est le fils qui introduit le père à ses grands-parents, qui lui donne des informations sur son village natal, qui fait le travail de mémoire. Une des grandes trouvailles du film est d’avoir fait de ce blocage, qui aurait pu mettre le film en péril, l’un des moteurs essentiels du film. Le père ne nous apprendra certes pas grand-chose sur la famille Berliner, mais son refus livrera, en fin de compte, beaucoup plus que tout ce qu’il aurait pu raconter.

La médiation refus

On peut voir, dans le refus d’énoncer du père, un positionnement caractéristique de la relation à la mémoire dans un contexte d’immigration de seconde génération. Après tous les efforts faits par les immigrés de première génération pour s’intégrer dans le pays d’accueil, les immigrés de seconde génération veulent se sentir intégrés, et donc oublient leurs origines. Il est significatif que les oncles interviewés par Alan témoignent de cette même volonté d’effacement de l’histoire antérieure que le père. Lorsque Alan leur demande : « d’où viennent vos ancêtres ? », ils avouent qu’ils n’en ont pas la moindre idée ou sinon une idée très vague (« de l’autre côté »), reconnaissent que leurs parents ne leur en ont jamais parlé, qu’ils n’ont jamais rien demandé et même qu’ils ne se sont jamais posé la question. Inversement, chez les immigrés de troisième génération, la question des origines fait retour de façon très forte. C’est le cas avec Alan. Ce phénomène général est sans doute encore plus marqué chez les immigrants aux États-Unis : le père d’Alan, en effet, est né à une époque où, aux États-Unis, l’oubli des origines était quasiment requis pour s’intégrer (c’était une politique délibérée) ; or, aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas, surtout dans le milieu artistique[7] : la mixité ethnique y est plutôt bien vue, et afficher sa volonté de faire retour sur ses origines devient donc une façon d’être mieux reconnu (c’est ce qui se passe, d’ailleurs, pour Alan Berliner avec ses films).

Mais, pour Oscar Berliner, et le film nous le montre, le refus de faire retour sur ses origines est bien davantage que le résultat de déterminations générationnelles : il s’agit véritablement d’une position philosophique personnelle liée à une certaine conception de la vie en société. De fait, le père a une position proche de celle de Richard Sennet dans Les Tyrannies de l’intimité. Il pense qu’il n’a pas à communiquer publiquement sur l’axe de l’intime et refuse d’étaler au grand jour ses problèmes personnels. Quand Alan lui fait le coup des sentiments, par exemple en lui lisant une lettre très émouvante où son grand-père raconte les espoirs qu’il mettait dans son fils et lui demande : « cela ne te donne pas la chair de poule ? », le père répond tout net : « je m’en fiche ». Tout au long du film, Oscar Berliner réclame le droit d’en rester à son rôle social de père. À plusieurs reprises, il sort d’ailleurs de la position d’interviewé, qu’Alan l’a contraint d’accepter, pour faire la morale à son fils (« Écoute-moi bien, je suis ton père, et je te dis ce que je pense … ») ; et quand le fils va trop loin et le pousse dans ses retranchements, il se révolte (« Je suis ton père, pas ton copain, tu me dois le respect ») et menace de quitter l’entretien.

Cette façon de réagir manifeste ce qu’on peut appeler la médiation refus (refus du lien communautaire, de faire retour sur le passé, de parler de soi), une médiation qui est à sa manière une médiation constitutive : non une médiation constitutive du Sujet de la quête des origines puisque, précisément, cette médiation repose sur le refus de cette quête, mais une médiation constitutive du Sujet identitaire : c’est cette médiation refus qui a permis au père de s’en sortir comme immigré, de se considérer comme américain et donc de se reconstruire comme Sujet.

La médiation lien

Alan, à l’inverse, a un besoin éperdu de médiation lien. Pour lui, la constitution de son identité passe, de toute évidence, par la médiation des spectateurs : « tu vas être vu par des millions de spectateurs, tu devrais être fier », dit-il à son père. En dernier ressort, ce sont les spectateurs qui valideront sa quête en allant voir le film. Tout le film témoigne de ce besoin éperdu de liens de la part d’Alan. C’est ce besoin qui pousse Alan à faire la généalogie de sa famille et à tenter d’établir des relations avec l’ensemble des membres vivants (au cours du film, Alan va d’ailleurs découvrir une nouvelle branche de sa famille). À l’inverse de son père pour qui « on est lié par les hasards de la naissance », mais qui pense que « l’on n’a rien à partager », Alan pense qu’« on partage tous quelque chose » et il entend bien faire changer son père d’avis sur ce point.

Dans un discours très curieux, il tente ainsi de démontrer à son père, arbre généalogique à l’appui – une sorte d’arbre généalogique mondial, Alan parle de « human family tree »[8] –, que si l’on remonte de quelques générations, nous sommes tous parents et cela, quelles que soient notre couleur ou notre race. Bien évidemment, le père trouve ce discours totalement délirant. Mais Alan, lui, a besoin de cette médiation par la communauté des humains (la communauté des humains conçue comme une grande famille : « a broad human family »[9]) pour constituer son identité.

Il est remarquable qu’Alan enchaîne aussitôt ce discours généalogique avec une réflexion sur l’holocauste : sur des images de trains tirées en noir et blanc, il fait remarquer à son père qu’il y a sans doute eu, dans sa famille, des parents qui sont morts dans les camps. Si le père déclare compatir, on voit néanmoins qu’il a refoulé cette question. Mais pour un fils de Juif immigré comme Alan, surtout à une époque où la question juive fait retour, celle-ci ne saurait être évitée. Pourtant, Alan ne se réclame pas tant d’une médiation par la communauté juive que d’une médiation par la communauté des humains ; seule une telle communauté peut, en effet, pour lui, jouer le rôle de médiateur et garantir son identité : après le traumatisme de la Shoah, Alan a besoin de sentir qu’il est accepté par la famille universelle pour donner sens à son Je, c’est-à-dire pour prendre, par une médiation réflexive, la distance suffisante par rapport à ce Je et ainsi renaître à Soi[10].

Les médiations spectatorielles

Je parle de médiations spectatorielles pour désigner le travail opéré par Nobody’s Business envers le spectateur. Les médiations spectatorielles sont des médiations filmiques : elles s’effectuent par l’intermédiaire du texte filmique. Ce texte fonctionne comme un opérateur d’actes de langage visant à positionner le spectateur pour le conduire à réagir à ce que le film lui donne à voir et à entendre. Même si les noms propres sont les mêmes, cette fois-ci ce ne sont plus les personnes réelles, Alan et Oscar, qui sont concernées, mais les personnages tels que le spectateur les voit dans le film. Toutefois, en se fondant sur l’homonymie entre le réalisateur du film et le personnage qu’il entend dans le film, le spectateur construit Alan Berliner en énonciateur réel du film, c’est-à-dire en un énonciateur qu’il considère comme appartenant au même monde que lui et auquel il se sent le droit de poser des questions (en termes d’identité et de vérité)[11]. Cette construction signe la confusion entre personnage et personne. Du coup, Oscar est lui-même considéré en tant que personne réelle (et non en tant que personnage) et le spectateur se sent lui-même visé en tant que personne réelle. On reconnaît là la confusion caractéristique de la lecture des documentaires à la première personne dans lesquels le réalisateur se confond avec l’énonciateur[12].

Une médiation discursive

Loin de nous faire entrer dans le monde d’Oscar et d’Alan Berliner pour nous faire participer à leur vie, Nobody’s Business nous introduit d’emblée dans un espace abstrait. Le père est filmé sur fond noir et en gros plan, ce qui accentue la décontextualisation, et si l’on entend Alan, on ne le voit pas. Les autres images interviennent en relation directe avec la discussion entre les deux hommes non pour nous la montrer, mais pour l’illustrer ou la commenter. Le film se présente ainsi comme une suite hétérogène d’images de contenus et de traitements extrêmement différents. Par exemple, le début du film nous donne à voir successivement : des plans de photographes et de reporters attendant une vedette (pendant qu’Oscar explique qu’il n’est qu’un « type ordinaire » et qu’il n’y a pas de quoi faire un film avec ça), des plans de combat de boxe (qui symbolisent l’affrontement entre le père et le fils), une image d’Oscar Berliner incrustée dans un plan montrant une foule qui s’agite en pixillation (sur un dialogue où le père explique à Alan qu’il y a une foule d’immigrés comme lui, alors qu’Alan tente de lui démontrer qu’ils ont tous une histoire particulière et qu’ils veulent connaître la sienne), etc. De telles images valent non par ce qu’elles représentent, mais par ce qu’elles signifient : avec Nobody’s Business, on est dans l’espace du discours (versus l’espace diégétique). La médiation filmique est ici une médiation discursive (versus narrative).

L’intérêt de ce type de médiation est de produire une distance entre le spectateur et le représenté, et ainsi de bloquer toute relation sur le mode de l’authenticité[13]. Plus précisément, la médiation discursive nous fait entrer dans une relation de Sujet à Sujet (voir la confusion personnage-personne) et nous conduit donc à considérer que ce n’est pas le réel qui nous est donné à voir, mais un discours tenu par l’auteur du film qui nous est transmis.

Une médiation dynamique

Alan ne se contente pas de nous communiquer les informations qu’il a réunies sur le passé de sa famille, il nous entraîne dans le mouvement questionnant de sa quête de mémoire, une quête qui se confond avec la réalisation de Nobody’s Business.

On assiste ainsi à la mise en place du père face à la caméra : il jure, pestant d’avoir accepté de se prêter à cet entretien. Nous voyons ensuite Alan ouvrir les grands tiroirs dans lesquels se trouvent archivés les documents sur les familles à la Bibliothèque de l’Histoire de familles de Salt Lake City ; puis nous l’entendons poser des questions à son père à partir de ces documents. Un plan, qui revient à plusieurs reprises, apparaît ici comme une véritable métaphore du cinéma en tant qu’instrument de recherche mémorielle : il s’agit d’un gros plan de la main d’Alan tournant la manivelle du lecteur de micro-films comme une manivelle d’un projecteur de cinéma. Ce plan sert à lancer les images qui suivent et à nous faire entrer de façon dynamique dans le travail de la mémoire.

La façon dont sont filmés les documents eux-mêmes est remarquable à cet égard : jamais ils ne nous sont présentés dans leur ensemble en plan statique. Au contraire, le cadrage isole des mots en gros plan, les faisant défiler sur l’écran à grande vitesse, de telle sorte qu’ils semblent eux-mêmes accomplir un parcours ; le film prend ainsi au pied de la lettre la notion d’« écriture migrante ». Plus généralement, le film fait se succéder des images d’origines et de natures diverses (photographies, illustrations, cartes, documents écrits, films de famille, plans du père), rendant sensible le mouvement d’importation d’images dans le discours, et donc le travail de la mémoire et de la quête qui fait feu de tout bois pour reconstruire le passé[14].

Une médiation dialogique et tensive

Mais Nobody’s Business n’est pas seulement un film du Je qui ne nous communiquerait que le point de vue d’Alan ; c’est un film qui fonctionne sur le face à face de deux Je.

Nobody’s Business est fondé sur une conversation entre Alan et son père. Plus exactement, le film nous fait assister à une tentative d’interview de son père par Alan. On connaît les différences entre conversation et interview : si la conversation est erratique, l’interview est finalisée (d’emblée Alan en fixe le programme : « Je veux tout savoir sur toi et ma famille ») ; si la conversation est un échange entre ceux qui conversent, l’interview est un échange destiné à un public (le père en a bien conscience : « Je te dirai ça entre toi et moi », répond-il à Alan, à un moment où celui-ci tente de l’interroger sur sa vie conjugale) ; enfin, si la conversation est partagée, l’interview est dissymétrique : Alan pose les questions, c’est lui qui a l’initiative.

Toutefois, il apparaît très rapidement que la dissymétrie ne fonctionne pas toujours au bénéfice d’Alan, car le père ne se laisse pas réduire à la position d’interviewé. S’il est coopératif (il accepte l’interview), il est souvent non collaboratif[15] et même polémique. Dès le début du film, le désaccord éclate entre le père et le fils à propos d’une photographie montrant Oscar jeune devant un micro : Alan voudrait faire dire à son père qu’il est en train de chanter, mais celui-ci affirme avec force qu’il était seulement face au micro pour la photographie (« just posing »). On passe ainsi de l’interview au duel verbal, un duel d’ailleurs non dépourvu d’humour, signe de la distance que les deux sujets sont capables de prendre par rapport à leurs positions respectives. La métaphore de la boxe, filée tout au long du film tant dans l’image que dans le son (on entend la cloche qui sonne le début et la fin des rounds), manifeste dans la relation au spectateur cette distance humoristique tout en rendant compte de la relation conflictuelle entre les deux sujets.

Le dispositif, à travers lequel ce duel nous est donné à voir, vise à nous rendre sensible cette structure énonciative à double point de vue : si le film est tourné du point de vue du fils, c’est le père que l’on voit à l’écran ; de face, il nous regarde les yeux dans les yeux et semble s’adresser à nous quand il parle à son fils. Nous sommes, de la sorte, conduits à adopter un double positionnement : celui de destinataires du discours d’Alan et celui de destinataires du discours du père. Loin de fonctionner à la médiation fusionnelle, Nobody’s Business fonctionne à la médiation tensive. Pris en tenaille, nous nous trouvons délogés de notre confortable position spectatorielle pour être contraints d’agir en arbitre entre Alan et son père, du moins de nous poser des questions sur la vérité de ce que chacun d’eux énonce.

Une médiation réflexive

Une blague juive racontée par le père en ouverture du film fait voir l’enjeu essentiel du débat entre Alan et son père :

C’est l’histoire d’un homme qui va voir un peintre et lui demande de faire une peinture le représentant. Le peintre lui explique qu’il y a deux types de peintures : les paysages et les portraits.

– Quel est le moins cher ? demande l’homme.

– Le paysage, répond le peintre.

– Alors, faites un paysage de moi, conclut l’homme.

En dehors de la question d’argent (petit jeu d’autodérision avec le stéréotype du Juif), l’opposition portrait versus paysage pose tout le dilemme du film : si Alan voudrait faire le portrait de son père – le portrait ambitionne de révéler l’intime, l’âme du sujet –, le père, lui, conformément à sa position sur la communication de l’intime, préférerait être montré comme un paysage, de façon plus extérieure. Entre ces deux positions, le film ne choisit pas. Dans un entretien sur le film, Alan fait remarquer que si la boxe est un jeu avec un vainqueur et un vaincu, il n’y a jamais de knock-out dans le film : aucun des deux sujets ne l’emporte sur l’autre[16]. Une fois le film terminé, même si Alan s’est ingénié à nous montrer que sa façon de voir est la bonne, la question n’est pas tranchée : le père ne s’est pas laissé convaincre, il n’a pas changé d’avis. Il nous met même explicitement en cause lorsqu’il prédit qu’un tel film n’intéressera pas les spectateurs. Donnerons-nous raison au père ou à Alan ? À nous de nous faire notre opinion, de prendre parti. La médiation filmique se fait ici réflexive.

La grande originalité du film d’Alan Berliner, par rapport à la multitude de productions relevant du cinéma de l’intimité, est de prendre l’intimité à la fois comme sujet (les médiations de la quête) et comme propos (les médiations spectatorielles). Certes, Nobody’s Business nous parle de problèmes intimes et nous fait participer au travail de mémoire et à la quête d’Alan concernant son père et sa famille, mais, en même temps, il nous place au centre d’un débat sur l’intérêt et les enjeux de cette quête ainsi que sur la légitimité de la médiation publique dans ce genre de recherche. C’est autour de ces questions que tourne le conflit entre le père et le fils, et ce sont ces questions que nous sommes conduits à nous poser. Il y a dans les discussions, entre Alan et son père, assez de questions familières pour qu’elles servent de tremplin à un retour sur nous-mêmes et, plus généralement, à un retour sur ce qui se passe dans la société dans laquelle nous vivons, en particulier dans les relations entre espace public et espace privé. Loin de bloquer la réflexion, Nobody’s Business la stimule, sans compter que cet affrontement, doublé de complicité, entre un père et un fils, est de bout en bout jubilatoire.