Recensions

Six penseurs en quête de liberté, d’égalité et de communauté. Grant, Innis, Laurendeau, Rioux, Taylor et Trudeau de James P. Bickerton, Stephen Brooks et Alain-G. Gagnon, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2003, 188 p.[Notice]

  • Jean-Philippe Warren

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  • Jean-Philippe Warren
    Université Concordia

Avant de commencer la critique de cet ouvrage, d’en révéler les failles ou d’en distinguer les qualités, il importe de souligner à quel point l’entreprise de rassembler dans un même volume des auteurs canadiens-français et canadiens-anglais est louable, à quel point une telle entreprise s’avère opportune à un moment où l’on commence à comprendre le parallélisme des parcours intellectuels des philosophes, des moralistes et des politicologues canadiens de langue française et anglaise, par delà certaines nuances de pensée qu’on ne peut pas ne pas reconnaître. Ce qui est curieux de l’histoire intellectuelle canadienne, c’est cette ligne de démarcation linguistique qui, sauf de rares exceptions, la coupe en deux de manière radicale, sans que cela n’éloigne vraiment les deux traditions l’une de l’autre. Il semble que ce long divorce, que chaque décennie semble avoir voulu consommer à nouveau frais, n’ait pas suffi à rendre ces traditions de pensée complètement étrangères. Il y a là un fait à méditer. Ce livre nous en offre l’occasion. En faisant le choix de six intellectuels canadiens, les auteurs s’exposaient forcément à la critique. Il est fort étonnant, par exemple, de ne pas retrouver le chanoine Lionel Groulx dans la liste de ceux dont les idées ont exercé « l’influence la plus profonde sur la pensée politique des Canadiens et des Québécois ». Il l’est autant d’y retrouver le nom d’Harold Innis, un homme, de près de 20 ans l’aîné d’André Laurendeau, dont l’influence s’est surtout fait sentir dans les milieux de la recherche universitaire. On se demande aussi pourquoi les auteurs n’ont pas voulu faire place à au moins une femme, alors que l’une des révolutions sociales les plus importantes des deux dernières générations, on l’accordera sans peine, a sans aucun doute été la révolution féministe. Enfin, alors que les trois intellectuels canadiens-anglais choisis ont fait carrière à l’université, seul Marcel Rioux, parmi les trois intellectuels canadiens-français, fut professeur, ce qui tend à déséquilibrer l’ensemble ; d’autant plus que ce dernier, après des travaux anthropologiques remarquables lors de son passage au Musée de l’Homme, a produit des oeuvres scientifiquement pauvres, quoique intellectuellement stimulantes. Choisir de s’intéresser aux traditions intellectuelles canadiennes est une entreprise vaste et difficile. Ira-t-on dire qu’elle est vaine ? Faudra-t-il répéter, après l’historien Frank Underhill, que « l’histoire canadienne est ennuyeuse comme la pluie » ? Sans aller jusqu’à affirmer, comme le font les auteurs en citant le plat Industry and Humanity de Mackenzie King, que « la vie politique canadienne a donné naissance à des idées grandioses », il n’en reste pas moins qu’elle est originale à plus d’un titre, elle qui s’est située spontanément au carrefour des influences françaises, britanniques et américaines. De fait, il est possible de s’imaginer que les réponses données par l’histoire canadienne récente à la question de la tolérance des communautés culturelles et du respect des droits humains, question moderne s’il en est, peuvent devenir des sources d’inspiration pour le reste du monde, comme l’indiquent les nombreux regards portés sur notre saga constitutionnelle et l’attention soutenue aux travaux d’un Will Kymlicka, d’un Michael Ignatieff ou d’un Charles Taylor. Ce dont le Canada semble vouloir témoigner, ce n’est ni de la passion du compromis, ni de la certitude des principes, mais c’est une étrange combinaison des deux, quelque chose qui emprunte tout à la fois à l’individualisme et au communautarisme, à la liberté et à l’autorité, à la raison et aux symboles. Les six figures de pensée de l’ouvrage sont de parfaits exemples d’une telle dialectique à l’oeuvre dans l’histoire canadienne. Chaque vignette nous présente les déchirements, les va-et-vient, les oscillations et les vacillements d’une même pensée. …