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Cet ouvrage découle d’un séminaire de l’École nationale d’administration publique (ÉNAP) portant sur les « retrouvailles entre la France et le Québec des années 1960 » (p. 14) tenu à l’automne 2001. L’hôte de ce séminaire, Bernard Dorin, Ambassadeur de France, et, à ce moment-là, professeur invité à l’ÉNAP, « a accepté de témoigner au sujet de son implication dans le groupe de pression du Québec à Paris » (p. 14). « De semaine en semaine, un ancien premier ministre, M. Jacques Parizeau, plusieurs anciens ministres, des hauts fonctionnaires de l’époque, la plupart des délégués généraux qui se sont succédé à Paris depuis 1961, des observateurs de la scène politique et quelques historiens ont joué le rôle d’interlocuteurs privilégiés. En confrontant leurs points de vue avec les idées développées par l’ambassadeur ainsi placé sur la sellette, ils ont contribué à jeter un éclairage multiple sur les divers événements de cette époque charnière » (p. 14). Ce « Lobby » regroupait, autour de B. Dorin et Philippe Rossillon, un cercle restreint de hauts fonctionnaires français voués à la promotion et à la défense des intérêts du Québec en France.

Je dois avouer d’emblée que j’ai lu l’ouvrage de Paul-André Comeau et Jean-Pierre Fournier avec les lunettes de celui qui a vu à l’oeuvre « Le Lobby du Québec à Paris ». Il s’agissait plutôt, pour paraphraser les auteurs, du Lobby de l’Acadie à Paris. En effet, mes années d’études à Paris m’ont amené à fréquenter l’association Les Amités acadiennes dont le président fondateur était Philippe Rossillon. Il sera remplacé à sa mort par B. Dorin. De retour en Acadie, j’ai pu, en tant que président de la Société nationale de l’Acadie, mesurer l’efficacité du « Lobby » pour la cause de l’Acadie en France. J’ai donc rencontré à de multiples reprises P. Rossillon tant à Paris qu’en Acadie.

P. Rossillon étant décédé, B. Dorin demeure le seul survivant du « tout petit noyau du lobby francophone » (p. 23). Je peux comprendre que les auteurs de l’ouvrage l’ont longuement interviewé pour connaître le point de vue français sur les relations privilégiées entre le Québec et la France, et connaître les dessous du fonctionnement du « Lobby ». Ce livre, de l’aveu même de ses auteurs, est « centré sur le témoignage de l’ambassadeur Bernard Dorin » (p. 10). Sa seconde partie est constituée d’un entretien entre P.-A. Comeau et B. Dorin. Ce dernier occupe donc la place centrale d’un ouvrage que je pourrais qualifier de bancal. En effet, la première partie repose sur plusieurs témoignages d’acteurs tels Jacques-Yvan Morin, Yves Michaud, Jean Chapdelaine, Claude Roquet, etc. qui s’avèrent une source d’information variée lorsqu’il s’agit de connaître le point de vue québécois. En revanche, seul B. Dorin présente la version française des faits. De plus, les auteurs n’ont pas, à toutes fins utiles, consulté des ouvrages pertinents ni les archives canadiennes et françaises afin de vérifier la véracité des propos de B. Dorin. L’ouvrage contient une courte bibliographie mais presque pas de références bibliographiques.

Paul-André Comeau et Jean-Pierre Fournier ont eu une confiance quasi aveugle en leur principale source d’information. Malheureusement pour eux, la lecture de leur ouvrage montre qu’ils ont eu tort. Je donnerai comme exemples deux cas où les propos de B. Dorin relèvent de l’affabulation ou carrément du mensonge.

B. Dorin affirme que c’est lui et P. Rossillon qui, malgré l’hostilité du Quai d’Orsay, ont pu, avec l’aval de l’Élysée, faire en sorte que des stagiaires québécois puissent être admis à l’École nationale d’administration (ÉNA). « M. Burin des Roziers (secrétaire général de la présidence) m’a donc procuré l’ordre de mission et Jean-Marc Léger et André Bachand m’ont présenté à M. Gérin-Lajoie. La signature s’est faite dans la foulée et l’ensemble n’a pas demandé plus d’une heure de temps dans mon souvenir. Dès la rentrée suivante, un certain nombre de stagiaires québécois sont venus comme élèves à l’ÉNA » (p. 70).

Toujours selon B. Dorin, ce privilège ne concernait que les Québécois et nullement les autres Canadiens. Un simple coup d’oeil à l’annuaire des anciens élèves de l’ÉNA nous apprend que c’est en 1964 — Promotion « Stendhal » février 1963-mai 1965 — que des auditeurs étrangers y furent admis pour la première fois. Ils étaient 26 dont un seul du Canada ! Plusieurs fonctionnaires fédéraux, québécois et néo-brunswickois fréquenteront l’ÉNA au cours des années. Il n’est pas aisé de les départager entre eux, puisque l’École les identifie comme provenant tous du Canada. Il est donc difficile de croire que le Quai d’Orsay était « hostile » (p. 68) à la présence de Québécois à l’ÉNA alors que rien n’indique que le gouvernement fédéral s’y soit opposé. Bien au contraire, le Canada, à l’instar de nombreux pays tels la Grande-Bretagne, l’Australie, les États-Unis et l’Allemagne, envoie toujours à l’ÉNA chaque année un certain nombre de ses fonctionnaires comme auditeurs étrangers. Le moins que l’on puisse dire de cette affaire est que B. Dorin a enfoncé une porte largement ouverte puisque l’ÉNA avait déjà créé un cycle étranger pour y accueillir des fonctionnaires d’un peu partout dans le monde.

Les auteurs relatent un incident qui se serait déroulé à l’occasion « des visites alternées des premiers ministres de France et du Québec » (p. 124). B. Dorin affirme être intervenu auprès de son ministre, Claude Cheysson, pour empêcher « que le premier ministre du Canada vienne accompagner le premier ministre français » lors de sa visite officielle au Québec : « C’est l’une des deux circonstances où j’ai été amené à offrir ma démission à mon ministre parce que je considérais que c’était un recul majeur sur ce qui avait été décidé en 1977. Finalement, Cheysson a cédé, tout en me traitant de tous les noms, et Ottawa n’a pas insisté » (p. 125). Toujours à cette occasion : « Ensuite, Ottawa a voulu banaliser cette visite au Québec par une visite au Nouveau-Brunswick. Mais le premier ministre français Pierre Mauroy (sic) s’y est opposé » (p. 125). Qu’en est-il dans la réalité ? Il faut replacer les choses dans leur contexte. Il est plausible que B. Dorin puisse être intervenu auprès de son ministre parce qu’il occupait à ce moment-là, de 1981 à 1984, le poste de Directeur d’Amérique au ministère des Affaires étrangères. Mais il est faux de prétendre que le premier ministre, Pierre Maurroy, a refusé de se rendre au Nouveau-Brunswick lors de son passage au Québec. Compte tenu des fonctions de B. Dorin durant cette période, il a été directement impliqué dans la préparation du programme de la visite du premier ministre français. Si les auteurs avaient poussé un peu plus loin leur curiosité et consulté quelques ouvrages incontournables sur les relations entre la France et le Canada francophone, dont celui de Robert Pichette, L’Acadie par bonheur retrouvée. De Gaulle et l’Acadie, ils auraient pu y voir, à la page 223, une photo accompagnée de la mention suivante : « Le premier ministre Pierre Maurroy est accueilli à l’aéroport de Moncton, le 26 avril 1982, par le maire de Dieppe, M. Clarence Cormier ». La photo est tirée du journal acadien L’Évangéline.

C’est toute la crédibilité de l’ouvrage de P.-A. Comeau et J.-P. Fournier qui se retrouve, du coup, remise en question. Pourtant, les auteurs n’ont pas manqué de ressources tant humaines que financières. Ils ont bénéficié d’une « subvention du cabinet du premier ministre du Québec » (p. 16) pour la publication de leur ouvrage. « Le ministère des Relations internationales a accueilli les participants au séminaire placé sous la responsabilité de l’ÉNAP » (p. 16). Les auteurs, deux anciens journalistes, auraient été bien avisés de vérifier leurs sources d’information plutôt que de se comporter en pied de micro et de faire écho aux propos d’un Ambassadeur de France qui semble se complaire dans le révisionnisme. Ils auraient bien fait de laisser son « Excellence » dans les limbes de l’histoire.