Présentation du numéro

Politique de la mémoire[Notice]

  • Jocelyn Létourneau et
  • Bogumil Jewsiewicki

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Alors même qu’une certaine rumeur clamait que le présent, emporté dans le tourbillon de la postmodernité, était enfin sur le point de se délester de ses attaches avec la tradition et le passé, jamais l’histoire et la mémoire n’ont été aussi présentes dans le devenir des sociétés contemporaines. Sur tous les continents et dans tous les États constitués de la planète, les exercices et les entreprises de commémoration et de (re)mémorialisation sont au centre des préoccupations et des agissements des pouvoirs publics. Dans leurs discours, les politiques ne cessent de citer qui les ancêtres, qui les prédécesseurs, qui la tradition elle-même dans sa généralité et sa confusion, pour fonder leurs actions courantes et offrir à leurs programmes circonstanciels, datés, une légitimité à relent de pérennité. À l’ère de la raison technocratique, il est clair que l’éducation par l’émotion historiale et mémorielle n’a pas épuisé son capital de mobilisation populaire. Partout, le temps passé est devenu l’objet d’une quête éperdue d’appropriation et de mise en signification . Si les pouvoirs publics comptent parmi les acteurs les plus intéressés par le champ du souvenir , l’entreprise privée, toujours à l’affût d’occasions d’affaires, ne s’est pas fait prier pour investir un marché en pleine expansion . Dans certains cas, il arrive que l’histoire et la mémoire fassent sentir leur souffle dans le dos du présent d’une manière particulièrement soutenue. Berlin, capitale en voie de rénovation majeure dans son urbanité physique et symbolique, et ce pour le bénéfice des Allemands de demain et la suite des choses au-delà d’Auschwitz et du Mur de la honte, est devenue l’un des principaux chantiers d’histoire et de mémoire sur la planète . L’Afrique du Sud, désireuse de passer à l’avenir, n’a eu cesse, et encore, de faire affluer dans tous les pores de l’espace public et médiatique, par les travaux de la Commission vérité et réconciliation surtout, la souffrance qu’elle avait vécue au temps de l’apartheid, manière de faire passer ce passé qui ne voulait pas passer et qui, toujours et malheureusement, a du mal à être (dé)passé, nonobstant le recours à un souvenir rénové . C’est en fonction d’un lien organique avec une tradition tout à la fois réelle et réenchantée sur des accords contemporains que bien des communautés autochtones s’affairent, depuis l’Australie jusqu’au Canada en passant par les États-Unis, à rétablir leur présence dans l’agora des États en vue d’intégrer à l’avenir les enjeux de leur existence . Au Québec même, l’entreprise de refondation nationalitaire qui a cours repose sur la convocation explicite, pour le bien-être réputé d’une collectivité en demande de nouveaux lieux et liens consensuels, de l’histoire et de la mémoire retravaillées au parfum d’une rectitude politique de bon aloi mais contestable . L’Europe, cherchant à donner du poids historique à sa refondation communautaire, n’est pas en reste au chapitre de sa (re)création sous la figure d’une communauté imaginée supranationale. Au sein de ce continent dont les fleuves ont été maintes fois rougis par le sang des victimes de guerres fratricides, la possibilité d’une histoire commune est en effet devenue l’un des principaux enjeux d’avenir . On pourrait multiplier les exemples d’usages du passé par les uns et par les autres — groupes d’intérêts particuliers, pouvoirs institués, acteurs collectifs — aux fins de stratégies politiques d’insertion dans la complexité du monde contemporain, de modification des identitaires et des imaginaires collectifs, et de régénération des communautés d’appartenance . Il semble que l’un des grands défis qui anime l’exercice de la politique en ce début de millénaire soit de négocier ou de réinventer le passé et la tradition, et l’histoire et la mémoire aussi, au …

Parties annexes