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Blaise Bachofen se propose, à partir d’une lecture soigneuse des oeuvres politiques majeures de Jean-Jacques Rousseau, de décrire la manière dont sa philosophie politique élabore la figure de ce qu’il nomme le « cercle » (p. 15) de la liberté humaine, cercle à l’intérieur duquel la liberté humaine est considérée tour à tour comme un effet et une cause du politique, « c’est-à-dire de deux points de vue apparemment contradictoires » (p. 15). En digne représentant de la tradition jusnaturaliste, J.-J. Rousseau fait d’abord de la liberté humaine la condition de possibilité fondamentale de tout régime politique, fut-il tyrannique et violent. Ce sont toujours, résume B. Bachofen, « les hommes [qui] se placent eux-mêmes dans des situations de dépendance en cherchant à satisfaire leur désir illimité de jouissance et de puissance sociale » (p. 229). Simultanément, J.-J. Rousseau traite de « chimère » (p. 274) l’abstraction propre au jusnaturalisme moderne d’une liberté naturelle de l’individu susceptible d’exister en marge, voire en dépit du politique. Pour cette raison, le philosophe est d’avis que le politique doit être considéré, non pas seulement comme l’art de « gérer » la cohabitation pacifique des égoïsmes individuels, mais aussi comme la condition sine qua non de possibilité d’une moralité humaine. C’est là, selon B. Bachofen tout le sens paradoxal de la reprise « critique » (p. 36) par J.-J. Rousseau des concepts initialement hobbésiens d’« homme à l’état de nature » et de « droit naturel » : s’opposer à l’ambition moderne d’» enraciner l’anthropologie dans la nature » (p. 34) et poser à nouveaux frais « le problème de l’éducation à la liberté, ou de la culture de la liberté » (p. 268) à laquelle l’homme est naturellement « destiné » (p. 230).

L’hypothèse de départ de B. Bachofen est que la réflexion politique de J.-J. Rousseau, en même temps qu’elle insiste sur l’importance cruciale du politique pour la moralisation de l’homme, est avant tout une « réflexion critique, au sens kantien de l’expression, sur la possibilité même de la philosophie politique » (p. 16) : En quel sens peut-on accorder à la raison humaine de faire de l’ordre politique son objet s’il est admis par ailleurs que cette raison n’est pas la cause de cet objet et quel degré de rationalisation du politique nous est-il permis d’espérer ? Cette réflexion critique de J.-J. Rousseau sur le politique prend, selon B. Bachofen, trois formes distinctes, qui sont autant de manières de s’interroger sur la possibilité et les « conditions d’une restauration de la liberté dans l’ordre politique » (p. 22). L’auteur divise conséquemment son examen du système critique de J.-J. Rousseau en trois parties (chap. I, III, et V) dont il se propose, par des chapitres intermédiaires, de montrer l’imbrication graduelle (chap. II et IV) : une théorie de la société, qui est « une théorie de la constitution pré-politique du lien social », suivie d’une théorie de l’État, qui est un exposé rationnel des principes du droit politique, le tout couronné par une théorie du gouvernement qui contient des réflexions sur « l’art politique » au sens d’« exercice concret du pouvoir » (p. 22). À la fin de son ouvrage, B. Bachofen conclut que la justification rationnelle de l’avènement contingent de l’ordre politique, la fusion ultime de l’ordre politique et de l’ordre des raisons ou de la morale, la synthèse finale des volontés particulières dans la volonté générale et la constitution du sujet-peuple sont autant d’horizons qui définissent pour J.-J. Rousseau la tâche, à la fois pragmatiquement nécessaire et impossible, du politique.

Nous nous contenterons simplement de formuler deux remarques critiques à propos d’un ouvrage dont la thèse principale — que J.-J. Rousseau refuse tout aussi bien de penser séparément ou de confondre le politique et la morale — est à notre avis tout à fait juste. L’interprétation de

J.-J. Rousseau qui est celle de B. Bachofen présente l’intérêt non négligeable de remettre en question certaines des conclusions de la sacro-sainte lecture kantienne du philosophe. En tentant de définir la conception rousseauiste du « Souverain bien » (p. 93), B. Bachofen propose comme autant de réponses possibles « jouissance », « exercice de la liberté » et « recherche de la justice » ou même « vertu » (p. 93). Ainsi conclut-il, et à la différence de Emmanuel Kant, J.-J. Rousseau ne conçoit pas que la liberté véritable, qu’il définit dans le Contrat social comme l’« obéissance à la loi qu’on s’est prescrite », s’oppose à la recherche naturelle du bonheur. Un défaut possible de la critique par B. Bachofen de la lecture kantienne de J.-J. Rousseau est qu’elle ne va pas assez loin. Par exemple, l’auteur définit la morale rousseauiste comme une morale de « la protection des “droits de l’humanité” » (p. 155). Ne faudrait-il pas davantage parler, dans ce cas, de « morale des droits du citoyen » ? Sinon, comment expliquer autrement que, dans les cas très rares où le bonheur d’un groupe de citoyens s’accommode de l’oppression d’autres êtres humains, c’est-à-dire d’un non-respect des « droits de l’humanité », J.-J Rousseau ne le condamne pas dans le Contrat social : « Il y a de telles positions malheureuses où […] le citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes ; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence, j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité ». (Oeuvres complètes, III, p. 431) B. Bachofen note en passant le caractère troublant des apologies par J.-J. Rousseau de Sparte et de Rome, deux villes qui reposent « sur un système esclavagiste » (p. 214) et qui privent « la plus grande partie du peuple de la liberté politique » (p. 214). Il préfère voir dans ces éloges une preuve indirecte du fait que le philosophe ne trouvait dans l’histoire aucune réalisation satisfaisante de son modèle politique idéal, la « souveraineté populaire directe » (p. 223). Comme l’établit indéniablement sa peinture de l’homme de l’état de nature, J.-J. Rousseau reconnaît la primauté du bien sur le juste. Pour cette raison — parce qu’il est un philosophe rigoureux qui ne présuppose rien — la morale n’a pas de valeur en soi au sens où elle demeure à ses yeux un problème : la morale n’est pas naturelle, et J.-J. Rousseau tend à penser que les progrès intellectuels de l’humanité ou la civilisation n’ont pas modifié pour le mieux, du point de vue de la morale, la constitution passionnelle de l’homme. B. Bachofen ne souligne pas suffisamment à cet égard la radicalité de la distinction que J.-J. Rousseau établit entre la bonté naturelle ou la « liberté naturelle » et la vertu, que B. Bachofen décide d’appeler la « liberté véritable » (p. 94, 268). Selon lui, l’homme tel que le définit J.-J. Rousseau est naturellement habité par « un désir de liberté qui non seulement permet le fonctionnement du dispositif législatif républicain, mais en constitue également la fin » (p. 198). L’auteur exagère sans doute le caractère naturellement sociable de l’homme rousseauiste et il ne prend pour cette raison peut-être pas toute la mesure de l’exigence, mentionnée par J.-J. Rousseau, de dénaturer l’homme pour en faire un citoyen. Il prête d’ailleurs au terme « dénaturation » un sens beaucoup plus englobant que J.-J. Rousseau lui-même. B. Bachofen appelle le développement des facultés et des passions de l’homme au cours de l’histoire une « dénaturation » (p. 42), et qualifie de même l’éducation d’Émile (p. 271). J.-J. Rousseau réserve plutôt ce terme à la désignation du processus par lequel un homme initialement un est fait citoyen, c’est-à-dire partie d’un plus grand tout. Pour lui, l’éducation d’Émile diffère de l’éducation civile du citoyen en ce qu’elle est l’éducation d’un « sauvage fait pour habiter les villes ». Ceci implique qu’Émile doit être libéré complètement de toute dépendance à l’opinion publique. La dépendance du citoyen à l’opinion publique doit, à l’inverse, être rendue totale. Il faut, écrit J.-J. Rousseau dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, accoutumer le jeune citoyen « à désirer l’approbation publique ». Certes, le philosophe admet que l’obéissance aux lois civiles comporte éventuellement des avantages pour l’homme forcé de vivre en société, avantages dont le moindre n’est pas de permettre à l’homme social de retrouver, grâce à l’artifice politique, le bonheur que procure le sentiment moral d’unité. Seulement, les avantages liés à l’obtention de ces biens quasi métaphysiques sont lointains, et les différents biens physiques qui s’offrent à l’homme social dans le présent, comme les discours des prêtres, des philosophes et des moralistes qui minent l’autorité de la loi positive par de séditieuses critiques, risquent toujours de le détourner de l’obéissance aux lois. En fait, l’obéissance à la loi est si problématique et si fragile pour J.-J. Rousseau, et son point de vue si peu moraliste, qu’il s’accordait avec Thomas Hobbes pour considérer la discrimination du juste et de l’injuste opérée par le souverain politique comme sans appel d’aucune sorte. Dans cette perspective, dire de J.-J. Rousseau qu’il professe un « amoralisme » (p. 154), tentation contre laquelle B. Bachofen veut pourtant nous mettre en garde, semble vraiment le moins que l’on puisse dire.

B. Bachofen considère que « c’est sur la question du fondement naturel de la propriété que se joue l’essentiel de la rupture de Rousseau avec la tradition contractualiste, et que sa critique de l’anthropologie naturaliste produit ses principaux effets » (p. 100). Il montre que chez ce philosophe, et contrairement à John Locke, le concept de droit naturel sert à ébranler la légitimité de la propriété foncière, car J.-J. Rousseau démontre que les premiers hommes, solitaires, privés de langage et de prévoyance, ne pouvaient avoir eu l’idée de « propriété ». Certes, enchaîne B. Bachofen, contrairement à Karl Marx, J.-J. Rousseau justifie tout de même rationnellement le droit de propriété. Cependant, dans son Discours sur l’inégalité et surtout dans son Contrat social, il fragilise indéniablement la légitimité de la propriété foncière. À ce propos, de l’avis de B. Bachofen, la meilleure preuve du caractère « contingent » (p. 97) de la propriété foncière pour J.-J. Rousseau est « l’existence de “nations sauvages” qui, tout en étant pleinement civilisées, ignorent la propriété foncière » (p. 129, nous soulignons). Il n’est pas sûr que B. Bachofen ait raison d’affirmer comme il le fait que les sociétés de chasseurs-cueilleurs étaient formées d’humains aux facultés tout à fait développées. J.-J. Rousseau déclare dans son Discours sur l’inégalité, sur ladite période : « cette période du développement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre l’indolence de l’état primitif et la pétulante activité de notre amour-propre, dut être l’époque la plus heureuse et la plus durable » (Oeuvres complètes, III, p. 171). De fait, c’est seulement pour la période venant après que l’humanité a découvert l’agriculture et la métallurgie, et que des revendications pour la propriété des sols commencent à se faire entendre et introduisent un nouveau type de droit, que J.-J. Rousseau s’autorise à affirmer, dans son Discours sur l’inégalité : « Voilà donc toutes nos facultés développées, la mémoire et l’imagination en jeu, l’amour-propre intéressé, la raison rendue active et l’esprit arrivé presque au terme de la perfection dont il est susceptible » (Oeuvres complètes, III, p. 174). Dans le même sens, le philosophe ne nie jamais qu’il soit utile à un d’avoir des provisions pour deux. Ce qu’il affirme, c’est que, pour son bonheur, l’homme un peu stupide des sociétés de l’âge d’or l’ignorait. Par conséquent, peut-on vraiment affirmer que la rivalité sociale causée par l’introduction de la propriété privée, qui rend nécessaire l’établissement des sociétés politiques, est « le résultat d’une configuration historique contingente » (p. 99). Cette rivalité, comme le développement des facultés humaines, semblent être, pour J.-J. Rousseau, inévitables. Est contingent uniquement le moment où elles surviennent. Voilà probablement la vraie raison, que manque d’apercevoir B. Bachofen, pour laquelle J.-J. Rousseau situe toute sa réflexion politique « dans l’hypothèse d’une société connaissant la propriété foncière » (p. 149). Parce qu’il croit que la société des chasseurs-cueilleurs « offrait aux hommes toutes les possibilités de cultiver leurs facultés intellectuelles et morales » (p. 155), B. Bachofen peine à expliquer la décision de J.-J. Rousseau de présenter sa théorie politique sous la forme d’un contractualisme dont la fin rationnelle avouée est « la préservation de l’institution de la propriété foncière » (p. 156). Pour se sortir de cette impasse, il a l’audace interprétative extrême de suggérer que l’état de guerre ou « conflit perpétuel » décrit par J.-J. Rousseau à la fin du Second Discours, et qui précède la ratification du premier contrat, n’est pas ordonné à la description d’un état historique réel et « pré-juridique », mais plutôt à l’évocation symbolique du « conflit infra-juridique » (p. 157) qui oppose perpétuellement « dans les sociétés déjà soumises à des lois, les propriétaires aux non-propriétaires » (p. 157). On comprend maintenant la raison pour laquelle B. Bachofen était si tranchant, plus à notre avis que J.-J. Rousseau lui-même, dans sa critique du droit de premier occupant, lequel recèle en quelque sorte le germe le plus naturel du droit positif de propriété. Si une forme diluée de propriété foncière pouvait exister avant l’établissement des sociétés politiques, alors B. Bachofen aurait été forcé d’admettre la possibilité d’un état de guerre pré juridique. Dans son esprit, le droit positif doit être la cause, et non pas l’effet, de l’état de guerre. Cette affirmation, au premier abord paradoxale, n’est pas complètement fausse selon nous. Nous voudrions toutefois la nuancer. Nous croyons qu’il y a bel et bien pour J.-J. Rousseau un état de guerre qui précède l’établissement des premières sociétés politiques et qui est la véritable cause efficiente de la création du droit positif. Cependant, comme le souligne avec force B. Bachofen, J.-J. Rousseau ne considère pas que l’invention du droit positif permet réellement de mettre un terme à l’état de guerre. L’intention du philosophe dans son Discours sur l’inégalité est précisément de présenter ce droit comme l’arme la plus efficace mise au point par les riches pour paralyser les démunis en recouvrant d’un vernis de légitimité une exploitation d’autant plus insidieuse et brutale qu’elle pourra s’opérer désormais sans entrave sous le couvert des caresses et des politesses. « Nous sommes trompés, disait J.-J. Rousseau, par l’apparence du correct ».