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Lorsque le Rassemblement des citoyens et des citoyennes de Montréal (RCM), dirigé par Jean Doré, s’empare du pouvoir en 1986, c’est une nouvelle ère qui s’ouvre dans l’histoire politique contemporaine de Montréal. La victoire du RCM met fin, en effet, au long règne de 26 ans sans interruption du Parti civique de Montréal (PCM) et de son chef fondateur, le maire Jean Drapeau. Démocratie locale, habitation sociale, amélioration de la vie de quartier et modernisation administrative sont alors inscrites à l’ordre du jour  [1]. Toutefois, ce nouveau chapitre de l’histoire politique de Montréal prend fin abruptement en 1994 alors qu’un nouveau parti, Vision Montréal (VM), avec à sa tête un ancien haut fonctionnaire de la ville, Pierre Bourque, est porté au pouvoir. Quatre ans plus tard, soit en 1998, le maire Bourque et une majorité de ses candidats sont, contre toute attente, réélus à la suite d’une lutte électorale mettant en scène cinq autres partis politiques dont le RCM et plusieurs candidats indépendants.

À quoi attribuer ce nouveau revirement électoral et politique qui survient après seulement huit années d’administration Doré ? Quelle est la « recette gagnante » de P. Bourque et de son parti, Vision Montréal, créé quelques mois seulement avant les élections de 1994 ? Sur quelles valeurs repose le programme politique de ce parti et quel projet municipal alternatif propose-t-il par rapport à ceux de ses adversaires ? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre dans cette note de recherche.

À l’occasion des élections municipales de 1994 et de 1998, chacun des partis municipaux a présenté un programme officiel. Documents publics, ces programmes alimentent le discours des candidats, dont en premier lieu celui des chefs, au cours de la campagne électorale. Si tous les engagements qu’ils contiennent ne font pas nécessairement l’objet de déclarations publiques, ce que dit et promet un chef pendant une campagne découle directement, ou s’inspire logiquement, du programme de son parti. En ce sens, ces documents des partis sont de bons révélateurs des valeurs qui inspirent et animent les candidats, dont les chefs, et de ce qu’ils entendent faire s’ils sont portés (ou reportés) au pouvoir[2].

Les programmes politiques officiels constituent la principale source de données que nous avons utilisée pour analyser les orientations idéologiques et les engagements électoraux des partis[3]. Nous avons aussi fait appel, à l’occasion, à des informations rapportées par la presse écrite (articles de reportage, analyses, sondages, éditoriaux) pour compléter notre étude.

Pour chaque élection, nous rappellerons d’abord le contexte politique et les principaux événements qui ont marqué la vie des partis au cours de l’année précédant l’élection. Nous examinerons ensuite le contenu des programmes officiels présentés par les partis[4], puis nous terminerons par une étude sommaire des résultats de l’élection. Dans la dernière partie, nous ferons une analyse comparative des deux élections en nous demandant si le changement politique marqué par l’arrivée de P. Bourque à la mairie de Montréal ne correspondrait pas au retour d’une certaine forme de populisme au niveau municipal.

L’élection de 1994

L’opposition au RCM s’organise

En octobre 1993, soit un an avant les élections, la joute électorale s’annonce difficile pour le RCM qui est au pouvoir depuis 1986. Bien qu’elle soit encore embryonnaire et dispersée, l’opposition à J. Doré prend forme. Le 12 octobre 1993, l’ancien ministre libéral et ancien maire d’Outremont, Jérôme Choquette, abandonne la course à la direction du PCM et crée le Parti des Montréalais (PM). Il est aussi question de la création d’un autre parti, Action Montréal, dont la tête dirigeante serait Claude Beauchamp, ancien journaliste devenu homme d’affaires. Des rumeurs laissent aussi entrevoir la candidature possible de P. Bourque, directeur du Jardin botanique de Montréal, à la mairie. Sa candidature serait soutenue par une coalition de plusieurs centaines de personnes regroupées sous l’appellation « Les amis de Pierre Bourque ».

Les choses ne vont pas très bien, par ailleurs, pour le RCM qui a perdu quatre conseillers depuis le début de l’automne 1993. Ces défections récentes s’ajoutent aux cinq autres survenues depuis 1990. Bien qu’il soit toujours majoritaire avec 31 conseillers, le RCM cache mal ses querelles internes, la démobilisation de ses militants et l’usure du pouvoir. En décembre 1993, J. Doré affirme vouloir corriger le tir et donner une nouvelle image à son administration[5].

En mars 1994, P. Bourque se laisse encore courtiser et l’assemblée de fondation du nouveau parti dirigé par C. Beauchamp n’a pas encore eu lieu. Un sondage Sondagem-Le Devoir[6] paraît alors et accorde 30 % des intentions de vote à J. Doré, 14 % à P. Bourque, 9 % à J. Choquette, 5 % à C. Beauchamp et moins de 1 % à Clément Bluteau, le chef du PCM. Bien qu’il place J. Doré en avance, ce sondage indique toutefois que 44 % des répondants sont déçus de sa performance et que 54 % estiment ses chances d’être réélu plutôt faibles ou très faibles.

Le 6 avril, soit cinq jours après la publication de ce sondage, C. Beauchamp annonce qu’il se retire de la course à la mairie et donne son appui à P. Bourque  [7]. Le 24 avril, ce dernier, maintenant à la retraite et devenu chef de Vision Montréal, lance officiellement sa campagne électorale en promettant de faire de Montréal la première ville environnementale en Amérique du Nord[8]. À la suite de l’adhésion de sept conseillers municipaux à Vision Montréal, ce dernier se voit accorder, à la fin d’avril, le statut d’opposition officielle au conseil.

De son côté, J. Doré affirme, le 29 avril, devant une assemblée de gens d’affaires, qu’il entend désormais administrer la métropole comme une entreprise et que son nouveau style de gestion sera rapidement mis en place. Tous les services, précise-t-il, seront scrutés à la loupe et la gestion de l’aqueduc pourrait être privatisée[9].

La transformation des forces politiques se poursuit au cours de l’été 1994. Le PCM, qui a fusionné avec le Parti municipal de Montréal au printemps, fusionne cette fois avec le Parti des Montréalais de J. Choquette. Quelques jours plus tard, c’est au tour de la Coalition démocratique, née d’une scission à l’intérieur du RCM au cours de son premier mandat, de fusionner avec le parti Montréal Écologique.

Les programmes des partis[10]

Le programme du RCM

C’est sous le titre L’avenir de Montréal et de ses quartiers. Une ville pour nos enfants que le RCM présente son programme en 1994. Adopté en février de la même année, il a une longueur de 50 pages et contient près de 300 engagements.

Après huit années au pouvoir et face à une opposition qui s’annonce plus forte et mieux organisée qu’en 1990[11], le RCM, qui fête ses vingt ans en 1994, sent le besoin de montrer qu’il a changé. Ainsi, affirme d’entrée de jeu le RCM, « notre vision de la ville à bâtir a évolué [et notre] programme de 1994 est marqué au coin de la maturité[12] ». Il faut, affirme-t-il, instituer un nouvel « espace politique et des pratiques administratives à une échelle plus humaine [car] le développement de l’économie d’une ville dépend beaucoup, en dernière analyse, de la capacité d’initiative de ses propres citoyens et citoyennes et de la multiplication des innovations à petite et moyenne échelle[13] ».

Le RCM s’est aussi mis à l’heure du « Nouveau management public » (NMP). L’introduction de son programme, qui fait pas moins de 10 pages, est parsemée de ces expressions chères au NMP : nouvelles façons de penser et de faire, équipes de travail simples et peu hiérarchisées, polyvalence, imputabilité, efficience, processus administratifs déconcentrés et décentralisés. Sur le plan du discours, c’est donc un nouveau RCM qui se présente devant l’électorat en 1994.

En matière de démocratie locale, un thème qui a toujours été au coeur de son discours et de son action depuis sa fondation, le RCM s’engage à doter les conseils d’arrondissement de pouvoirs décisionnels, notamment dans les domaines des loisirs et de la culture, de l’entretien des rues, des trottoirs et des parcs. Il s’engage à instaurer une véritable gestion territoriale en attribuant aux gestionnaires d’arrondissements tous les pouvoirs qui leur permettront de gérer efficacement les services et les programmes dont ils ont la responsabilité.

Au chapitre de la taxation et de la fiscalité, le RCM affirme être conscient du taux élevé de taxation des entreprises montréalaises. Ses efforts pour le réduire ont toutefois été mis en échec par la loi 145 (« réforme Ryan ») qui, dit-il, « a fait atteindre à la taxation non résidentielle montréalaise un seuil limite qui est devenu un véritable obstacle au développement[14] ». De plus, le RCM s’engage à réduire, en priorité, la taxation non résidentielle pour que ce secteur redevienne plus concurrentiel. La plupart de ses autres engagements en matière de fiscalité prennent la forme de demandes formulées au gouvernement du Québec et aux autres villes de la région pour sortir Montréal de sa dépendance à l’égard de l’impôt foncier et pour mettre un terme à l’iniquité fiscale au sein de l’agglomération montréalaise.

Reconnaissant implicitement que la gestion des sociétés paramunicipales a pu contribuer aux difficultés budgétaires de la ville, le RCM promet de développer, au besoin, des mécanismes de contrôle qui permettront au conseil municipal et au comité exécutif d’assumer leurs responsabilités à l’égard des activités de ces sociétés. En ce qui a trait à la gestion des ressources humaines et aux relations de travail, deux domaines où les tensions et les accrochages ont été nombreux au cours des dernières années, le RCM s’engage à reconnaître l’expertise des gestionnaires et des employés, à créer un dialogue permanent avec les syndicats, à valoriser auprès des employés la notion de services à la population, à favoriser leur motivation et à maintenir la sécurité d’emploi.

Le programme de Vision Montréal

Titré Avec Pierre Bourque et son équipe, ça va changer ! et daté du 25 octobre 1994, le programme de Vision Montréal se divise en 9 chapitres et compte 69 pages. C’est dans le premier chapitre, intitulé « L’administration municipale », que le parti exprime avec le plus de force les valeurs qui sous-tendent son programme. Celles-ci se traduisent non seulement dans ses engagements, mais aussi dans les dénonciations, nombreuses, directes et très dures, faites à l’endroit du chef du RCM et maire sortant, J. Doré. C’est d’ailleurs toujours J. Doré lui-même ou son administration qui sont visés dans ces dénonciations.

Plusieurs phrases et expressions lapidaires sont utilisées dans les titres de plusieurs sous-sections de ce chapitre pour qualifier, en même temps que dénoncer, l’administration Doré : « L’administration Doré : un échec lamentable », « Jean Doré s’est trompé de niveau », « Jean Doré a abandonné ses responsabilités de maire », « Jean Doré s’est mêlé de ce qui ne le regarde pas », « Jean Doré ne se mêle pas de ce qui le regarde » et, « Jean Doré a miné la crédibilité de l’administration municipale. »

Selon Vision Montréal :

Jean Doré […] n’a jamais compris ce que voulait dire une administration municipale. Il a créé de toutes pièces à l’Hôtel de ville un appareil administratif calqué sur celui du gouvernement provincial. Il a voulu créer un parlement municipal. Il a mis en place une structure de gestion très lourde et très coûteuse qui s’est traduite par une complexité excessive, une lenteur dans le fonctionnement et une très grande insensibilité aux réalités quotidiennes des gens  [15].

Le programme ajoute : « En sous-traitant totalement l’administration de la Ville à un haut fonctionnaire, le Secrétaire général, Jean Doré a abdiqué ses responsabilités fondamentales de maire[16]. »

Par conséquent, selon Vision Montréal, « les employés ont été déresponsabilisés et privés de la possibilité d’exercer leur compétence […], l’innovation, les projets, l’esprit d’initiative ont été étouffés […], les cadres passent leur vie en réunions à préparer des statistiques, des comptes rendus, des rapports [… et il] a fallu augmenter considérablement les taxes sur la propriété, sur les commerces et sur les industries[17] ». En somme, conclut Vision Montréal, « Jean Doré a miné la crédibilité de l’administration municipale [et en a fait] une administration arrogante et dépensière[18] ».

Comment Vision Montréal entend-il s’y prendre pour corriger les erreurs qu’il attribue à J. Doré et au RCM ? En matière d’administration municipale[19], il s’engage notamment à ramener le rôle de la ville aux activités découlant de sa mission de base, à simplifier au maximum les procédures et à instaurer une culture entrepreneuriale, à abolir le poste de Secrétaire général, à regrouper les quartiers en neuf secteurs décentralisés qui agiront comme des PME, et à revoir le mandat des sociétés para municipales afin que leurs activités n’entrent plus en concurrence avec le secteur privé.

En matière d’économie et de fiscalité, Vision Montréal reproche à l’administration Doré d’avoir augmenté les dépenses de plus de 48 % entre 1986 et 1994, ce qui « a eu pour effet d’alourdir davantage le fardeau des contribuables et de limiter considérablement la marge de manoeuvre de l’administration municipale en faveur du développement économique[20] ». Pour remédier à cette situation, VM s’engage à réduire de 108 millions $ en deux ans le fardeau fiscal du secteur non résidentiel et à éliminer la surtaxe qui frappe ce secteur, à couper radicalement dans les dépenses administratives, à se défaire des actifs où la présence de la ville ne se justifie plus et à mettre en place des mesures fiscales pour favoriser le développement résidentiel et non résidentiel.

En ce qui concerne l’habitation et le logement, Vision Montréal affirme que l’obtention des permis, qui est devenue un empêchement majeur à la construction et à la restauration, « illustre parfaitement le caractère bureaucratique et technocratique de l’administration Doré[21]  ». Outre instaurer un programme de rénovation de 14 000 logements au cours de la période 1995-1999, Vision Montréal s’engage à simplifier la délivrance des permis de construction et de rénovation, et à réduire les délais en procédant à une réorganisation administrative qui procurera plus de responsabilité aux fonctionnaires.

Au total, ce sont 136 engagements que contient le programme de Vision Montréal. Un programme qui s’en prend durement à l’administration Doré en lui reprochant de s’être comportée comme un gouvernement arrogant et dépensier, et de s’être écartée des préoccupations quotidiennes des citoyens.

Le programme du Parti des Montréalais

Adopté le 27 septembre 1994, le programme du Parti des Montréalais, dirigé par J. Choquette, s’intitule Ensemble… reprenons notre ville. Il se divise en 10 chapitres et compte 24 pages. Tout comme le programme de Vision Montréal, le programme du Parti des Montréalais n’est pas tendre à l’endroit de l’administration Doré. Dans son premier chapitre intitulé « Administration et fiscalité », celui qui est le plus volumineux et comporte le plus grand nombre d’engagements, le PM lance la plus dure attaque. Les 13 premiers paragraphes constituent une charge à fond de train contre l’administration sortante qui, affirme le PM, a perdu contact avec les citoyens et s’est enfermée dans une conception technocratique de l’administration. Elle a voulu faire de Montréal un « gouvernement ». Résultat : le gonflement et l’inefficacité des services ; une administration qui coûte 85 % plus cher par personne que dans les villes de banlieue ; des taxes qui ont atteint des niveaux sans précédent ; et une dette qui a augmenté de près de 100 % au cours des huit précédentes années. Voilà pourquoi « le Parti des Montréalais aura comme priorité d’offrir des services à la population au moindre coût et d’accroître l’accessibilité et l’efficacité des services municipaux[22] ».

Pour y arriver, le PM s’engage notamment à réduire de 10 % la rémunération des élus et à geler celle des fonctionnaires pour les quatre prochaines années. Il promet aussi de couper au moins 1 000 postes dans la fonction publique d’ici deux ans, de réduire de 15 % en quatre ans les comptes de taxes de chaque catégorie de contribuables, d’éliminer la surtaxe sur les immeubles non résidentiels et de liquider les actifs immobiliers des sociétés paramunicipales engagées dans l’immobilier. Il s’engage en outre à supprimer le poste de secrétaire général pour le remplacer par celui de directeur des services municipaux et à réduire le nombre de paliers administratifs.

En matière d’habitation sociale et de développement économique, le PM préfère la solution de l’« appel au privé » à celle de l’« appel à l’État ». Jugeant inutile la construction de nouveaux logements sociaux, il s’engage à étendre le programme de supplément au loyer à toutes les personnes dans le besoin. Le PM entend également confier à l’entreprise privée, par voie de soumissions publiques, des contrats qui ne requièrent pas d’être réalisés par les employés municipaux.

Le programme du PM se termine sur le thème du développement social auquel il consacre à peine plus d’une page et 4 engagements sur un total de 107. Un peu comme s’il voulait s’excuser de son orientation idéologique conservatrice, voire réactionnaire, et prouver qu’il n’est pas insensible à certaines réalités sociales, le PM affirme sans grande conviction « qu’une plus grande concertation des acteurs et des efforts aidera à répondre à ces graves problèmes d’inégalités sociales[23] ».

C’est donc un programme nettement à droite de celui du RCM et même de celui de VM que présente le PM en 1994.

Le programme de la Coalition démocratique Montréal Écologique

Daté du 29 septembre 1994, le programme politique de la Coalition démocratique Montréal Écologique (CDMÉ) contient 16 pages et 56 engagements. Quelques allusions sont faites à l’administration Doré, mais sans jamais la nommer. On déplore en introduction que la ville de Montréal se porte mal. Les raisons invoquées sont l’augmentation du chômage et de la pauvreté, la diminution de l’assiette fiscale, l’exode des classes moyennes vers les banlieues et le peu d’attention apportée à la protection de l’environnement.

Le programme de la CDMÉ vise deux objectifs prioritaires : la justice sociale et le développement durable. Sur le plan de la démocratie locale, la CDMÉ s’engage à mettre en place des conseils de quartier constitués de résidants et de représentants des organismes communautaires locaux dotés de pouvoirs décisionnels, à permettre aux citoyens de procéder à des consultations ou à des référendums à l’échelle des quartiers de la ville, et à tenir un débat public sur l’introduction d’un système électoral proportionnel.

Privilégiant le logement social, la CDMÉ encouragera la propriété collective et réexaminera la pratique des subventions à la rénovation qui entraîne, selon elle, l’embourgeoisement [sic] des quartiers. De plus, les artistes et les groupes culturels sans but lucratif seront exonérés des taxes municipales.

En matière de développement économique, la CDMÉ s’engage à appuyer l’établissement d’industries vertes et à entreprendre une vérification écologique de toutes les activités économiques présentes sur le territoire de la ville. Aussi, pour empêcher la spéculation foncière et favoriser la construction de logements sociaux, la ville de Montréal procédera à l’achat de terrains.

C’est donc un programme qui se situe nettement à gauche du spectre politique que la CDMÉ propose aux électeurs en 1994. Un programme qui, à plusieurs égards, rappelle la première mouture des programmes du RCM lorsque, dans les années 1970, ce dernier faisait la lutte à l’administration Drapeau.

Les résultats électoraux : le triomphe de Bourque

Le soir du 6 novembre 1994, le RCM et son chef essuient une cuisante défaite. P. Bourque l’emporte à la mairie avec 46,5 % des suffrages. Il devance J. Doré, son plus proche adversaire, par 15 points et le chef du PM, J. Choquette, par 33 points. Aux postes de conseillers, VM rafle 77 % des sièges au conseil municipal, soit 39 sur 51, laissant 7 sièges au RCM, 2 à la CDMÉ, deux au PM et 1 aux indépendants.

La victoire personnelle de P. Bourque est d’autant plus éclatante que, dans 19 districts sur 51, il remporte la majorité absolue des voix. Ses candidats font de même dans 16 districts. Dans 20 autres districts, P. Bourque recueille entre 41 % et 50 % des voix, comparativement à 4 seulement dans le cas de J. Doré. Aux postes de conseillers, 15 candidats de VM, comparativement à 3 seulement pour le RCM, obtiennent un tel niveau d’appui. Dans 43 districts, l’appui électoral aux candidats de la CDMÉ est inférieur à 10 % des voix. La performance du PM n’est guère meilleure. Dans 39 districts sur 51, ses candidats recueillent moins de 20 % des voix.

L’élection de 1998

Un premier mandat difficile et de nouveaux adversaires

C’est dans un contexte politique et préélectoral bien différent de celui de 1994 que se retrouve Vision Montréal au printemps de 1998. En effet, les derniers mois de l’administration Bourque n’ont pas été de tout repos. Les déboires administratifs et politiques n’ont pas cessé de s’accumuler.

Ainsi, dans son dernier rapport annuel, le vérificateur de la ville critique sévèrement l’administration Bourque pour son manque de transparence. Il conclut que plusieurs règles de comptabilité et de saine gestion ont été transgressées. Sur le plan budgétaire, la ville a dû, au cours des deux années précédentes, vendre des actifs au gouvernement et puiser dans ses réserves pour équilibrer ses revenus et ses dépenses. De plus, la réorganisation administrative, promise pendant la campagne de 1994, n’a pas engendré les économies anticipées. Devant l’ampleur des problèmes financiers de la ville, le gouvernement du Québec a dû intervenir en l’obligeant à rétablir le poste de directeur général, aboli peu après l’arrivée au pouvoir de P. Bourque, et à lui fournir régulièrement des rapports financiers. Ceci ressemble fort à une mise en tutelle technique de la ville.

Sur le plan politique, les quelque 200 accusations portées contre Vision Montréal en vertu de la Loi sur le financement des partis politiques et l’affaire de la vente en catimini, en juin 1997, de l’hippodrome de Montréal à une nouvelle société gouvernementale, ont conduit une quinzaine de ses 39 conseillers à joindre les rangs de l’opposition. Depuis août 1997, Vision Montréal, qui ne compte plus que 24 conseillers, se retrouve en minorité au conseil municipal[24].

Le bilan de l’administration Bourque n’est heureusement pas que négatif. Sur le plan fiscal, les taxes municipales dans le secteur résidentiel n’ont pas augmenté, la surtaxe sur les immeubles non résidentiels, comme VM s’y était engagé pendant la campagne, a presque complètement été éliminée et le déficit actuariel des régimes de retraite a été réduit de un milliard de dollars. La fonction publique a été réduite de 1 300 postes et la ville a conclu une paix syndicale jusqu’en 2001. Sur le plan économique, après plusieurs années moroses, Montréal reprend du poil de la bête alors que les investissements et la création d’emplois sont en hausse.

Sur la scène politique, c’est aussi un tout nouveau décor qui se met en place au printemps 1998 avec l’arrivée de deux nouveaux partis. Il s’agit d’Équipe Montréal, dirigée par l’ancien maire J. Doré, et de Nouveau Montréal, dirigé par l’ancien chef de police de Montréal maintenant à la retraite, Jacques Duchesneau. Avec l’entrée en scène de ces deux nouveaux partis, qui courtisent les conseillers démissionnaires de Vision Montréal, P. Bourque se prépare donc à affronter une opposition divisée, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’hôtel de ville[25].

Les programmes des partis

Le programme d’Équipe Bourque/Vision Montréal[26]

Titré « Montréal, une ville modèle, sa qualité de vie, son développement durable », le programme d’Équipe Bourque/Vision Montréal (ÉBVM), qui ne compte que 11 pages, est, en 1998, beaucoup plus mince que ceux de ses adversaires. C’est un programme, affirme-t-on, « qui n’essaie pas de mettre de l’avant des projets grandioses, coûteux et irréalistes, mais permet de consolider nos assises et de favoriser cette continuité dans le changement […][27] ».

En matière de fiscalité, « le nerf de la guerre », ÉBVM s’engage à éliminer complètement la surtaxe sur les immeubles non résidentiels et à réduire à 20 % l’écart de taxation entre Montréal et la banlieue. De même, le parti s’engage à ne pas augmenter les taxes pour les quatre prochaines années, à diversifier les sources de revenus de la ville en établissant un nouveau partenariat avec le gouvernement du Québec et à moderniser les outils et les pratiques de gestion. Pour mettre un frein à l’exode et à l’étalement urbains, le parti s’engage à augmenter de 10 000 le nombre de propriétaires à Montréal, à maintenir le programme de congé de taxes foncières pour les maisons neuves et à augmenter à 2 000 unités la part de Montréal dans le programme provincial Accès Logis.

Au total, ce sont 74 engagements que contient le programme d’ÉBVM en 1998. Les références idéologiques très fortes qui parsemaient son programme en 1994 — comme la réduction de l’interventionnisme municipal et de la bureaucratie, la diminution massive des dépenses administratives, l’appel au secteur privé et à l’initiative individuelle — sont pour ainsi dire absentes en 1998. Le thème de la démocratie locale y est aussi complètement évacué.

Le programme de Nouveau Montréal

C’est sous le titre « Le goût d’une grande ville » que le parti Nouveau Montréal (NM) de Jacques Duchesneau présente son programme politique. Le document, qui compte 16 pages comprend 5 sections : le Montréal des services, le Montréal des quartiers, le Montréal communautaire, le Montréal économique et le Montréal métropole. « Se présenter à la mairie de Montréal, affirme J. Duchesneau en introduction, c’est vouloir façonner l’avenir […et] l’enjeu de la campagne électorale de Montréal est celui du changement[28]. »

Pour NM, l’assainissement des finances municipales est la condition essentielle pour la réalisation de son programme. C’est pourquoi il s’engage à geler pendant quatre ans le compte de taxes des contribuables et à équilibrer le budget en 1999 en réduisant les dépenses de fonctionnement. Pour diminuer la dépendance de Montréal à l’égard de l’impôt foncier, NM s’engage aussi à abolir la surtaxe sur les immeubles non résidentiels et à négocier avec le gouvernement du Québec les termes d’une réforme fiscale durable qui procurera à la ville des revenus additionnels.

Sur le plan des services, NM s’engage à simplifier l’appareil municipal en ramenant de 17 à 7 le nombre de directions qui chapeautent les services à la population et de 9 à 6 le nombre de membres du comité exécutif. Enfin, NM s’engage à implanter les normes ISO-9000 dans l’ensemble des services municipaux afin d’accroître leur qualité.

La décentralisation politique et administrative constitue un élément important du programme de NM. Ainsi, ce dernier s’engage à instaurer 9 mairies de quartier regroupant les 51 districts électoraux de la ville et à leur déléguer tous les pouvoirs et toutes les ressources humaines et financières nécessaires à l’accomplissement de leur mandat. Ces mairies de quartier, qui regrouperont les conseillers municipaux élus dans leurs districts, s’occuperont de la coordination des services à la population sur leur territoire. Elles auront un pouvoir de recommandation pour tout projet de dérogation au plan d’urbanisme et tiendront régulièrement des assemblées publiques. Sur le plan politique, NM s’engage aussi à réduire le nombre de conseillers municipaux à une trentaine et à procurer aux citoyens la possibilité de recourir au référendum en matière de zonage.

Bien qu’il soit plus pragmatique, le programme de NM, qui contient 88 engagements, ressemble à plusieurs égards à celui de Vision Montréal en 1994 : réduction des dépenses et des taxes ; simplification administrative ; décentralisation et amélioration des services à la population. Il ne contient toutefois aucune attaque directe contre l’administration sortante, ce qu’avaient fait sans ménagement VM et le PM dans leur programme de 1994.

Le programme du RCM

Coiffé du titre « Une administration progressiste, rigoureuse et démocratique », le programme du RCM comporte 24 pages. Les engagements, au nombre de 220, sont présentés sous 4 grandes rubriques : réinventer la démocratie, assainir les finances de la ville, bâtir sur la qualité de vie et assurer la relance de Montréal. Dans son introduction, qui fait, à elle seule, six pages, le RCM attaque à quelques reprises l’administration de P. Bourque en affirmant que « la crédibilité de la ville est dramatiquement affaiblie sur tous les plans : finances, leadership, capacité de concertation […]. Montréal, affirme-t-il, est à toute fin pratique en tutelle […]  [29] ».

Un peu comme il l’avait fait en 1994, le RCM prend soin d’affirmer qu’il reste, malgré les ambitieuses et nombreuses réformes qu’il propose, les deux pieds sur terre. Au chapitre de la démocratie, il s’engage à permettre aux citoyens de recourir au référendum. Il dotera aussi les commissions permanentes du conseil municipal des pouvoirs et des moyens qui leur permettront d’évaluer l’impact fiscal et social des projets de développement, et de jouer un rôle central dans l’élaboration des grandes politiques de la ville. S’inspirant des théories budgétaires en vogue, le RCM compte exercer un contrôle efficace sur la situation financière et budgétaire en appliquant de façon systématique la méthode d’imputation des coûts par activité et par projet.

Pour le RCM, l’assainissement des finances municipales passe notamment par la négociation, avec le gouvernement du Québec, d’un statut fiscal spécial pour Montréal fondé sur une diversification de ses sources de revenus et un partage de l’assiette fiscale à l’échelle régionale. Sans plus de précision, il s’engage à maintenir les taxes municipales au plus bas niveau possible.

En ce qui concerne la gestion des ressources humaines, le RCM s’engage, comme en 1994, à établir une nouvelle culture de gestion basée sur la mobilisation des employés et la reconnaissance de leur travail. Tout comme NM, il propose, pour assurer aux citoyens la meilleure qualité possible de services municipaux, d’adopter des normes de gestion rigoureuses sur le modèle des normes ISO.

Le programme d’Équipe Montréal

Le programme d’Équipe Montréal (ÉM) est le plus volumineux de tous les programmes avec 38 pages. Intitulé Un projet civique montréalais, il met de l’avant cinq priorités : redresser les finances et réduire le fardeau fiscal ; redonner aux citoyens les services de qualité auxquels ils ont droit ; faire une meilleure place aux jeunes dans la ville ; soutenir le développement économique durable de Montréal ; et retrouver le leadership nécessaire pour bâtir une métropole performante et solidaire. Il contient plus de 140 engagements.

Ironiquement, c’est J. Doré qui, en 1998, adresse à P. Bourque, à peu de choses près, les reproches que ce dernier lui faisait en 1994. Ainsi, le blâme-t-il d’avoir mis les finances de Montréal en péril, d’avoir érigé une organisation trop centralisée, trop bureaucratique et trop loin des citoyens, d’avoir empêché les élus d’exercer leurs responsabilités, d’avoir miné la crédibilité du conseil municipal et de ne pas bien comprendre les enjeux économiques de Montréal. P. Bourque devient donc, en 1998, l’arroseur arrosé !

En matière de finances et de fiscalité, ÉM s’engage à réduire le compte de taxes des contribuables au cours d’un premier mandat, par une révision des processus décisionnels et de l’organisation du travail, la négociation d’un pacte fiscal stable et équitable, et l’élargissement de l’assiette fiscale. Il promet d’instaurer un système comptable moderne qui permettra de connaître les vrais coûts des services, mais s’engage à ne pas privatiser la gestion de l’eau[30]. Les planchers d’emploi seront cependant revus de façon à augmenter la productivité des employés. Comme VM en 1994, il s’engage à revenir à la mission première de la ville et à se concentrer sur la prestation des services de base.

Pour simplifier l’organisation municipale, il propose de regrouper les activités locales, actuellement réparties dans une quinzaine de services municipaux, dans neuf services d’arrondissement et de renforcer la direction générale de la ville. Sur le plan politique, il promet de revaloriser le rôle des élus municipaux, de créer neuf conseils d’arrondissement décisionnels et de recentrer le rôle du conseil municipal sur les décisions majeures.

Une deuxième victoire inattendue pour Pierre Bourque

Le soir du 1er novembre 1998, le maire P. Bourque est reconduit à la mairie avec 44 % des voix, comparativement à 46,5 % en 1994. Sa victoire est cependant moins éclatante qu’en 1994 alors qu’il avait emporté la majorité absolue des voix dans 19 districts, soit 9 de plus qu’en 1998. Le chef de Nouveau Montréal, J. Duchesneau, arrive bon deuxième avec 26 % des voix. Il se classe en deuxième place dans 41 districts et ravit la première place au maire sortant dans 4 districts. Le chef du RCM, Michel Prescott, qui recueille 14 % des voix, arrive en troisième place dans 38 districts. Enfin, le chef d’Équipe Montréal, J. Doré, qui obtient seulement 10 % des votes, se classe quatrième dans 43 districts. Il est même moins populaire que ses candidats dans 39 districts. En 1998, J. Doré sera demeuré le chef mal-aimé.

L’équipe du maire P. Bourque, qui recueille 40 % des voix en 1998 comparativement à 45 % en 1994, réussit à faire élire 39 conseillers sur 51, soit le même nombre qu’en 1994. Bien qu’il récolte 26 % des voix, NM se retrouve avec seulement trois conseillers municipaux, soit un de moins que le RCM et ÉM, qui obtiennent pourtant la moitié moins de voix. Enfin, avec 4 % des voix, la Coalition démocratique réussit à conserver ses deux sièges, laissant aux indépendants les deux sièges restants avec 2 % des voix.

Du « nouveau réformisme » au « nouveau populisme »

À Montréal, entre 1914 et 1954, deux maires, Médéric Martin et surtout Camilien Houde, ont dominé la scène politique pendant une trentaine d’années. S’appuyant tous deux sur l’électorat ouvrier francophone, affichant l’amour et la fierté de leur ville, et se posant en défenseurs des petits contre les riches et les puissants, M. Martin et C. Houde « représentent parfaitement le type du politicien populiste[31] ». L’élection de J. Drapeau et du Parti civique en 1960, marque la fin du populisme et le début d’une longue période qualifiée de « réformiste ».

Avec l’arrivée au pouvoir de J. Doré et du RCM en 1986, c’est un « nouveau réformisme » qui prend forme mais animé, celui-là, par la démocratisation des institutions politiques, l’amélioration des conditions de logement et de la qualité de vie dans les quartiers, l’élargissement de la place faite aux femmes et aux minorités ethniques, et la modernisation administrative. Comment interpréter la victoire de P. Bourque aux élections municipales de 1994 et de 1998 ? Participe-t-elle du même courant idéologique et politique qui a porté au pouvoir les politiciens dits « néo populistes[32] » dans plusieurs villes aux États-Unis et en France dans les années 1980 ?

Quatre éléments caractérisent les maires américains et français qu’on a qualifiés de néopopulistes : 1) leur conservatisme sur le plan financier ; 2) leur libéralisme sur le plan socioculturel, notamment leur ouverture aux valeurs et aux idées défendues par les groupes féministes, homosexuels, ethniques et religieux ; 3) leur style populiste, notamment leurs préférences pour les contacts directs avec les citoyens et leur méfiance à l’égard des groupes organisés traditionnels ; et 4) leurs préférences pour des politiques de gestion qui s’inspirent des façons de faire du secteur privé[33]. Que nous apprend la comparaison des programmes politiques des partis montréalais en regard de ces quatre éléments ?

Sur le plan fiscal et budgétaire, il ne fait aucun doute que le parti Vision Montréal et son chef, P. Bourque, se sont faits les propagandistes du conservatisme financier ambiant en prônant la réduction des dépenses et des taxes, notamment au cours de la campagne électorale de 1994. Cette rhétorique captera d’autant plus l’attention des électeurs qu’elle dénoncera avec vigueur l’augmentation incontrôlée des dépenses, des taxes et de l’endettement sous l’administration Doré, laquelle est devenue le symbole d’une administration technocratique et dépensière.

Ce conservatisme financier, on le retrouve aussi, à différents degrés, chez tous les autres partis, à l’exception de la Coalition démocratique dont le programme, nettement plus à gauche, propose la mise en place de plusieurs mesures sociales à caractère gratuit et universel. C’est dans le programme du Parti des Montréalais de J. Choquette que la variante radicale de ce conservatisme financier s’exprime avec le plus de force. Le gel des salaires, la réduction des effectifs et le recours massif à la sous-traitance seront sans doute apparus comme des dispositions trop draconiennes aux yeux d’un bon nombre d’électeurs. D’autant plus draconiennes que le programme du PM contenait très peu de mesures sociales. Des moyens plutôt timides qui reflètent son conservatisme sur le plan socioculturel et sont davantage là pour se donner bonne conscience.

Certains éléments de libéralisme socioculturel sont présents dans le programme de VM. Pour ce dernier, la priorité doit aller aux personnes plutôt qu’aux structures. Pour pallier le désengagement de l’État, il fait appel au développement de nouvelles formes de solidarité sociale et communautaire, dont le bénévolat et les initiatives de quartier dans les domaines de la culture, de l’environnement, et de la protection publique. Une forme de libéralisme qui s’exprime aussi à travers l’engagement de lutter contre toute forme de discrimination envers certains groupes, qu’il s’agisse des communautés culturelles, des groupes religieux, des personnes homosexuelles ou des personnes handicapées.

Quant aux promesses du RCM, en 1994, de réduire les taxes non résidentielles et d’augmenter la productivité des employés, elles auront plutôt donné raison à P. Bourque et convaincu les électeurs mécontents et indécis qu’un virage s’imposait. La conversion tardive (« obligée ») du RCM au conservatisme financier est sans doute apparue peu ou difficilement compatible avec le libéralisme socioculturel et la lutte pour une plus grande démocratie locale qu’il a toujours affichés et défendus depuis sa création. Les tensions politiques vécues à l’intérieur du parti, notamment au cours de son second mandat et après sa défaite électorale de 1994, illustrent bien les difficultés du RCM à concilier ses engagements de contrôler les dépenses avec ses objectifs de développement social et culturel.

Sur le plan de la gestion interne de la ville, Vision Montréal a-t-il proposé aux électeurs des politiques originales ? À bien des égards, les engagements de VM sur ce point de vue, rejoignent, comme nous l’avons déjà noté, les grandes idées qui ont inspiré, ici et ailleurs, la réforme de la gestion municipale ces dernières années : réduction des effectifs, des dépenses et des impôts ; implantation d’une culture de gestion centrée sur le service à la clientèle ; simplification administrative et imputabilité ; décentralisation des responsabilités ; et recours accru à la sous-traitance[34].

Si les politiques proposées par VM sont apparues originales, tout au moins en 1994, c’est bien davantage par rapport aux politiques élaborées et mises en oeuvre par le RCM, notamment au cours de son premier mandat. C’est pourquoi une grande partie du programme de 1994 de VM a été construit en fonction de la stratégie visant à associer J. Doré et le RCM à la mise en place d’une administration municipale technocratique, éloignée du citoyen et coûteuse, tout le contraire de ce que propose la nouvelle gestion publique. La tentative de récupération de ce nouveau discours par le RCM, vers la fin de son deuxième mandat et dans son programme électoral de 1994, ne lui aura toutefois pas permis de faire la démonstration qu’il était en mesure d’effectuer un tel virage.

La comparaison des programmes montre que les différences idéologiques entre les partis sont beaucoup moins grandes en 1998 qu’en 1994. Tous présentent, en effet, une combinaison de mesures conservatrices sur le plan financier et de mesures libérales sur le plan socioculturel. Les politiques qui s’inspirent de la nouvelle gestion publique se retrouvent aussi dans tous les programmes[35]. Considérant le bilan mitigé de son premier mandat, comment expliquer alors la réélection de P. Bourque et de VM en 1998 ?

Si les positions le plus souvent négatives, voire agressives, des médias envers P. Bourque ont pu, par un effet boomerang, lui attirer la sympathie des électeurs[36] et si la division du vote[37] a sans doute aussi contribué à sa réélection, la réponse à cette question se trouve beaucoup, selon nous, dans le « style P. Bourque ». Un style que les électeurs — et les médias — ont pu observer à souhait pendant quatre ans. Mais c’est surtout l’image et le comportement du politicien populiste, simple, voire un peu naïf, chaleureux et en contact direct avec la population, que les électeurs auront retenus de P. Bourque durant son premier mandat à l’hôtel de ville et en campagne électorale[38]. Une image et un comportement qu’ils auront préférés à ceux du politicien technocrate, sûr de lui, rationnel et distant, incarnés plus ou moins par ses adversaires, notamment par J. Doré. Que ce dernier se soit classé quatrième dans les préférences des électeurs en 1998, en dépit d’une absence de quatre ans sur la scène électorale, ne tient pas du hasard. En 1998, comme en 1994, il aura été perçu comme l’antithèse de P. Bourque.

Conclusion

Dans les décennies 1970 et 1980, la démocratie locale et le développement urbain ont été au coeur de la dynamique politique à Montréal. Ces deux thèmes ont donné naissance au « réformisme populaire » incarné et défendu par le RCM dès sa création en 1974. Notre analyse montre que, si ces thèmes sont demeurés importants durant la décennie 1990, ils ont cependant été relégués au second plan au profit de la réduction de la bureaucratie, des dépenses et des taxes, et de l’amélioration de la performance organisationnelle. Portés par P. Bourque et son parti, Vision Montréal, ces « nouveaux » thèmes, traduits en engagements électoraux, ont ainsi donné naissance à une nouvelle forme de populisme que nous qualifions de « populisme gestionnaire ».

L’analyse des élections municipales de 1994 et de 1998 montre, enfin, que Montréal fait figure d’exception dans le paysage municipal canadien en raison de la présence et du rôle clé que jouent encore les partis politiques municipaux dans la dynamique politique locale. Mais, en même temps, elle montre que l’« exceptionnalisme » montréalais n’est pas imperméable aux thèmes, aux enjeux et aux politiques portés et défendus ailleurs par les politiciens locaux dits néopopulistes. Le contexte d’austérité fiscale, l’effritement de la légitimité de l’État et la perte d’influence des idées de la droite et de la gauche traditionnelles y sont sans doute pour beaucoup dans ce rapprochement, observé au cours des années 1990, entre les discours politiques et les stratégies de réponses des politiciens locaux aux problèmes des villes.