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Quelle place devrait occuper la religion au sein des institutions publiques ? Cette question est au coeur des interrogations qui traversent aujourd’hui les sociétés multiculturelles dites sécularisées, particulièrement lorsqu’il est question de baliser les pratiques d’intervention en contexte multiculturel et multiconfessionnel. Parmi les apports en provenance de la littérature présente en sociologie politique et en science politique, le concept de « culture publique commune » me semble être particulièrement pertinent pour comprendre la place qu’occupe la religion au sein des organismes et des institutions publiques. On peut comprendre la culture publique commune comme étant l’ensemble des valeurs et des normes caractérisant la vie publique d’une société démocratique. Ayant émergé au cours des années 1980 au Québec, le concept de culture publique commune sert de point de référence pour comprendre et résoudre les problématiques qui traversent la vie publique d’une société. Plus précisément, selon Gary Caldwell, la culture publique commune comprend notamment les droits et libertés, les fondements sous-jacents à la démocratie et certaines croyances communes, de même que les devoirs et les vertus civiques (2001 : 31 et suiv.). Depuis quelques années, particulièrement depuis la parution en 2008 de l’ouvrage Du tricoté serré au métissé serré. La culture publique commune au Québec en débat (Gervais et al., 2008), le concept a gagné en popularité dans les milieux universitaires intéressés aux enjeux sociopolitiques, notamment lorsqu’il est question de réfléchir aux enjeux de diversité culturelle et religieuse.

Dans cet article, je m’intéresse à la place qu’occupe la religion au sein de la culture publique commune québécoise, afin de voir comment on peut envisager la place d’une religiosité encadrée au sein des institutions publiques. Plus précisément, il s’agit de voir si l’action publique, comprise comme étant l’ensemble des normes et des pratiques liées aux interventions présentes au sein des organismes publics ou parapublics, de même qu’au sein des institutions relevant de l’État (principalement dans les domaines de l’éducation, de la santé ou de la grande fonction publique), peut accorder une place à la religion et, si oui, à quelle(s) condition(s). Plus précisément, on peut dire que l’ensemble des décisions prises par des agents publics et l’ensemble des politiques et règlements qu’ils adoptent représentent cette action publique. Concrètement, celle-ci n’est pas associée à une ou des personnes en particulier, c’est plutôt le fait de la mise en oeuvre quotidienne de la mission d’une institution publique. Par exemple, ce n’est pas le directeur général d’une unité professionnelle publique qui prend une décision, c’est la direction générale, c’est-à-dire le service administratif de direction générale, représentant une continuité dans le temps, au-delà des personnes qui y travaillent. Sur le plan juridique, cette action publique est possible parce qu’elle est le fait d’institutions représentant des personnes morales de droit public (Garant, 2017 : 98 et 129). Caractérisée par une certaine autodétermination quant à la poursuite et la réalisation de sa mission, une institution publique possède ainsi sa personnalité juridique propre et est donc responsable à ce titre d’agir dans le respect des lois en vigueur. En ce sens, l’action publique est redevable sur le plan du droit et peut faire l’objet de poursuites juridiques. Il convient de distinguer cette action publique de l’espace public (ou sphère publique), qui, pour sa part, désigne l’ensemble de la vie publique, par opposition à la vie privée.

On peut dire que le 11 septembre 2001 constitue un tournant concernant les réflexions sous-jacentes à la place qu’occupe et devrait occuper la religion au sein de l’action publique d’une société dite libre et démocratique. Selon Philippe Portier, ces attentats terroristes ont opéré une « rupture de la compréhension » concernant, notamment, l’expression du religieux dans la sphère publique occidentale (2014 : 25). Aussi, les attaques et les attentats terroristes survenus à Madrid en mars 2004, à Londres en juillet 2005, à Ottawa en octobre 2014, à Paris en janvier et en novembre 2015, à Bruxelles et à Nice en mars et en juillet 2016, tous commis au nom de l’islam, ont engendré, entre autres, un contexte d’insécurité dans lequel les décideurs publics occidentaux sont de plus en plus sensibles aux demandes de mesures plus strictes et restrictives concernant l’expression du religieux. En conséquence, la religion – et plus directement la religion musulmane – constitue désormais une « problématique » au programme des décideurs publics, particulièrement depuis le tournant juridique de l’affaire des foulards[1], survenue en 1989 en France, et le contexte de tension sécuritaire que cela a engendré (Amiraux, 2012 : 148). Selon Valérie Amiraux (2012), la question du hijab et plus largement celle de l’islam dans les sociétés occidentales sont devenues incontournables au sein des sciences sociales lorsqu’il est question de diversité religieuse et culturelle. D’ailleurs, des questionnements surviennent concernant la présence de possibles conflits entre certaines normes étatiques, telle la laïcité, et religieuses, telle l’obligation de porter le hijab pour des femmes musulmanes[2].

Une des particularités de cette problématique de la religion au sein de l’action publique des sociétés multiculturelles démocratiques est le fait qu’elle se manifeste au sein d’États de droit (ou « États constitutionnels »). Ces deux composantes – État et constitutionnalisme – constituent le terrain de jeu institutionnel actuel des discussions et des débats sur les contours que devrait prendre l’action publique, deux composantes qui se sont d’ailleurs développées sous le prisme de la modernité occidentale. Il est alors possible que ces deux « plaques tectoniques » de la démocratie occidentale soient en mutation dans nos sociétés traversées par une modernité avancée (Beck 2008 ; Portier, 2016 : 17).

D’une part, on considère généralement l’État comme le seul détenteur de la souveraineté territoriale (Beaud 1994 : 14). C’est en se fondant sur cette souveraineté que le droit de l’État établit les normes institutionnelles qui ont préséance, sur le plan juridique, sur d’autres types de normes, notamment religieuses. En ce sens, le concept d’action publique permet d’envisager le droit comme intimement lié à l’État et, par conséquent, libre d’attachement vis-à-vis des institutions religieuses, à la fois sur le plan institutionnel et en termes de politique publique[3]. Cependant, cette conception de l’action publique, moderne et stato-centrée, s’est développée dans des contextes où les populations étaient traversées par un processus de mondialisation nettement moins prononcé qu’aujourd’hui. En d’autres termes, le terrain de jeu sur lequel se base cette conception de l’action publique a considérablement changé. Les sociétés contemporaines sont marquées par le fait du pluralisme, c’est-à-dire qu’elles sont désormais formées d’individus qui ont des conceptions de la vie bonne parfois radicalement différentes (Rawls, 1993 ; Maclure, 2008 ; Leuprecht, 2011). Selon Olivier Beaud, on assiste aujourd’hui à une remise en question de plus en plus prononcée du pouvoir étatique ; le monopole de l’État quant à la normativité publique est contesté (Beaud, 2012).

D’autre part, on comprend généralement le constitutionnalisme comme une caractéristique fondamentale de l’État de droit (Beaud, 1994 : 208). Le contrôle judiciaire des lois est devenu, au cours du XXe siècle, surtout depuis l’adoption de différents outils juridiques visant la protection des droits de la personne, un élément important de l’État dit « démocratique ». Parmi ces droits de la personne, on trouve celui relatif à la liberté de religion. Or, il semble que le contrôle judiciaire lié à ces instruments de protection des droits de la personne soit remis en question dans un contexte d’insécurité où il y a de plus en plus de demandes pour un encadrement serré de l’expression religieuse, et où l’on s’interroge désormais publiquement sur la pertinence de protéger celle-ci[4].

Dans cet article, je défends l’idée selon laquelle la culture publique commune, telle que comprise dans une société libre et démocratique, peut inclure la religion au sein de l’action publique, à la condition que la religion ne soit pas considérée comme étant une norme fondationnelle de l’action publique, mais plutôt un outil d’intervention parmi d’autres afin de servir celle-ci. Afin de soutenir mon argument, je vais d’abord situer mon propos dans le cadre des considérations relevant de la sociologie des religions et de la sociologie politique concernant le contexte sociopolitique de la culture publique commune au Québec, en m’intéressant aux enjeux de sécularisation et d’interculturalisme. Ensuite, je vais distinguer deux conceptions possibles relatives à la place de la religion au sein de l’action publique, soit la religion comme fondement normatif de l’action publique et la religion comme outil d’intervention de l’action publique. Je démontrerai dans un premier temps que la première conception n’est pas possible si l’on veut respecter la culture publique commune au Québec, particulièrement lorsqu’il est question de laïcité. Dans un second temps, je soutiendrai que la deuxième conception reste possible tout en défendant une culture publique commune, en discutant de pratiques d’intervention sociales publiques, dans une perspective praxéologique. Dans cet article, je propose donc une lecture nuancée des enjeux de diversité culturelle et religieuse qui s’éloigne de deux positions tranchées au regard du religieux dans l’espace public : la position d’exclusion stricte, qui consiste à tenter d’évacuer la religion de la vie publique, et la position d’inclusion sans condition, qui consiste à accepter de manière acritique la présence du religieux au sein de l’action publique.

La culture publique commune au Québec : entre sécularisation et interculturalisme

On constate régulièrement que les représentations publiques du religieux tendent à présenter les divers phénomènes qui y sont associés soit comme relevant de la sphère privée, soit comme étant « dépassés ». En ce sens, on peut dire que les sociétés occidentales démocratiques sont traversées par un important processus de sécularisation, qui marque à la fois les pratiques sociales et les narratifs sociaux dominants. On définit généralement la sécularisation comme un processus qui conduit à une baisse progressive de la pratique religieuse (Bobineau et Tank-Storper, 2012 : 59-64). Dans cette perspective, la sécularisation renvoie à la perte de pertinence sociale et culturelle de la religion. Lorsqu’il est question de la place de la religion au sein de l’action publique, l’idée d’une réapparition de l’expression religieuse dans la sphère publique est bien présente (Beyer, 2010 : 190-191 ; Ahdar et Leigh, 2013 : 4-5). Cette idée est notamment basée sur le fait que les sociétés occidentales ont été traversées, au cours du XXe siècle, par une progressive diminution de la pratique religieuse. L’avènement de la modernité, accompagnée d’une individualisation croissante et d’une rationalisation des conduites, semble conduire à un « dépouillement des dieux » (Hervieu-Léger, 1996b : 37).

La culture publique commune à l’épreuve d’un retour du religieux ?

Selon une thèse popularisée dans la seconde moitié du XXe siècle, on aurait alors eu tendance à associer « sécularisation » à « sortie de la religion ». Cette idée d’une sortie de la religion est développée de manière plus approfondie au cours des années 1960 par plusieurs auteurs anglo-saxons s’appuyant sur l’idée suivant laquelle il existe un affaiblissement important de la religion en raison de la modernisation des sociétés[5] (Berger, 1967 ; Luckmann, 1967 ; Dobbelaere, 1981 ; voir également Bobineau et Tank-Storper, 2012 : 59-61). On peut dire en ce sens que la sécularisation représente un processus voulant que la religion ne constitue plus le code de sens global qui s’impose à tous dans les sociétés occidentales modernes (Hervieu-Léger, 1996a : 13). Cette thèse est fondée en grande partie sur le fait que la modernité occidentale est caractérisée par une rationalité pensée en point de friction avec la religion. La rationalité moderne suppose en effet l’impératif de l’adaptation cohérente des moyens aux fins que l’on poursuit, postulant une rationalité et une autonomie d’un sujet capable d’interagir avec son monde (Hervieu-Léger, 1999 : 29 ; Beaman, 2008 : 108 ; Portier, 2010).

Or, ces certitudes « sécularistes » sont remises en question au cours des années 1980 et 1990, notamment par la prolifération des nouveaux mouvements religieux. En ce sens, José Casanova (1994) défend l’idée d’une « déprivatisation » de la religion dans le contexte de la modernité avancée afin d’expliquer l’irruption du religieux dans les débats publics, notamment celui concernant le port de vêtements religieux dans les établissements publics. Pour sa part, Karel Debbeleare (1981) nuance la notion de sécularisation en y associant trois dimensions : la dimension institutionnelle, qui est reliée à un processus de mise à distance des pouvoirs publics par rapport aux pouvoirs religieux ; la dimension culturelle, avec une préférence marquée pour l’ici-bas devant l’au-delà ; et une dimension strictement religieuse, accompagnée d’un déclin des pratiques religieuses. Ainsi, plutôt que d’assister à la « fin de la religion », la modernité occidentale contribue à transformer le religieux, celui-ci se diversifiant et s’individualisant fortement. De l’avis de Solange Lefebvre (2009 : 210), ce sont effectivement les religions qui se sont largement adaptées à la réalité moderne, et non l’inverse. Il serait alors question d’une modernité religieuse où, « plutôt que la dimension institutionnelle et contraignante des religions, c’est le choix volontaire pour une voie balisée » qui pourrait décrire le religieux contemporain (ibid.).

Selon plusieurs sociologues des religions, il existe trois grandes tendances de la religiosité contemporaine. La première fait référence à l’individualisation et à la subjectivisation de la croyance. La modernité religieuse consacre un affaiblissement des régulations institutionnelles de la religion combiné à un éclatement des modalités du croire[6]. Elle a donc des « effets dissolvants » sur le religieux. On peut observer une baisse de l’influence sociale et publique de la religion, baisse qui ne signifie pas automatiquement disparition de celle-ci (Willaime, 2010 : 98-100). L’expression du religieux est alors en lien avec un individu revendiquant son originalité, son autonomie et sa sincérité, délaissant les attachements institutionnels ou communautaires. Avec le développement de cette individualisation religieuse se déploie un mode de régulation du croire personnalisé où les institutions religieuses ont de moins en moins d’autorité sur le contenu de la croyance[7]. La deuxième, l’« émotionnalisation » du religieux, est une autre tendance reliée aux effets « dissolvants » de la modernité. Ainsi, selon Olivier Bobineau et Sébastien Tank-Storper, « la religion ne se présente plus comme un cadre général d’emprise, régulé par un appareil dispensant le vrai, le juste et le défendu ; elle est d’abord et avant tout un dispositif de croyances et de pratiques que les personnes doivent “ressentir” dans leur propre vie » (2012 : 93). C’est avant tout parce qu’elles sont vécues telle une expérience que les croyances religieuses contemporaines prennent sens dans la vie des croyants. Suivant la troisième tendance finalement, ces mêmes croyances sont le plus souvent orientées vers l’ici-bas, vers ce monde-ci. Le centre de gravité du croire est alors tourné vers la recherche de son agencement avec le système de valeurs utilisé par l’individu afin de le guider au quotidien. En d’autres termes, le « salut est dans le monde » et non plus dans l’après-monde (ibid. : 97).

Charles Taylor estime que ces grandes tendances contemporaines du religieux correspondent au déploiement d’un « cadre immanent » qui circonscrit les conditions du croire aujourd’hui. Pour lui, la « sécularité » des sociétés occidentales contemporaines est associée à un développement sociétal « qui nous fait passer d’une société où la croyance en Dieu n’est pas contestée, et apparaît de fait non problématique, à une société où l’on envisage seulement celle-ci comme une option parmi d’autres et, qui plus est, une option qui ne va pas de soi » (2011 : 15). Le cadre immanent renvoie en ce sens à une société où les divers fondements reliés aux modalités de la croyance, et aussi de la non-croyance, sont orientés vers l’ici-bas, vers l’immanence, délaissant par conséquent la transcendance et l’au-delà[8]. Le cadre immanent renvoie également à l’idée selon laquelle il est raisonnable de penser qu’il existe un ordre immanent sur la terre, où les individus sont capables d’expliquer et de comprendre celui-ci dans leurs propres termes, sans faire référence à des explications surnaturelles (ibid. : 37). L’apogée de ce cadre immanent survient durant la révolution culturelle des années 1960 au sein des sociétés occidentales. Cette période, qui correspond à l’« âge de l’authenticité », selon Taylor, permet le déploiement d’un individualisme expressif qui postule une nouvelle conception du bien selon laquelle « chacun de nous a sa manière propre de réaliser son humanité, qu’il soit important de trouver sa voie et de vivre en accord avec elle, au lieu de se soumettre au conformisme avec un modèle imposé de l’extérieur, par la société, par la génération précédente, par l’autorité religieuse ou politique » (ibid. : 811). Le religieux devient alors un ensemble de références dans lequel l’individu contemporain puise afin de parfaire ses stratégies d’affirmation de soi.

La culture de l’authenticité permet le développement d’un « moi isolé », c’est-à-dire d’une identité individuelle indépendante de la transcendance, qui supplante un « moi poreux » qui, lui, manifeste une certaine porosité vis-à-vis de l’au-delà (ibid. : 916). La thèse de Taylor peut s’inscrire dans les études qui critiquent le paradigme de la sécularisation discuté ci-dessus. Selon Jürgen Habermas, on serait aujourd’hui dans une société « post-séculière », c’est-à-dire une société où la religion reste importante pour plusieurs personnes, fondant même leur identité, tout en n’ayant plus l’emprise qu’elle avait sur les pouvoirs publics et la conception collective du vivre-ensemble (Habermas, 2006b ; 2008 ; Modood, 2010). Il y a ainsi un paradoxe concernant la religion dans les sociétés occidentales contemporaines : alors que l’on répète régulièrement que la religion a disparu de la quotidienneté, elle semble faire partie, de manière récurrente, des débats publics (Hervieu-Léger, 1999 : 13).

L’encadrement interculturel de la culture publique commune

Quels liens peut-on établir entre ces considérations liées à la sécularisation des sociétés occidentales et l’encadrement institutionnel de l’action publique au Québec que représente l’interculturalisme ? Bien qu’il ne soit pas officiellement adopté, on s’entend généralement pour considérer que l’interculturalisme est le modèle québécois privilégié pour aménager la diversité ethnoculturelle. En décembre 1990, le Québec adopte une politique importante intitulée Énoncé de politique en matière d’immigration et d’intégration, qui constitue toujours le cadre officiel de gestion de la diversité culturelle et religieuse. Cette politique confirme que le Québec entend orienter sa politique vers le plein respect du pluralisme, tout en reconnaissant que la langue française constitue une importante condition d’intégration. Danielle Juteau et Marie McAndrew (1992) croient que cette politique a pour but de jeter les bases d’une conception pluraliste et inclusive de l’identité québécoise.

Quant au modèle canadien de gestion de la diversité, le multiculturalisme, il prend racine dans la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (commission Laurendeau-Dunton), dirigée par André Laurendeau[9] et Arnold Davidson Dunton[10], instituée le 19 juillet 1963 et dont le rapport final est publié en 1969. Le mandat de la commission Laurendeau-Dunton consiste à enquêter sur l’état du bilinguisme et du biculturalisme au Canada. Parmi les recommandations qui ont été suivies, soulignons notamment l’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969, qui reconnaît le français et l’anglais comme langues officielles du Canada, mais aussi la politique sur le multiculturalisme, en 1971, devenue la Loi sur le multiculturalisme[11] (Houle, 1999). Selon Will Kymlicka, les intentions du premier ministre Pierre Elliott Trudeau quant à la politique du multiculturalisme sont d’abord et avant tout « libérales », en ce sens qu’elles sont axées sur la reconnaissance individuelle d’un patrimoine culturel[12] (2007 : 27-28). Souvent critiqué comme étant un modèle qui peut conduire à la fragmentation sociale et à la ghettoïsation, le multiculturalisme est publiquement remis en question, entre autres en Europe[13].

En ce sens, l’interculturalisme québécois se fonde, selon Gérard Bouchard, à la fois sur la dualité entre la majorité d’origine canadienne-française et la réalité ethnoculturelle, mais aussi sur une perspective critique du modèle canadien du multiculturalisme (Bouchard et Taylor 2008 ; Bouchard, 2011 ; 2012 ; Labelle et Rocher, 2011 ; Rocher et White, 2014). Le rapport gouvernemental québécois Fonder l’avenir définit l’interculturalisme de la manière suivante :

Pour aller à l’essentiel, on dira que l’interculturalisme québécois : a) institue le français comme langue commune des rapports interculturels ; b) cultive une orientation pluraliste soucieuse de la protection des droits ; c) préserve la nécessaire tension créatrice entre, d’une part, la diversité et, d’autre part, la continuité du noyau francophone et le lien social ; d) met un accent particulier sur l’intégration et la participation ; et e) préconise la pratique des interactions.

Bouchard et Taylor, 2008 : 121

Toujours selon Bouchard, l’interculturalisme se distingue du multiculturalisme principalement par le fait que le premier reconnaît la présence d’une culture majoritaire, alors que ce n’est pas le cas pour le deuxième (2012 : 95). Pour plusieurs, les deux modèles présentent cependant plus de similarités que de différences, se fondant tous deux sur une éthique du pluralisme (Tremblay 2010 ; Brahm Levey, 2012 ; Meer et Modood, 2012 ; Taylor, 2012 ; de Briey, 2013).

La religion comme fondement normatif de l’action publique

Rappelons que l’action publique peut se comprendre comme étant l’ensemble des normes et des pratiques relevant des pratiques d’intervention mises en oeuvre au sein des organismes et des institutions publics. Concrètement, il convient de départager la finalité d’une pratique d’intervention des moyens mis en oeuvre afin d’atteindre cette finalité. L’infirmière qui pose un acte de nature médicale poursuit une finalité de santé publique, comme un intervenant social qui intervient avec une personne marginalisée poursuit une finalité d’intervention publique. Pour défendre l’idée selon laquelle la religion peut être présente sous conditions au sein des organismes et des institutions publics, je soutiens dans cette section que le religieux ne peut pas être inclus dans les finalités de l’action publique, à moins d’enfreindre les exigences de laïcité qui composent la culture publique commune québécoise. Dans le contexte québécois, la laïcité, du moins celle présente au niveau institutionnel, se pose en obstacle à l’inclusion du religieux à titre de fondement normatif de l’action publique, ce qui n’empêche pas cependant de considérer celui-ci parmi les moyens mis en oeuvre, notamment par les infirmières ou les intervenants sociaux, comme je l’expliquerai plus loin.

La laïcité comme frein à la reconnaissance du religieux comme fondement normatif

D’abord, on peut dire que la laïcité peut être interprétée différemment en fonction du contexte social et de l’orientation philosophique et politique. Définie la première fois en 1877 dans le dictionnaire français Littré, elle y est présentée comme « le fait de l’État neutre entre les religions, tolérant de tous les cultes ». Cette définition fait également référence aux « personnes laïques », entendues comme étant des personnes qui, au sein de l’Église catholique, n’étaient pas des ecclésiastiques. Plus tard, en 1882, Ferdinand Buisson[14], dans son Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, présente l’État laïque comme « l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique ». En France, l’idée d’une « séparation » entre les pouvoirs politiques et les pouvoirs religieux s’impose dans le contexte de la IIIe République (1870-1940), incarné par l’adoption de la Loi de séparation des Églises et de l’État de 1905. La laïcité fait l’objet d’interprétations assez diverses, allant d’une stricte neutralité pour l’État à une volonté de séparer de manière étanche les pouvoirs politiques des pouvoirs religieux, en passant par des propositions plus ambitieuses, telles que l’évacuation complète du religieux de l’espace public.

Parfois présentée dans le contexte français comme le point de convergence du « pacte républicain » (Stasi, 2003 : 9), la laïcité est une notion polysémique, voire un concept essentiellement contestable. En anglais, il convient de distinguer le concept de secularization, qui correspond bien à celui de sécularisation en français, de secularism, qui convient, quoiqu’imparfaitement, lorsqu’il est question de laïcité (Casanova, 2006). De plus, la laïcité se distingue de l’athéisme, qui signifie l’incroyance individuelle. L’idée de base de la laïcité en droit renvoie à une mise à distance du religieux par rapport à l’État, le fait pour celui-ci de ne pas prendre parti, de s’abstenir concernant les conceptions de la vie bonne (Haarscher, 2005 : 4 ; Habermas, 2006a ; Koussens, 2010 ; Amiraux et Koussens, 2014 : 141 ; Portier, 2014 : 390). Elle est en lien, historiquement, avec le développement moderne des sociétés démocratiques, qui a consacré le passage d’un « État de sujets » à un « État de citoyens » au sein duquel l’organisation politique autour d’une constitution est désormais comprise comme l’acte fondamental exprimant la souveraineté de l’État et du peuple[15].

Au Québec, la laïcité n’a pas été introduite dans le paysage juridique par une règle de droit, mais bien par la reconnaissance jurisprudentielle d’un principe connexe, celui de neutralité religieuse de l’État. Les termes « neutralité religieuse de l’État », « laïcité » ou « secularism » se conjuguent, en droit constitutionnel canadien, à l’idée d’une égale protection de la liberté de religion dans une perspective de reconnaissance des différences culturelles et religieuses. Le terme « laïcité », bien que présent au Québec depuis les années 1960, est pratiquement absent du débat public québécois avant les années 2000 (Milot, 2008 : 95). Le terme « laïcité » n’est pas énoncé explicitement dans une règle de droit au Québec, comme il l’est en droit français. Il fait toutefois partie du paysage constitutionnel en étant ouvertement discuté dans la jurisprudence en matière de liberté de religion. En droit constitutionnel canadien, les termes « neutralité religieuse de l’État » et « laïcité » sont interprétés de manière similaire[16]. Dans les premiers arrêts de la Cour suprême du Canada sur la liberté de religion (Big M. en 1985 et Edwards Books en 1986), le terme « laïcité » n’est pas explicitement mentionné. On parle plutôt de l’adjectif « laïque » ou « secular » pour désigner une législation qui a un objet laïque (Edwards Books) ou, au contraire, qui n’en a pas un (Big M.)[17]. La laïcité n’y est pas pensée conceptuellement de manière distincte de la liberté de religion. Pour schématiser, on pourrait dire que durant une « première période » jurisprudentielle (1980-2002), la laïcité est plutôt un des aspects de la liberté de religion.

L’arrêt Chamberlain va, en 2002, changer la donne en traitant directement de la laïcité. Le terme « laïcité » ou « secularism » n’est plus qu’un simple adjectif ; il devient un concept autonome. La Cour suprême extrait en effet de l’article 76 de la School Act de la province de la Colombie-Britannique un « principe de laïcité », alors que la législation en question faisait référence à l’adjectif « laïque »[18]. Ce passage de l’adjectif au principe (laïque/secular à laïcité/secularism) peut correspondre à une « seconde période » jurisprudentielle relativement à la laïcité (de 2002 à aujourd’hui), où celle-ci constitue un concept distinct, mais toujours interdépendant de la liberté de religion, et est introduite afin d’en garantir la protection. Les arrêts subséquents à Chamberlain sur ce sujet vont confirmer cette conceptualisation distincte de la laïcité de l’État[19]. C’est ainsi une laïcité « conciliante » avec le fait religieux et la liberté de religion qui est consacrée dans la jurisprudence constitutionnelle canadienne (Tremblay, 2004 : 176).

Une laïcité conciliante avec la religion : le cas du Québec

Selon Micheline Milot (2009b), on peut parler d’une « laïcité silencieuse » au Québec et au Canada, dans le sens où elle est bel et bien présente dans la jurisprudence, mais pas explicitement mentionnée dans une règle de droit. L’obligation de neutralité religieuse de l’État résulte de l’interprétation évolutive de la liberté de conscience et de religion[20]. En droit québécois, la laïcité se conjugue à deux droits reconnus comme fondamentaux : le droit à la liberté de religion et le droit à l’égalité[21] (Lampron, 2009 ; Bosset, 2014). Pour la Cour suprême du Canada, la neutralité religieuse de l’État est assurée lorsque celui-ci ne favorise ni ne défavorise aucune conviction religieuse, « lorsqu’il respecte toutes les positions à l’égard de la religion, y compris celle de n’en avoir aucune, tout en prenant en considération les droits constitutionnels concurrents des personnes affectées[22] ». Cette approche, qualifiée de « réaliste et non absolutiste » par la Cour, correspond à l’idée selon laquelle la société canadienne est traversée par une dissolution progressive des liens entre les Églises et l’État qui n’a pas été vécue historiquement de manière « brusque », comme cela a pu l’être dans d’autres contextes. En ce sens, la laïcité québécoise est stricte concernant les finalités de l’action publique, car elle se pose en obstacle à l’inclusion de raisons et des fondements religieux qui soutiennent l’agir étatique. Mais elle est flexible sur les moyens, envisageant une certaine reconnaissance du fait religieux au sein des trois espaces – public, étatique et privé. Dans cette perspective, la laïcité de l’État est tout aussi importante que le respect de la diversité religieuse, constitutive de l’histoire québécoise et canadienne. Il s’agit d’un mouvement progressif qui s’inscrit dans la trajectoire de la modernité démocratique, visant à « distendre » et non à « dissoudre » les liens entre l’État et les Églises[23].

Historiquement, la liberté de religion est reconnue pour les catholiques dès le Traité de Paris du 10 février 1763[24] ; l’Acte de Québec du 22 juin 1774 la réaffirme, poursuivant une visée plus générale et pragmatique de stratégies militaires et politiques (Milot, 2002 : 47). Le serment auquel les catholiques doivent consentir afin d’exercer des charges publiques (allégeance au pouvoir britannique et anglican appelée « serment du test ») y est aboli. L’Acte constitutionnel de 1791 réaffirme la liberté de religion des catholiques et amorce véritablement le processus de distanciation institutionnelle entre les pouvoirs religieux et politiques au Canada (ibid. : 49-50). L’article XXI prévoit qu’aucun membre du clergé ne peut être élu membre des assemblées du Haut et du Bas-Canada, ne peut ni y siéger ni y voter[25]. Une neutralité politique est consacrée dans le Canada du XIXe siècle[26], même si la Loi constitutionnelle de 1867 reste silencieuse sur les questions de neutralité religieuse de l’État. Plus récemment, en 1964, le législateur québécois adopte la Loi sur la liberté des cultes, qui prévoit le libre exercice du culte de toute profession religieuse, malgré le fait qu’elle comporte un vocabulaire fortement associé à la religion catholique. Toutefois, ce n’est qu’avec l’adoption des chartes québécoise et canadienne, en 1975 et en 1982, que va se structurer véritablement une interdépendance entre la neutralité religieuse de l’État et la liberté de religion.

Ainsi, il n’y a pas, au Québec, de « séparation stricte » entre l’État et les religions. Malgré le préambule de la Charte canadienne, qui énonce que le Canada est fondé sur la « suprématie de Dieu », cela ne fait pas du Canada un pays théocratique[27]. Les tribunaux canadiens interprètent cette mention de la « suprématie de Dieu » comme un frein au fait que le Canada puisse devenir officiellement un État athée, mais que cela ne l’empêche pas de devenir un État laïque[28]. Cette mention ne saurait non plus entraîner une « interprétation de la liberté de conscience et de religion qui autoriserait l’État à professer sciemment une foi théiste » : elle est plutôt l’expression d’une « thèse politique » sur laquelle reposent les protections offertes relativement aux droits et libertés[29].

La religion comme outil d’intervention de l’action publique

Comme on vient de le voir, la laïcité, telle que développée dans le contexte juridico-politique québécois, se pose en obstacle vis-à-vis d’une inclusion du religieux dans les normes fondationnelles de l’action publique et, en même temps, elle ne conduit pas à une exclusion du religieux de l’espace public. Je soutiens en ce sens que la religion ne peut pas être incluse en tant que norme fondationnelle de l’action publique ; j’y vois plutôt une place balisée au sein de l’action publique, c’est-à-dire que tout en étant exclu des raisons normatives soutenant l’action publique, le religieux peut être considéré parmi les divers moyens que les agents de l’action publique ont en leur possession afin de mettre en oeuvre des pratiques d’intervention, qui elles s’inscrivent dans le cadre d’une culture publique commune. Pour soutenir mon propos, je situe celui-ci dans une démarche qui à la fois se fonde sur une éthique appliquée du pluralisme et est soutenue par des considérations d’ordre praxéologique.

Religion et institutions publiques : l’apport théorique de l’éthique du pluralisme

Sur les plans théorique et juridique, on peut dire que la culture publique commune québécoise est traversée par une éthique du pluralisme, c’est-à-dire une conception du vivre-ensemble fondée sur la reconnaissance des différences et qui a pour finalité de poursuivre une égalité réelle entre les citoyens. L’éthique du pluralisme est une théorie politique fondée sur la philosophie pluraliste, vision du vivre-ensemble qui considère que toutes les conceptions du bien méritent a priori un traitement égal (Rosenfeld, 2014 : 93). Il s’agit d’une posture théorique qui vise non seulement à valoriser le pluralisme en tant que fait social, mais qui exige de l’État qu’il le protège activement (Nootens, 2010 : 57). Le fondement théorique de l’éthique du pluralisme s’appuie sur l’idée selon laquelle une société démocratique doit respecter le pluralisme moral, c’est-à-dire le fait que les idéaux, les objectifs poursuivis, les devoirs et les vertus ne peuvent être ramenés à la seule considération fondationnelle (Weinstock, 1998 : 529). Pour Bikhu Parekh (2000a : 18), l’éthique du pluralisme repose sur la critique du « monisme », soit la recherche de l’Un, prépondérance accordée aux similarités sur les différences. Selon Amartya Sen (2010), la recherche de « l’affiliation identitaire unique » est l’une des sources majeures de conflits et de guerres ; elle est pour lui dangereuse[30]. L’éthique du pluralisme postule la pluralité des références normatives dans une société, soit un pluralisme des perspectives (Watson, 1990).

Le contexte historique et politique du Québec et du Canada favorise la présence d’une sensibilité importante pour une composition plurielle des populations sur l’ensemble du territoire. Les multiples relations entre majorités et minorités traversent l’histoire canadienne et configurent, selon certains, l’identité pancanadienne comme une « mosaïque » culturelle (Day, 2000 : 146 ; Kymlicka, 2001 : 89 ; Beyer, 2012 : 14). Les mouvements sociaux nord-américains de la seconde moitié du XXe siècle, tel le mouvement pour les droits civiques des Afro-Américains, s’appuient notamment sur le développement d’un humanisme au sein de sociétés ayant adopté la social-démocratie dans les années 1960[31]. Rejetant fortement un modèle socioculturel d’intégration basé sur l’assimilation, ces luttes pour la reconnaissance se basent sur des principes universels reliés à l’internationalisation des droits de la personne (Young, 1990 : 168 ; Honneth, 2000). Le « mode de gestion » pluraliste du vivre-ensemble vise à harmoniser les différentes cultures en mettant en oeuvre une « politique de la conciliation », la recherche de solutions pragmatiques visant à maintenir un lien de confiance entre les citoyens, de même qu’entre ceux-ci et les institutions publiques (Weinstock, 1999 ; Seymour, 2008 : 140 ; Laforest, 2014 : 50). Selon Taylor (1994 : 35), la reconnaissance est, dans la construction de l’identité morale d’une personne, un « besoin humain vital ». Cette reconnaissance de la part essentielle des identités personnelles dans une société ne doit-elle pas comprendre la dimension religieuse de celles-ci ? La reconnaissance de l’identité se manifeste tant dans la sphère privée – entre le moi et les autres qui nous importent – que dans la sphère publique – régulée par une politique de reconnaissance égalitaire (Taylor, 1994 : 55-56).

Religion et praxéologie : une éthique appliquée du pluralisme

Contrairement au relativisme moral, qui postule l’absence de vérité objective, l’éthique du pluralisme s’appuie sur la défense des conditions sociétales dans lesquelles doit rester possible la pluralité des perspectives et des convictions de conscience. Une conception du bien qui serait totalitaire dans le but d’enfreindre ce « pluralisme moral » ne pourrait être tolérée dans une perspective pluraliste (Runzo, 2010 : 63). L’éthique du pluralisme peut également se fonder sur le principe de non-souffrance, idée selon laquelle une pratique culturelle ou religieuse conduisant à une souffrance psychologique ou physique non désirée ne peut être tolérée (Parekh, 2000b : 52-53). Il s’agit d’une tolérance positive, qui, au lieu de l’indifférence, vise à défendre les conditions sociales dans lesquelles chaque personne peut choisir elle-même ses pratiques culturelles et ses convictions de conscience (Reber, 2005 : 25 ; Furedi, 2011 : 6).

Dans une perspective qui se veut respectueuse de la culture publique commune et qui se fonde sur cette éthique appliquée du pluralisme, il me semble donc possible d’envisager une certaine place au religieux au sein de l’action publique. Comme le montre l’étude empirique menée par Josiane Le Gall et Spyridoula Xenocosta (2011), l’adaptation des soins sociosanitaires de première ligne à la diversité religieuse est en grande partie réussie dans les institutions de santé, notamment au Québec. En effet, à partir d’une recherche menée à Montréal auprès d’intervenants qui oeuvrent dans des centres de santé et de services sociaux, ces auteures se sont intéressées à la « religion vécue » des patients, dans le but de voir comment les interventions menées dans le cadre de cette action publique prenaient en compte cette dimension. Leur étude a démontré que les intervenants abordaient la question des croyances et des pratiques religieuses de leurs patients de manière indirecte, comme un aspect parmi d’autres à considérer lors de l’intervention (ibid. : 175). Plus précisément, les auteurs ont également démontré qu’en contexte d’intervention publique, la religion vécue du patient peut devenir un « levier permettant de rejoindre et d’aider » celui-ci à condition, justement, de maintenir une approche d’intervention qui n’est pas fondée sur une doctrine religieuse en particulier (ibid. : 175). Une autre étude empirique, réalisée en 2009 par Sheryl Reimer-Kirkham, s’est intéressée à la religion vécue des patients sikhs. Cette étude aussi a démontré comment des infirmières utilisent la religion non pas comme repère guidant leur conduite, mais bien comme élément contextuel permettant de mieux comprendre les patients avec qui elles interviennent (Reimer-Kirkham, 2009 : 412). Cette étude conclut notamment que cette prise en compte de la religion, dans la pratique quotidienne des intervenants oeuvrant au sein des institutions publiques, illustre le besoin de reconsidérer la place qu’occupent les croyances religieuses au sein des institutions publiques (ibid. : 415).

Ainsi, l’étude de l’action publique en sciences sociales s’effectue en grande partie par des analyses, tant théoriques qu’empiriques, qui se fondent sur une perspective praxéologique. On peut dire par ailleurs que la praxéologie est l’étude de la conduite humaine, une étude de l’action, qui cherche à combler l’écart existant entre la théorie et la pratique. En d’autres termes, c’est une science de l’action. Yves St-Arnaud (2003) affirme que la praxéologie a notamment pour objectif de développer, chez des praticiens et des intervenants, une démarche construite d’autonomisation et de conscientisation de l’agir dans leurs pratiques d’intervention quotidiennes. Depuis les années 1980, on note un virage réflexif important dans le domaine praxéologique, à la faveur d’une rencontre entre le savoir académique et l’agir professionnel. Ce savoir, entendu comme étant l’épistémologie des connaissances que construit le chercheur en organisant en un tout systématique les fruits de son travail intellectuel, doit rencontrer, d’un point de vue praxéologique, l’agir professionnel, lui-même fondé sur une épistémologique qui s’est formalisée au moyen des actions que pose le praticien dans le cadre de son travail. Ainsi, bien que l’on puisse démontrer la présence et les raisons d’une non-confessionnalité de l’action publique, celle-ci ne conduit pas automatiquement à une évacuation du facteur « religion » au sein des pratiques d’intervention publiques.

Dans une perspective praxéologique et pluraliste, une intervention peut (et devrait même dans certaines situations) tenir compte du fait religieux dans son intervention, non pas pour fonder son action, mais bien pour en poursuivre la finalité non confessionnelle, qui consiste la plupart du temps à aider son interlocuteur ou son interlocutrice. En ce sens, une infirmière ne peut ignorer le fait religieux lors de son intervention avec le patient, de même qu’un intervenant social ne peut « faire comme si le religieux n’existait pas » lors de son intervention, sous prétexte qu’il ou elle est soumis aux exigences de l’action publique, laquelle exclurait la présence du religieux.

Conclusion : vers une approche pluraliste et praxéologique au sein des institutions publiques ?

Dans cet article, j’ai discuté des considérations théoriques et pratiques d’une inclusion contrôlée du religieux au sein des organismes et des institutions publics. J’ai situé mon argument dans le cadre des discussions théoriques menées autour du concept de culture publique commune, en prenant en considération les enjeux relevant de la sécularisation et de l’interculturalisme au Québec. Ensuite, j’ai appuyé mon propos sur une distinction conceptuelle entre la religion comme fondement normatif de l’action publique, qui devrait selon moi ne pas être possible dans le cadre d’une culture publique commune qui se veut démocratique, et la religion comme outil d’intervention, qui permet d’envisager la possibilité de donner une place encadrée à la religion au sein des organismes et des institutions publics, dans une perspective que j’ai nommée « éthique du pluralisme appliquée ».

Ainsi, il semble que l’expression du religieux pose des défis importants pour les sociétés démocratiques occidentales. On peut alors se demander, lorsqu’il est question d’action publique et de religion, si l’on est en présence d’une relation de collaboration ou d’une relation conflictuelle. Manifestement, il semble qu’une relation conflictuelle soit en ascension au sein des sociétés occidentales depuis le milieu des années 2000. Ce genre de relation, fondée sur une conception antagoniste de l’action publique et de la religion, laisse penser que l’on devrait choisir, a priori, entre la préséance des normes étatiques ou celle des normes religieuses. Une telle approche, plus stricte au regard de l’expression religieuse, peut être vécue de manière confrontationnelle et manichéenne. À rebours de cette perspective, on peut penser que la gestion quotidienne du fait religieux semble ainsi faite d’approches qui se veulent proportionnées, en lien avec la poursuite d’égalité réelle et « profonde », tout en devant en même temps être soucieuses d’offrir des réponses durables dans un contexte de plus en plus frileux envers ce qui touche le religieux. C’est cet équilibre entre égalité et sécurité qui me semble être sous-jacent aux négociations quotidiennes de la religion ; équilibre fragile, mais pourtant constitutif d’une société démocratique.