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La présente crise économique continue d’intéresser les économistes politiques de tendance marxiste qui traitent la perturbation comme une phase néolibérale de l’accumulation capitaliste. Description précise ou non de la conjoncture actuelle, il semble certain que la « Grande Récession » introduira une nouvelle donne. Soit elle renversera les gains du libre marché effectués depuis les années 1980, soit elle accentuera ce système en direction d’un capitalisme encore plus féroce chez les pays capitalistes avancés. Cette deuxième hypothèse mettrait davantage en péril les institutions de l’État providence, qui ont su abriter les populations ouvrières de la pleine réalité de la compétition du marché du travail depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Cet article présente une contribution à la littérature marxiste sur la crise. Plusieurs auteurs reconnaissent l’augmentation des inégalités (certains les désignant comme une des causes de la crise), ainsi que l’évolution des relations de classes, surtout en ce qui a trait à l’accentuation de l’exploitation et du développement de nouvelles formes de travail occasionnelles et féminisées chez la classe ouvrière. Pourtant, les conséquences sociales et politiques de la croissante exploitation du travail, nécessaire afin de perpétuer des niveaux adéquats de rentabilité, restent sous-examinées. En appliquant certains concepts sociologiques à notre connaissance des structures institutionnelles du capitalisme tardif, je propose qu’on puisse glaner des aperçus neufs et significatifs de la dynamique historique des relations sociales capitalistes. Cet article étend une approche sociologique critique à une interprétation marxiste de la conjoncture présente. Quel est le sens subjectif de la crise, et comment sera-t-il exprimé de manière politique ?

Je propose un concept de restructuration sociale produite par l’intensification de l’exploitation du travail et la croissance des inégalités dans le capitalisme tardif. Couplée au déclin des institutions de protection sociale traditionnelles, la nouvelle distribution néolibérale de la richesse nationale a repositionné les individus de classes moyennes et ouvrières relativement à leurs attentes matérielles et à l’aspect intergénérationnel de celles-ci. Cette distribution a aussi repositionné ces classes par rapport aux groupes plus aisés. L’allongement de la stratification sociale, produite par la concentration des ressources et bénéfices au sommet de la hiérarchie de classe, comporte d’importantes conséquences psychologiques. Celles-ci doivent aussi être prises en compte afin de comprendre les forces qui peuvent être mobilisées en vue d’une transformation des structures institutionnelles de l’économie.

L’argument se déroule en quatre parties. La première survole les interprétations marxistes de la crise économique, mettant en évidence la manière dont ces approches lisent le rapport entre l’augmentation des inégalités, d’une part, et l’éventuel écroulement économique, de l’autre. Cette littérature permet d’intéressants aperçus sur les causes de la crise actuelle. Par contre, elle sous-estime leur impact sur les relations sociales, surtout depuis la récente entrée en vigueur de mesures d’austérité (2010-2012). En tenant compte de cette critique, la deuxième section explore la modification de la distribution des revenus depuis les débuts de la phase néolibérale du capitalisme. Elle souligne particulièrement l’évolution des statistiques sur le revenu personnel aux États-Unis, en Grande-Bretagne et au Canada. Malgré le fait qu’une plus large comparaison demeure possible, les similitudes culturelles entre ces trois pays, qui ont été parmi les principaux avocats de l’individualisme de marché depuis les trente dernières années, sont largement reconnues. Ce n’est pas mon intention de présenter une analyse comparative exhaustive, mais plutôt de marquer une tendance historique vers un niveau plus important des inégalités de revenus. Je suggère d’examiner cette tendance par le biais de ses effets sur l’allongement de la stratification de classe et de statut social. Proposant une approche sociologique, la troisième partie tente d’expliquer les conséquences politiques et sociales de cette restructuration en tenant compte de l’altération de l’expérience vécue des travailleurs. Alors que l’accessibilité à la consommation de masse a permis une certaine légitimation des relations de classes capitalistes, ce mode de vie est devenu de plus en plus difficile à reproduire pour un nombre grandissant d’individus. Conséquemment, de nouvelles formations politiques capables de satisfaire, de canaliser ou de réprimer la frustration sociale qui résulte d’attentes insatisfaites constituent une composante essentielle du nouveau pacte social qui surgira de la crise. Les programmes conceptuels marxistes et critiques doivent prendre au sérieux cet élément des relations sociales capitalistes. La dernière section servira de conclusion et réfléchira sur les conséquences qu’une inégalité croissante, telle que décrite dans la deuxième partie, pourrait présenter pour la démocratie libérale.

Les causes de la crise

La crise actuelle a stimulé un renouvellement des analyses cherchant à expliquer les causes de la stagnation économique et des crises capitalistes, particulièrement chez les économistes politiques marxistes. Dans cette section, je m’inspire des perspectives principales des différentes écoles de pensée marxistes qui portent sur la « Grande Récession ». Cette littérature s’intéresse à la surcapacité productive, mais présente des différences analytiques appréciables au sujet des causes de la crise. Plusieurs chercheurs marxistes admettent qu’une suppression salariale dans les pays développés a contribué à déclencher la crise, tandis que le nombre de travailleurs qui ont recours à l’emprunt bancaire afin de reproduire leur mode de vie matériel augmente constamment. Bien qu’un déclin de la demande à la consommation semble constituer un des facteurs ayant provoqué la présente crise, la littérature reconnaît, avec raison, la causalité complexe des crises capitalistes. Toutefois, comme on le notera à la section suivante, la population ouvrière des pays développés se trouve peut-être dans l’impossibilité de perpétuer les niveaux historiquement élevés de consommation des soixante dernières années. Il est important de prendre en compte les répercussions sociales et politiques d’une telle altération chez les classes moyenne et ouvrière.

La chute financière a ranimé les critiques marxistes qui s’intéressent au caractère inévitable des crises capitalistes, ainsi que de la souffrance qu’elles entraînent dans leur sillage. Il existe une grande variété d’explications au sujet du mécanisme qui aurait déclenché la crise, ainsi qu’à propos du rôle joué par la financiarisation dans les stratégies d’accumulation des élites. À bien des égards, la crise économique rappelle l’analyse marxiste classique de la surproduction, une analyse qui a récemment reçu une attention conceptuelle croissante. Cet argument se retrouve particulièrement chez Robert Brenner (2006 ; 2009) et David Harvey (2010). Malgré les différences entre leur approche respective, tous deux voient le déclenchement de la crise de manière similaire.

Pour Brenner, la longue phase de croissance économique qu’ont représentée les « Trente Glorieuses » de l’après-guerre a été suivie par une période de décroissance marquée par un déclin du rendement économique, de l’investissement, de l’emploi et des salaires. La chute de la rentabilité du capital, c’est-à-dire l’incapacité pour les capitalistes d’accumuler des retours intéressants sur leurs investissements, explique ce déclin. Sous la pression de plus en plus intense de la concurrence internationale des quarante dernières années, on a assisté à un surinvestissement dans le capital fixe à finalité productive dans les régions développées et sous-développées de l’économie mondiale. Il en a résulté un excès important de capacité productive et une baisse de la rentabilité. Ayant révélé cette tendance dans Le Capital, Karl Marx (1959 : 148-159) l’avait associée à l’impératif de recyclage de la plus-value dans le stock de capital fixe dans le but de préserver la compétitivité. Confrontée à cette croissance perpétuelle de la capacité productive, l’économie souffre, en définitive, d’une quantité insuffisante de consommateurs pour atteindre une rentabilité adéquate de l’investissement, ce qui mène à une stagnation de la croissance économique. L’insuffisance de la demande des consommateurs dans ce cas-ci, remarque Brenner (2006), résulte en partie d’une politique de suppression salariale, réaction à la réduction de la rentabilité datant de la fin des années 1960.

De même, David Harvey met l’accent sur le déclin des secteurs rapportant des retours sur l’investissement. Pour lui, ce défaut de débouchés a stimulé la financiarisation, c’est-à-dire l’expansion de la finance relativement à l’économie productive, qui a su résoudre temporairement le problème d’absorption du surplus productif. La plus-value, ou les profits générés par la circulation économique, a pu trouver des fins productives par voie d’achat de titres, de dérivés du crédit et d’autres commodités fictives promettant des gains plus élevés et plus sécuritaires que l’investissement dans les capitaux fixes. Ayant épousé la politique « néolibérale » visant l’extension des marchés libres, les élites financières adoptèrent la stratégie de la financiarisation aux dépens des institutions et des régulations qui protégeaient le mode de vie d’une part des travailleurs (Harvey, 2005). Harvey note que la période d’accumulation néolibérale a été marquée par une suppression salariale, en quelque sorte soulagée par une expansion du crédit qui a permis la continuation d’un haut niveau de consommation. Comme chez Brenner, cette expansion du crédit ne représente pas la cause de la crise, mais plutôt une réponse aux problèmes d’accumulation des classes capitalistes. Cette solution n’était que temporaire ; elle requiert maintenant des réformes structurelles importantes afin de préserver le mode d’accumulation privée du capital. Harvey et Brenner offrent une lecture de la crise économique actuelle qui en fait le produit d’une étape dans le développement du capitalisme caractérisée par une perturbation de l’accumulation. Les réactions en chaîne à cette perturbation auraient ensuite créé les conditions du krach. Cette phase, qui date des années 1970, marque une période de vitalité économique réduite attribuable à l’irrésolution des problèmes d’accumulation.

Pourtant, cette position n’est pas toujours partagée. Greg Albo, Sam Gindin et Leo Panitch (2010) ainsi que David McNally (2009 ; 2011), considèrent que le néolibéralisme a généré sa propre phase d’accumulation capitaliste marquée à la fois par une augmentation des inégalités sociales et par une période dynamique de croissance. Il ne s’agit donc pas d’une perturbation ni d’une étape anormale ou instable. Comme l’indique McNally, le néolibéralisme a produit un élargissement spectaculaire du prolétariat international ainsi qu’une période soutenue d’accumulation, même si celle-ci était inégalitaire. Albo, Gindin et Panitch remarquent également que la financiarisation, que certains situent au coeur de la phase néolibérale du capitalisme, ne signale pas le déclin du dynamisme capitaliste, comme le constate Harvey. Au contraire, cette forme a permis un renouvellement du capitalisme. Ces différences désignent le caractère contemporain des causes de la crise, rappelant celles mentionnées par Brenner et Harvey. Albo, Gindin et Panitch, tout comme McNally, font ressortir la participation des consommateurs américains, séduits par des taux d’intérêt historiquement bas, à l’emballement des prix immobiliers au moment où leurs revenus déclinaient. McNally souligne aussi la part prise par le « violent » surinvestissement dans les capitaux fixes et la suraccumulation ainsi que dans la baisse de la rentabilité. Albo, Gindin et Panitch font de semblables constats, notant, tout comme Brenner, que la compétition capitaliste tend vers une diminution du taux de la rentabilité. Le surinvestissement dans la construction immobilière au cours des années 2000 a créé une bulle qui a temporairement caché la faible demande pour ces nouveaux investissements. À l’instar de Brenner et de Harvey, ils croient que la surcapacité et la surproduction ont été masquées pendant la période néolibérale d’accumulation par l’expansion du crédit. Cette expansion, chez Albo, Gindin et Panitch, ainsi que chez McNally, n’est pas symptomatique d’un dynamisme réduit du capitalisme en général, mais représente plutôt une stratégie d’accumulation spécifique à une période historique précise : le capitalisme néolibéral. L’incapacité des travailleurs à reproduire les niveaux élevés de la consommation endettée nécessaire au maintien de la rentabilité néolibérale exprime une contradiction historiquement spécifique de l’accumulation capitaliste.

On trouve cette attention à une phase néolibérale distinctive, caractérisée par une accumulation inégale mais stable, dans les analyses de l’École de la régulation au même titre que dans la tradition américaine des social structures of accumulation (structures sociales de l’accumulation). Plus que chez les marxistes canadiens, ces théories marxistes-institutionnalistes ont généré des programmes conceptuels destinés à l’analyse de différentes phases historico-institutionnelles de l’accumulation capitaliste (voir Aglietta, 1979 ; Lipietz, 1987 ; Boyer, 1990). Or, dans des publications récentes au sujet de la présente crise, Fred Block (2011) et David Kotz (2009) remettent en cause l’appareil conceptuel des deux traditions. Ils désirent orienter la réflexion vers une résolution de la crise au sein d’un nouveau « mode de régulation », ou forme institutionnelle du capitalisme, permettant une croissance stable et durable. La conjoncture correspond à la crise du néolibéralisme, caractérisée principalement par l’insuffisance de la consommation par la classe ouvrière. En raison de la stagnation et du déclin des salaires, les travailleurs peuvent de moins en moins reproduire le système de consommation de masse.

Au vu de ces contradictions, Block et Kotz arguent qu’une nouvelle forme institutionnelle d’organisation de l’accumulation capitaliste surgira comme résultat de la crise. En contraste avec les auteurs mentionnés ci-dessus, Block et Kotz semblent moins attachés à un projet socialiste. Block débat le bien-fondé d’un nouveau New Deal qui redistribuerait les revenus et la richesse et donnerait lieu à une reprise de la base manufacturière de l’économie américaine. Écrivant un peu plus tôt, Kotz était plus pessimiste à l’égard des possibilités d’une solution progressiste. Les élites avaient, jusque-là, tenté de remettre en marche l’ancien système plutôt que de le remplacer par un système plus stable qui permettrait une croissance économique durable (trois ans plus tard, ils essaient toujours). Toutefois, Kotz croit qu’un mode de régulation basé sur une plus grande distribution de la richesse constitue la condition sine qua non du renouvellement de la croissance. Ces deux auteurs peuvent sembler trop optimistes quant à la nécessité d’un système institutionnel plus égalitaire. Comme l’indique McNally, la fonction des entreprises capitalistes demeure la maximisation des profits et non la croissance continue du produit intérieur brut (PIB). Il est certes possible de trouver une carapace institutionnelle qui permettrait la reproduction de l’accumulation sans qu’elle soit accompagnée d’une croissance significative de l’économie.

L’argument de la nécessité d’une nouvelle formation sociale pour répondre à la crise est repris dans les travaux néo-marxistes de Gérard Duménil et Dominique Lévy (2011). Pour ces auteurs, la crise du néolibéralisme représente une conséquence involontaire de l’hégémonie financière, un régime d’accumulation dominé par les intérêts de la finance. Selon eux, la fin des « Trente Glorieuses » a été caractérisée par une offensive de classe des élites capitalistes qui ont voulu accumuler des revenus toujours plus élevés au détriment des syndicats et des travailleurs. Ils croient, contrairement à Brenner, que la crise n’est pas l’expression d’une décélération de la rentabilité. D’ailleurs, ils démontrent que la chute des taux de rentabilité dans les années 1970 a été résolue dans les années 1980 par les réformes néolibérales des politiques macroéconomiques de l’État et par celles relatives à la gouvernance interne des corporations et des entreprises (la révolution des actionnaires). Cette restructuration a su relancer la rentabilité du capital privé. D’après leur analyse, l’absence d’une opposition organisée à cette offensive signifie qu’une solution probable à la présente crise penchera vers un nouveau compromis entre les cadres et les capitalistes (neo-managerialism) qui insistera sur une rentabilité à long terme plutôt que sur des bénéfices à court terme pour les actionnaires. Une telle coalition serait aussi plus apte, selon eux, à poursuivre un rapatriement des industries manufacturières transnationales. Ce genre de compromis implique des changements plus notables concernant la gouvernance des entreprises, mais évite une politique fiscale plus égalitaire ou une redistribution plus équitable de la plus-value.

Ces approches font ressortir de différentes manières la tendance vers une surcapacité des forces productives qui génère des contradictions dans les relations sociales productives et exige des ajustements dans l’architecture institutionnelle des sociétés capitalistes. Au cours du vingtième siècle, les relations sociales ont été marquées par une croissance importante de la consommation de la classe ouvrière dans les pays capitalistes avancés de l’Amérique du Nord et de l’Europe occidentale. Cette consommation a permis l’intégration de la population dans de nouvelles relations de domination relativement à la production (production tayloriste recherchant une productivité toujours croissante), tout comme leur asservissement dans le champ culturel de la consommation de masse (menée depuis les banlieues et conjuguée à la télécommunication de masse). La consommation de biens produits à grande échelle est devenue un élément-clé des identités sociales des travailleurs.

Nous avons maintenant atteint les limites de ces relations sociales. Les formes institutionnelles qui ont soutenu la haute qualité de vie matérielle des travailleurs sont mises en cause. Les dépenses publiques sont réduites, les syndicats sont sur la défensive, les transferts sociaux sont menacés en réponse à une vague d’austérité budgétaire déclenchée à la suite de la crise de la dette souveraine. Tout en indiquant les principales causes de la débâcle économique, la littérature marxiste n’a toutefois pas tenté de comprendre comment les relations sociales sont retravaillées. Elle n’a pas non plus jeté la lumière sur ce que cette restructuration signifie alors que s’ossifient les structures institutionnelles de la démocratie libérale tardive. Dans la prochaine section, je démontre comment les systèmes de stratification de classe et de statut social ont été allongés depuis le début de la phase néolibérale d’accumulation. J’expose ensuite les façons dont cette restructuration peut déclencher des forces sociales qui auront, sans doute, une expression politique et culturelle importante.

L’inégalité et la crise

La transformation des relations sociales capitalistes et le creusement des inégalités de revenus engendrés par l’époque néolibérale de l’accumulation se présentent de façon manifeste dans les données des économistes du travail (voir Piketty et Saez, 2003 ; Osberg, 2008 ; Atkinson, Piketty et Saez, 2011). Tandis que les classes capitalistes ont su régler les problèmes de rentabilité du capital privé, les coûts de l’ajustement à des conditions toujours plus compétitives ont été assumés par les travailleurs. Quoique les économistes politiques aient prêté attention à la croissance des inégalités et à l’intensification de l’exploitation du travail (Evans, 2009 ; Laxer, 2009 ; Duménil et Lévy, 2011 ; McNally, 2011 : 25-60), il y a eu, à ce jour, peu d’efforts de compréhension de ces changements en ce qui concerne le réaménagement des positions de classe et de statut social dans les économies capitalistes avancées[1]. Les matérialistes historiques tendent à se méfier des catégories de statut social. Pourtant, elles demeurent utiles pour mieux considérer l’auto-interprétation d’individus occupant des positions sociales distinctes. Plutôt que de voir ces interprétations comme étant à la base d’une fausse conscience, il est plus avantageux de les traiter comme des catégories heuristiques qui nous permettent d’expliquer les tendances sociales et politiques influençant une potentielle lutte de classes. Un examen plus attentif des statistiques portant sur les inégalités de revenus recentre le regard vers la mutation des relations sociales et leur influence potentielle sur l’auto-interprétation des classes moyenne et ouvrière. Tandis qu’une rémunération relativement élevée a aidé à stabiliser et à légitimer les relations de classes sociales dans le capitalisme de l’après-Seconde Guerre mondiale, les nouvelles réformes néolibérales menacent sérieusement de dénouer cette entente. Comme on le verra dans la section suivante, un tel dénouement ne produira pas automatiquement un retour à une politique de lutte de classes sociales.

Les statistiques sur la distribution des revenus provenant des États-Unis, de la Grande-Bretagne et du Canada démontrent une stagnation au centre de la distribution et l’effondrement des groupes à faible revenu. Tel que mentionné en introduction, ces trois pays servent de base à une comparaison, car ils ont mené, avec d’autres, l’adoption de réformes néolibérales dès les années 1980. La croissance des inégalités dans les chiffres officiels est, d’ailleurs, déjà bien documentée et fréquemment relevée par les agences statistiques nationales et intergouvernementales dans les années précédant la présente crise économique (voir, pour exemple, OCDE, 2008). Ces statistiques démontrent la trajectoire de la restructuration sociale en cours.

Les tableaux 1, 2 et 3 illustrent une répartition du revenu total devenue nettement plus inégalitaire depuis la fin des années 1970. Ces tableaux représentent la répartition du revenu de manière différente pour chaque pays et ne servent donc pas à une comparaison de la distribution de chaque quintile entre les pays. Il faut plutôt souligner la similarité de l’évolution de cette distribution. En Grande-Bretagne, les salariés du 40 % inférieur de la répartition ont amélioré leurs conditions sous le New Labour de Tony Blair pendant les années 2000. Il est également important de noter la stagnation des troisième et quatrième quintiles. Les statistiques qui décomposent le revenu du quintile supérieur des États-Unis et du Canada illustrent la croissance des revenus, une tendance principalement attribuable au 5 % situé au sommet (pour les statistiques canadiennes, voir Murphy, Roberts et Wolfson, 2007). Dans le cas des États-Unis, Emmanuel Saez (2009) note que 50 % de la croissance des revenus entre les années 1993 et 2008 a été accumulée par le premier 1 % des salariés. Les données pour la Grande-Bretagne soulignent la croissance de la part du revenu du 10 % supérieur des salariés au cours des années 1990 et l’expliquent par les gains du premier 0,1 % (Centre for Analysis on Social Exclusion, 2010 : 40). Au Canada, Armine Yalnizyan (2010) a démontré que 32 % de la croissance économique a été appropriée par le premier 1 % des salariés depuis 1997. En bref, le 1 % des salariés les plus riches constitue le groupe qui a le plus bénéficié de la croissance économique pendant les 30 dernières années.

Tableau 1

Part du revenu total des ménages (Aggregate Household Income), par quintile, États-Unis

Part du revenu total des ménages (Aggregate Household Income), par quintile, États-Unis
Source : US Census Bureau : tableau H-2

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Tableau 2

Revenu par quintile, Grande-Bretagne. Revenu de tous les ménages, par quintile

Revenu par quintile, Grande-Bretagne. Revenu de tous les ménages, par quintile
Source : Office for National Statistics, 2008 : 24

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Tableau 3

Part du revenu total de l’ensemble des unités familiales exprimé par quintile, Canada

Part du revenu total de l’ensemble des unités familiales exprimé par quintile, Canada
Source : CANSIM, tableau 202-0701

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Les données des tableaux 1, 2 et 3 confirment le constat des économistes marxistes (en particulier Harvey, 2005, 2010 ; Duménil et Lévy 2011 ; McNally, 2011) que l’accumulation néolibérale a surtout bénéficié aux propriétaires du capital aux dépens du reste de la population. Elles indiquent de nouvelles contradictions dans les relations sociales de l’accumulation capitaliste, une accumulation influencée par l’allongement des hiérarchies de classe. L’effondrement des parts de revenu des quintiles inférieurs a affaibli la demande agrégée pendant qu’un nombre croissant de travailleurs (et de chômeurs) se retrouvent exclus de la pleine participation à la consommation de masse (voir aussi Ivanova, 2011). Quoique la crise économique ait diminué le potentiel acquisitif des revenus d’investissement (notable, par exemple, dans les données de 2010 pour le 5 % supérieur des salariés dans le tableau 1), la tendance pointe vers une croissance des inégalités du revenu.

Le déclin s’observe au-delà de la part des revenus obtenus par les quintiles inférieurs. En effet, les salaires réels de ces quintiles se sont amoindris ou présentent une stagnation. Comme le démontre le tableau 4, la médiane des revenus dans le quintile inférieur au Canada est tombée en flèche depuis le début des années 1980. Le tableau 5 établit une tendance similaire dans les statistiques américaines, utilisant cette fois la moyenne des salaires dans chaque quintile. Selon l’année sélectionnée, les données soulignent les différences importantes en pourcentage à la droite du tableau. Par conséquent, j’ai intentionnellement retiré les données brutes du U.S. Census Bureau du tableau 5 et choisi 1999 et 2006 comme années de repère ; ces années d’essor économique précèdent l’effondrement des bulles Internet et immobilière, respectivement. Ces chiffres démontrent qu’entre ces deux périodes de croissance, seuls les ménages les plus riches ont pu faire des gains dans leurs revenus.

Tableau 4

Gains médians, en dollars constants de 2005, des travailleurs à temps plein toute l’année, selon le quintile, Canada, 1980 à 2005

Gains médians, en dollars constants de 2005, des travailleurs à temps plein toute l’année, selon le quintile, Canada, 1980 à 2005
Sources : Statistique Canada, recensements de la population, 1981, 1991, 2001 et 2006. Tiré de : (http://www12.statcan.ca/census-recensement/2006/as-sa/97-563/table/t1-fra.cfm)

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Tableau 5

Gains moyens, en dollars constants de 2009, de revenu du ménage, selon le quintile, États-Unis

Gains moyens, en dollars constants de 2009, de revenu du ménage, selon le quintile, États-Unis
Source : US Census Bureau, Income Data, Historical Tables, tableau H-3

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Dans l’ensemble, les données semblent confirmer le sentiment de déclin de la classe moyenne et appuient la position d’économistes marxistes qui ont prêté attention à la suppression salariale. La rentabilité du capital privé a été maintenue pendant la période néolibérale aux dépens des travailleurs. Les mesures d’austérité qui sont maintenant imposées pour faire face à la crise menacent d’ébranler davantage le revenu et les épargnes des classes ouvrière et moyenne. Un rapport du U.S. Census Bureau (DeNavas-Walt, Proctor et Smith, 2011) note que la médiane des revenus des ménages a atteint en 2011 son niveau le plus bas depuis 1996, effaçant quinze ans de croissance. La réduction de la classe moyenne est devenue une préoccupation grandissante dans les médias au cours des dernières années, même avant le début du mouvement Occupy Wall Street[2]. Cette réduction a aussi attiré l’attention des intellectuels conservateurs (Fukuyama, 2012). La diminution de la classe moyenne peut également s’observer dans le changement de stratégie de marketing chez les multinationales. Le Wall Street Journal souligne que les stratégies commerciales des entreprises Procter & Gamble et Heinz visent maintenant les classes supérieure et inférieure plutôt que la classe moyenne comme auparavant[3]. La vulnérabilité des groupes sociaux qui se considéraient traditionnellement comme faisant partie de la classe moyenne est illustrée par ce déplacement vers le bas dans le système de stratification de classe et de statut. Parallèlement à cette tendance, la classe supérieure peut augmenter ses dépenses sur les biens de luxe tout en participant à l’inflation des coûts immobiliers pour toutes les autres classes.

Alors que les groupes défavorisés vivent la réduction de leurs revenus et les salariés la stagnation des leurs, les taux d’endettement des ménages ont atteint des niveaux records, un fait qui préoccupait l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 2006) avant le début de la crise. Plusieurs économistes politiques considèrent que l’expansion économique pendant les présidences de Bill Clinton et de George W. Bush a été rendue possible grâce à un gonflement du crédit, permettant de maintenir le niveau historiquement élevé de la consommation chez la classe ouvrière (Harvey, 2010 ; McNally, 2011). Si cette consommation a constitué un facteur saillant de la reproduction des taux d’accumulation stables dans les pays avancés depuis la fin de Seconde Guerre mondiale, elle n’est plus accessible pour un nombre croissant de travailleurs (Ivanova, 2011). L’OCDE (2006) explique la croissance de la demande pour le crédit par le bas coût de l’emprunt, soit de faibles taux d’intérêt. Cependant, il est également apparent que les salaires décroissants et stagnants dans un contexte d’inflation immobilière y ont joué un rôle (Evans, 2009 ; voir aussi Shenfeld, 2012 : 3). En d’autres mots, les travailleurs de différents niveaux de revenu ont dû accroître leur dette afin d’acheter une maison ou de s’offrir une éducation postsecondaire, des dépenses caractéristiques de la classe moyenne de l’après-guerre.

Cela marque un changement dramatique dans l’expérience vécue des travailleurs dans le capitalisme tardif. La position relative de ces derniers au sein de ce que Pierre Bourdieu (1993 : 72-76) appelle le champ est transformée par la restructuration sociale en cours. Cette restructuration doit être théorisée et mieux comprise, pour son impact politique certes, mais aussi pour penser les nouvelles formations sociales qui pourraient surgir de la présente crise. Comme l’avancent plusieurs économistes politiques marxistes, tel ceux mentionnés ci-dessus, une réponse progressiste à cette nouvelle donne est possible. Les travailleurs, les étudiants, et ceux et celles qui sont désavantagés par la restructuration peuvent construire un nouveau consensus social en faveur d’une redistribution de la richesse et davantage de contrôle sur l’appareil productif de la société. Pourtant, ce scénario ne se produira pas tout seul. Il est important de comprendre comment la restructuration sociale peut reproduire la distribution toujours plus inégalitaire de la plus-value qui a caractérisé la période néolibérale.

La politique de la colère

Comme on a pu le constater à la section précédente, les groupes à faible et moyen revenus sont en voie de déclassement dans un procès de restructuration qui découle du consensus politique néolibéral. Étant donné que ce consensus est demeuré largement intact durant les quatre premières années de l’actuelle crise (2007-2011), il n’est pas surprenant que les travailleurs soient devenus de plus en plus vulnérables à une mobilité vers le bas de l’échelle sociale. La littérature marxiste sur la croissance de cette inégalité demeure sensible à la souffrance des individus déclassés. Cependant, elle sous-estime ses conséquences sociales et politiques ainsi que ses effets sur l’estime de soi. À cet égard, une critique sociologique pourrait suggérer quelques stratégies conceptuelles utiles et complémentaires à la critique structurelle de l’économie développée par les économistes politiques. La présente section fait ressortir ce côté subjectif de la restructuration de classe, mettant surtout l’accent sur les interprétations que font les individus du déplacement social, interprétations qui servent de contexte au maintien du statu quo par les élites en dépit de ses déficiences évidentes.

Bien qu’une force « contre-hégémonique » puisse émerger en exigeant une réponse plus égalitaire à la crise du capitalisme (les contours d’une telle force sont visibles dans le mouvement Occupy, par exemple), le consensus actuel suit une politique de rigueur qui pourrait accroître davantage les inégalités. En dépit des problèmes que ce consensus provoque, il est possible qu’un segment de la classe moyenne y soit favorable, décidant de défendre sa position privilégiée tout en livrant les plus vulnérables au chômage et à la dislocation sociale. Les classes économiques avantagées (en particulier chez la génération des baby-boomers) ont construit leur vie autour d’emplois stables et de pensions sécuritaires, ces dernières souvent investies en bourse. Des réformes significatives qui pourraient mettre en péril ces épargnes produisent une coalition d’intérêts entre une partie importante de la classe moyenne et les élites financières. Comme l’évoque Susanne Soederberg, « les propriétaires de capital de sécurité sociale [c’est-à-dire les individus avec REER ou régime de retraite privé] ont un fort enjeu dans la préservation du système qui les exploite, parce que la destruction de ce système occasionne la destruction de leur épargne » (2010 : 15)[4]. Ainsi, certains groupes à revenus moyens seront prêts à coopérer avec le programme de rigueur visant la préservation de la rentabilité du capital privé, même si cela signifie la destruction des structures stables dont a bénéficié une part importante des classes ouvrière et moyenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Cette destruction représente la tendance lourde des dernières décennies. À l’inverse de la socialisation des pertes privées dont on a été témoin à la suite de la crise financière à l’automne 2008, on retrouve l’individualisation des risques tenant les individus responsables de leur propre situation (voir les contributions colligées par Braedley et Luxton, 2010). La pauvreté est alors considérée comme un mode de vie qu’on peut soulager par la charité individuelle, plutôt que comme une condition structurée nécessitant une action sociale collective. Les philanthropes dits « communistes libéraux » par le philosophe Slavoj Zizek démontrent la forme alternative qu’une politique de classe pourrait prendre, une forme qui coïncide parfaitement avec le paradigme néolibéral. Les individus privilégiés troublés par la pauvreté et la justice sociale, tels Bill Clinton, Bono, George Soros ou Warren Buffet, tout en bénéficiant financièrement du système qui génère cette pauvreté, peuvent également en profiter moralement par des actes extraordinaires de générosité (Zizek, 2008 : 15-24). Vu d’en haut, tout va bien, mais il s’agit de développer une analyse de ces questions à partir du point de vue de ceux situés au bas de l’échelle sociale.

Les effets d’une inégalité croissante sur les classes démunies peuvent être captés par les concepts sociologiques d’intégration et de désaffiliation proposés par Robert Castel (1995) et articulés dans son étude historique de la société salariale. Cet ouvrage nous montre l’utilité de la cohésion sociale durkheimienne pour l’analyse de la classe marxiste. Pour Castel, l’émergence de la société salariale est caractérisée par une corrélation importante entre le travail stable, d’une part, et l’intégration relationnelle, d’autre part. En d’autres mots, la place de l’individu dépend de son accès continu à un travail stable. Il faut affirmer l’importance de parvenir à une place formelle au sein de la division sociale du travail pour assurer le bien-être matériel et psychologique de l’individu. Cet accès offre la possibilité de participer aux « réseaux de sociabilité » et de bénéficier d’une protection sociale. Le travail sert à intégrer au quotidien les individus à l’intérieur d’un système d’interaction dense à partir duquel on peut concevoir un sens social commun. Par contre, la société capitaliste salariale tend à produire la vulnérabilité et la désaffiliation de certains secteurs de la société et à créer ce que Castel appelle les « surnuméraires », ceux que Mike Davis (2007) désigne, dans son livre Le pire des mondes possibles, « l’humanité en trop » (surplus humanity). Ceux qui sont de trop et qui ne sont pas nécessaires à l’appareil productif formel de la société capitaliste avancée sont abandonnés à leur sort au nom de la rectitude financière et des intérêts économiques des classes sociales privilégiées. De cette manière, ils peuvent redevenir utiles en octroyant des services informels importants, tout en constituant un excédent d’ouvriers bon marché, qui menacerait les privilèges des travailleurs toujours intégrés au système formel de la production.

Les effets de ce scénario sur les relations de classes sociales sont particulièrement visibles dans les pays à marché « émergent », tels la Russie, l’Afrique du Sud ou le Brésil, ou les pays structurellement « ajustés », tels l’Argentine ou le Chili. Tandis que l’histoire de la formation des structures de classes y est très différente, plusieurs pays en développement offrent un modèle social plausible pour une réglementation future des inégalités croissantes des pays surdéveloppés du Nord. Les classes privilégiées, toujours conscientes de leur sécurité, érigent des barrières physiques et symboliques afin de se distancier des « classes dangereuses ». On peut voir, par exemple, comment les restes de l’État providence sont mobilisés dans le but de mieux servir les intérêts des élites. Un énorme complexe industriel de prisons et de policiers est mis en place afin de protéger les intégrés du danger posé par les désaffiliés. Créatifs et mobiles, les riches se retrouvent dans des « zones vertes » en dehors desquelles la misère des plus démunis s’exprime dans un mélange d’admiration et de colère, deux grands blocs d’humanité dont les réalités respectives s’éloignent graduellement l’une de l’autre.

En plus des effets négatifs suscités par les inégalités croissantes (Wilkinson et Pickett, 2009), les tensions montantes dans les sociétés de plus en plus inégales poseront de nouveaux défis politiques et sociaux qui devront être assumés. Tandis que la pauvreté et l’exclusion demeurent, comme le montre Castel, des concepts statiques, la notion de désaffiliation nous permet de considérer la mobilité sociale descendante des individus. Les attentes existentielles des individus proviennent de leur socialisation, liée à une position particulière qu’on espère, dans une méritocratie libérale, reproduire ou même améliorer. Les désaffiliés, et ceux et celles vulnérables à la désaffiliation, peuvent ressentir une frustration aiguë lorsque ces attentes sont déçues. Ces sentiments sont aptes à trouver une expression politique et sociale. En l’absence d’enjeux politiques portant sur les inégalités de classe, la menace de la désaffiliation peut se manifester dans des enjeux alternatifs qui tenteront de réinscrire l’estime de soi dans des tendances moins productives, même destructrices. Puisque la désaffiliation individuelle engendre l’appauvrissement du sens d’intégration dans un ensemble plus large que soi, il est possible que l’anxiété subjective relativement aux changements sociaux et économiques soit exprimée en termes d’un abandon des croyances communes. Comme l’avait compris Émile Durkheim (1967), il n’est pas nécessaire pour le public de retrouver dans la division du travail social la source réelle de son anomie, bien que cela reste une possibilité dans un environnement politique favorable. On peut tout aussi bien l’attribuer à d’autres causes, telles que le déclin de la famille ou la perte de valeurs traditionnelles.

Cette frustration fournit un contexte dans lequel les élites peuvent maintenir leur contrôle social et reproduire leur hégémonie au moment où s’accroît la détresse de la majorité. Cette frustration ne réussit pas à trouver des leviers institutionnels capables de la rediriger vers des réformes qui pourraient s’attaquer à la distribution inégale de la plus-value productive et au contrôle inéquitable des forces productives et de leur mise en valeur. Les classes ouvrière et moyenne restent donc vulnérables à des forces sociales qui tenteront d’utiliser leur mécontentement à des fins bien différentes. Bien que le mouvement Occupy ait pu établir une critique économique des inégalités, l’insatisfaction grandissante des récents désaffiliés a déjà fait du chemin avec les forces conservatrices aux États-Unis. Lors des primaires présidentielles, les candidats à la droite du Parti républicain ont développé de nouveaux discours populistes afin de s’approprier certains éléments de cette critique. Dans d’autres lieux, ces insatisfactions sont déplacées vers des objets plus acceptables aux élites, telles les manifestations contre une mosquée dans le Lower Manhattan en 2010, ou l’enquête du Congrès étatsunien sur l’islam radical au sein de la communauté musulmane. En Grande-Bretagne et au Canada, on peut penser aux débats sur le multiculturalisme et les accommodements raisonnables. Il semblerait que la politique de la colère ne puisse être ignorée par les élites politiques et économiques[5]. Les conditions actuelles qui favorisent l’émergence de réponses extrémistes, surtout celles venant de la droite, émanent des efforts de certains groupes qui tentent de canaliser les frustrations sociales vers des fins politiques qui les avantagent. La cohésion sociale dans une société salariale est bien dépendante des structures économiques, mais, à l’échelle individuelle, l’anxiété quant à la possibilité de désaffiliation est interprétée contre un arrière-plan de sens socialement construit et renforcé.

La probabilité que ces anxiétés retrouvent leur source est reliée à l’expérience de l’individu. Cette expérience est située dans le champ social et constitue ce que Bourdieu nommait l’habitus. Certaines positions sociales permettent à ceux qui les occupent de reconnaître assez facilement les inégalités de classe, mais cette facilité est conditionnée par les rapports de force animant la section du champ social où se trouve ce groupe. Le pouvoir des médias de télécommunications, par exemple, à définir la réalité pour une part importante des classes ouvrière et moyenne diminue la probabilité que les individus qui reçoivent leurs informations de ces médias puissent canaliser leurs anxiétés individuelles envers une action collective sociale. Dans la mesure où les médias de télécommunications sont maîtrisés par une élite qui profite de la situation économique actuelle, il est difficile d’envisager comment ils pourront servir d’outil à un projet de justice sociale. Par contre, la médiatisation des messages critiques est indispensable à la facilitation de la mobilisation politique et à la prise de conscience collective des inégalités de classes. Voilà, entre autres, pourquoi le mouvement Occupy s’est répandu si rapidement. Il correspondait à un désir d’une section de la classe moyenne de s’exprimer sur une question dont elle faisait l’expérience, mais qu’elle ne voyait représentée ni dans les médias, ni parmi la classe politique. En l’absence d’une politique de classe située au sein des institutions formelles, les débouchés pour les valeurs normatives d’égalité et de justice sociale sont limités à des pratiques individuelles, qui, si elles peuvent paraître intéressantes, ne sont pas à même d’effectuer une transformation des structures sociales.

Conclusion

Il est clair que la phase néolibérale du capitalisme a pu produire un certain dynamisme, ayant restauré la rentabilité du capital privé tout en transformant significativement les relations sociales qui avaient prédominé pendant trois ou quatre décennies suivant la Deuxième Guerre mondiale. Le capitalisme a maintenant digéré le compromis social de l’après-guerre, qui a assuré une position relativement privilégiée pour la classe moyenne dans les économies de l’Atlantique Nord. L’expansion de la consommation de masse et la construction de projets individuels autour d’identités de consommateurs ont eu un rôle important dans la légitimation des relations d’exploitation dans la vie productive, par lesquelles les corps des ouvriers (cols blancs et cols bleus) ont été soumis à un régime de surveillance et de rigueur visant à extraire toujours davantage de productivité. Ce système semble arrivé à sa fin. La présente crise du néolibéralisme marque un moment qui risque d’accentuer la longue descente vers une société plus inégalitaire, faute de mouvements sociaux assez forts pour diriger l’histoire sur une autre voie. En l’absence d’un tel changement de direction, l’ordre post-néolibéral pourrait limiter davantage la consommation des individus à revenu faible, et creuser davantage la brèche entre les revenus moyens et ceux du un pour-cent le plus riche. L’effet, bien sûr, mènerait à une plus grande stratification des relations de classe et de statut, tout en renforçant la nécessité d’un mécanisme politique pour pouvoir gérer l’expression publique de frustration et de mécontentement.

Comme on l’a noté, la transformation sociale occasionnée par le néolibéralisme et sa crise représente une nouvelle phase de l’accumulation capitaliste. Pour en arriver à la restauration d’un régime d’accumulation stable, il faudra surtout trouver des relations sociales qui pourront pacifier les contradictions de la restructuration de classe. Un retour à la rentabilité sous un mode d’accumulation similaire à celui présenté par le néolibéralisme (apparemment le consensus des élites politiques dans les trois pays considérés ci-dessus) entraîne des contradictions au sein du système de classe. Le système productif requiert des travailleurs qu’ils continuent de consommer et, à la fois, le rabaissement des coûts du travail, donc, des salaires. Cette limitation ne pourra pas être facilement contournée sans de sévères dislocations sociales ou, du moins, sans confrontations entre la classe ouvrière et les maîtres du système, le soi-disant un pour-cent.

Attendu qu’il sera difficile de recouvrer la rentabilité sans réformes et réaménagements, il est inévitable que cette contradiction mette sous pression le système démocratique libéral qui prévaut aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. La rentabilité du mode d’accumulation capitaliste pourrait entrer en contradiction avec les demandes démocratiques de protection de la population. Entre ces deux positions s’inscrit une série de mouvements : à droite, le Tea Party et ses équivalents alimentent la politique de la colère, tandis qu’à gauche, les mouvements Occupy et UK Uncut démontrent la possibilité d’un nouveau pacte social, plus égalitaire, redistributif et peut-être socialiste. Le consensus de la politique centriste dans ces pays ne tient plus ; son remplacement par un arrangement institutionnel soit plus stable, soit plus destructif, demeure un point d’interrogation.