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Dans les récits de la démocratie moderne que l’on trouve tant dans la culture populaire que dans les grands ouvrages de pensée politique, on aperçoit souvent la figure d’un étranger, d’un être qui n’est pas de « chez nous ». Quel travail symbolique « l’étrangeté de l’étranger » accomplit-elle pour la fondation, le renouvellement et l’entretien du régime démocratique? Y aurait-il dans ce travail symbolique une aporie capable d’ouvrir la voie à la constitution d’une démocratie « dé-nationalisée » et cosmopolite, jusqu’ici empêchée d’éclore par l’association de la démocratie au nationalisme alimenté par l’État? Telles sont les questions tout à fait judicieuses qu’aborde Bonnie Honig dans son ouvrage. La problématique qu’elle a choisie renvoie à une question incontournable, mais aussi insoluble et donc aporétique, posée par un régime qui prétend faire reposer l’autorité et la loi sur une autofondation : Si nous sommes tous égaux devant la loi, qui parmi nous pourrait s’élever pour l’écrire et l’énoncer? Autrement dit, comment énoncer la loi en évitant une contestation qui risque toujours de l’ébranler? Selon B. Honig, le rôle joué par l’étranger dans les récits de la démocratie moderne vise justement à solutionner ce problème. L’étranger agit comme deus ex machina qui met fin à l’impossibilité de l’autofondation constitutive du régime démocratique. Il incarne l’hétéronomie et l’aliénation de la loi, et il offre une issue symbolique à l’aporie suscitée par la tentative de fonder la souveraineté sur un assemblage de citoyens égaux.
Un des attraits de l’ouvrage de B. Honig tient à l’originalité des exemples qu’elle donne. Entre autres, elle s’inspire des films westerns américains afin d’examiner le rôle que joue l’étranger dans les récits populaires concernant la démocratie. L’auteure note que le scénario des westerns prévoit généralement l’arrivée fortuite d’un étranger venu rétablir l’ordre et la primauté de la loi dans une communauté incapable de le faire par elle-même et qui repart sans tarder dès que son travail est accompli. C’est le cas du film Shane (1953) dans lequel le héros, Shane, un cowboy inconnu venu de nulle part, sauve les colons d’une attaque de hors-la-loi, permettant ainsi la restauration de l’ordre et de la paix. À la fin, il quitte volontairement, évacuant de la scène l’hétéronomie de la loi qu’il symbolise et redonnant du même souffle à la communauté ravivée l’autonomie qu’il lui faut pour accéder à l’imaginaire démocratique. L’auteure ajoute que la bonne volonté de l’étranger et sa contribution à la communauté ne s’arrêtent pas là. En incitant les hommes de la communauté à se défendre contre les malfaiteurs et en obligeant les femmes à s’inquiéter pour leur mari, Shane refonde la famille et les rôles sexués qui la sous-tendent. Le travail de (re) fondation accompli par l’étranger opère donc sur plusieurs registres qui servent à reconstruire des récits d’identité collective qui accompagnent l’imaginaire de la communauté démocratique idéale.
B. Honig utilise également le fameux Wizard of Oz (1939) et le film australien moins connu Strictly Ballroom (1993) afin d’illustrer le rapport entre l’altérité et les récits populaires concernant la démocratie. Dans le cas de Wizard of Oz, Dorothy, l’étrangère, qui tombe littéralement d’un lieu autre, finit par rétablir la gouverne démocratique pour les citoyens d’Oz, les Munchkins. Avec l’aide de ses compagnons, l’épouvantail, le lion et l’homme de fer, elle réussit non seulement à vaincre les vilaines vieilles sorcières qui terrorisent les citoyens d’Oz, mais elle renverse aussi le magicien, qui incarne le dictateur débile mimant la monarchie corrompue de l’Ancien régime et qui succombe inévitablement aux forces démocratiques. Après avoir rétabli la souveraineté populaire des Munchkins, Dorothy retourne chez elle, au Kansas, et laisse les citoyens reconnaissants se débrouiller eux-mêmes avec leurs nouveaux pouvoirs démocratiques. On trouve donc répétée dans ces films une lecture de la (re) fondation du régime démocratique dans laquelle l’étrangeté de l’étranger cherche à concilier la part qui revient tant à l’hétéronomie incontournable de la loi qu’à l’autonomie nécessaire du peuple. Comme le note l’auteure, c’est là un scénario paradoxal : un régime qui repose sur le principe de l’autonomie et de la souveraineté du peuple est incapable de se (re) fonder lui-même et de concrétiser sa loi sans le secours d’un étranger.
L’auteure soutient que ce scénario ne se limite pas au cinéma, loin de là. Elle démontre comment on le retrouve également dans les grands ouvrages de pensée politique moderne, notamment dans Du contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Le Législateur, selon Rousseau, est un étranger venu secourir les citoyens au moment où ils sont censés exprimer leur souveraineté. Selon B. Honig, Rousseau se trouve dans une impasse qui l’oblige lui aussi à introduire ce deus ex machina dès qu’il cherche à concrétiser la volonté générale (p. 18 et s.). En effet, seuls les citoyens vertueux peuvent créer de bonnes lois, dit-il. Mais où les trouver? Il faut d’abord les former par de bonnes lois. Puisqu’il n’est plus possible d’invoquer les dieux, Rousseau invoque le Législateur pour fonder celles-ci (p. 20-21) — une tournure bizarre mais révélatrice, note B. Honig, lorsqu’on considère la xénophobie bien connue de Rousseau. En dépit de son chauvinisme, Rousseau doit recourir à l’étranger afin de sortir de l’impasse. Le fait que le Législateur vient d’ailleurs lui donnerait toutes les qualités nécessaires pour fonder de bonnes lois, qualités qui sont inaccessibles aux citoyens : impartialité, indépendance, indifférence face aux moeurs et aux coutumes. Rousseau constate également que le Législateur doit quitter la communauté une fois son travail terminé, et, de toute évidence, il le fait volontairement. En effet, B. Honig note que le Législateur n’a pas de rôle à jouer dans la Cité après la conclusion du contrat social. Il n’est donc pas invité à s’installer dans la communauté qu’il aide à fonder. Semblerait-il qu’on ne lui offre qu’un visa temporaire ; son départ est prédéterminé.
Ce sont là de belles histoires romantiques avec de belles fins hollywoodiennes. C’est pour cela qu’on doit en douter, dit B. Honig. Selon elle, ces récits, tout comme la plupart des théories de la démocratie libérale d’ailleurs, reposent sur une forme de romantisme. Il faudrait plutôt invoquer à la place ce qu’elle nomme le « style gothique », plus précisément le « style gothique féminin » (p. 115 et s.) pour comprendre le sens des récits de la démocratie moderne. Ce style recourt également à la figure de l’étranger, mais il en dévoile une contrepartie ambiguë. Dans les romans gothiques, en effet, l’amant de l’héroïne est traditionnellement un étranger ou, du moins, un personnage à l’allure mystérieuse. Malgré son amour et ses désirs, l’héroïne ne semble jamais tout à fait certaine des intentions de son amant et elle n’arrive jamais à refouler ses inquiétudes. Elle n’est cependant pas paralysée par ces sentiments. Elle est plutôt poussée à découvrir l’identité réelle de son amant. Les péripéties du dénouement des romans gothiques dévoilent donc une dimension du rapport à l’étranger qui est éclipsée par le genre romantique. Contrairement aux citoyens du royaume d’Oz qui n’arrivent pas à s’en sortir sans l’aide de Dorothy, l’héroïne n’est pas impuissante. Elle fait preuve d’initiative. Son rapport à l’étranger lui fait découvrir de nouvelles capacités d’agir.
Ces considérations mènent B. Honig à constater que l’étranger ne travaille pas uniquement à consolider la fondation des régimes démocratiques. L’hétéronomie de la loi qu’il symbolise témoigne du rapport troublé entre les citoyens et leur propre loi, qu’ils n’arrivent pas à fonder eux-mêmes sans le secours de celui venu d’ailleurs. Ce n’est pas par hasard, nous dit l’auteure, que le scénario prévoit le départ volontaire de l’étranger. C’est un départ bien commode mais invraisemblable lorsqu’on considère que l’étranger, maintenant devenu fondateur, doit forcément jouir d’un pouvoir considérable au sein de la communauté qu’il a sauvée. Pourquoi Dorothy choisit-elle de retourner à son existence pénible — rappelons les premières scènes très grises du film — au Kansas plutôt que de s’accaparer du pouvoir de ceux qu’elle détrône dans le royaume d’Oz? Pourquoi Shane voudrait-il retourner au nomadisme du cowboy au lieu de vivre en famille et de cultiver sa terre? En vérité, le départ de l’étranger a plutôt l’allure d’une tentative un peu maladroite pour évacuer le rapport paradoxal à l’étranger qu’entretiennent les citoyens. Ils inventent une belle histoire en racontant que l’étranger, malgré son prestige, retourne chez lui non seulement paisiblement mais aussi au moment opportun et sans rien demander. Comme dans les romans gothiques, ce scénario semble révéler une certaine anxiété, mais aussi un certain pouvoir des citoyens face à l’étranger venu les secourir. Arrive-t-il fortuitement ou est-il convoqué? Part-il volontairement ou est-il chassé? B. Honig constate que l’étranger symbolise le lien incontournable avec une forme d’altérité dans les récits de (re) fondation, qui mine par le fait même l’imaginaire démocratique. Autrement dit, la solution qu’apporte l’étranger au problème de fondation n’est pas tout à fait satisfaisante. Il faudrait donc reconnaître le rapport nécessairement ambivalent et indécidable de la démocratie moderne à l’étranger lorsqu’il entre en scène.
B. Honig illustre cette ambivalence par deux autres récits de fondation : l’histoire de Moïse et des Israélites, racontée par Sigmund Freud dans Moïse et le monothéisme, et l’histoire de Ruth, dans l’Ancien Testament. Pour Freud, rappelons-le, Moïse n’est pas Juif, mais Égyptien. Il est donc un fondateur venu de l’étranger. En outre, Moïse ne cherche pas vraiment à sauver les Israélites. Ses intentions sont moins nobles que celles de Dorothy ou de Shane. Moïse veut plutôt imposer, violemment selon Freud, une religion monothéiste et il cherche un peuple pour cela. Selon B. Honig, Freud veut dévoiler les origines de Moïse afin de confirmer la source hétéronome de la loi qu’il annonce et impose aux Israélites. Cependant, l’auteure croit que Freud se trompe en substituant la cause à l’effet. Ce ne sont pas les origines de Moïse qui expliquent l’hétéronomie de la loi ; plutôt, l’hétéronomie nécessaire de la loi exige qu’on fasse de Moïse un étranger. Pour sa part, B. Honig soutient que Moïse n’est qu’un bouc émissaire servant en fait d’intermédiaire entre le peuple et une loi nécessairement donnée de l’extérieur.
Selon B. Honig, la duplicité de l’étranger dans les mythes fondateurs se retrouve également dans l’histoire de Ruth, qui est l’arrière-grand-mère de David, roi d’Israël. Le livre de Ruth raconte qu’Elimélek quitte la ville de Bethléem, frappée par la sécheresse et la famine, pour s’installer à Moab, pays des ennemis des Israélites. Il est accompagné de sa femme, Noémie, et de ses deux fils, Machlon et Kiljon. Peu après, Elimélek meurt et ses fils épousent deux Moabites, Orpa et Ruth. Quelque temps plus tard, Machlon et Kiljon meurent eux aussi, laissant seules Noémie et ses deux belles-filles. Noémie décide de retourner chez elle, à Bethléem, sans ses belles-filles, mais Ruth, dévouée et prête à renoncer à l’idolâtrie des Moabites, la supplie de la laisser l’accompagner. Tandis qu’Orpa reste à Moab, Ruth émigre donc à Bethléem avec Noémie. Quand elle y arrive, Ruth épouse Boaz, un parent de Noémie, et donne naissance à Obed, le grand-père de David. L’histoire laisse entendre que la communauté célèbre les vertus de Ruth, mais décide tout de même de confier Obed à Noémie, pour qu’elle l’élève. Selon B. Honig, à première vue, l’histoire de Ruth, l’immigrante moabite venue à Bethléem fonder la lignée de David, viserait à confirmer le statut élu du peuple juif. Par le fait de son étrangeté radicale et de sa volonté de se convertir, elle corrobore l’attrait universel et la prééminence du monothéisme. Son travail symbolique est donc de constituer et de confirmer l’identité du peuple juif en tant que peuple choisi. Mais, comme le note B. Honig, c’est justement cette identité que l’immigrante moabite déstabilise. Elle corrompt la lignée de David en introduisant le sang moabite et, par le fait même, ouvre un écart entre l’identité du peuple et le récit de sa propre fondation. L’étrangeté qu’elle incarne serait à la fois remède et poison. Le fait qu’on raconte qu’Obed est confié à Noémie suggère qu’on continue de se méfier de l’immigrante de Moab en dépit de sa conversion et qu’on cherche donc à cacher sa maternité à la communauté.
B. Honig ajoute que cette double tendance, à la fois xénophile et xénophobe, s’exprime également dans les mythes de fondation des régimes démocratiques modernes, notamment aux États-Unis. Dans le chapitre quatre, elle examine la place q’occupent les figures de l’immigrante et de l’immigrant dans le récit de fondation de la démocratie américaine. Tout comme Ruth, les nouveaux arrivés en Amérique personnifient une sorte de supplément et de spectre dans le régime démocratique. S’ils témoignent de l’attrait indéniable du régime et de l’universalité de ses principes, ils sont aussi vus comme abusant du régime en place et comme minant la formation du consensus national. Bref, la contribution de l’étranger à la communauté démocratique demeure indécidable. Sa figure témoigne d’une brèche dans les récits de (re)fondation qu’on n’arrive jamais à recouvrir totalement.
La contribution de l’ouvrage de B. Honig ne s’arrête pas là. L’identification des apories constitutives au rapport paradoxal qu’entretiennent l’imaginaire démocratique et l’étranger n’est qu’une première étape dans l’élaboration d’un projet politique. Contrairement à Rousseau et à ceux qui le suivent, l’auteure ne propose pas de convoquer l’étrangeté du fondateur afin de contourner le problème de l’autofondation dans les régimes démocratiques. En fin compte, cette manoeuvre risque non seulement de renforcer un imaginaire politique qui démarque strictement le « nous » du « eux » en mettant le « eux » au service du « nous », mais aussi de circonscrire la démocratie à l’espace de l’État-nation. Bref, les récits de fondation profitent de l’étranger à des fins nationalistes qui ne sont pas forcément démocratiques. Or, B. Honig cherche plutôt à mobiliser l’aporie symbolisée par l’étranger afin de constituer la démocratie autrement. Il s’agit donc de nourrir l’aporie au lieu de vouloir la recouvrir. Comme l’ont suggéré à leur façon Jacques Derrida et William Connolly (qui ne sont jamais très loin de la pensée de l’auteure), on trouverait donc à l’intérieur même de l’imaginaire démocratique les ressources nécessaires pour constituer une démocratie cosmopolite et « dé-nationalisée » capable de faire contrepartie aux tendances chauvines de la démocratie nationale. En ce sens, B. Honig ne propose pas un nouveau modèle. Adoptant une perspective d’allure poststructuraliste, elle cherche plutôt à montrer l’indécidabilité constitutive de l’imaginaire démocratique afin de penser les choses autrement. La brèche constitutive des récits de fondation crée justement une ouverture qui permettrait, selon elle, de multiplier les lieux d’affinité de type démocratique et de constituer la démocratie hors du cadre traditionnel de l’État-nation. L’auteure soutient — un peu rapidement et sans toujours convaincre, à mon avis — que ces lieux d’affinité tels que les communautés d’immigrants, les organisations non gouvernementales (ONG) et d’autres groupes sociaux luttent souvent pour l’approfondissement de l’imaginaire démocratique. On sera très étonné de constater que l’auteure ne mentionne pas les groupes antimondialistes. Quoiqu’il en soit, B. Honig soutient que ces groupes se saisissent de l’imaginaire démocratique (« democratic takings ») (p. 98 et s.) sans nécessairement en faire un projet national. Ils transforment l’étendue des lieux démocratiques sans se servir des étrangers pour renforcer un « nous » national, et ils oeuvrent, par le fait même, à la constitution d’une société civile internationale et à la formulation d’une démocratie cosmopolite (p. 13, p. 98 et s.).
L’ouvrage de B. Honig fait partie de travaux théoriques de plus en plus nombreux qui cherchent à repenser les conditions de la démocratie. La contribution de l’auteure à ce travail est exceptionnelle. L’approche et l’analyse sont originales et, dans l’ensemble, très convaincantes. C’est un ouvrage extrêmement fouillé, qui fait preuve d’une honnêteté rafraîchissante et d’une rigueur peu commune. Par contre, le projet politique de l’auteure repose sur une présupposition qui n’est ni vérifiée ni questionnée. Est-ce que les groupes qu’elle identifie comme étant les porteurs de la démocratie « dé-nationalisée » non nationale travaillent réellement à l’approfondissement de l’imaginaire démocratique? On peut le soupçonner, mais est-ce vraiment le cas? Il faudrait, pour compléter l’analyse de l’auteure, un examen plus détaillé de l’imaginaire démocratique partagé par ces groupes. Il faut passer à la deuxième étape et examiner les récits dont ils sont porteurs. Autrement dit, il faudrait examiner la démocratie cosmopolite de la même façon que B. Honig examine l’imaginaire de la démocratie nationale.