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Présidente du groupe « Politics and the Arts » de l’Association internationale de science politique, Maureen Whitebrook est une spécialiste des aspects narratifs liés au politique. La chercheuse de l’University of Sheffield concentre ici son attention sur les liens qui s’établissent, tant pour les individus que pour les groupes ou les entités plus larges (gouvernement, nation, État…), entre identité, récit et politique. L’auteure nous propose un examen précis des enjeux et des implications (tant pour la théorie politique que pour la pratique) qui émergent d’une compréhension de l’identité en tant que narration. Elle l’effectue par une analyse de plusieurs romans modernes, postréalistes et expérimentaux, qui montrent tous comment des individus construisent de façon narrative leur identité en relation avec l’espace politique. Ce faisant, M. Whitebrook comble une lacune importante. En effet, la théorie politique ne considère souvent le récit que de façon indirecte, sans le placer au coeur de l’analyse et, par ailleurs, la plupart des perspectives tendent à réduire la narration à une simple séquence linéaire impliquant de façon chronologique un début, un milieu et une fin.

Le premier postulat de l’auteure est qu’il est essentiel de s’intéresser aux techniques narratives qui fournissent les principaux matériaux requis par la construction de soi et des groupes dans l’espace politique. Autrement dit, le récit est une partie constituante de la réalité et la narration est une condition ontologique de la vie humaine et sociale. Existence et action s’inscrivent dans une trame narrative.

Son second postulat théorique est que la construction identitaire implique nécessairement de se situer dans la sphère publique. L’identité est la manifestation publique de soi (p. 6). Ainsi, la construction de l’identité narrative est un acte collectif impliquant des narrateurs et des récepteurs (auditeurs-lecteurs). L’identité est de la sorte définie comme l’ensemble des récits qu’une personne se dit à elle-même, dit aux autres à propos d’elle-même, ainsi que les récits que les autres articulent au sujet de cette personne de même que les autres récits dans lesquels la personne est incluse (par exemple : récits hérités du passé, projets collectifs, identités nationales, situation géographique, ville, race, ethnicité, famille, langage, classe sociale, sexe, religion, affiliation politique, etc.). Autrement dit, identité et différence vont de pair, ce ne sont pas des notions exclusives l’une de l’autre. De la sorte, l’individu puise dans un répertoire multiple mais limité de récits sociaux, politiques et culturels. Il y a intersection entre identité personnelle et identités extra-personnelles. Cette implication à l’intérieur du social correspond à de l’« intertextualité » : il existe une tradition narrative à laquelle on appartient et dont on partage, négocie ou rejette les principales caractéristiques, bref, à laquelle on répond. Il n’y a pas de déterminisme ici : si le passé nous conditionne partiellement, il subsiste une capacité d’innovation, d’action et de transformation du récit hérité comme des récits contemporains ou en voie d’émergence. L’individu est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’ordre symbolique de la distribution des identités sociales.

M. Whitebrook entend ainsi se situer par rapport à trois conceptualisations opposées de l’identité : un pur produit rationnel de soi-même, un sujet stable et autonome, pleinement conscient de soi et de son environnement, contrôlant les conséquences de ses actions (version libérale radicale) ; une production découlant exclusivement du contexte social, culturel et politique (version communautarienne radicale) ; un sujet complètement décentré et fragmenté (version postmoderne radicale).

Il découle de ces postulats trois aspects particulièrement importants, que l’auteure aborde de façon convaincante au fil des huit chapitres qui ponctuent son analyse de certains récits littéraires. Premièrement, si l’identité est construite (nous sommes aux antipodes d’une représentation essentialiste), cela implique qu’elle peut ne pas être stable, qu’elle peut changer (l’individu se présente différemment selon les contextes), évoluer et être fluide. Le regard doit donc se porter non pas tant sur chaque composante identitaire (être une femme, blanche, Québécoise, etc.) que sur les relations et les connexions qui s’établissent entre ces caractéristiques et la vaste possibilité de combinaisons et de choix. C’est la multiplicité des niveaux qui permet cela : nous sommes à la fois narrateur, protagoniste (personnage) et auditeur. Il y a pluralité — dans la narration de soi-même, des autres et des groupes — de points de vue (définis comme l’endroit physique, la situation idéologique ou l’orientation de vie pratique avec lesquels les événements narratifs entrent en relation) et de voix narratives (définies comme l’expression du point de vue). La vie d’un individu ou d’un groupe ne constitue pas seulement une histoire mais plusieurs trames narratives composant un mélange spécifique. Cette multivocalité identitaire est d’ailleurs particulièrement importante au sein des sociétés multiculturelles.

Un récit peut également inclure des trous narratifs, ne pas tout exprimer et être lié aux coïncidences. Il est normal d’avoir des incertitudes, des crises, des remises en question, etc. La construction narrative de l’identité implique sélection, représentation et omission. Le hasard, l’inattendu permettent de revenir sur son récit, de le transformer, bref, d’agir. L’imprévisibilité fait d’ailleurs partie intégrante d’un espace politique qui n’est pas uniquement constitué d’intentionnalité pleinement consciente : il y a des conséquences non prévues, non désirées (par exemple dans les décisions politiques et les politiques publiques). Or, la théorie politique traite souvent le contingent comme un problème à contrôler et à résoudre plutôt quressource à exploiter.

La multiplicité identitaire soulève la question de la reconnaissance dans l’espace public. Si la voix narrative est plurielle, alors qui parle? Comment reconnaître pleinement l’autre différent de soi? Il y a d’abord la question de l’autoreconnaissance qui fournit une consistance interne. Puis, il y a la présentation de soi aux autres et l’acceptation-reconnaissance du récit présenté qui doit être plausible, intelligible et légitime. Les récits doivent être compris — pas nécessairement acceptés —, ce qui exclut la possibilité de construire n’importe quoi. On peut également observer des phénomènes d’écarts entre ce qui est dit par un narrateur et ce que les autres expriment de la personne. Or, selon M. Whitebrook, la présentation publique de l’identité est un prérequis à l’action. S’il n’y a pas de reconnaissance, il peut difficilement y avoir action.

Deuxièmement, le récit est un principe organisateur et c’est la mise en intrigue ( emplotment ) qui exerce cette fonction. Il y a sélection et agencement des événements disparates en épisodes significatifs, tant pour le locuteur que pour l’auditeur. Construire un récit implique de découvrir les relations qui s’établissent, dans le temps et dans l’espace, entre plusieurs analyses et trames verticales, plutôt que de déployer une séquence linéaire. Le récit articule une réponse plausible à une série d’actions, de faits et d’événements inscrits de la sorte dans un réseau de sens qui permet d’agir. La mise en intrigue permet ainsi de lier l’incertitude et l’instabilité avec l’action et le politique.

De plus, la mise en intrigue implique un progrès vers le sens et non vers une fin. L’important est la cohérence du récit plutôt que sa fermeture. Autrement dit, la cohérence est dans la narration plutôt que dans la vie comme telle. Il y a contextualisation des fragments (p. 86). Cette cohérence doit également exister de façon minimale entre le récit construit par soi-même, les récits auxquels on adhère et les récits que les autres élaborent sur soi (ou sur le groupe auquel on appartient).

Troisièmement, ces considérations sur l’identité narrative suscitent des implications directement politiques et méthodologiques. Notamment, l’identité, l’autorité et la légitimité de l’État peuvent être appréhendées sous l’angle d’un récit articulé par des narrateurs et des auditeurs qui reconnaissent (ou non) le récit. Les situations de crises sont révélatrices de la présence de récits incohérents et d’écarts entre les différentes trames narratives exprimées par les divers narrateurs (responsables politiques, médias, intellectuels, citoyens, etc.). Le désordre peut être interprété en termes de récits dissonants. Ensuite, il n’y a pas de récit prédéterminé découlant de certaines données de base. Cela permet de relativiser l’aspect fortement téléologique des discours politiques. Le chercheur doit également porter son attention sur ce qui est omis, sur les trous narratifs. De même, qui est légitimé à raconter le récit politique? À qui ces récits sont-ils destinés? Quelle est la réponse des auditeurs? On peut observer des récits dominants, des voix dominantes, ainsi que des récits alternatifs. Autrement dit, le récit n’est pas un terme neutre et il est associé aux relations de pouvoir. L’analyse des politiques publiques gagnerait également à intégrer ces apports théoriques, en les considérant notamment sous l’angle d’une évolution narrative qui implique une pluralité de récits articulés par des groupes à différents moments du processus.

L’ouvrage de M. Whitebrook n’est pas sans soulever quelques questionnements critiques. D’abord, l’auteure postule que l’identité n’est, toujours, que provisoire. Or, les individus perçoivent également de la stabilité, ce qui n’implique pas obligatoirement d’avoir une conception essentialiste de l’identité. Ce qui importe ici est l’idée de stabilité, le sentiment de continuité de soi-même dans le temps — Paul Ricoeur parle d’articulation entre l’identité idem (la continuité) et l’identité ipse (le changement). D’ailleurs, les individus croient souvent qu’ils ne changent pas durant un certain temps (l’idée de stabilité) pour, soudainement, se rendre compte qu’ils ont évolué ou que la société s’est modifiée. De plus, il n’est pas sûr que la personne (et a fortiori un groupe ou une nation) soit aussi consciente d’effectuer constamment un récit sur elle-même. Il semble encore une fois que cela survienne à des moments — que l’on pourrait nommer des périodes narratives — plus ou moins intenses. Bref, s’il est nécessaire de narrer afin d’établir une identité, il y a sans doute plusieurs niveaux de narration plus ou moins conscients. Cela demande à être exploré et précisé.

Ensuite, il semble exister une contradiction entre l’aspect fragmenté, éclaté et ouvert de l’identité narrative et le politique qui implique nécessairement de l’organisation, de l’ordre et provisoirement de la fermeture. Comment le politique peut-il inclure des identités caractérisées par l’incertitude et le multiple? Selon l’auteure, l’activité politique n’est caractérisée que par le processus ; il n’y a pas de buts désirés ou atteints. Cela soulève des questions morales et politiques importantes : Le vivre-ensemble ne nécessite-t-il pas des buts dans la pratique afin de s’entendre minimalement et atteindre collectivement des compromis qui vont opérer une réduction des conflits? Comment agréger des récits pluriels au niveau collectif? Si la capacité d’un récit à tenir compte du disparate est un processus et non un tout complet, la sphère politique met en scène des formes concrètes (vote, programmes, politiques publiques) qui prennent, momentanément ou plus longtemps, une unité et une forme une et entière. Il semble, par ailleurs, que pour M. Whitebrook, un simple degré minimal de mutualité (qu’elle définit comme le résultat de la conversation) soit requis pour l’existence d’un ordre social. Autrement dit, il n’y a pas besoin de convergence minimale des valeurs, d’horizon commun de signification (au sens de Charles Taylor). Cela semble un peu magique : il y a reconnaissance mutuelle et intelligibilité par la simple réponse de la personne au système politique (et vice versa). Comment cela est-il possible? Quels sont les mécanismes et les structures qui le permettent? Cette question des rapports entre fragmentation et unité nous semble également problématique sous deux autres aspects : Une telle approche ne reproduit-elle pas la position libérale de l’individu-roi, que l’auteure entend elle-même remettre en question? Et comment cela est-il compatible avec la cohérence non seulement de soi avec soi-même, mais de soi avec les autres?

L’instabilité du sujet est également problématique à un autre niveau : Quand reconnaît-on qu’il y a une véritable crise d’identité, du sujet ou de la collectivité? La posture adoptée ici induit en quelque sorte un certain relativisme pratique qui incite à laisser les choses se dérouler comme elles se présentent et évoluent. Or, certaines situations requièrent des actions réparatrices et un véritable travail (par exemple un deuil individuel ou collectif afin de surmonter les événements tragiques du passé).

Ces apories nous semblent étroitement liées à une caractéristique de la méthodologie utilisée. En ne tenant compte que des romans, et de surcroît de la fiction post-réaliste, M. Whitebrook trouve nécessairement ce qu’elle entend démontrer, c’est-à-dire des variations narratives très fortes. Il est ensuite aisé d’extrapoler que la réalité dans son ensemble partage les mêmes caractéristiques que les personnages des récits modernes et expérimentaux. Il y a sans doute des nuances à apporter à ce sujet.

De plus, on peut à tout le moins s’étonner de l’absence de considération de l’apport de P. Ricoeur à la conceptualisation des rapports entre identité, récit et politique. Une lecture des ouvrages du philosophe français aurait grandement contribué à mieux préciser les implications politiques de l’identité narrative. Chez P. Ricoeur, ce concept lie identité et action pour un sujet capable et responsable dans la sphère politique. Cette question de la responsabilité n’est d’ailleurs pas abordée par M. Whitebrook. Or, comment être responsable dans un monde fragmenté, lié à des identités multiples et articulant des récits divers et divergents? La question importante de la mémoire, peu examinée ici, aurait également bénéficié d’un détour par les travaux du philosophe, notamment concernant les liens entre le passé, la construction identitaire et la reconnaissance dans l’espace public. Incidemment, P. Ricoeur a non seulement élaboré une théorie solide des récits et de la mise en intrigue, mais aussi analysé certains des romans examinés par M. Whitebrook. Notons enfin qu’il est étonnant de constater que le philosophe est classé parmi les théoriciens postmodernes généralement associés à la suspicion et à l’évacuation du sujet (Michel Foucault, Jean-François Lyotard, Jacques Derrida…). Au contraire, chez P. Ricoeur, l’identité narrative implique une personne possédant une capacité de choix et de fabrication d’agencements narratifs pluriels.

Ces lacunes ne nous semblent cependant pas remettre en cause la fécondité et la portée d’un ouvrage qui, s’intéressant à la conceptualisation des relations entre l’individu et le collectif, entre le soi et le système politique, et ce dans l’optique d’une identité politique plurielle, opère une fonction synthétisante de concepts aussi variés que l’identité, la reconnaissance, l’intertextualité, l’action, l’ordre et le politique. Si l’auteure nous prévient que son intention n’est pas de faire de l’identité narrative un concept trop englobant, il apparaît rapidement que cette perspective théorique et méthodologique gagnerait à susciter d’autres développements parmi les champs d’étude et les objets de recherche de la science politique. En somme, il s’agit d’un ouvrage susceptible d’intéresser tant les spécialistes des approches discursives du politique ou les chercheurs en théorie politique que ceux qui, pour ne prendre que quelques exemples, travaillent sur les politiques publiques, les institutions, les mouvements sociaux ou les groupes. Il pourrait aussi être particulièrement éclairant dans le cadre d’analyses portant sur les identités nationales, dans le contexte de globalisation et de résurgence des niveaux local et régional.