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Au cours des années 1990, la scène politique métropolitaine a connu des bouleversements importants qui ont changé la façon dont les acteurs étatiques légitimisent les politiques publiques et, plus généralement, le processus de prise de décision politique. Au Canada, plusieurs villes ont connu des fusions municipales souvent controversées, alors que le système fédéral faisait face à des remous causés par la volonté marquée du gouvernement fédéral de s’impliquer dans les affaires urbaines. Les villes-centres ont longtemps dominé la scène métropolitaine ; elles ont été contraintes (de gré ou de force) de collaborer plus étroitement avec leurs banlieues où se poursuivent en force les croissances démographique et économique. À ces transformations institutionnelles, administratives, économiques et démographiques s’est ajoutée une série de politiques urbaines néolibérales mises en oeuvre dans le but d’accroître la compétitivité : répression des itinérants, revitalisation des quartiers centraux, commercialisation des espaces publics, construction d’icônes culturelles, etc. Les dirigeants métropolitains et les autres acteurs politiques s’évertuaient ainsi à « ajuster » les institutions métropolitaines à ce qu’ils percevaient comme étant les nouvelles exigences de la concurrence mondiale.

Pourtant, une résistance sociale s’organise, se justifiant le plus souvent en invoquant la démocratie locale. Des luttes urbaines comme la mobilisation des citoyens contre la privatisation de l’eau, l’agrandissement d’un aéroport international ou la tenue de méga-événements comme les Jeux olympiques émergent, avec un imaginaire polarisé entre le « local » et le « mondial ». Les points conflictuels demeurent sensiblement les mêmes que ceux relevés par les analystes urbains des années 1970, à savoir les luttes entre la « valeur d’échange » (privilégiant les politiques de soutien aux entreprises dont les profits découlent des échanges commerciaux) et la « valeur d’usage » (privilégiant les politiques de services aux habitants et aux usagers des espaces urbains) ou, en langage plus contemporain, entre les besoins perçus de la concurrence et les besoins des habitants locaux[1]. Cette nouvelle vague de mobilisation sociopolitique centrée sur les besoins locaux comporte cependant deux caractéristiques spécifiques :

  1. les luttes urbaines locales sont de plus en plus reliées entre elles aux échelles nationale et transnationale par des idées, des représentations et des discours, ainsi que par des réseaux d’acteurs (par exemple, les mouvements contre les fusions au Canada ou les mouvements contre la privatisation de l’eau qui, traditionnellement perçue comme une affaire localisée, devient un enjeu important de solidarité internationale) ;

  2. l’imaginaire politique encadrant ces luttes urbaines dépasse largement l’échelle locale ; les militants conçoivent leur lutte comme partie intégrante d’une lutte mondiale qui oppose le communautarisme et le néolibéralisme.

Dans ce contexte, les luttes urbaines débordent le local et s’inscrivent dans la mouvance de la recomposition de l’État. Elles contribuent à préciser les normes de la gouvernance par le biais de la redéfinition de la division du travail entre les paliers gouvernementaux, des transformations dans les priorités d’action publique, de l’évolution des discours et des imaginaires politiques et de l’incorporation des acteurs de la société civile dans la prise de décision. Même si certains militants semblent absorbés dans une lutte éminemment locale (comme l’opposition aux fusions municipales), les échanges constants d’idées, de philosophie de prise de décision et même de compétences gouvernementales procurent un bassin de référents politiques qui déborde le municipal.

Cet article se penche sur les raisons pour lesquelles les militants de Toronto (comme ceux d’autres grandes métropoles nord-américaines) ont recours au langage de la « démocratie locale » pour justifier leurs luttes contre les réformes métropolitaines. Notre démarche adopte l’angle du discours de légitimation élaboré par les autorités publiques plutôt que de porter le regard sur les associations et les militants puisque, selon nous, la capacité des autorités publiques à répondre aux objections citoyennes dépend de la résonance de ses discours légitimateurs. Autrement dit, en se demandant comment les autorités publiques ont légitimé ces réformes, pourquoi elles ont opté pour ces solutions et à quels problèmes elles voulaient répondre, on arrive à mieux saisir les processus de normalisation et d’internationalisation du néolibéralisme chez les habitants et les militants. Il s’agit donc d’un essai d’interprétation basé sur trois ans de travail empirique[2], qui vise à mieux comprendre l’impact du discours de la démocratie locale sur la mise en oeuvre du programme idéologique néolibéral. Comme nous le décrivons, ce travail nous porte à croire que l’émergence d’un compromis entre la « valeur d’usage » et la « valeur d’échange » dans les dynamiques politiques à Toronto indiquerait une certaine normalisation du néolibéralisme.

Nous avons organisé notre exposé autour de trois périodes qui représentent les bouleversements politiques à l’oeuvre à Toronto. D’abord, la période réformiste – commençant au début des années 1970 et se terminant avec l’élection du gouvernement conservateur de Mike Harris en Ontario – représente la montée d’un régime de croissance tempérée qui priorise les besoins des habitants (« valeur d’usage »). Ensuite, la période néolibérale – correspondant aux années Harris (1995-2003) – se caractérise par un recul idéologique de l’État et la montée du discours sur la compétitivité (qui privilégie la « valeur d’échange »). Finalement, la période néoréformiste – ayant débuté en 2003 avec l’élection d’un nouveau maire, la défaite des conservateurs en Ontario et la prise de pouvoir de Paul Martin au plan fédéral – tend vers la réconciliation des deux pôles qui ont structuré les luttes urbaines (la « valeur d’échange » contre la « valeur d’usage », la compétitivité contre la démocratie locale) au sein d’un programme néolibéral légitimé et normalisé par la gauche. L’émergence de ce compromis renforce donc une certaine dichotomie au sein de la gauche entre la social-démocratie néolibérale et la gauche radicale ou altermondialiste.

La période réformiste : le règne de la croissance tempérée

Toronto est connue pour sa culture politique participative, surtout depuis la montée au pouvoir des réformistes dans les années 1970. La revendication première de cette coalition d’élus repose sur le principe de la politisation de l’aménagement urbain et le refus de le considérer comme un exercice strictement technique. Influencés par les travaux de Jane Jacobs, qui venait de s’établir à Toronto, les réformistes favorisaient la densité, la mixité, les espaces verts et la participation citoyenne[3]. Ils ont créé de nombreuses commissions citoyennes. La ville se distinguait par ses nombreux services et programmes d’aide financière concernant la prévention contre le sida, la lutte contre la violence, l’aide aux services de garde, la prévention de l’abus de drogues, la lutte contre la pauvreté et l’itinérance, la subvention de programmes de loisirs, le Conseil des arts de Toronto, etc. Cette culture participative contrastait avec l’inclinaison politique des banlieues, qui constituaient des alliées politiques du gouvernement provincial conservateur. À l’échelle provinciale, le comportement électoral des habitants de la ville-centre de Toronto penche historiquement vers le centre-gauche (Nouveau Parti démocratique et Parti libéral), alors que dans les banlieues, ce sont les conservateurs qui l’emportent[4].

Cette culture politique locale composée de mécanismes de participation assez développés et de programmes qui privilégient la « valeur d’usage » s’est traduite par un contrôle serré de la croissance. Les promoteurs immobiliers ont dû faire face à de nombreuses campagnes d’opposition, la plus grande bataille étant celle qui a stoppé le prolongement de la Spadina Expressway dans les quartiers centraux. Les impôts fonciers résidentiels sont demeurés modérés, largement compensés par des impôts fonciers commerciaux et industriels supérieurs aux taux des municipalités environnantes. La ville s’est dotée de programmes de logements sociaux, d’animation multiculturelle et d’autres projets qui favorisaient la densité et la mixité dans les quartiers centraux, ce qui a momentanément tempéré l’explosion dans la construction d’immeubles à bureaux, d’autoroutes et de commerces à grande surface. Commerçants locaux, petits entrepreneurs, habitants, associations locales et intervenants sociaux ont donc joui d’une période qui leur était favorable et qui a fait la réputation de Toronto comme ville offrant une excellente qualité de vie.

La période néolibérale : le retrait des contrôles publics

Avec l’élection du gouvernement conservateur en 1995, la province s’est engagée à vive allure dans un virage néolibéral basé sur l’austérité dans la gestion des finances publiques, la réduction de la taille de l’État, la mise en place de conditions favorisant l’entreprise privée, ainsi que la gestion par partenariats avec des acteurs privés. À Toronto comme ailleurs, ce changement de cap a suscité une vive opposition de la part des syndicats, des organismes communautaires, des petits commerçants, des fonctionnaires municipaux et des professionnels de la santé, de l’éducation et des autres services sociaux. Les grandes entreprises et le gouvernement conservateur ont dû faire face à de sérieux remous afin de mettre en oeuvre ce programme néolibéral essentiellement légitimé par des arguments idéologiques. En d’autres mots, si Mike Harris parlait d’une « révolution du bon sens » en faisant appel à une rhétorique du sens commun qui cherchait à responsabiliser les individus, ce langage vernaculaire a tout de même été perçu comme exogène à la culture politique locale du Toronto réformiste.

Cela explique assez bien pourquoi les fusions municipales de 1998 ont déclenché un tel tollé[5]. Ainsi naissait une coalition non partisane servant de point de ralliement pour les habitants qui s’opposaient à la fusion, Citizens for Local Democracy (C4LD). De toutes couleurs politiques, ces habitants s’entendaient sur deux points : l’importance de la démocratie locale et d’une vie de quartier dynamique soutenue par une morphologie urbaine dense et mixte. Le mouvement a vite fait d’attirer énormément d’attention médiatique, de mobiliser des milliers de citadins pour des réunions hebdomadaires et diverses actions de pression (manifestations, référendums municipaux, pressions auprès des partis d’opposition pour l’organisation de tactiques de délai touchant le vote du projet de loi à l’assemblée législative provinciale, campagnes de lettres, participation massive aux audiences publiques sur le projet de loi, poursuite judiciaire contre le projet de loi, etc.). Le mouvement de résistance aux fusions et autres réformes urbaines a mobilisé plusieurs milliers de militants et dominé la scène politique pendant plusieurs mois. La plupart de ces militants étaient résidants des quartiers centraux, issus de la classe moyenne, dotés d’un diplôme universitaire et ils travaillaient dans des secteurs qui avaient été durement attaqués par les politiques du gouvernement néolibéral de Mike Harris (fonctionnaires, enseignants, employés municipaux, artistes, professionnels des médias).

Cette période franchement antiétatique inspirée des idées de Reagan, de Hayek et de Friedman a mis de l’avant un discours sur la nécessité de sabrer dans les programmes d’intervention de l’État afin de répondre aux turbulences macroéconomiques[6]. Prenons par exemple les arguments élaborés par le gouvernement Harris pour expliquer les fusions municipales. Selon lui, les fusions

  • améliorent la santé fiscale et économique de Toronto et du Grand Toronto ;

  • accroissent le potentiel concurrentiel de Toronto sur la scène économique mondiale ;

  • éliminent un palier gouvernemental afin d’améliorer l’accès et la transparence ;

  • complètent l’unification des services afin de stopper la compétition entre les municipalités ;

  • créent des conseils communautaires et des comités bénévoles, ce qui coûte beaucoup moins cher que le « vrai » gouvernement ;

  • éliminent les chevauchements et le gaspillage[7].

La rhétorique du gouvernement conservateur soulignait constamment les thèmes de l’austérité fiscale, de l’efficacité et de l’exploitation des ressources bénévoles locales. Ces politiques étaient présentées comme une réponse aux revendications des contribuables qui en avaient assez de l’État et des politiciens :

Bien avant la Common Sense Revolution, les gens nous ont dit que les Ontariens sont parmi les plus gouvernés du monde. […] ces coûts ont aggravé notre dette publique et, si on ne les contrôle pas, ils seront transmis à nos enfants. Alors aujourd’hui, nous franchissons une autre étape vers la réduction de la taille et du coût du gouvernement afin de faire mieux avec moins. […] Notre message, M. le Président, est celui-ci : « Les économies commenceront au sommet de la hiérarchie » […] Alors que nous réduisons la taille du secteur public, nous diminuons les impôts afin de créer des emplois et nous éliminons les obstacles à la croissance économique[8].

Une des conséquences politiques de ces fusions a été la dilution des forces réformistes dans un conseil municipal dominé par des conseillers proches des conservateurs provinciaux[9]. Plusieurs observateurs et activistes dénoncent également la (re)consolidation d’une machine élitiste en faveur du développement économique à tout prix, axé sur la création d’un environnement urbain dense, vert, festif, sécuritaire et attractif pour une main-d’oeuvre aisée qui vient gonfler les rangs de la nouvelle économie. Depuis les fusions, la croissance économique est redevenue prioritaire dans le programme politique, facilitée par une série de politiques provinciales et municipales : le Safe Street Act rendant illégaux les squeegee kids et la mendicité dans les espaces publics, la légalisation de la semaine de travail de 60 heures, l’assouplissement des règlements d’urbanisme, l’élimination des programmes de logements publics, des programmes de contrôle des loyers, l’instauration d’une politique de nettoyage des sols contaminés plus flexible afin d’accélérer le redéveloppement et ainsi donner à la ville une vitrine mondiale (revitalisation des zones riveraines, Jeux olympiques), l’incitation à la conversion de logements locatifs ou de sites industriels en condominiums, etc.

La période néoréformiste : le néolibéralisme normalisé

Après les fusions, la nouvelle ville a cependant mis sur pied d’autres mécanismes de démocratie locale (intégration de la diversité, budget participatif, etc.), ce qui nous porte à conclure que la culture politique réformiste ne s’est pas noyée dans celle des banlieues, comme le craignait le C4LD[10]. L’héritage urbain et démocratique des réformistes a été largement repris par la nouvelle ville avec une insistance sur la densité, la qualité de vie, l’embellissement, l’harmonie raciale et culturelle, la diversité, la participation, l’environnement, etc. La montée en puissance d’un nouveau régime que l’on pourrait qualifier de néoréformiste s’est réalisée en s’appuyant sur cette culture politique. Alors qu’en 1998 il semblait évident, au vu de la mobilisation impressionnante contre les fusions, que le gouvernement provincial conservateur avait mal jugé la force de cette culture politique réformiste urbaine qui se sentait menacée, il serait plus approprié maintenant d’évoquer une nouvelle synthèse. La nouvelle ville n’a pas suivi la route du développement suburbain à faible densité, comme le prédisait le C4LD. Au contraire, elle a réussi à incorporer cette culture politique réformiste dans un régime néolibéral, tout en redéfinissant la portée de l’urbanité et la diversité tant célébrées par les réformistes qui s’opposaient au développement dans les années 1970.

Il n’en demeure pas moins que la réorganisation fiscale, territoriale et administrative imposée par le gouvernement Harris n’a pas manqué d’affecter la qualité de vie à Toronto. C’est ainsi que, au début des années 2000, l’élite économique et politique torontoise s’est mobilisée pour demander un Nouveau pacte pour les villes et les collectivités. Une coalition de syndicats, d’universités, d’associations communautaires et du Toronto Board of Trade, connue sous le nom de la Toronto City Summit Alliance (TCSA), a porté et porte encore main-forte aux efforts des maires des grandes villes canadiennes (le leadership de l’ancien maire de Winnipeg, Glenn Murray, est bien connu) qui, sur l’initiative de la très vénérée Jane Jacobs, se sont regroupés dans le but de faire pression, au palier fédéral, pour obtenir davantage de revenus pour les villes. L’objectif principal de la TCSA est de procurer à Toronto les outils nécessaires pour augmenter la qualité de vie et la compétitivité de la ville. Son manifeste d’avril 2003 réclame (en ordre de présentation dans le texte) : un nouveau pacte fiscal pour les villes, un réinvestissement dans les équipements urbains, une attention particulière pour raviver le tourisme, la création d’une alliance de recherche de renommée mondiale afin de participer pleinement à l’économie du savoir, un réinvestissement dans les « besoins humains » (développement de la petite enfance, éducation publique, éducation postsecondaire), une stratégie en vue de devenir un « centre d’excellence dans l’intégration des immigrants », une stratégie pour régler la crise du logement abordable et des services communautaires, un réinvestissement dans les arts et la culture.

Les réseaux personnels des participants à la coalition lui procurent beaucoup d’influence. Une de ses principales caractéristiques sociologiques est que plusieurs de ses participants proviennent de ce que D. Paul appelle la « classe capitaliste transnationale » (CCT), c’est-à-dire les présidents-directeurs généraux (PDG) des grandes entreprises internationales, les fonctionnaires, les politiciens et les professionnels axés vers l’internationalisation, ainsi que la classe moyenne urbaine orientée vers la consommation[11]. Des 56 membres du comité de direction de l’association, 21 sont associés à la CCT. Alors que la TCSA se targue de rassembler à la même table syndicats, organismes communautaires et entrepreneurs, seulement deux représentants syndicaux y siègent et trois organismes communautaires, dont Centraide. Il s’agit donc d’une coalition essentiellement élitiste, bien qu’elle prétende représenter tous les acteurs de la scène torontoise.

Alors que les travaux concernant les coalitions de croissance insistent sur le processus de formation d’alliances entre politiciens et entrepreneurs locaux[12], au sein de la TCSA, on assiste plutôt à un effort de ralliement des élites transnationales, des PME et des habitants de classe moyenne préoccupés par leur qualité de vie. Ces derniers ont habituellement tendance à s’opposer aux politiques de développement des grandes entreprises, puisqu’elles affectent négativement la qualité de vie immédiate dans les villes. Les syndicats et les PME, qui avaient en grande majorité lutté contre les accords de libre-échange et donc contre les grandes entreprises transnationales, se retrouvent main dans la main avec celles-ci. La TCSA constitue un front qui rallie des acteurs traditionnellement opposés afin de demander à l’État plus d’intervention dans le maintien de la qualité de vie. Elle puise constamment dans la symbolique discursive héritée de la période réformiste, particulièrement en ce qui concerne la densité, la mixité, les espaces verts et la démocratie locale. C’est que, depuis les fusions municipales qui avaient popularisé la « vulgate » de la démocratie locale, celle-ci est d’abord et avant tout comprise comme une marge d’autonomie municipale et métropolitaine par rapport aux politiques imposées par la province, qui a un droit de regard constitutionnel sur les affaires municipales[13]. Il s’agit d’une interprétation de la démocratie qui convient très bien aux activités de la TCSA et des néoréformistes qui cherchent à obtenir davantage de compétences et de revenus pour les grandes villes. Alors que, lors de la lutte contre les fusions, le C4LD opposait allègrement « démocratie locale et qualité de vie » dans la ville-centre et « absence de démocratie et tyrannie des promoteurs » dans les banlieues, la période néoréformiste actuelle semble plutôt incorporer dans un même souffle démocratie locale et compétitivité.

La période de normalisation et de diffusion du projet néolibéral exige une forme de légitimation plus subtile que pendant la période néolibérale. Les références idéologiques sont atténuées par une appropriation des critiques sociales du néolibéralisme. D’une part, le gouvernement utilise de plus en plus le langage de la démocratie locale et de la qualité de vie, ce qui est particulièrement évident dans le discours du maire néoréformiste, David Miller, comme dans celui du ministre d’État pour les villes, John Godfrey[14]. D’autre part, les acteurs sociaux s’approprient le projet néolibéral mis de l’avant par l’État à travers de nouvelles formes de socialisation (encouragement des initiatives communautaires et bénévoles par l’État, incitatifs à la formation d’alliances entrepreneuriales locales, etc.). Il importe donc d’explorer non seulement le discours de légitimation élaboré par l’État pour convaincre les citoyens de l’importance des réformes métropolitaines, mais également les interactions sociales et les processus de socialisation qui mettent discrètement en oeuvre le projet néolibéral sous la bannière du réformisme.

Ainsi, ce passage du néolibéralisme antiétatique au néolibéralisme diffus et normalisé se traduit par des nuances dans le type de réformes urbaines mises de l’avant. On passe :

  1. d’une période de démantèlement du support provincial et fédéral pour les villes (downloading) à l’encouragement de l’entrepreneurialisme urbain ;

  2. de l’austérité fiscale à l’ouverture de nouvelles sources de revenus pour les municipalités ;

  3. de la décentralisation des services sociaux à l’expansion et à l’encouragement des services communautaires et bénévoles ;

  4. du démantèlement des mécanismes de démocratie locale représentative à la création de nouveaux points d’accès « démocratiques » pour le secteur privé (délibératifs plutôt que représentatifs) ;

  5. de l’élimination des monopoles publics dans la provision de services à la mise sur pied de partenariats public-privé ;

  6. du rééquilibre des formules de péréquation nationale à des stratégies qui privilégient le développement du potentiel économique des villes mondiales ;

  7. de l’érosion des solutions élaborées localement à l’imposition de best practices ; et ainsi de suite[15].

Concrètement, ces trajectoires néolibérales ont créé des réseaux dirigés par l’élite économique locale (les réseaux de croissance identifiés par Molotch[16]) et transnationale (la CCT) qui participent pleinement à la politique urbaine, de nouvelles formes de développement économique (priorisant les grappes industrielles et le branding), des programmes communautaires visant à soulager la marginalisation sociale et de nouvelles institutions métropolitaines. Un tel programme, dans le contexte canadien, est repris dans le Nouveau pacte pour les villes et les collectivités. Il existe à Toronto un tel consensus sur l’importance de ce programme (tant à gauche qu’à droite du spectre politique) que nous posons la question : Comment ce consensus est-il apparu ?

Les trois nouveaux gouvernements qui ont pris le pouvoir à l’automne 2003 (Toronto, Ontario, Canada) indiquent une première piste : les électeurs en ont eu assez des politiques d’austérité et des coupures. Ils ont réagi à ce qu’E. Soja a nommé la « crise provoquée par la restructuration néolibérale[17] ». En effet, le mécontentement grandissait au fur et à mesure que les conséquences du programme néolibéral antiétatique des années 1990 devenaient visibles dans les grands centres urbains : une détérioration des équipements urbains, une augmentation importante de la pauvreté et des sans-abri, une crise du logement, une croissance des confrontations racialisées entre jeunes et policiers, etc. Cette visibilité des tensions sociales inquiétait les gens d’affaires autant que les citadins et les activistes. Mais tout en ayant créé mécontentement et malaise urbain, ces réformes issues de la période néolibérale antiétatique ont toutefois permis aux élites économiques de Toronto (qui elles-mêmes faisaient pression à l’époque pour de telles transformations dans le rôle de l’État) de rallier leurs ennemis d’antan (réformistes, syndicats, PME) dans un front commun pour demander aux gouvernements provincial et fédéral de se réengager (en procurant le financement, mais en laissant aux municipalités la prise de décisions), afin de stimuler croissance économique et compétitivité.

Ainsi donc, Elyse Allan, PDG du Board of Trade, affirmait, lors d’une réunion publique organisée par la TCSA, que le Board of Trade s’est rendu compte qu’il est nécessaire de resserrer les liens entre les entrepreneurs et la ville afin de « répondre aux besoins des citoyens et non seulement des entrepreneurs », parce que « la compétitivité commerciale est intrinsèquement liée à la compétitivité perçue de la ville » et que, étant donné la mobilité accrue des employés, si rien n’est fait, « ils vont déménager ailleurs afin de jouir d’une plus grande qualité de vie[18] ». Elle expliquait que, lorsque l’ancien maire Lastman a mis en contact les partenaires de ce qui deviendra la Toronto City Summit Alliance, les gens d’affaires ont compris qu’ils avaient longtemps été exclus des alliances florissantes du temps des réformistes entre les syndicats, la Ville et le secteur communautaire.

L’élite économique avait bien développé des liens étroits avec le gouvernement conservateur depuis 1995, mais elle s’est aperçue que « la stratégie de lobbying ne fonctionnait plus » ; elle s’est alors « tournée vers les citoyens ». La création de la TCSA confirme donc que l’élite économique tente de se tailler un rôle de leadership au sein de la société civile tout en prenant ses distances (symboliquement) du gouvernement provincial, dont la délégitimation était criante lors des élections d’octobre 2003. Mme Allan poursuivait : « Nous devons être beaucoup plus visibles et reconnus comme membres de la communauté plutôt que comme égoïstes. […] Nous avons la responsabilité de ne pas laisser les politiciens décider pour nous[19]. »

Cette mobilisation de plusieurs secteurs de la société civile pour des pouvoirs municipaux accrus (dont la TCSA est un centre nerveux) constitue donc une deuxième piste expliquant l’apparition de ce consensus social qui rappelle le corporatisme keynésien. Mais pourquoi l’élite économique cherche-t-elle à s’allier avec ses opposants des années 1990 ? Il s’agit selon nous d’une caractéristique importante de la période actuelle de néolibéralisme normalisé (plutôt qu’imposé idéologiquement). La diffusion rapide de best practices dans un contexte mondialisé (tels les programmes d’encouragement à la créativité ou les programmes pour le développement durable qui font la fierté de Toronto) a certes préparé le terrain à une mobilisation urbaine au sein des élites économiques, qui se sont rendu compte qu’il est désormais plus facile d’influencer le gouvernement national en formant des alliances territorialisées (dans le cas à l’étude une alliance représentant les intérêts de Toronto, légitimée par le support de plusieurs secteurs de la société civile) qu’à travers une stratégie de lobbying sectoriel (lobbying séparé en divers groupes d’intérêts : entreprises, syndicats, secteur communautaire, etc.).

Le fait de focaliser ses énergies à l’échelle métropolitaine a, pour les gens d’affaires, l’avantage de l’accessibilité. En raison de l’absence d’un cadre institutionnel et gouvernemental rigide à l’échelle du Grand Toronto, les réseaux d’entrepreneurs sont plus aptes à contrôler cet espace politique en capitalisant sur leurs liens étroits avec les dirigeants politiques. Cette absence d’institutions gouvernementales permet aux élites économiques de se soustraire aux mécanismes traditionnels de légitimation par la démocratie représentative et leur procure en même temps une ressource symbolique importante dans la formation de leur discours de légitimation : le renforcement de la démocratie locale.

Comme partout ailleurs, le discours sur la démocratie locale est porteur d’une connotation morale positive. Avec l’écroulement du système de légitimation de l’après-guerre centré sur les bienfaits de la démocratie représentative nationale et du compromis corporatiste entre syndicats, entrepreneurs et État, on a de plus en plus tendance à valoriser la démocratie locale (définie différemment selon les contextes)[20]. Par la mobilisation pour l’obtention de pouvoirs métropolitains accrus, la TCSA utilise pleinement ce discours, en reliant directement compétitivité, qualité de vie et démocratie locale.

Conclusion : le rôle de la démocratie locale dans la normalisation du néolibéralisme

Depuis l’automne 2003, l’atmosphère à Toronto est à l’optimisme, tant à droite qu’à gauche. Les 50 000 employés de la Ville, les citadins, les gens d’affaires et les réformistes sentent l’allègement du poids qu’imposait la période d’austérité antiétatique (que ce soit à cause des contraintes d’efficacité ou de la visibilité croissante des conséquences sociales de ces coupures). Avec les réformistes au pouvoir à l’Hôtel de Ville et le Nouveau pacte pour les villes et les collectivités, la qualité de vie à Toronto risque fort de s’améliorer. Mais des questions demeurent : À qui profitera cette qualité de vie ? Selon quelles normes est-elle définie ?

Certes, le consensus pour l’amélioration de la qualité de vie (ou, pour reprendre le vocabulaire des années 1970, la synthèse entre la valeur d’usage et la valeur d’échange) pointe vers une victoire des réformistes. Toutefois, le fait que le discours sur la compétitivité s’enchâsse dans une culture politique urbaine qui s’est traditionnellement opposée au développement à tout prix mérite d’être souligné. On observe à Toronto une intense réappropriation des notions et des mots d’ordre véhiculés par les activistes réformistes (diversité, droit à la ville, démocratie locale) dans le but de réaffirmer la position de Toronto comme ville globale et compétitive. Face à cet optimisme et à ce consensus, reste-t-il un espace critique ?

Le cas de Toronto montre que les réformistes ont été déradicalisés par leur incorporation dans un nouveau régime néolibéral dont la prise de pouvoir a été facilitée par les réformes métropolitaines amorcées en 1995. Le discours sur la démocratie locale porté par les activistes préoccupés par la fusion de leur culture politique avec celle des banlieues s’est accompagné d’une baisse de la participation des réformistes dans l’aménagement du territoire urbain[21]. Alors même que des manifestations importantes animaient les rues de Toronto pour protester contre les fusions, des décisions étaient prises loin du public sur l’extension de l’aéroport international Pearson, sur la construction du mégacomplexe Air Canada pour le club de hockey des Maple Leafs et le club de basket-ball des Raptors, sur la rénovation festive du square Dundas au coeur de la ville, sur la conversion de sites industriels en condominiums et sur bien d’autres cas. Toutes ces décisions avaient un impact important sur la définition de l’espace urbain et sur l’accès de divers groupes désavantagés à cet espace.

Avec l’élection de David Miller, ce néoréformisme poursuit son cours en définissant discrètement les interlocuteurs légitimes de la société civile (ceux qui ne sont pas trop menaçants). Les manifestations de luttes urbaines liées au mouvement altermondialiste et ayant des sympathies anarchistes (droit au logement par le squat, lutte contre la pauvreté en mobilisant les sans-abri, visions alternatives de l’écologisme ou de la culture urbaine, etc.) ont vite fait d’être écartées de cette approche de la démocratie locale[22].

Le personnage de David Miller, nouveau maire de Toronto, incarne bien cette synthèse. Clairement de gauche, Miller était conseiller municipal avant et après les fusions. Il ne s’identifie pas ouvertement comme réformiste, mais ses actions actuelles et passées laissent peu de doute quant à sa vision réformiste. D’abord, alors qu’il était conseiller municipal, il a été nommé à la tête du comité chargé de décider de la structure politique de la nouvelle ville après les fusions. Il a lutté pour la mise en place d’assemblées citoyennes plutôt qu’en faveur des maigres conseils communautaires qui ont finalement été adoptés. Son rôle dans l’intégration de la diversité et la participation des immigrants a également été mis en valeur. Ensuite, lors de sa campagne pour devenir maire en 2003, dans une pure tradition réformiste, il a largement raflé le vote en promettant de stopper l’extension de l’aéroport du centre-ville (ce qui déplaisait fortement aux habitants des quartiers centraux). Après son élection comme maire, il s’est fait un point d’honneur de tenir cette promesse et d’écouter les citoyens (particulièrement avec son initiative de budget participatif). Pourtant, Miller n’est pas un réformiste comme les autres. Il a bénéficié d’un support important au sein de l’élite économique de Toronto pour sa campagne électorale de l’automne 2003, ce qui peut paraître surprenant étant donné que son plus proche rival, John Tory, était PDG de Rogers Communications. Pourtant, Tory, comme la candidate de gauche Barbara Hall, offrait du « pareil au même » (l’alternative réformiste contre l’alternative néolibérale). Miller semblait plutôt incarner une synthèse. Sa campagne affichait le slogan « Pour une ville propre », signifiant une ville sans corruption, sans pollution (causée par l’aéroport) et sans laideur (embellissement, design, nettoyage des rues, mais aussi éradication de la pauvreté visible, c’est-à-dire des sans-abri). Son proactivisme sur la question du Nouveau pacte pour les villes et les collectivités du gouvernement fédéral avait également de quoi plaire à la TCSA.

Cette réappropriation par l’État et l’élite économique des principes démocratiques chers aux mouvements sociopolitiques s’opposant au néolibéralisme indiquerait donc une normalisation du néolibéralisme. C’est en observant les luttes métropolitaines, comme nous l’avons vu dans le cas de Toronto, que cette normalisation devient des plus claires. Le cas de Toronto nous apprend que cette nouvelle norme se construit beaucoup plus facilement à l’échelle de la ville-région caractérisée par des limites territoriales floues et l’absence d’un cadre institutionnel étatique qui exige transparence et représentativité[23]. De plus, la normalisation du néolibéralisme s’effectuera plus facilement si les acteurs arrivent à instrumentaliser les éléments les plus importants de la culture politique locale. Dans le cas de Toronto, la réappropriation par la nouvelle ville fusionnée des pratiques réformistes de participation et d’aménagement urbain mixte et dense, ainsi que l’intégration du langage de la démocratie locale et de la qualité de vie dans les discours légitimateurs des gouvernements et de l’élite économique, montrent bien que les éléments les plus importants de la culture politique locale ont été instrumentalisés afin de mettre en oeuvre un régime politique avec des objectifs réformistes (qualité de vie, mixité, démocratie), mais avec des moyens néolibéraux (privilégiant le développement économique afin d’augmenter la compétitivité, qui à son tour, produira qualité de vie et démocratie)[24]… C’est parce que les acteurs manipulent les éléments de la culture politique locale que le néolibéralisme n’apparaît plus comme une force exogène. L’instrumentalisation, donc, de la culture politique locale permet de normaliser le néolibéralisme qui n’apparaît plus comme une « idéologie », mais bien comme la nouvelle norme.

En somme, trois pistes nous permettent de détecter cette normalisation :

  1. la réappropriation des éléments de la culture politique locale dans les discours légitimateurs des gouvernements et de l’élite économique ;

  2. la multiplication de nouvelles formes de socialisation qui mettent implicitement en oeuvre le projet néolibéral (la sous-traitance des fonctions sociales de l’État à des groupes communautaires et bénévoles, la mise en place de mécanismes délibératifs de concertation qui facilitent la légitimation du recul des fonctions sociales de l’État, etc.) ; et

  3. l’implication grandissante des grandes entreprises transnationales porteuses du projet néolibéral dans la gouvernance métropolitaine, ce qui leur procure une plus grande légitimité, comme nous l’avons vu dans le cas de la TCSA.