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L’éternel est logé dans le lit de camp du temporel.

Charles Péguy

« Il est difficile d’être l’ami de la démocratie ; il est nécessaire d’être l’ami de la démocratie : tel est l’enseignement de Tocqueville [1]. » C’est par cette phrase lapidaire que Pierre Manent résume le mouvement de la pensée du philosophe français au début de la conclusion du remarquable essai qu’il a consacré, en 1982, à la pensée d’Alexis de Tocqueville. Cette conclusion nous servira de point de départ dans l’examen que nous proposons de certaines lignes de force d’une pensée originale qui s’est élaborée depuis une trentaine d’années en marge de la doxa contemporaine. Le choix de Tocqueville n’est pas innocent : si l’on voulait en effet saisir par un raccourci la situation historique de l’oeuvre de P. Manent dans le renouveau de la philosophie politique française depuis les années 1970, il faudrait la resituer dans le mouvement de cette redécouverte ou, peut-être plus justement, de découverte de la pensée de Tocqueville après une longue période d’oubli. Il n’est certes pas le seul à avoir contribué à cette redécouverte. Plusieurs autres penseurs et historiens des idées ont en effet généreusement participé à ce regain d’intérêt pour Tocqueville en France : nous pensons ici dans le désordre à Claude Lefort, à François Furet, à Jean-Claude Lamberti, à Marcel Gauchet, et d’autres encore [2]. Comme chacun sait, Raymond Aron a été le grand précurseur de ce mouvement [3]. Sa propre découverte de Tocqueville avait pourtant été assez tardive [4] ; il n’y porta vraiment attention que dans la seconde moitié des années 1950. Le premier témoignage de cet intérêt se trouve consigné dans le chapitre consacré à Tocqueville dans sa célèbre étude sur les Étapes de la pensée sociologique [5]. Ce chapitre ainsi que la présentation de la conception tocquevillienne de la liberté dans l’Essai sur les libertés (1965) de R. Aron jouèrent, de l’avis de P. Manent, « un grand rôle dans la redécouverte de l’importance de Tocqueville pour la compréhension des sociétés démocratiques [6] ».

Dans les années 1960, le recours aronien à Tocqueville avait peu de chance d’être pleinement entendu en France tant la domination du marxisme s’exerçait encore sur les esprits. Cette domination sans partage était toutefois secrètement minée, d’une part, par les progrès, depuis la Seconde Guerre mondiale, de l’individualisme dans les sociétés occidentales et, d’autre part, par les événements — soulèvement hongrois de 1956, printemps de Prague, mouvement des dissidents, opposition polonaise des années 1980 — qui ont secoué les régimes communistes jusqu’à leur effondrement final en 1989. Une fois cette évolution sociale terminée et l’idéologie communiste affaiblie par l’expérience totalitaire, l’analyse de Tocqueville retrouvera subitement toute sa pertinence. Comme le mentionne R. Aron, en 1979, « l’Europe libérale d’aujourd’hui ressemble, à bien des égards, davantage à celle qu’imaginait Tocqueville qu’à celle que Marx prophétisait au terme de l’accumulation capitaliste. Le retour de fortune posthume d’Alexis de Tocqueville doit beaucoup, en dehors du génie au visionnaire, aux détours de l’histoire [7] ». Tocqueville reviendra donc en force lorsque des penseurs, souvent d’horizons politiques fort différents, seront en quête d’une élucidation non marxiste du phénomène totalitaire et de l’essence du phénomène démocratique. Dans le contexte français, il faudrait distinguer une critique du totalitarisme issue d’un horizon de gauche (C. Lefort, Cornelius Castoriadis, M. Gauchet) d’une critique marquée plutôt à droite (R. Aron, Alain Besançon, P. Manent). À la fin des années 1970, ces deux critiques ont convergé et se sont fécondées mutuellement pour donner naissance à un nouvel intérêt pour la réflexion sur l’essence de la démocratie et des régimes politiques, d’où le regain d’intérêt pour Tocqueville [8].

Dans un texte récent, P. Manent resitue la redécouverte de Tocqueville dans la perspective plus large des événements fondateurs de l’histoire politique de la démocratie moderne [9]. Les Révolutions américaine et française marquèrent le début de cette histoire. L’esprit général de ces deux révolutions fut saisi par Tocqueville dans ce que P. Manent considère comme le « plus grand livre jamais écrit sur la démocratie », soit la Démocratie en Amérique. Cette première période s’achèvera en 1848 par l’entrée en scène de la question sociale : à l’égalité formelle propre à la « démocratie bourgeoise », on voudra répondre par l’égalité sociale réelle des conditions. Ce fut la tentative du socialisme et de Marx. Cette seconde période sera clôturée par les événements de 1968. La date peut surprendre : Mai 68 et ses suites ne furent-ils pas en effet l’apothéose de l’unanimisme marxiste et une sorte de répétition de la geste révolutionnaire de 1848 et de 1871-1872 ? En fait, selon P. Manent, il est possible d’interpréter les événements de Mai en termes tocquevilliens : au lieu de mettre en scène un affrontement de classes, ils enclenchèrent plutôt une explosion de la « douceur démocratique » dans la mesure où l’on y exalta, à un rare degré, le sentiment de la ressemblance et le désir d’abolir toutes les distances entre gouvernants et gouvernés, entre professeurs et étudiants, entre hommes et femmes, etc. La vérité de Mai 68 échappa en quelque sorte aux protagonistes des événements et éclata au grand jour dans les décennies qui suivirent. Dans cette perspective, Mai 68 est vu comme une accentuation du travail démocratique de la société sur elle-même et confirme, comme après coup, le diagnostic tocquevillien sur l’essence expansive du principe démocratique. Ce n’est donc pas un hasard si la période de l’après-68 a été marquée par la critique du totalitarisme et la montée graduelle d’un unanimisme démocratique qui est venu graduellement se substituer à l’unanimisme marxiste antérieur. Tocqueville fournissait, à ceux qui étaient attentifs au sens profond des transformations sociales, une pensée de la démocratie qui, échappant à la grille marxiste, permettait à la fois de penser le politique dans sa variante antitotalitaire et de donner un sens à la nouvelle expérience démocratique contemporaine. De là, le rôle central que la référence tocquevillienne a joué dans le renouveau de la philosophie politique en France dans les 25 dernières années.

Pour saisir le style de pensée propre à P. Manent, il est utile de le rapprocher de celui de l’illustre prédécesseur. P. Manent est ainsi un disciple de Tocqueville, mais, comme tout vrai disciple, il n’est pas toujours d’accord avec le maître et il reprend plus souvent les questions de ce dernier que ses réponses. Ce qui rapproche d’ailleurs le plus fondamentalement P. Manent de Tocqueville tient davantage à une certaine disposition du coeur et de l’âme qu’à la communion d’esprit autour d’un corps fixe de doctrines. Ce sentiment partagé à l’égard du monde est celui d’une inquiétude toujours présente devant la fragilité de notre humanité et de ce qu’il y a de plus élevé dans la nature humaine, plus précisément l’inquiétude de voir le monde humain se refermer totalement sur lui-même et effacer ainsi toutes les voies d’accès à notre humanité véritable. Or, cette inquiétude est amplifiée chez P. Manent par le triomphe même de la démocratie et du nouvel unanimisme démocratique dont Tocqueville avait pressenti l’avènement. Est-ce à dire que le régime démocratique qui prétend être le seul régime vraiment humain recèle aussi en lui une possibilité proprement inhumaine ? Oui, dans une certaine mesure. Toute la difficulté est, bien sûr, d’établir ce que signifie, dans le cas de P. Manent, ce « dans une certaine mesure ». Pour Tocqueville, il est clair, pour reprendre l’expression de P. Manent, qu’il est « difficile d’être l’ami de la démocratie » et ce, pour une bonne raison : « le dogme démocratique est destructeur des contenus moraux qui constituent la spécificité et donc la grandeur humaines » ; mais, en même temps, il est « nécessaire d’être l’ami de la démocratie », car « c’est à cette seule condition qu’il est possible de préserver, sous le dogme démocratique, au moins des reflets ou des analogies, et parfois ou souvent selon la vertu des hommes, la réalité des contenus moraux [10] ».

Cette tension entre le danger que l’extension du principe démocratique fait peser sur la possibilité de la grandeur humaine et la nécessité de reconnaître l’ordre démocratique comme le seul ordre susceptible de nourrir une liberté politique authentique ne doit jamais être perdue de vue lorsqu’on étudie la pensée de P. Manent. À l’exemple de Tocqueville, P. Manent veut se tenir éloigné de deux types d’ennemis de la démocratie. D’abord, de ceux qui rejettent l’égalité comme principe politique au nom de l’inégalité naturelle. Ensuite, de ceux qui aiment de manière immodérée la démocratie et veulent la réaliser concrètement dans tous les aspects de la vie. Emportés par leur zèle et se croyant investis par l’histoire d’une mission sainte, ceux-ci veulent appliquer intégralement le principe formel et abstrait de l’égalité à l’ensemble du corps social. Ils désirent voir le travail de la société sur elle-même, qui est propre à la démocratie, poussé jusqu’au bout, quitte à détruire au passage la liberté et à violenter la nature humaine. Ils négligent par-dessus tout un fait qui est essentiel aux yeux de P. Manent : le principe démocratique est un principe viable dans la mesure où il passe des compromis avec « les nécessités de la vie sociale, les contenus moraux hérités des époques prédémocratiques, la spontanéité irrépressible de la nature humaine enfin [11] ». Autrement dit, l’art politique démocratique, d’inspiration tocquevillienne, consiste à défendre le principe démocratique de l’égalité formelle tout en veillant à limiter l’extension indue de ce principe par la préservation de contenus moraux qui échappent à sa loi. Sans l’exercice prudent de cet art politique, la démocratie court le risque de se transformer, pour reprendre l’expression de Tocqueville, en un « despotisme doux ». De là, la formule finale de P. Manent qui condense l’orientation politique générale de sa pensée : « Pour aimer bien la démocratie, il faut l’aimer modérément [12]. »

La pensée de P. Manent s’ancre donc dans une tradition de pensée spécifique : celle du libéralisme français, plus particulièrement du libéralisme tocquevillien [13]. Il ne faut jamais perdre de vue cette donnée, lorsque l’on aborde les aspects plus radicaux de sa réflexion [14]. Le philosophe politique français ne se contente pas en effet de répéter la leçon tocquevillienne, il pose des questions qui débordent l’horizon même d’un régime politique singulier, voire de la philosophie politique elle-même. C’est pourquoi l’attribution du qualificatif de « néo-tocquevillienne » à la pensée de P. Manent masque en dernière instance plus qu’elle ne révèle le sens profond de son entreprise philosophique. C’est ce que nous désirons démontrer en concentrant notre attention sur la question de l’homme telle que P. Manent la pose, en particulier dans La Cité de l’homme [15].

***

Nous abordons d’emblée la question la plus difficile qui porte simultanément sur la méthode et et sur l’objet de l’enquête de P. Manent. Dans La Cité de l’homme, le philosophe exprime en termes clairs l’intention de toute son entreprise philosophique : il veut poser à nouveau frais la question de la nature de l’homme. Il formule à cet égard un constat étonnant : « Le nom de l’Homme règne sur l’humanité présente avec une autorité et une ubiquité écrasantes, et jamais peut-être depuis Homère n’a été aussi peu explorée la question qu’il contient [16]. » Autrement dit, l’homme a beau faire l’objet d’études de nombreuses sciences humaines ; les droits de l’homme ont beau constituer l’essence de notre politique ; l’humanité présente a beau se vouer à elle-même un culte sans précédent dans notre histoire ; rien n’y fait, la question de l’homme ne semble plus être posée, du moins la question de la nature de l’homme. Or, qui veut poser cette question rencontre un obstacle de taille : il présuppose qu’il possède un accès, certes difficile et laborieux, mais un accès tout de même direct à cette nature. Il est guidé par le pressentiment que parmi les opinions en circulation sur l’homme, il peut discerner les contours d’une nature humaine universelle. Ce pressentiment est mis à rude épreuve aujourd’hui par une opinion puissante : l’homme n’a plus le sentiment d’être un homme tout court, mais bien d’être un homme moderne. Sa conscience d’être homme est toujours redoublée par sa conscience d’être un homme moderne. C’est pourquoi la conscience naïve ou naturelle de l’homme et de sa situation a été remplacée par la conscience historique qui contraint désormais l’homme à s’éprouver avant tout comme « être historique ».

Poser la question « qu’est-ce que l’homme ? » revient donc à poser la question préalable « qu’est-ce que l’homme moderne ? » ; mais poser cette question équivaudrait à admettre que la nature de l’homme est déterminée par son histoire et qu’il serait ainsi vain de s’interroger sur sa nature avant d’avoir effectué le rigoureux partage entre ce qui appartient, d’une part, à la nature et, d’autre part, à l’histoire. Or, l’idée même d’avoir à distinguer ce qui est naturel de ce qui est historique ne présuppose-t-elle pas que nous ayons déjà répondu à la question qui est en jeu : l’homme possède-t-il une nature ou n’est-il que le pur produit de l’histoire ? La reconnaissance de la puissance transformatrice de l’histoire ne vient-elle pas toujours occulter la prétendue nature ? Laissant de côté pour l’instant cette redoutable question, P. Manent se rabat sur le seul point de départ qui nous est immédiatement accessible, à savoir la conscience vive que nous possédons de notre différence, c’est-à-dire de la différence moderne. Il veut soumettre à un examen l’origine de cette différence et du sentiment qui l’accompagne. Dans quelques textes qui éclairent le sens de sa démarche dans La Cité de l’homme, P. Manent cerne d’un peu plus près la nature de cette différence moderne [17]. Elle est fondée sur le sentiment puissant que nous avons d’appartenir à une « humanité distincte ». Il reprend bien sûr cette expression de Tocqueville : « Tocqueville décrit admirablement la démocratie ; il décrit admirablement aussi, en contrepoint, ce qu’il appelle l’aristocratie ; il ajoute, de façon énigmatique et bouleversante, qu’elles forment comme “deux humanités distinctes”. Et, grand seigneur, il nous laisse là. C’est là que je campe depuis vingt ans [18]. » Cette référence à Tocqueville, dans ce contexte, est capitale. C’est en quelque sorte ce qui donne de la chair aux réflexions abstraites et angéliques sur la conscience de soi moderne. La différence moderne qui préoccupe P. Manent n’est pas suspendue dans les airs. Elle s’incarne en effet dans un régime politique et ce régime a fait naître et se développer un type d’humanité inédit : l’homme démocratique. Dans l’esprit de P. Manent donc, la différence moderne

n’est point un insaisissable feu follet qui, objet poétique, solliciterait d’abord notre imagination ; elle est réalisée, institutionnalisée dans un régime qui a une nature. Et la rupture qu’elle induit est si abrupte, la nouveauté qu’elle apporte si radicale que, par rapport à notre démocratie, tous les régimes qui l’ont précédée, aussi différents soient-ils que, par exemple, la démocratie grecque et l’Ancien Régime français, paraissent de simples espèces d’un même genre que Tocqueville nomme « aristocratie ». À propos de ces deux régimes de la vie humaine que sont l’aristocratie et la démocratie, il va jusqu’à écrire : ce sont comme « deux humanités distinctes [19] ».

L’homme démocratique serait-il alors devenu la seule incarnation possible de l’humanité, la seule figure acceptable d’humanité ? La question de l’homme tout court serait-elle alors éclipsée par la question plus récente au sujet de l’homme moderne ? Ne nous trouvons-nous pas dans la situation où l’épithète (moderne) en est venue à dévorer le substantif (l’homme) ? Tocqueville, pour sa part, n’a pas tranché cette question ; il nous a laissé devant l’abîme de la division de l’humanité en deux humanités distinctes. Or, P. Manent ne semble pas pouvoir se satisfaire entièrement de ce constat de Tocqueville ; il se propose en effet de retrouver derrière les deux humanités distinctes la question de l’homme.

Pour poser à nouveau la question plus originelle, il faut d’abord ressentir la division de la conscience avec elle-même. Cette division est perçue à partir du moment où la conscience moderne s’interroge sur son origine et ce qui l’a précédée [20]. Cette origine est marquée par la rupture avec la manière ancienne de dire l’homme, avec la tentative originelle de dire l’universalité humaine, telle qu’elle s’est présentée dans la philosophie grecque. Il s’agit donc d’abord de recouvrer ce point de vue pour éprouver dans toute son acuité la division de la conscience avec elle-même. Or, ce point de vue plus originel est obscurci par le travail de la conscience moderne sur elle-même. Il sera dès lors nécessaire de faire un effort considérable de l’esprit pour surmonter la conscience moderne de soi afin de rejoindre la conscience première — « naturelle » — du monde. Ce travail de déblaiement exige l’utilisation de l’histoire pour pénétrer les couches qui se sont accumulées dans la conscience moderne. C’est pourquoi le travail de P. Manent se rapproche d’une forme d’» herméneutique de la déconstruction », telle qu’on la retrouve par exemple chez un Martin Heidegger et surtout un Leo Strauss [21].

Le retour théorique aux Anciens proposé par L. Strauss avait en effet pour but de retrouver le sol de la conscience naturelle des mouvements premiers de l’âme humaine. Par cette volonté de renouer avec une conscience naturelle première, L. Strauss se rapprochait de tentatives similaires effectuées par Husserl et Heidegger, sauf que, pour lui, le domaine premier de cette expérience n’était pas celui de la perception ou de l’Être, mais bien celui des choses politiques et morales. Pour L. Strauss, ce qui est premier en soi n’est pas ce qui est premier pour nous, et le point de départ de l’enquête philosophique est toujours par nécessité naturelle ce qui est premier pour nous. Or, ce qui constitue le domaine premier pour l’être humain est le domaine des choses politiques et morales. La question humaine et philosophique première n’est donc pas « Que puis-je connaître ? » ou « Qu’est-ce que l’Être ? », mais bien « Qu’est-ce que le juste ? » et « Quelle est la meilleure vie ? » Le domaine politique est la sphère d’activités humaines par excellence où nous pouvons découvrir les mouvements essentiels de l’âme humaine. L. Strauss constate toutefois que ce qui est premier pour nous, ou la manière naturelle de vivre les choses politiques, a été transformé radicalement par les interprétations philosophiques modernes des expériences politiques originelles. Nous devons donc faire un effort pour retrouver le sol originaire de ces expériences en deçà de ces déformations modernes. Or, cet objectif ne sera réalisable que par un travail préalable de « déconstruction » des notions modernes à la source des distorsions dans l’interprétation des expériences premières. L. Strauss offre l’exemple d’un tel travail de déconstruction dans Droit naturel et histoire. Il s’agit pour lui de redonner, au moyen d’une analyse historique, accès à son lecteur aux expériences humaines qui sont à la base de l’idée de droit naturel [22]. Cette redécouverte ne signifie pas pour autant que le problème du droit naturel soit réglé. Il s’agit avant tout de retrouver le problème du droit naturel dans sa formulation première ou naturelle. Dans cette perspective, les écrits des anciens philosophes représentent pour L. Strauss l’occasion de se confronter avec la première tentative de réflexion et de mise en ordre des expériences naturelles de l’âme humaine.

La méthode de « déconstruction » adoptée par P. Manent s’inspire largement de celle de L. Strauss. Il partage d’ailleurs avec ce dernier un présupposé philosophique majeur : le domaine privilégié de la transformation de la conscience moderne est celui de ce que l’on pourrait appeler l’anthropologie politique [23]. Toute phénoménologie de la conscience moderne passera donc nécessairement par un éclaircissement des catégories de la philosophie politique, lieu privilégié de l’apparition de cette conscience. C’est cette perspective généalogique de l’anthropologie politique moderne qui fournit le fil conducteur de plusieurs travaux de P. Manent [24]. C’est encore cette perspective généalogique qu’il emprunte dans La Cité de l’homme. Il précise ainsi le sens de son enquête dans cet ouvrage : « Ainsi je m’interroge sur ce processus qu’est notre devenir-moderne. Je cherche la cause d’un mouvement. En ce sens je suis d’abord historien et, si j’ose dire, “physicien” ; je suis à la recherche d’une “formule dynamique” [25]. » Il s’agit, pour lui, de faire la généalogie de la conscience de soi moderne, qui est avant tout marquée par la conscience de soi en tant qu’être « historique » ou constituée, de part en part, par l’historicité [26]. La dimension généalogique ou historique n’est cependant pas une fin en soi. Comme L. Strauss, P. Manent poursuit à travers la déconstruction généalogique un but philosophique : retrouver les termes originels du problème de l’homme dans le but d’en acquérir une compréhension plus adéquate.

Parvenu à ce point, on remarquera que le retour de la conscience moderne sur elle-même ne peut donc jamais être naïf : il a besoin de l’histoire pour s’effectuer. Cette constatation menace d’ailleurs dangereusement la cohérence dernière de toute l’entreprise de « déconstruction » phénoménologique. Le besoin d’histoire ne vient-il pas en effet confirmer l’hypothèse moderne selon laquelle l’expérience historique est l’expérience la plus décisive pour comprendre l’homme ? La nécessité d’opérer une déconstruction n’est-elle pas le signe que la « nature humaine » et que les « expériences humaines premières » ne sont pas permanentes et éternelles, mais qu’elles peuvent subir une transformation historique fondamentale ? En d’autres mots, le besoin d’opérer une déconstruction généalogique de la conscience moderne ne prouve-t-il pas la thèse de l’historicité essentielle de l’homme ? À cet égard, les prétendues expériences premières de l’âme humaine ne seraient-elles pas qu’une expression historique particulière d’une nature humaine infiniment plastique ? L’homme ne serait-il pas dès lors devenu introuvable dans la mesure où la « nature » de l’homme n’est que la somme toujours mobile d’effets historiques ?

P. Manent nous place donc devant un redoutable paradoxe : « Il est nécessaire, et il est impossible, qu’être un homme et être un homme moderne soient une seule et même chose [27]. » Il est, d’une part, nécessaire qu’être homme et être homme moderne soient la même chose, car autrement l’homme moderne échapperait entièrement à la nature. Mais, d’autre part, il est impossible qu’être homme et être homme moderne soient la même chose, car alors la concession faite à la conscience de soi moderne en tant qu’expérience de l’historicité radicale de l’homme rendrait inutile la question même de l’homme et de sa nature. C’est cette dernière conséquence que tirèrent les penseurs les plus radicaux de la modernité dont Heidegger, au premier chef : pour penser l’homme moderne, il faut rompre avec le langage de la philosophie traditionnelle et penser l’homme sans faire appel à la nature [28]. Ces penseurs radicaux ont eu le mérite, selon P. Manent, de pousser les prémisses modernes à leur ultime conclusion et de dévoiler du même coup l’incohérence de la position philosophique de la première modernité et de la seconde modernité, c’est-à-dire, en gros, celle d’abord des Hobbes et Locke, et puis, celle de Kant. Tout l’effort de ces philosophes fut de penser l’homme sans l’idée de substance et d’ordre naturel qui lui était liée. Il fallait en effet l’évidement ontologique de l’homme pour que puissent surgir les trois déterminations fondamentales de l’homme moderne : l’homme fabrique ses notions morales ; l’homme est celui qui a des droits ; l’homme, enfin, est essentiellement travailleur et producteur [29].

Pour ne prendre que l’une de ces déterminations, soit celle de l’homme porteur de droits, elle présuppose que l’homme soit sans l’être [30]. Ce n’est, en effet, que dans la mesure où l’homme n’est plus compris dans l’horizon général de l’Être ou, bien plus concrètement, comme un être qui tend vers des finalité naturelles correspondant à sa nature que la notion de droits de l’homme peut vraiment prendre corps. Elle prend donc appui sur le vide ontologique de l’homme :

L’homme est l’être qui se définit par le fait d’avoir des droits ; ce qu’il a d’être peut et doit donc être oublié dans l’affirmation de ses droits ; quant à ceux-ci, leur réalité est assez avérée et leur validité assez confirmée par le seul fait qu’ils sont des « droits de l’homme ». L’homme et les droits de l’homme sont deux pôles qui renvoient exclusivement l’un à l’autre. Ou peut-être vaudrait-il mieux dire que l’homme et les droits de l’homme forment un cercle parfait. Et ce cercle qui se suffit à lui-même contient la promesse d’une libération absolument inédite de l’homme : il est impénétrable à l’Être [31].

Le vide ontologique de l’homme à remplir par la notion de droits explique la grande plasticité des droits de l’homme. En effet, tous les désirs naturels de l’homme peuvent se traduire dans le langage du droit. Les droits de l’homme sont ainsi extensibles à l’infini parce qu’ils ne peuvent rencontrer aucune limite naturelle à leur principe.

Si l’indétermination ontologique de l’homme des droits de l’homme est à la source de son grand succès dans la conscience moderne, elle est en même temps aussi cause de sa faiblesse inhérente. Le « désancrage » ontologique de l’homme peut, en effet, être poussé toujours plus loin par les modernes. Rien n’interdit de penser que l’homme reconnu comme créateur de ses valeurs ne soit en même temps créateur des droits de l’homme. Les droits prétendument universels de l’homme sont dès lors tenus pour aussi relatifs que d’autres manifestations de la culture humaine [32]. Ils sont considérés comme de simples notions morales fabriquées comme le sont toutes les autres notions morales humaines. En l’absence d’un étalon de mesure comme la nature humaine, on peut difficilement résister à l’effet de relativisation introduit par cette affirmation de la volonté créatrice de l’homme.

Puisque la philosophie moderne s’est construite sur le rejet de l’ancienne idée de l’homme, P. Manent cherche à montrer que cette apparition d’une pure liberté qui s’affirme elle-même est la conclusion logique de tout le développement moderne. Cette liberté d’arrachement absolu à la nature est devenue vraiment consciente d’elle-même chez Rousseau et Kant pour finalement aboutir à l’existentialisme heideggerien. Alors que Rousseau et Kant conservaient encore la volonté d’universaliser cette liberté, celle-ci va être particularisée ou « historicisée » à l’extrême par Heidegger. L’humanité de l’homme cesse d’être présupposée tout simplement, l’homme devient Dasein dans le processus qui le fait être ce qu’il est et surtout dans la prise de conscience vive qu’il existe, c’est-à-dire qu’il est le seul étant pour lequel il en va de son existence. Toutes les objectivations de l’homme, par l’essence, les droits, les valeurs ou la culture, font alors figure d’autant de masques qui visent à cacher l’expérience authentique du Dasein, comme « être-jeté » dans le monde. De ce point de vue, Heidegger rompt, dans les termes de P. Manent, avec la « duplicité » moderne qui affirme ne rien vouloir savoir de l’essence de l’homme, mais qui ne cesse de l’affirmer comme « être de droits », « être de culture » ou « être de valeurs [33] ».

La pensée de Heidegger représente donc un point d’arrivée dans le développement moderne. Selon P. Manent, Heidegger est peut-être le seul à avoir pris vraiment au sérieux la proposition moderne selon laquelle « l’homme est un être historique [34]  ». Même s’il traite relativement peu de Heidegger dans ses travaux, on peut toutefois affirmer que ce dernier est l’adversaire qu’il prend le plus au sérieux. Pour que la question de l’homme qu’il souhaite soulever soit entendue de nouveau, il est en effet nécessaire que la proposition centrale de Heidegger soit ébranlée. On ne trouve toutefois pas de réfutation directe de la philosophie de Heidegger dans l’oeuvre de P. Manent. On serait porté à penser qu’il renonce, en dernière instance, à engager le fer avec le philosophe allemand sur son propre terrain, soit celui de la métaphysique et de l’histoire de l’Être. Il existe un motif philosophique à ce refus : comme nous l’avons vu plus haut, P. Manent suit la leçon de L. Strauss en déplaçant vers la philosophie politique le lieu des décisions philosophiques fondamentales. On peut même avancer qu’une bonne part de son argumentaire contre l’historicisme de Heidegger s’inspire de la réfutation straussienne. P. Manent, comme L. Strauss, recourt à la philosophie politique ancienne pour montrer les faiblesses de la philosophie moderne [35]. Dans quelques passages clés, il s’appuie sur la conception philosophique grecque de l’homme, comme composé d’un corps et d’une âme, et orienté vers des fins naturelles hiérarchisées. Selon cette conception finalisée de l’homme, il existe des biens naturels qui ne dépendent pas de la volonté humaine, mais qui sont ordonnés comme des fins objectives à poursuivre par l’homme. Voici un passage tout à fait typique illustrant cette vision :

Le philosophe socratique recherchait et repérait les articulations de notre expérience, distinguait les différents biens que l’homme désire naturellement. Mais ces différents aspects de la compréhension de soi, ces différents objets du désir humain, coexistent et même s’entr’appartiennent dans l’unité parce qu’ils renvoient tous à la même nature ordonnée et hiérarchisée, et d’abord à la nature, ou l’âme, humaine. La Nature, comme Âme, est le terme de la pensée parce qu’elle articule la coprésence de l’homme et du monde : elle rend vivante l’équation parménidienne de la pensée et de l’être. Elle assure l’unité du monde humain. On pourrait dire, en précisant la tautologie que nous avions risquée : pour les Anciens, pour la philosophie classique, l’homme, en tant que nature et tant qu’âme, est la cause du phénomène humain [36].

Cet extrait contient, selon les termes de notre analyse, l’essentiel de ce que P. Manent semble retenir de la philosophie grecque. On soulignera qu’il s’agit avant tout pour le philosophe socratique de réfléchir sur les articulations de notre expérience, non de percer les mystères de l’Être. Cette recherche a conduit les philosophes, disciples de la méthode socratique, à postuler l’existence d’une âme ordonnée et hiérarchisée. P. Manent perçoit dans l’âme le foyer du phénomène humain. L’expérience centrale de l’âme humaine est le désir naturel d’accomplir sa nature ou sa finalité, le bonheur. La condition du bonheur humain est l’autarcie. Cette autarcie peut être soit politique, soit philosophique. Dans le premier cas, elle est incomplète. En tant qu’animal politique, l’homme se suffit à lui-même en devenant une partie d’un Tout plus grand que lui-même, la Cité. Il existe toutefois un Tout plus grand, indépendant de la cité conventionnelle et humaine : la nature. C’est vers ce Tout que se tourne le philosophe pour atteindre le bonheur qui convient le plus parfaitement à la nature humaine. Par la contemplation de ce Tout, l’âme du philosophe atteint l’autarcie parfaite [37].

Dans la mesure où les expériences de l’âme humaine sont naturelles, on peut les tenir pour des possibilités permanentes de la condition humaine. Elles reflètent la situation naturelle de l’homme. Avec elles, nous serions en possession d’une réalité permanente — l’âme en tension vers le Tout — à opposer à l’historicisme de Heidegger. À cette étape de son parcours, il semble que P. Manent oppose L. Strauss à Heidegger en réactivant la position de la philosophie ancienne [38]. Mais ce n’est qu’une étape, pour ainsi intermédiaire, de sa démarche de pensée. P. Manent manifeste en bout de ligne son insatisfaction devant ce qu’il appelle le « naturalisme » straussien ou son « éléatisme [39] ». Attaché à prouver la permanence de l’Être, ou du moins de l’expérience d’ouverture de l’âme à l’égard du Tout, L. Strauss échouerait à rendre compte du changement moderne et, surtout, du mouvement moderne d’éloignement de la nature, dont il fut pourtant l’un des plus fins observateurs. La question de P. Manent est capitale : si la nature humaine est permanente, comment peut-on alors expliquer que le projet moderne se soit si radicalement éloigné de la nature ? Selon lui, le « naturalisme » de L. Strauss conduit à postuler que le projet moderne de maîtrise de la nature ne peut réellement perturber l’ordre naturel de l’âme humaine. De la même manière, l’expérience de l’histoire devrait être considérée dans cette perspective comme une illusion ou, au mieux, comme une interprétation injustifiée d’une « expérience naturelle » plus fondamentale. Or, comme nous l’avons affirmé plus haut, P. Manent semble soutenir que l’homme moderne fait l’expérience authentique de la différence moderne. C’est en quelque sorte notre « expérience première et naturelle » : nous vivons dans l’histoire et nous faisons donc l’expérience de notre historicité.

Les pistes, qui conduisent sur le chemin de l’homme introuvable, s’embrouillent toujours davantage. Il paraissait de prime abord qu’il fallait déconstruire les notions de la philosophie moderne pour délivrer la phénoménologie naturelle grecque de son oubli. La remémoration des expériences oubliées promettait une reviviscence des expériences naturelles de l’âme humaine. C’était sans compter sur le fait que l’âme humaine au cours de son histoire a fait de nouvelles expériences qu’il serait vain de vouloir ignorer. Mais une telle concession à l’histoire ne porte-t-elle pas un coup fatal à l’idée d’une nature humaine permanente et n’ouvre-t-elle pas dès lors la porte à un oubli de l’homme encore plus radical ? P. Manent ne le croit pas et il se propose d’explorer une troisième voie : « Nous avons une connaissance de la nature humaine, invincible à tout l’historicisme ; nous avons une expérience de l’histoire, invincible à tout l’antihistoricisme [40]. » Avec cette formule étonnante, P. Manent signale qu’il est à la recherche d’une via media entre L. Strauss et Heidegger. Cette via media ne risque-t-elle pas d’aboutir à une synthèse de l’éternel et du temporel sous un mode hégélien ? Là n’est certes pas l’intention de P. Manent : il maintient, exacerbe même, la tension dialectique entre les deux termes. Il veut de cette manière éveiller l’âme moderne de son sommeil dogmatique et empêcher que la cité de l’homme ne se referme toute entière sur elle-même.

Avec l’idée de cette troisième voie, on pénètre le coeur de la pensée de P. Manent. Pour comprendre la question de l’homme, il faut en effet introduire un troisième pôle à côté des pôles ancien et moderne : le pôle chrétien. Là est la clé de la troisième voie : « C’est en prenant au sérieux le pôle chrétien que je puis échapper à l’alternative du “naturalisme” straussien et de l’“historicisme” heideggerien, tout en préservant le phénomène de la nature et celui de l’histoire [41]. » Le christianisme sera donc envisagé à la fois comme continuité et rupture avec le monde de la nature des Anciens, et comme préfiguration et rejet du monde moderne. Tout l’effort de P. Manent consistera à éclairer le jeu de ces forces qui sont à l’origine du mouvement moderne dans l’espoir d’éclairer la dialectique entre nature et histoire qui traverse la modernité. Nous allons maintenant examiner les aspects essentiels de cette analyse qui constitue l’un des apports philosophiques originaux de P. Manent.

Commençons par ce qui, en apparence, est le plus simple, c’est-à-dire le rapport entre le christianisme et la modernité. Selon une thèse bien connue, la modernité est née de la sécularisation du christianisme. Ce qu’on entend généralement par cette expression, c’est le processus social et historique en vertu duquel les contenus autrefois transcendants de la religion chrétienne sont réinterprétés par la modernité en termes immanents. Prenons un exemple d’un tel processus : l’idée de l’égalité de tous les êtres humains devant le Créateur est devenue, par la grâce de la sécularisation, l’égalité politique de tous dans le régime démocratique. P. Manent rejette, de manière persistante, ce type d’explication qu’il qualifie de « deus ex machina de l’interprétation historique de la démocratie [42]  ». Ce qu’il reproche par-dessus tout à la thèse de la sécularisation, c’est qu’elle gomme le fait que les Lumières modernes ont voulu en finir avec le christianisme comme puissance politique et spirituelle. Il s’agit, selon lui, de prendre au sérieux la réaction catholique et chrétienne aux premières avancées de la démocratie pour comprendre ce point [43]. L’Église catholique a conçu jusque dans les années 1960 que l’État libéral et laïc était en fait un État agnostique, voire athée. Si, en effet, la seule puissance de commandement est déduite de la volonté individuelle des membres du corps politique, alors l’autorité politique de la loi révélée est neutralisée. Le fait que l’observance de cette loi soit rejetée dans le privé est le signe que le corps politique ne la considère pas comme une loi révélée. Par ce rejet, les hommes montrent leur préférence pour la volonté humaine qui ignore les décrets de la volonté divine. Ce choix est logique dans la mesure où l’on veut poser l’autonomie de la volonté humaine comme fondement de l’ordre politique. L’affirmation de cette volonté présuppose à la fois la destitution du pouvoir politique de la loi divine et la contestation du pouvoir de la volonté divine sur le monde humain. D’un point de vue catholique traditionnel, une telle contestation est « luciférienne » et s’appuie sur l’agnosticisme ou, pire encore, sur l’athéisme.

On pourrait toutefois interpréter d’une autre manière l’intention première du régime de la démocratie moderne. Selon cette perspective, l’objectif initial de la modernité politique ne fut pas tant d’attaquer et de détruire les vérités de la religion chrétienne que de destituer l’Église de son seul pouvoir de commandement politique. Une fois ce pouvoir destitué, la démocratie reconnaîtra le christianisme comme une opinion légitime en tant qu’opinion et elle autorisera le libre exercice de la religion. Dans ce marché, la religion ne serait pas que perdante : la vérité religieuse retrouverait sa véritable nature, une fois libérée de la corruption théologico-politique de l’Ancien Régime. On pourrait même attribuer une certaine utilité politique à la religion chrétienne pour la démocratie elle-même : elle tempérerait les excès matérialistes et panthéistes propres à la démocratie et, plus tard, elle corroborerait les valeurs de la démocratie en encourageant la traduction séculière des plus authentiques valeurs évangéliques. Cette opinion sur l’utilité politique de la religion est celle de Tocqueville, et la légitimation après coup de la religion et de la démocratie par la thèse de la sécularisation est un récit qui vient garantir l’efficace politique de la religion dans ce nouveau sens.

P. Manent estime toutefois qu’une telle façon de formuler le problème des rapports entre la religion et le politique présuppose ce qui doit être justement contesté : « Cette disjonction entre le pouvoir et l’opinion que nous jugeons “de droit” et que pour cette raison nos régimes inscrivent dans les faits, c’est-à-dire dans les institutions, rien ne nous garantit qu’elle soit fondée en nature, qu’elle ne soit pas le préjugé fondateur, ou précisément, l’opinion particulière de notre régime [44]. » P. Manent fait allusion ici à la situation naturelle du politique dans laquelle les régimes politiques ne distinguent jamais clairement la Loi des Dieux de la Cité et la Loi politique, mais tendent plutôt à maintenir unies les deux sphères de commandement. Si tel est bien le cas, comment alors expliquer la rupture avec le dispositif théologico-politique qui semble au coeur de la situation politique naturelle de l’homme ? La source de la rupture est à chercher dans le déséquilibre introduit par le christianisme dans l’ordre politique caractérisant la situation naturelle. On peut trouver une description classique de cette situation naturelle dans la Politique d’Aristote. Pour bien saisir la nature de la rupture, il est donc nécessaire d’avoir à l’esprit les grands traits de la conception aristotélicienne dessinés par P. Manent dans La Cité de l’homme [45].

Dans son traité, Aristote part de ce qui est premier pour nous : la cité. Or, la cité est comme une matière qui attend d’être déterminée par une forme. Le nom donné à cette forme sera la politeia, soit la constitution de la cité ou, plus précisément, le régime. Le régime incarne toujours une certaine interprétation de ce qu’est le juste. Il est le résultat d’un débat implicite ou explicite sur ce qui est juste ou injuste. Chaque groupe de la cité prend part à ce débat en y présentant sa conception du bien politique. La condition de possibilité de ce débat est qu’aucune conception particulière du bien politique ne puisse prétendre recouvrer entièrement l’» idée » du bien politique. Les biens politiques sont donc incommensurables, parce que l’idée du bien politique demeure à tout jamais hors de portée humaine. Sans la possession de cette idée, on ne peut en effet définir le bien politique supérieur qui serait l’étalon de mesure à partir duquel il serait possible de juger du bien-fondé de chacune des revendications politiques particulières. Les différents groupes politiques de la cité sont donc confrontés à une aporie théorique. Cette aporie théorique est toutefois tranchée par la discussion politique. Devant l’impossibilité théorique de connaître la nature du bien politique supérieur, la pratique politique établit des équivalences entre les biens politiques. Il existe donc une indétermination réelle dans le coeur du politique, indétermination qui ne peut être renversée par la science. L’art politique est vraiment un art dans la mesure où l’homme politique cherche, par la composition, la commensuration la plus exacte possible des biens politiques. Cet exercice est bien sûr très difficile. Il suppose d’examiner d’abord la logique des arguments de chacun des prétendants au pouvoir et de leur montrer qu’ils sont souvent conduits à contredire leurs principes. Cet exercice est néanmoins essentiel, car la discussion politique vise à modérer les revendications de chacun des éléments de la cité pour conduire à l’adoption d’une formule de compromis pratique, c’est-à-dire à la « commensuration pratique des biens incommensurables théoriquement [46] ». Le régime politique naît de ce compromis qui fixe un bien politique autour duquel s’ordonneront tous les autres biens politiques.

Ce dispositif naturel, tel que le décrit Aristote, avançait une solution satisfaisante au problème politique, mais il ne pouvait cependant répondre totalement aux nouveaux besoins créés par l’irruption du christianisme. Avec le christianisme surgissent, en effet, des revendications politiques qui font éclater le dispositif naturel : « De fait, les prétentions de l’Église catholique, mais aussi des différentes sectes protestantes, qui se proclament à l’envi les plus saintes, ou les seules saintes, sont par définition absolument incommensurables à toute autre revendication, comme le salut éternel est incommensurable au salut temporel, comme l’éternité est incommensurable au temps [47]. » Cette revendication de la Cité céleste vient désormais peser de tout son poids sur la Cité de l’homme, de là l’aggravation du problème théologico-politique originel. Ne pourrait-on pas alors objecter à P. Manent que la Cité céleste, loin de peser sur la Cité, n’est pas de ce monde et qu’elle détourne même les êtres humains des affaires de la cité ? P. Manent sait fort bien que le christianisme médiéval est traversé par une « contradiction structurelle » : alors que le christianisme, en vertu de la parole évangélique « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matthieu, XXII, 21), favorise l’autonomie du pouvoir temporel, il n’en éprouve pas moins la tentation d’imposer à la communauté politique la Loi [48]. Dans ce dernier cas, il veut élever la communauté particulière humaine au statut de « communauté universelle réelle » dont l’Église est une préfiguration [49]. Dans cette perspective, l’Église est tenue pour la seule vraie République, car elle est respublica perfecta parce que respublica christiana [50]. Cette contradiction structurelle du christianisme fit redoubler l’intensité du problème théologico-politique qui marquait plus spécifiquement la tradition des religions révélées : le christianisme pouvait en effet donner lieu à la fois à une interprétation qui émancipait la sphère profane et à une interprétation qui tendait à subordonner tout pouvoir temporel à la plenitudo potestatis de l’Église. Il semble que la seconde interprétation domina et que cette domination exacerba, du même coup, les désirs d’autonomie politique que nourrissaient le christianisme et la redécouverte de l’aristotélisme. L’aristotélisme modéré d’un Thomas d’Aquin ou plus radical d’un Marsile de Padoue ou d’un Dante échoua d’ailleurs à fournir un équilibre à cette construction politique instable toujours en quête de sa forme.

Selon P. Manent, l’aristotélisme ne pouvait d’ailleurs qu’échouer, car la prétention fondamentale de l’Église était de détenir un bien surnaturel qui ne se laissait pas mesurer à l’aune des biens politiques naturels tels que la liberté, la justice, la vertu, l’honneur et autres biens semblables. Dans la cité, la définition exacte de ces biens et de leur attribution faisait l’objet d’une discussion permanente. Or, cette dialectique politique constitutive de la cité est paralysée dès lors que le bien surnaturel est reconnu comme éminemment supérieur à tous les autres biens. Avec la Réforme et la Guerre des Religions qui s’ensuivit, le problème théologico-politique fut aggravé par la multiplication des autorités religieuses en conflit les unes avec les autres. La solution moderne à ce problème fut une réponse directe à cette situation devenue politiquement intenable. Le principe de la solution moderne consistera à neutraliser toutes les revendications politiques des biens, aussi bien naturels que surnaturels, pour recomposer le corps politique à partir du libre individu mû par le seul désir de se conserver. Le nouveau pouvoir politique tirera désormais sa légitimité du fait qu’il est le fruit de la volonté individuelle qui construit le pouvoir humain artificiel. Pour asseoir cette nouvelle légitimité, il fallait certes d’abord paralyser l’influence de la surnature sur les affaires politiques, mais il fallait tout aussi bien renverser l’ancienne conception de la nature propre aux Anciens. Cette nature avait été trop liée à la surnature et à la grâce pour ne pas paraître suspecte aux yeux des penseurs de la cité moderne de l’homme. Pour neutraliser efficacement la surnature, il était donc impératif de ruiner la conception ancienne de la nature [51].

On comprend maintenant mieux pourquoi P. Manent est si hostile à la thèse de la sécularisation. Elle tend en effet à masquer la radicale nouveauté du régime moderne en privilégiant la continuité du christianisme dans la modernité. Par ce procédé, elle rend inintelligible le double rejet constitutif de la modernité : rejet de la surnature des chrétiens et de la nature des païens. C’est pourquoi aussi l’interprétation de la sortie moderne du problème théologico-politique est si essentielle dans la genèse de la modernité proposée par P. Manent. La nouveauté moderne est une réponse radicale aux suites douloureuses de la confusion des allégeances entre l’ordre politique et l’ordre spirituel. Dans cette mesure, P. Manent rejoint une position chère à L. Strauss selon laquelle la « colère anti-théologique » d’un Machiavel ou d’un Hobbes et de leurs disciples serait à la source de l’élan moderne vers la cité de l’homme. Si l’on ne tient pas compte de cette révolte contre le christianisme, on en vient immanquablement, comme l’illustre la brillante tentative de M. Gauchet, à faire du christianisme la « religion de la sortie de la religion » au sens où la théologie chrétienne aurait préparé, à son insu, l’avènement définitif de l’autonomie humaine. Le caractère événementiel, voire accidentel, de l’apparition du régime moderne est perdu par une telle tentative qui explore de manière trop abstraite, de l’avis de P. Manent, le déploiement interne et quasi nécessaire des concepts [52]. En d’autres termes, le régime moderne n’était pas inscrit comme une nécessité historique dans le christianisme. Ce n’est qu’après son triomphe que le régime de la liberté moderne s’est perçu comme la réalisation d’un long processus historique.

P. Manent ne s’en tient toutefois pas uniquement au moment de la rupture. Ce qu’il veut avant tout penser, c’est l’essence de la conscience moderne dans l’espoir d’y atteindre l’homme. Son analyse s’infléchit au moment où il explore le contenu positif de la conscience moderne. Il veut montrer comment, par un processus dialectique complexe, la modernité a conservé des éléments de ce qu’elle rejetait et a réorganisé ses éléments selon une logique qui lui était propre. On peut dire d’une manière très abstraite que dans son processus d’émancipation de la religion, la modernité a joué la nature des Anciens contre la surnature ou la grâce, mais qu’en même temps, elle s’est appuyée sur la grâce pour faire surgir son propre concept de liberté à l’égard de la nature. Il faut observer que chacun des termes — la « nature » ou la « grâce » — perd une partie de sa signification originelle lorsqu’il est réinterprété en contexte moderne. Il s’agit ici vraiment d’un processus dialectique où une partie de l’élément nié passe dans l’élément affirmé au prix de sa modification [53].

P. Manent nous fournit un exemple — qui est d’ailleurs plus qu’un exemple — de ce processus dialectique complexe. Il fait allusion à deux vertus qui caractérisent les deux grandes « masses spirituelles » qui ont précédé l’avènement de la modernité [54]. La première est la vertu par excellence des Grecs, c’est-à-dire la magnanimité. Le magnanime est essentiellement l’être humain qui accomplit les plus hautes possibilités de la nature. Il est l’être humain qui réalise l’idéal de l’autarcie philosophique. Le magnanime se suffit en effet à lui-même. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il incarne, aux yeux du chrétien, le modèle même du superbe ou de l’orgueilleux. La vertu chrétienne par excellence — l’humilité — constitue le strict opposé de cette vertu naturelle des Grecs. L’humble de coeur reconnaît, en effet, sa dépendance à l’égard de Dieu et des autres êtres humains. Il ne fait pas dériver sa vertu de la nature, mais bien plutôt de la pure grâce de Dieu. Cette grâce divine transcende les limites imposées à la nature et elle rend ainsi tous les hommes égaux face à la volonté souveraine de Dieu. P. Manent insiste sur le fait que ces deux expériences de l’âme provoquent un conflit d’autorités difficilement surmontable. Survient un lent travail d’érosion mutuelle entre ces deux masses spirituelles représentées par Athènes et l’Évangile. La troisième voie — la voie « moderne » — sera le produit de ce travail d’érosion.

Le moderne naîtra d’abord du rejet de ces deux expériences originaires de l’âme : « L’homme moderne, c’est l’homme qui ne sait être ni magnanime ni humble : cette double négation est sa définition. Il ignore et rejette ces deux vertus qui le rebutent, et même l’indignent, également. Or ces deux vertus répondent aux deux directions principales de l’âme humaine [55]. » Le rejet moderne n’est pourtant pas total. La voie moderne rétablit en effet simultanément une dimension de la magnanimité et une dimension de l’humilité. La philosophie morale de Kant représente l’élément le plus achevé de cette combinaison moderne des expériences de l’âme ancienne et chrétienne. L’homme kantien affirme son autonomie en se donnant à soi-même sa propre Loi. Il veut se libérer de l’hétéronomie à la fois de la nature et de la grâce. L’hétéronomie la plus forte est celle de la nature, c’est d’elle qu’il faut s’affranchir pour affirmer la liberté humaine [56]. La longue histoire de la grâce avait d’ailleurs rendu l’être humain conscient du poids trop contraignant de la nature. La nouvelle expérience de la magnanimité sera donc celle éprouvée dans l’exercice de la domination de la nature. L’homme se suffit désormais à lui-même en affirmant sa maîtrise du monde naturel. Cette émancipation moderne de la nature conduit du même coup à refuser l’inégalité naturelle et à prêcher un nouveau type d’humilité : l’humilité qui pousse l’homme kantien à reconnaître en l’autre homme son frère et en l’humanité universelle sa communauté réelle [57].

Avec Kant, l’homme moderne prend vraiment conscience de lui-même. P. Manent va jusqu’à affirmer que la « “morale de Kant” est la seule doctrine morale nouvelle depuis les Grecs et les chrétiens [58] ». Or, P. Manent cherche en même temps à atténuer la nouveauté morale kantienne : l’expérience kantienne de la liberté autonome n’est pas tant pour lui une invention qu’une recombinaison inédite d’expériences humaines antérieures. Accepter l’originalité absolue de l’invention kantienne reviendrait à admettre ce qui semble, pour P. Manent, l’illusion moderne par excellence : notre humanité n’est plus la même humanité que celle des temps antérieurs, car elle est désormais moderne. Selon cette vue, le règne de l’autonomie kantienne instituerait un nouveau type d’humanité. Concéder ce point, ce serait accepter que l’homme n’est pas nature, mais histoire, et, du même coup, admettre que l’histoire humaine est celle de la conquête de sa liberté dans la négation toujours plus radicale de sa « naturalité ». P. Manent se refuse à faire une telle concession : « Défalquant, en effet, la superbe et l’ivresse qui ont accompagné l’intronisation de l’Histoire et de l’Homme Historique, nous constatons que cette découverte est plutôt une invention qui, loin de révéler un troisième élément inouï, une tierce essence, déplace simplement les rapports que l’homme entretient avec la nature et la loi [59]. » Loin d’être l’attribut de la conscience moderne, la conscience historique est plutôt une « invention », un aveuglement qui masque les choix volontaires de l’homme. L’homme moderne prétend recevoir le « moderne » de l’histoire, alors qu’en fait, le « moderne » est le fruit d’un déplacement délibéré qu’il opère parmi les possibilités naturelles qui lui sont offertes. Dans un passage étonnant, P. Manent dénonce en termes très forts l’illusion de la conscience historique moderne : « En percevant comme un élément objectif, et même comme l’élément suprême de la réalité, simultanément comme l’élément même de sa souveraineté, ce qui est une perspective volontaire, délibérée et arbitraire sur sa propre action, l’homme moderne se livre à l’illusion la plus emphatique qui ait jamais asservi l’espèce pensante [60]. ».

Est-ce à dire alors que la nouveauté historique moderne tout en étant nouvelle ne serait pas en fait si nouvelle que cela ? Plus haut, nous avons souligné le désir de P. Manent de se tenir à équidistance du naturalisme straussien et de l’historicisme heideggerien. Au terme de son enquête, il semble aboutir au constat selon lequel la modernité serait née d’une réinterprétation délibérée et, somme toute, assez arbitraire d’expériences naturelles de l’âme humaine. Cette réinterprétation a eu pour effet de faire tomber dans l’oubli la question de l’homme, puisque désormais l’homme serait pensé entièrement sous la catégorie de l’autonomie, c’est-à-dire à partir de son arrachement à la nature, à sa nature. Ne pourrait-on pas dès lors soutenir que l’intention dernière de P. Manent serait sensiblement la même que celle de L. Strauss : tirer de l’oubli la question de l’homme en montrant à la fois les apories de la conscience moderne et la permanence des expériences premières de l’âme humaine qui résistent au travail du temps ? Mais que faire alors de la distance ouvertement prise à l’égard de ce naturalisme straussien qu’il accuse de ne pouvoir rendre compte avec exactitude du pourquoi de la transformation moderne ?

Avec cette dernière question, nous pénétrons pour ainsi dire dans le noyau dur de la pensée de P. Manent. Son désaccord avec L. Strauss repose sur ce qui constitue les expériences premières de l’âme humaine ou, pour être plus précis, sur l’interprétation finale que l’on doit donner de ces expériences. Cette divergence interprétative se dessine dans l’une des critiques que P. Manent adresse à L. Strauss : ce dernier aurait mal compris le mouvement de radicalisation propre à la modernité, car il n’aurait pas pleinement compris jusqu’à quel point le rejet moderne du christianisme se nourrissait de l’impulsion donnée par l’esprit du christianisme. De l’avis de P. Manent, L. Strauss n’a pas adéquatement tenu compte des transformations introduites par le christianisme dans l’expérience humaine, ce qui explique son incapacité à saisir la modernité comme réponse à ces transformations et aux tensions qu’elles ont engendrées. Ce défaut de compréhension de L. Strauss trouve son explication dans son « naturalisme ». Or, l’expérience chrétienne de l’humilité ne se laisse pas entièrement éclairer par le recours à la nature, elle porte en elle une exigence surnaturelle.

La question rebondit alors. Reconnaître cette expérience de l’âme humaine ne revient-il pas à admettre l’action de la Grâce dans le monde ou, tout au moins, à reconnaître une transformation historique de la condition naturelle de l’homme ? Nous soupçonnons P. Manent de pencher vers la première solution et de penser avec les chrétiens que « l’homme a une nature qui peut être réellement transformée [61] ». En vertu d’un tel point de vue, les deux masses spirituelles, malgré leur opposition, obéissent à un principe unificateur plus élevé : « La Grâce vient compléter la nature. » L’expérience grecque et l’expérience chrétienne constituent le monde proprement humain [62]. Mais cette proposition ne vaut que du point de vue du croyant. L’historien non croyant, prenant au sérieux le christianisme, peut certes voir dans cette religion une force historique qui transforme le monde naturel de l’homme, mais il ne pourra accepter l’harmonie préétablie entre nature et surnature qui repose sur la foi. Autrement dit, il refusera d’admettre sans plus d’examen que l’humilité est une expérience naturelle de l’âme humaine. Ce même historien, guidé par la probité intellectuelle, en viendra à la conclusion que ce n’est pas la modernité, mais bien le christianisme qui, le premier, arrache l’être humain au monde naturel pour le faire pénétrer dans le monde de l’histoire. L’incarnation du Christ est en effet un événement historique qui marque un avant et un après dans l’histoire humaine. En vertu de sa perspective même, P. Manent ne peut dès lors refuser au non-croyant la postulation d’une transformation historique de l’âme humaine.

Il y a donc du nouveau dans le monde humain. L’expérience moderne de l’âme humaine renvoie ainsi à l’expérience chrétienne, elle-même, en rupture avec l’expérience grecque. Sans l’« accident » constitué par le christianisme, pas d’humilité, pas de problème théologico-politique et pas de modernité. S’il veut maintenir la discussion sur un plan profane, P. Manent ne peut donc s’émanciper totalement de la conscience historique moderne. Il doit reconnaître la nouveauté historique radicale du christianisme. La modernité n’est pas que le réarrangement de possibilités naturelles de l’âme humaine, mais bien le réarrangement de possibilités naturelles et de possibilités introduites par la « surnature » ou l’histoire. Le point de vue « antihistoriciste » de P. Manent n’est cohérent que si l’on admet, en fin de compte, que les voies mystérieuses de la Providence s’accordent avec les principes de la philosophie d’Aristote, ou que la grâce vient compléter la nature [63]. Or, du moins du point de vue du non-croyant, rien n’est moins sûr.

La plus grande difficulté de P. Manent est de convaincre son lecteur que l’on peut retrouver le problème originel de la nature de l’homme par les deux voies d’accès que sont la philosophie ancienne et le christianisme. Dans sa polémique contre la modernité, il est conduit à accentuer les traits communs entre ces deux masses spirituelles, mais, en même temps, il ne peut effacer le fait qu’il s’agit dans un cas de la nature et dans l’autre de la surnature, et que le chrétien préférera toujours la grâce à la nature. Ce choix ultime aura un impact sur l’évaluation de la valeur intrinsèque du projet moderne. P. Manent n’a jamais contesté que, durant le xixe siècle et pour une large part du xxe siècle, l’Église catholique se soit radicalement opposée à l’ambition d’autonomie morale et politique des modernes. Il reconnaît par ailleurs que ce combat est désormais perdu et il ne semble pas vouloir le raviver, si ce n’est dans l’esprit de ceux qui ont à coeur le souci de l’âme humaine [64]. En dernière analyse, il considère peut-être même que la tentative moderne de réaliser la Cité de l’homme dans l’oubli de la Cité de Dieu a radicalement appauvri l’expérience humaine et que les contours futurs de la démocratie aperçus dans le présent n’augurent rien de bon à ce chapitre ; mais il sait aussi bien que tout projet de restauration est vain et que l’expérience totalitaire et fasciste nous a fourni, à cet égard, des raisons supplémentaires pour pratiquer la vertu de modération politique [65].

Certains défenseurs contemporains de la démocratie seront prompts à noter que cet accord n’est que circonstanciel et cache peut-être une nostalgie coupable de l’ordre ancien. Ils auront alors manqué le moment tocquevillien de la pensée de P. Manent. L’expérience chrétienne de l’âme est celle de l’humilité et, par conséquent, celle de la reconnaissance de l’égalité de tous les êtres humains devant Dieu par-delà leurs différences naturelles. La Grâce bat en brèche la nature en proclamant cette égalité. P. Manent souligne que la modernité a repris cette idée d’égalité en la détachant de la Grâce pour la lier à la Loi voulue par les hommes. Au coeur de l’expérience moderne, il y a donc l’expérience de l’humilité qui débouche sur la proclamation de l’égalité humaine. C’est cette expérience de l’humilité qui interdit à P. Manent de suivre jusqu’au bout la voie de l’orgueil philosophique des Anciens et la reconnaissance de l’inégalité naturelle qui lui est liée. Loin d’être circonstanciel, son attachement à la démocratie s’enracine dès lors dans une adhésion discrète, mais non moins agissante, au message évangélique. P. Manent partage certes avec Tocqueville les inquiétudes et les tourments pascaliens devant le destin de l’homme, mais, en même temps, il n’est pas loin de voir dans l’égalité et ce, en accord avec son maître, un « fait providentiel » qui indique une direction irréversible à la marche de l’humanité. Par-delà la rupture, une certaine communauté de vue persisterait entre le christianisme et la modernité. Tous deux viseraient une idée de la justice qui disperse les hommes au coeur superbe, renverse les puissants de leurs trônes et élève les humbles.