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Ce livre propose une exploration historique et théorique de l’état de la social-démocratie occidentale à la fin du xxe siècle. Au Canada particulièrement, la social-démocratie constitue un phénomène très peu étudié. La publication de cet ouvrage de Serge Denis constitue donc un ajout bienvenu pour la littérature limitée sur ce sujet.

Dans l’introduction et le premier chapitre, S. Denis précise que son objectif est d’examiner la relation entre l’action politique des mouvements ouvriers, définis principalement comme les syndicats et les grands partis sociaux-démocrates du monde occidental. Pour l’auteur, la grève générale de 1978-1979 en Angleterre contre les politiques du gouvernement travailliste a démontré que les partis sociaux-démocrates ne peuvent pas répondre aux espoirs et aux demandes de leurs bases traditionnelles constituées par les électeurs habituels et les organisations syndicalistes. Il estime que la situation économique des années 1980 et 1990 ne permettait plus une gestion keynésienne de l’économie nationale. Conséquemment, les mouvements ouvriers ont perdu leur importance politique et leur influence en milieu de travail. À cause des limites du keynésianisme, le projet social-démocrate d’une réforme sociale du capitalisme, élaboré depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, n’était plus possible. À ce sujet, S. Denis déclare que la social-démocratie fait face à une impasse historique et souffre d’un « épuisement programmatique » (p. 22). Ainsi, durant les deux dernières décennies, les partis sociaux-démocrates, et particulièrement leurs leaders politiques comme Tony Blair et Gerhard Schröder, agissent avec la perspective « du maintien d’un souci de développement social dans le processus de mondialisation » (p. 34).

Le deuxième chapitre examine la relation entre les mouvements ouvriers, les structures et les processus de leurs sociétés. S. Denis rejette l’idée que les identités et les intérêts sociaux seraient simplement un « reflet » des rapports de production, comme le théorise le marxisme orthodoxe (p. 45). Il rejette également les auteurs postmarxistes tels Ernesto Laclau et Chantal Mouffe qui soutiennent que les intérêts communs de la classe ouvrière n’existent plus. S. Denis affirme plutôt que : « La « formation de la classe ouvrière » c’est l’articulation d’« intérêts » unificateurs et la mise en forme de moyens permettant de les promouvoir » (p. 49). Ainsi, pour l’auteur, l’unité politique et économique de la classe ouvrière doit être « construite » (p. 58). La formation de la classe ouvrière est partiellement détachée de la structure socioéconomique et « les rapports sociaux » suscitent des dynamiques concrètes et esquissent les contours de collectivités effectives (p. 54). Les rapports sociaux, notamment le conflit entre le capital et le travail, produisent des besoins et suggèrent des identités et des solutions collectives, comme le démontre l’émergence de syndicats et de partis sociaux-démocrates (p. 60). Ici, une explication plus claire aurait été appréciée sur ce que S. Denis entend par « rapports sociaux » et comment il croit que ceux-ci agissent avec ou contre les structures et les processus économiques et politiques. Le troisième chapitre constate que, malgré « une hétérogénéisation des populations salariées » (p. 76), les sociétés occidentales restent divisées en classes sociales dont l’une est « une “classe exploitée” numériquement majoritaire au sein de laquelle les tâches manuelles sont toujours les plus nombreuses » (p. 85).

Dans le quatrième chapitre, S. Denis remarque que l’imprécision programmatique des partis sociaux-démocrates « s’est maintenue parallèlement à l’adoption des versions adoucies (« adoucies » en paroles, certainement ; en pratique, partiellement) des orientations néo-libérales » (p. 89). L’adoption du néolibéralisme fut le produit d’une évolution dans tous les systèmes de relations industrielles de l’Occident depuis une vingtaine d’années et « [d]ans les pays où la social-démocratie formait le gouvernement, ce fut elle qui introduisit les paramètres de cette évolution » (p. 90). Pourtant, il demeurait des besoins et des carences sociales qui duraient et s’approfondissaient au sein des sociétés occidentales. Conséquemment, des mouvements de revendication se sont déployés massivement contre les gouvernements sociaux-démocrates ou indépendants des partis sociaux-démocrates dans l’opposition. Parfois, les actions revendicatives se sont déployées indépendamment des grands syndicats. Ici, S. Denis constate que ces derniers étaient affectés par le même épuisement programmatique que les partis sociaux-démocrates. L’érosion du rapport entre les partis et les gouvernements sociaux-démocrates et leurs bases traditionnelles est « une conséquence majeure de l’épuisement et des impasses programmatiques, résultant de circonstances et de choix » (p. 102). Les bases traditionnelles des partis sociaux-démocrates ont affiché une certaine déception relativement à l’inadéquation entre leur fonction historique de représentation des intérêts de la classe ouvrière et leur orientation contemporaine (p. 112). Tout simplement, la social-démocratie a perdu son assise de classe (p. 117).

Les cinquième et sixième chapitres décrivent le processus historique qui a créé la « crise de désorientation » de la social-démocratie contemporaine, qui ne tient désormais plus le rôle d’un vecteur constitutif de la classe ouvrière (p. 121). S. Denis estime « qu’un facteur primordial de ce moment devrait être recherché du côté des insuffisances et de l’incapacité des grandes organisations [partis sociaux-démocrates] » (p. 122). Au fil de leur histoire, les partis sociaux-démocrates, comme les partis de gouvernement avec diverses fonctions, ont acquis une indépendance par rapport à la classe ouvrière dont ils étaient issus. Donc, ces partis sont devenus « des moyens de l’existence distincte dans les rapports de société, mais aussi du développement politique lui-même des secteurs et groupes auxquels ils s’adressent » (p. 130). Après la Deuxième Guerre mondiale, les partis sociaux-démocrates ont contribué à reconstruire les sociétés occidentales tout en maintenant leur caractère ouvrier. Il est donc devenu incompréhensible pour les bases de ces partis qu’ils « n’aient pu faire mieux que de s’adapter depuis les années 1980 à des exigences toujours plus dures à l’endroit de leurs bases, et très certainement contraires aux sensibilités sociopolitiques de leur électorat respectif et de leurs groupes militants traditionnels » (p. 141). Le résultat de ces processus est l’abstention électorale, la désaffection de militants traditionnels envers les partis sociaux-démocrates et l’action revendicative contre ces partis ou indépendante de ceux-ci. Comme leurs bases les abandonnaient, ces partis se redéfinissaient « par des fonctions autres que l’institution de l’identité de classe » (p. 144). Dans le contexte de la mondialisation, du néolibéralisme et de l’abandon de leurs bases historiques, ils « s’engagèrent dans les voies qu’ils n’auraient jamais considérées légitimes auparavant » (p. 150). Ces mêmes partis « ont tous étés acculés à l’impossibilité de maintenir leur fonction de constitution du mouvement de classe parmi les autres fonctions qui définissaient leur nature » (p. 156). La conséquence ultime est que « les partis sociaux-démocrates ne sont plus des partis ouvriers, ils ne peuvent plus être considérés partie prenante de la dynamique de classe, qui se déploie sans leur apport » (p. 156).

Le dernier chapitre pose la question suivante : « Comment, tout cela posé, envisager maintenant les possibilités d’un renouvellement de l’action politique du mouvement ouvrier ? » (p. 158). Pour sa part, S. Denis en envisage deux. Il y a d’abord la possibilité de « l’évanescence » de la classe ouvrière comme objet/sujet social unifié (idem). Pas conséquent, l’intervention politique des mouvements ouvriers se manifesterait à travers l’action particularisée et autonome, comme c’est le cas pour les groupes de pression. L’autre possibilité est la reconstruction d’une identité politique de la classe ouvrière sourde des déchirements qui traversent la vie des partis sociaux-démocrates (p. 159). Cette reconstruction est constituée de deux éléments principaux. Le premier est la formation de nouveaux partis politiques qui sont souvent le résultat d’une scission à la gauche des partis sociaux-démocrates traditionnels. Le second est l’action directe des nouveaux mouvements populaires qui débordent largement les initiatives de l’intervention ouvrière. S. Denis donne comme exemple l’action de classe qui se présente aujourd’hui sous l’angle « d’une autoreprésentation directe », comme en font foi les manifestations contre le « poll tax » (impôt de capitation) en Angleterre en 1990 ou même les manifestations contre l’OMC à Seattle en 1999 (p. 171). Le Parti des travailleurs du Brésil, qui réunit des éléments des mouvements sociaux et les syndicats dans un parti politique, et qui fait la promotion de la démocratie participative semble être, pour S. Denis, le meilleur modèle de ce renouvellement. Enfin, il estime que les partis sociaux-démocrates deviendront les partis du centre et même que certaines de leurs factions pourraient faire partie des nouvelles formations politiques du mouvement ouvrier (p. 185).

Les idées relatives à l’épuisement programmatique et à l’impasse historique des partis sociaux-démocrates sont dignes d’intérêt ; elles constituent une contribution significative de S. Denis à l’étude de la social-démocratie. Je crois que ces deux concepts contribuent à expliquer la situation contemporaine de la social-démocratie. Cependant, l’auteur aurait pu expliquer plus adéquatement l’adaptation des partis sociaux-démocrates au néolibéralisme et à la mondialisation : est-ce leur choix ou les circonstances économiques des années 1980 et 1990 hors de leur contrôle qui ont transformé le keynésianisme en une impossibilité « intrinsèque » ? (p. 22). Dans un passage, S. Denis semble laisser entendre que les actions des partis sociaux-démocrates résultent « de circonstances et de choix » (p. 102). Donc, il paraît penser que ce fût la combinaison des circonstances et des choix qui a mené les sociaux-démocrates à adopter des politiques qui s’inscrivent dans le néolibéralisme. Par contre, il n’explique pas de manière précise et claire comment cette combinaison s’est articulée.

De plus, je crois que l’analyse de S. Denis souffre de réductionnisme de classe. Il ne reconnaît pas le fait que la classe ouvrière d’aujourd’hui se divise entre des identités diverses basées sur le sexe, la race, l’âge, le type d’emploi et l’orientation sexuelle. Il existe d’autres identités tout aussi fortes qui agissent sur la société civile et qui ne sont pas nécessairement fondées sur la classe comme l’écologisme et le nationalisme. Les mouvements populaires dont parle S. Denis sont souvent basés sur les dites identités et non pas sur la classe. Il faut reconnaître que l’avenir de la social-démocratie ou des mouvements gauchistes en général repose moins sur l’identité de la classe ouvrière et plus sur la reconnaissance des identités diverses. Non pas que l’appartenance de classe soit négligeable, mais je crois qu’il est important que les analyses portant sur l’avenir de la gauche ou de la social-démocratie rendent compte de la force du pluralisme des identités dans le renouvellement des projets contre-hégémoniques.