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Dans Nations en quête de reconnaissance : regards croisés Québec-Catalogne, Alain-G. Gagnon et Ferran Requejo présentent une excellente collection de débats sur les principaux enjeux liés à la reconnaissance de ces deux nations minoritaires. Ces débats se concentrent sur trois champs : la théorie politique, la politique comparée et le droit constitutionnel.

Sur le plan de la théorie politique, les auteurs discutent d’abord des problèmes posés par le libéralisme classique. La principale lacune est identifiée dans l’introduction : le libéralisme ignore le pluralisme national et culturel et notamment le fait que l’État ne peut pas être neutre sur des sujets nationaux et culturels. Dans un premier chapitre écrit par Requejo, celui-ci affirme qu’il y a un consensus croissant autour du fait qu’il faut reconnaître la diversité nationale pour éviter de favoriser implicitement les nations majoritaires. Il trouve la justification théorique de cette approche dans l’oeuvre d’Hegel. Alors que les écrits de Kant ne parviennent pas à s’affranchir de l’individualisme du libéralisme classique, Hegel établit un « besoin humain de reconnaissance » (p. 46). Les nations peuvent donc revendiquer des droits.

Dans sa contribution, Michel Seymour affirme que les « peuples » ont des droits collectifs. Selon lui, chaque peuple a un droit « primaire », indépendant de toute injustice, à l’autodétermination interne, c’est-à-dire la capacité de « maintenir existantes les institutions qui le caractérisent et de se développer économiquement, socialement et culturellement à l’intérieur d’un État englobant » ainsi que de « déterminer son statut politique au sein de l’État englobant » (p. 56). Ce principe contraste avec l’autodétermination externe, le droit de faire la sécession et ainsi de posséder son propre État souverain, qui est réservé aux peuples ayant subi une injustice, y compris la non-reconnaissance du droit à l’autodétermination interne. Cette distinction est importante parce que la reconnaissance d’un droit universel à l’autodétermination externe mettrait en conflit celui des nations majoritaires et celui des nations minoritaires : les premiers pourraient s’opposer à la sécession des seconds en invoquant leur droit à posséder un État souverain. Au contraire, tous les peuples ont le droit à l’autodétermination interne étant donné que Seymour adopte une définition institutionnelle des peuples et sa reconnaissance de ceux-ci comme détenteurs légitimes de revendications morales.

Le coeur du livre se situe au niveau de la politique comparée. Dans un chapitre sur le Canada, Gagnon présente les deux stratégies du gouvernement fédéral dans ses relations avec le Québec. Premièrement, l’endiguement du nationalisme minoritaire par le nationalisme majoritaire est illustré, par exemple, par le recours au pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral pour imposer des normes canadiennes. Deuxièmement, Ottawa s’est servi de la stratégie de contentement, c’est-à-dire répondre favorablement aux demandes de la province, par exemple par le biais du fédéralisme d’ouverture de Stephen Harper. Selon l’auteur, la première approche a prédominé depuis les années 1960, avec l’arrivée au pouvoir de Pierre Elliott Trudeau. Gagnon propose plutôt l’habilitation des nations, leur permettant de se développer pleinement au sein de fédérations.

Dans sa contribution, Montserrat Guibernau présente trois cas, la Catalogne, l’Écosse et le Québec, où des mouvements nationalistes revendiquent généralement le respect de leur culture et de leur langue ainsi que l’autonomie politique. La réponse principale des États centraux à ces mouvements a été la décentralisation et la fédéralisation. Selon l’auteure, ces stratégies ne satisfont pas totalement les revendications des sécessionnistes, qui demandent de plus en plus d’autonomie et de reconnaissance, mais elles n’encouragent pas non plus la sécession.

Dans le seul autre chapitre comparant plusieurs cas, André Lecours adopte une approche déductive, identifiant la présence de différents facteurs associés aux mouvements nationalistes dans les cas catalans et québécois. Par exemple, le principe de l’autodétermination motive les nationalistes des deux régions.

Pour sa part, Joaquim Colominas Ferran identifie une condition nécessaire à l’accommodation des différences nationales au sein d’un même État : il faut que le pays ait une culture politique qui accepte la diversité nationale. Selon lui, cette condition n’est pas présente en Espagne, où la culture politique est « allergique à la diversité » (p. 133).

Ensuite, Denis Delâge discute d’un groupe souvent négligé dans les débats sur la reconnaissance de la diversité, les autochtones du Canada. Dans le but de sortir du rapport colonial entre autochtones et non-autochtones, il faut que les derniers reconnaissent le droit à la responsabilité politique des premiers et que ceux-ci renoncent à leur statut de colonisés (p. 168).

Dans son chapitre, Klaus-Jürgen Nagel souligne un élément fondamental qui distingue le Québec de la Catalogne, le contexte européen. Cependant, alors que les gouvernements catalans ont exploité les opportunités offertes par « l’Europe avec les Régions », celles-ci n’ont pas favorisé le souverainisme mais ont plutôt modéré les positions des nationalistes (p. 196-197).

Finalement, dans le domaine du droit constitutionnel, Carles Viver i Pi-Sunyer présente les lacunes de l’ordre juridique espagnol en ce qui concerne la reconnaissance de la diversité. Fondamentalement, alors que la Constitution ouvre la possibilité d’une reconnaissance par la division asymétrique des pouvoirs, celle-ci n’est pas garantie et la souveraineté réside chez le « peuple espagnol » (p. 206). Par conséquent, la législation étatique et les jugements du tribunal constitutionnel ont contribué à un processus de « symétrisation » (p. 216).

Néanmoins, la fédéralisation n’est pas nécessairement une manière réaliste d’obtenir une meilleure reconnaissance de la diversité. Hugo Cyr identifie une contradiction au sein du fédéralisme : les pouvoirs souverains sont par définition absolus, donc le fait de les diviser, comme c’est le cas dans le cadre du fédéralisme, va à l’encontre de ce principe (p. 229). Il est donc impossible d’accorder une part de souveraineté à des nations minoritaires au sein d’une fédération.

Malgré ces contributions importantes, cet ouvrage n’est pas sans failles. Premièrement, les directeurs du livre n’offrent pas de définition claire de ce qu’ils considèrent une nation ou un peuple, une définition qui justifierait clairement que le Québec et la Catalogne en constituent. Certains des auteurs offrent toutefois des définitions. Celle de Guibernau combine des éléments objectifs et subjectifs : la nation est un « groupe humain conscient de faire partie d’une communauté, qui partage une même culture, attachée à un territoire clairement délimité, qui a un passé commun et un projet commun pour le futur et qui réclame le droit à décider de son destin politique » (p. 95-96). Pour sa part, Seymour propose une définition objective du concept voisin de « peuple », aussi utilisé par Gagnon. Seymour définit le peuple par trois éléments partagés : une langue, des institutions et une histoire (p. 51-52).

Le Québec est clairement une nation et un peuple, alors que la nature de la Catalogne est moins évidente. Certes, les deux régions possèdent des institutions fortement enracinées ainsi qu’une longue histoire distincte du reste des pays dont ils font partie. Cependant, la Catalogne est composée d’une majorité ayant des origines dans le reste de l’Espagne. Il n’est pas clair que ceux-ci partagent l’histoire commune de la région. De plus, alors que le français est la langue maternelle d’une grande majorité de Québécois, le catalan est la langue d’origine de moins du tiers (31,6 %) des Catalans (Secrétariat de politique linguistique : 43). Sur l’aspect volontariste, le Québec est clairement une nation, alors que la Catalogne l’est beaucoup moins. Alors qu’une très forte majorité (78 %) de Québécois considèrent le Québec comme une nation (Buzzetti : A1), 44,7 % des Catalans accordent cette reconnaissance à leur région (CIS 2005). Il est donc loin d’être évident que la Catalogne mérite autant d’être considérée une nation (ou un peuple) que le Québec.

Deuxièmement, les auteurs semblent réifier les acteurs. Ils font très souvent référence aux demandes du Québec et de la Catalogne sans spécifier l’origine de celles-ci. La confusion entourant la source de ces exigences est bien illustrée par un passage du chapitre de Gagnon. Il soutient que le gouvernement Charest ne fait pas valoir suffisamment les demandes du Québec (p. 85). Cependant, si ce n’est pas le gouvernement élu par la population du Québec qui formule les revendications du Québec, qui les formule ? La population dans les sondages ? Les médias ? Les partis de l’opposition ?

Troisièmement, la collection ne présente pas de comparaison explicite des deux cas. Une telle comparaison aurait pu soulever de nombreuses différences qui ont des implications à la fois empiriques et normatives. Par exemple, le fait que la Catalogne soit composée majoritairement d’individus ayant des racines dans le reste de l’Espagne et dont la langue maternelle est l’espagnol n’a-t-il pas des implications pour la « quête de reconnaissance » ? Si l’économie du Québec avait attiré des millions de Canadiens anglais à la recherche d’emplois et que ceux-ci étaient devenus une majorité de la population de la province, le nationalisme québécois serait-il plus fort ou plus faible ? La composition de la population d’une nation minoritaire affecte-t-elle la légitimité de la reconnaissance de la part de l’État central ? Une comparaison plus claire des deux cas aurait sans doute soulevé ce genre de questionnement intriguant. Mais, malgré ses imperfections, Nations en quête de reconnaissance apporte de nombreuses contributions importantes à la littérature sur la reconnaissance des nations minoritaires.