Corps de l’article

Les dynamiques de la présence musulmane dans le monde occidental surtout depuis le 11 septembre ne se prêtent pas facilement à des recherches objectives malgré l’abondance de publications. Cette présence est perçue par les uns comme source de malaise, voire de crise sociale, et par les autres comme moyen d’enrichissement et d’échange interculturel. Le pessimisme à l’encontre de l’islam se trouve renforcé par un contexte médiatique, sécuritaire et économique qui encourage la xénophobie et les clivages politiques autour de l’islam en Occident. La récupération politique de ces clivages passe par l’opportunisme et les ambitions électoralistes des politiciens qui, en insistant sur l’incompatibilité culturelle entre l’islam et la modernité, attisent les peurs et les sentiments de rejet. Dès lors, il s’avère indispensable d’entamer des recherches empiriques ne serait-ce que pour proposer des solutions, même partielles. Une bonne partie de la recherche universitaire sur la présence musulmane en Europe semble privilégier la philosophie et la théorie politiques pour réfléchir sur les rapports entre libéralisme, sécularisme, citoyenneté et droits collectifs. Par contre, peu de chercheurs se sont intéressés aux études empiriques pour étudier la vie musulmane dans un contexte de politique urbaine.

Même si l’ouvrage de Corinne Torrekens s’inscrit parmi les recherches microsociologiques et empiriques, il met en vedette plusieurs modèles théoriques en sciences sociales. L’auteure étudie la construction de l’islam dans l’espace public urbain bruxellois et, à cette fin, elle semble rejeter une vision essentialiste qui croit en l’incompatibilité fondamentale entre la modernité et l’islam. Son approche sociologique analyse les dynamiques de changement en milieu urbain. Partant de l’interprétation habermasienne, l’auteure trouve la construction descendante (par le haut) de l’espace universel démocratique et neutre difficilement réalisable. Par contre, pour Torrenkens, la reconnaissance des acteurs religieux aiderait à la construction ascendante (du bas) d’un espace public basé sur la démocratie, la tolérance et la reconnaissance mutuelle ; ce qui serait en soi un antidote à la peur et à l’exclusion de l’autre.

L’approche néo-institutionnaliste munie d’une compréhension des opportunités politiques (comme le droit électoral ou les alliances politiques) permet à l’auteure d’étudier les transactions entre musulmans et autorités politiques en termes de participation et de représentation dans les institutions urbaines.

La transaction comme modus operandi de l’espace public devra relever certains défis qui affectent la structure des opportunités et les ouvertures institutionnelles. À ce titre, les relations entre les paliers fédéral, régional et communal par lesquels passe la régulation de la vie urbaine des musulmans en Belgique semblent causer quelques problèmes et non les moindres car, d’une part, l’institutionnalisation de l’islam relève du niveau fédéral alors que la réglementation des cultes religieux tombe dans la juridiction communale. Ainsi, du point de vue de la réglementation des cultes, il y a un manque de cohésion et d’harmonie au niveau national belge et, par conséquent, les musulmans risquent d’être traités différemment et inégalement selon qu’ils se trouvent dans une commune ou dans une autre. En plus, les autorités communales devront réconcilier la laïcité bienveillante de l’État belge envers l’islam avec les contraintes locales liées à la sensibilité des citoyens belges « de souche » qui s’accommodent mal de la visibilité politique, institutionnelle et médiatique des musulmans.

La reconnaissance accrue des acteurs musulmans dans les trois communes d’observation est le résultat de la régularité d’échanges entre musulmans et autorités urbaines qui s’effectuent par divers moyens, entre autres les plateformes de concertation et les alliances politiques. Ainsi se trouve légitimée l’action politique des acteurs musulmans qui leur donne satisfaction post-matérielle et symbolique pour devenir partie intégrante du processus d’intégration sociale. La reconnaissance, dans ses dimensions collectives et juridiques, réfère à l’estime de soi définie par l’altérité. Le principe de solidarité renvoie à l’appartenance et à la contribution au bien collectif et celui de l’égalité consiste au sentiment de jouir des mêmes droits et opportunités que les autres. Deux points restent à souligner sur ce sujet. Premièrement, l’obsession des médias pour les discours des imams pendant les prières à la mosquée reflète une image partielle de cette transaction sociale élargie en cours. Deuxièmement, comme le souligne l’auteure, il faut éviter le syndrome de la réserve indienne. L’action politique des présidents des mosquées de Bruxelles ou la formation du Grand Exécutif musulman et leur reconnaissance par les autorités politiques doivent dépasser la notion de survivance des identités culturelles. Au contraire, la reconnaissance fait partie d’une stratégie d’intégration des musulmans dans un espace public élargi dans le but de bâtir les bases d’une démocratie participative.

Toutefois l’ouvrage de Corinne Torrekens nous livre une recherche fortement utile sur des enjeux liés à la gestion urbaine de l’islam belge. C’est une étude doublement intéressante du point de vue universitaire et politique. Les théories de l’espace public et le néo-institutionnalisme sont examinés par l’étude de cas sur l’action politique des représentants des mosquées. Finalement, cet ouvrage sur l’islam en Belgique, qui est un pays fédéral et aux régions diverses, nous intéresse comme chercheurs et citoyens au Canada et au Québec au moment où nos villes métropolitaines sont aux prises avec la gestion des phénomènes semblables.