Corps de l’article

Le présent article a pour objectif d’apporter un angle traductologique à la question de l’indépendance nationale, un sujet habituellement traité d’un point de vue politique, historique, sociologique, juridique ou linguistique[1].

Bien que des intellectuels aient réfléchi aux enjeux de la traduction au cours des derniers siècles (par exemple Schleiermacher dès 1813), la traductologie – science de la traduction – ne s’est développée en tant que science qu’à partir des années 1970 lorsqu’elle a pris son envol en se distanciant de la linguistique, notamment avec les travaux de James Holmes (1972) et de Brian Harris (1973). Même si les débats portant sur ce qui doit être inclus ou non dans cette science ne sont pas clos, on peut affirmer que la traductologie est la discipline qui étudie l’ensemble des phénomènes liés à la traduction sous ses diverses formes (Munday, 2016). Depuis le virage culturel des décennies 1980 et 1990, elle s’intéresse tout particulièrement aux questions politiques et à la façon dont le pouvoir et l’idéologie se manifestent par la traduction. Toutefois, la traductologie est souvent – voire presque toujours – absente des études en sciences politiques et sociales, même lorsque ces études s’intéressent aux politiques linguistiques, au discours ou à la langue en général. En effet, comme le précise la traductologue Chantal Gagnon (2017 : 60), « [l]a traduction est parfois évoquée, mais généralement “en passant” ou en note de bas de page, à quelques exceptions près ».

Toujours selon Gagnon, et nous ne pouvons qu’être en accord avec cette affirmation, certaines des thématiques les plus en vogue en traductologie ont toutes à voir avec la politique, notamment « les questions de pouvoir, d’image nationale, de construction identitaire ou de discours institutionnel » (ibid. : 60). Alors que les traducteurs et traductrices sont bien souvent invisibles, et que, comme l’indique cette même chercheuse, le camouflage fait partie intégrante du processus de traduction, il efface les traces de luttes de pouvoir et de médiation culturelle : « Que les chercheurs ne s’attardent pas à ces phénomènes renforce le caractère caché de la traduction… et masque les répercussions significatives qui découlent de cette activité » (ibid. : 61). Une des répercussions de la traduction peut être l’atteinte d’objectifs politiques, notamment celui de l’accession à l’indépendance nationale. Maria Tymoczko (1999) a par exemple démontré que la traduction de récits épiques irlandais a favorisé l’accession à l’indépendance de l’Irlande en éveillant la conscience nationale irlandaise à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Par ailleurs, les travaux du groupe de recherche en Histoire de la traduction en Amérique latine (HISTAL)[2] de l’Université de Montréal (Bastin et Echeverri, 2004 ; Bastin et al., 2010) ont démontré que la traduction de textes révolutionnaires français et américains a servi de levier à l’indépendance des nations d’Amérique latine.

Comme en témoignent ces études de cas, la traduction est donc loin d’être un simple processus de transfert linguistique et le résultat de cette activité est plus qu’un simple dérivé de l’original, qu’un texte dans une langue cible : la traduction peut constituer un outil au service de diverses causes, notamment celle de l’indépendance politique. Nous nous pencherons ici sur le cas de la Catalogne, puis nous mettrons en lumière une différence de taille entre les approches catalane et québécoise en matière de promotion de l’indépendance nationale.

Après avoir fait état de la montée de l’indépendantisme catalan, nous ferons un rappel des principaux événements ayant mené à la situation politique actuelle en Catalogne. Nous présenterons ensuite l’évolution de la situation démolinguistique de ce territoire depuis un siècle, puis brosserons un portrait de la population actuelle en nous concentrant sur les caractéristiques linguistiques. Le portait multilingue dépeint nous mènera à discuter des résultats d’une recherche sur la traduction indépendantiste en Catalogne, puis à comparer la façon de faire catalane à la façon de faire québécoise en matière de traduction politique (et de politique de traduction), et plus généralement en ce qui concerne la question du multilinguisme. Les différences observées offriront des pistes de réflexion sur le lien intime entre projet national et langue nationale et, de façon plus générale, sur la façon d’entrevoir la traduction comme outil de diffusion et de promotion d’idées politiques.

Contexte

L’indépendantisme catalan a connu une croissance vertigineuse depuis le milieu des années 2000 ; selon les diverses enquêtes menées par le Centre d’études d’opinion de la Generalitat de Catalogne, le pourcentage de Catalans qui sont d’avis que la Catalogne devrait être un État indépendant est passé de moins de 15 % en 2006 à 48,5 % à la fin de 2013. Entre 2015 et 2018, ce pourcentage est redescendu à environ 40 % (CEO, 2018a : 40) tout en demeurant l’option privilégiée par la population, tel qu’illustré dans la figure 1. Cette montée de l’indépendantisme est attribuable à divers facteurs de natures historique, politique, juridique, économique et linguistique exacerbés depuis 2010 avec la crise sur le statut d’autonomie de la Catalogne. C’est en effet à partir du rejet partiel d’une nouvelle version de ce statut par le Tribunal constitutionnel espagnol (Gobierno de España, 2010), en particulier des articles qui reconnaissaient la Catalogne comme Nation et lui octroyaient davantage de pouvoir aux points de vue fiscal et linguistique, que l’indépendantisme a pris son envol.

Figure 1

Évolution de l’opinion publique, de juillet 2006 à octobre 2018, à l’égard du statut à privilégier pour la Catalogne. Réponse (en pourcentage de la population) à la question « Vous croyez que la Catalogne devrait être… »

Évolution de l’opinion publique, de juillet 2006 à octobre 2018, à l’égard du statut à privilégier pour la Catalogne. Réponse (en pourcentage de la population) à la question « Vous croyez que la Catalogne devrait être… »
Source : Centre d’Estudis d’Opinió, Generalitat de Catalunya (CEO, 2018b)

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Dans la foulée de cette décision prise le 28 juin 2010 par le Tribunal constitutionnel, la société civile catalane s’est mobilisée et a organisé de grandes manifestations, la première réunissant plus de un million de personnes dans les rues de Barcelone le 10 juillet 2010 (Belmonte, 2010). Depuis, plusieurs autres manifestations monstres ont eu lieu, surtout le jour emblématique du 11 septembre de chaque année : cette journée commémore la chute de Barcelone le 11 septembre 1714 et la fin de la guerre de Succession d’Espagne. Comme l’indique Henry De Laguérie (2014 : 138), « [d]ans le récit national catalan, c’est la fin des libertés de la Catalogne. Cette capitulation est le point de départ d’une conscience nationale blessée ». Le choix de cette date pour manifester est donc fortement symbolique.

Par ailleurs, nous l’avons mentionné, d’autres facteurs sont entrés en jeu dans la montée de l’indépendantisme en Catalogne. D’abord, la crise économique de 2008-2014 a été particulièrement difficile en Espagne : bulle immobilière, crise bancaire, taux de chômage exponentiel, plan d’austérité, inflation, etc. Dans ce contexte, le déficit fiscal de la Catalogne – environ 8 % du produit intérieur brut (PIB) annuel, soit plus de 16,5 milliards d’euros en 2014 (Gencat, 2018a) – est devenu un poids pour la population catalane et un argument de taille pour les organisations indépendantistes (Gibernau, 2013 : 381). Ensuite, du point de vue linguistique, il existe une asymétrie dans le statut des langues en Espagne, ce qui attise la flamme indépendantiste : l’espagnol est l’unique langue officielle des institutions et de l’État espagnols, alors que le catalan n’est que co-officiel dans les communautés autonomes où on leur a accordé ce statut, soit la Catalogne, les îles Baléares et la Communauté valencienne, dans lesquelles le catalan prend la dénomination officielle de valencien (Ramallo, 2013 : 48 ; Leclerc, 2019). En somme, les catalanophones ne peuvent utiliser leur langue que très rarement lorsqu’ils font affaire avec les autorités espagnoles. Il en est de même au sein des institutions européennes puisque le catalan n’est pas une langue officielle de l’Union européenne, et ce, malgré le fait que plusieurs langues avec moins de locuteurs le soient : l’irlandais, le danois, le lithuanien et le maltais sont des langues officielles de l’UE parce qu’elles sont officielles dans l’un ou l’autre des États membres (CE, 2019), ce qui n’est pas le cas du catalan. Selon Fernando Ramallo (2016 : 1-2), cette asymétrie des droits linguistiques en Espagne engendre un « sentiment de distance » face à l’État central, un argument supplémentaire pour les indépendantistes catalans.

En résumé, le contexte juridico-politique de 2010, mis en relation avec la crise économique et les antécédents historiques, culturels et linguistiques, explique en grande partie la montée récente de l’indépendantisme en Catalogne (Guinjoan et al., 2013 : 142). Sur le terrain, la résurgence du mouvement indépendantiste catalan est avant tout attribuable à la société civile – et non aux politiques – qui s’est mobilisée et s’est donné comme objectif de promouvoir activement l’indépendance de la Catalogne. Marc Guinjoan, Toni Rodon et Marc Sanjaume remarquent : « [e]n premier lieu, et plus que tout autre facteur, ce mouvement a été mis de l’avant par la société civile. Les événements […] nous confirment que l’émergence du droit de décider est un mouvement du bas vers le haut[3] » (2013 : 213 [en italique dans l’original]). Ce mouvement, donc, s’est déplacé vers le haut et le président catalan d’alors, Artur Mas, a emboîté le pas en 2012 en se positionnant en faveur de l’indépendance, puis a déclenché des élections régionales anticipées afin de tâter le pouls de la population sur la question de l’autodétermination (Morel, 2012 : 6). Malgré des pertes au chapitre du vote populaire le 25 novembre 2012, Mas et son parti Convergence et Union (CiU) ont été reportés au pouvoir. Dans ce contexte favorable, le 12 décembre 2013, Mas, appuyé par une coalition politique majoritaire (formée par CiU, CUP, ERC et ICV-EUiA[4]), a officiellement annoncé la tenue d’un référendum sur l’indépendance le 9 novembre 2014 (García, 2013).

En raison des interdictions émanant des institutions espagnoles, le gouvernement catalan a dû reculer et ce référendum a été transformé en « consultation » puis en « processus participatif ». À l’occasion de ce qui a été qualifié de sondage ou d’enquête à grande échelle (Arenas, 2014), 81 % des voix sont allées au « Oui/Oui[5] », avec un taux de participation de 37 % (Gencat, 2014a). Puisque ce « processus » n’était pas juridiquement reconnu, le gouvernement catalan a organisé des élections plébiscitaires sur l’indépendance en 2015. Les partis indépendantistes ont remporté la majorité des sièges (72/135) lors de ces élections, mais n’ont pas réussi à obtenir la majorité des voix, terminant avec 48 % du vote populaire. À la suite de ces élections, Artur Mas, sans le soutien de la CUP, n’a pas été reconduit au pouvoir et a été remplacé en janvier 2016 par Carles Puigdemont, qui faisait davantage consensus au sein des forces indépendantistes[6]. Après une légère perte de vitesse du mouvement indépendantiste dans les mois qui ont suivi le référendum avorté de 2014, la ferveur reprend en 2017 lorsque les partis s’entendent pour tenir un véritable référendum sur l’indépendance, avec ou sans l’accord de Madrid, le 1er octobre 2017. À ce référendum marqué par la violence, 90 % des voix vont au « Oui[7] », avec un taux de participation de 43 % (CCMA, 2017). Le 27 octobre, les indépendantistes approuvent une résolution proclamant l’indépendance de la Catalogne, ce qui entraîne la mise sous tutelle de cette communauté autonome en vertu de l’article 155 de la Constitution espagnole. Madrid destitue le gouvernement catalan, puis déclenche de nouvelles élections en Catalogne. Entre-temps, des mandats d’arrêt sont lancés contre des dirigeants d’organisations indépendantistes et des membres du gouvernement catalan. Ils sont accusés, selon le cas, de rébellion, de sédition (empêcher l’application de la loi) et de malversation (utilisation de fonds publics pour organiser le référendum). Le président déchu Carles Puigdemont choisit le chemin de l’exil, tout comme six autres membres du gouvernement, alors que neuf personnes sont emprisonnées de façon préventive. Le 21 décembre 2017, dans le cadre des élections commandées par Madrid, les indépendantistes (JxCAT, ERC-CatSí, CUP[8]) sont reportés au pouvoir avec 47,5 % des voix (Gencat, 2017a). Enfin, le 14 mai 2018, Quim Torra (JxCAT), lequel a longtemps été activiste au sein d’organisations civiles comme Souveraineté et Justice, Òmnium Cultural et l’Assemblée nationale catalane, est choisi président de la Catalogne par les députés.

Situation démolinguistique de la Catalogne

En Catalogne, bien que le mouvement nationaliste, puis indépendantiste, trouve ses racines dans la langue catalane (Boyer, 2004), la transformation de la société engendrée par les mouvements de population des dernières décennies a exigé une redéfinition du lien entre langue nationale et indépendance. Il importe ici de rappeler qu’il y a un siècle, la langue maternelle de la grande majorité des Catalans était le catalan et que la plupart d’entre eux étaient unilingues (Vila, 2013 : 34). Cette situation a radicalement changé au cours du XXe siècle. D’une part, les catalanophones sont devenus bilingues, que ce soit par choix ou par obligation : durant les dictatures de Primo de Rivera (1923-1930) et de Francisco Franco (1939-1975), l’espagnol était la seule langue de la scolarisation. Tous les élèves catalans qui ne parlaient pas espagnol ont donc dû apprendre l’unique langue officielle de l’administration publique à l’école. Au cours de cette même période, des centaines de milliers d’Espagnols originaires d’autres régions, en particulier de régions hispanophones (Andalousie, Estrémadure, Murcie, etc.), sont venus s’installer en Catalogne, attirés par les emplois. En fait, « l’immigration provenant d’autres régions d’Espagne a constitué l’élément décisif et principal de l’évolution démographique de la Catalogne tout au long du XXe siècle » (Pujadas 2007 : 36). L’impossibilité d’apprendre le catalan à l’école pendant de longues périodes et la répression envers cette langue ont grandement nui à l’intégration linguistique de ces Néo-Catalans. Ainsi, par la force des choses, l’espagnol s’est imposé, peu à peu, comme première langue de Catalogne. Avec la transition démocratique postfranquiste et la normalisation linguistique des années 1980 et 1990, le catalan a été réintégré dans l’ensemble des domaines et est devenu la langue de la scolarisation pour tous (Mayans, 2015). Cette normalisation est arrivée juste à temps pour favoriser l’intégration linguistique du million d’immigrants internationaux arrivés dans les années 1990 et 2000[9]. Avec ce nouveau flux migratoire sont arrivées un grand nombre de langues – plus de 300 à ce jour (GELA, 2016 ; Gencat, 2018b) –, complétant un bouleversement démolinguistique qui a fait passer la Catalogne de pays unilingue à bilingue, puis multilingue, en un siècle.

La normalisation linguistique n’a toutefois pas fait en sorte que le catalan redevienne la langue de la majorité en Catalogne. En effet, selon la plus récente enquête menée par l’Institut de la statistique de Catalogne (2013), 55 % des Catalans affirment que leur langue initiale[10] est l’espagnol contre seulement 31 % pour le catalan. Le bilinguisme est la norme alors que 99,7 % de la population affirme parler l’espagnol et 80,4 % le catalan, et que 94,3 % affirme comprendre cette langue proche de l’espagnol (Idescat, 2015 : 28). En résumé, un maigre 5-6 % de la population n’est pas en mesure de comprendre les deux langues, et l’unilinguisme catalan est pratiquement inexistant. Par ailleurs, 31 % de la population affirme parler au moins trois langues (INE, 2012), ce qui n’est pas étranger à l’augmentation de l’immigration au cours des deux dernières décennies et, par le fait même, du nombre de langues étrangères parlées en Catalogne : aujourd’hui, plus de 10 % de la population affirme n’avoir ni l’espagnol ni le catalan comme langue initiale (Idescat, 2015 : 30). Les données précises sur le nombre de locuteurs de ces langues ne sont toutefois que fragmentaires puisqu’aucune étude complète n’a été réalisée sur le sujet. Le questionnaire de l’enquête linguistique de 2013 permettait aux répondants de sélectionner leur langue initiale parmi 23 langues, soit les trois langues officielles de la Catalogne[11] et 20 langues étrangères. Les résultats publiés ne donnent des chiffres précis que pour les neuf premières de ces 20 langues, les autres étant regroupées sous « autres langues » (ibid. : 43). Cependant, des données publiées sur la maîtrise d’autres langues (ibid. : 165) nous permettent d’ajouter cinq langues à la liste des langues étrangères les plus présentes en Catalogne, la portant à 14. Dans l’ordre décroissant du nombre de locuteurs, les neuf principales langues non officielles les plus parlées comme langue initiale en Catalogne sont l’arabe, le roumain, le tamazight (berbère), le français, le galicien, le russe, l’italien, l’anglais et le portugais. Ensuite, les autres langues les plus maîtrisées par la population (comme langue initiale ou non) sont l’allemand, l’ourdou, le chinois, l’ukrainien et le polonais (voir annexe 1). Enfin, nous retrouvons en nombre relativement important, bien que mal documenté, des locuteurs de l’hindi, du punjabi, du tagalog, du bulgare, du wolof, du basque, du néerlandais, du bengali, du romani, du guarani et du quechua, entre autres (voir Barrieras i Angàs, 2013).

L’explosion du multilinguisme en Catalogne, couplée au statut fragile du catalan et à la conscience linguistique qui en découle, permet d’expliquer – du moins en partie – l’intérêt manifeste de la Catalogne pour les langues et sa longue histoire de promotion du multilinguisme (Gencat, 2014b). À titre d’exemple, notons la fondation, en 1974, du Centre international Escarré pour les minorités ethniques et les nations (CIEMEN), qui oeuvre entre autres à promouvoir les langues minorisées et l’Europe des langues (CIEMEN, 2019), et celle, en 2001, de Linguapax, une organisation non gouvernementale dont le siège est à Barcelone et qui est « vouée à la reconnaissance et la protection de la diversité linguistique dans le monde » (Linguapax, 2019). Enfin, notons la création en 2005 du consortium Linguamón, voué à la gestion et à la promotion du multilinguisme (Mir i Fullana, 2008). En plus d’une chaire de recherche à l’Université ouverte de Catalogne (UOC), Linguamón devait ouvrir la Maison des langues en 2014, un musée visant à faire connaître la diversité linguistique au grand public ; ce projet a dû être abandonné pour des raisons financières (Gencat, 2012a : 21-22).

Dans le contexte linguistique catalan (une langue nationale minoritaire couplée à un rapport assumé avec le multilinguisme), il serait impensable de mener un projet national en langue catalane seulement, et ce, même si la langue nationale demeure l’un des principaux vecteurs de l’indépendantisme catalan : ce projet doit également être mis de l’avant en espagnol, langue de la majorité, pour avoir la possibilité d’obtenir l’appui de plus de 50 % de la population. Toutefois, et comme nous le montrerons, les indépendantistes catalans ne diffusent pas leur projet qu’en catalan et en espagnol ; ils le font dans des dizaines de langues. Et pour produire des documents dans des dizaines de langues, il faut forcément traduire. Bref, « multilinguisme » rime avec « traduction ».

Traductologie et indépendance

Dans la lignée des travaux menés par Tymozcko et HISTAL mentionnés précédemment, nous nous sommes intéressé au rôle joué par la traduction dans le processus d’indépendance politique de la Catalogne au cours de la période allant de la décision du Tribunal constitutionnel espagnol sur le statut d’autonomie de la Catalogne en 2010 à la tenue de la consultation populaire sur l’indépendance en 2014 (Pomerleau, 2014 ; 2016 ; 2017). Nos travaux sur la traduction indépendantiste en Catalogne, basés sur un corpus de 21 documents catalans traduits en deux langues cibles ou plus pour être diffusés hors Catalogne, ont démontré que les traductions publiées par la société civile indépendantiste catalane durant cette période avaient pour objectifs : 1) de sensibiliser la communauté internationale, surtout l’Europe, à la situation politique en Catalogne ; 2) de fournir une source d’informations autre que celles véhiculées par les institutions espagnoles, les médias espagnols et les correspondants étrangers en Espagne ; 3) de souligner le caractère européen de la Catalogne ; 4) d’internationaliser le processus d’indépendance en faisant appel à de grandes figures de l’émancipation (Gandhi, Mandela, etc.) ; 5) de mettre en relief les précédents référendaires comme ceux du Québec et de l’Écosse ; 6) de démontrer le caractère citoyen du processus indépendantiste catalan (Pomerleau, 2017 : 227-231).

Au-delà du contenu, nous nous sommes intéressé au choix des langues et publics cibles dans ce corpus. Nous avons relevé toutes les langues vers lesquelles les documents du corpus ont été traduits et nous avons analysé les résultats à l’appui des travaux sur les langues de pouvoir (dont les systèmes et classements des auteurs suivants : Graddol, 1997 ; de Swaan, 2001 ; 2010 ; Calvet et Calvet, 2012 ; Ronen et al., 2014 ; Chan, 2016). L’analyse des 19 langues cibles relevées a démontré que la société civile catalane traduit le projet indépendantiste d’abord pour les Européens, dans les langues dont les locuteurs ont un pouvoir d’influence à l’échelle de l’Union européenne (UE), en particulier l’anglais, l’allemand et le français, mais aussi le néerlandais et l’italien (Pomerleau, 2017 : 257). Par ailleurs, nos travaux ont fait état du peu d’intérêt manifesté de la part de la société civile catalane pour la traduction dans les principales langues de pouvoir à l’échelle internationale qui ne sont pas officielles dans l’UE, dont l’arabe, le chinois, le japonais et le russe (Pomerleau, 2017 : 257). Ce constat révèle que les indépendantistes catalans, quand ils s’adressent à un public hors Catalogne, s’adressent d’abord et avant tout à l’Union européenne.

Corpus

Bien que les langues de pouvoir non européennes soient absentes ou faiblement représentées dans le corpus précédemment étudié (Pomerleau, 2017), nous avions remarqué, dès lors, que certaines de ces langues non européennes étaient présentes dans d’autres types de documents, lesquels avaient été exclus de notre étude. En effet, tandis que notre première étude (2017) se limitait aux documents traduits pour être diffusés hors Catalogne, d’autres documents avaient été produits et traduits en diverses langues pour être distribués en Catalogne même. Pour en tenir compte, nous avons donc ici élargi notre corpus en incluant tous les documents traduits dans au moins deux langues, peu importe le public cible, qu’il soit étranger ou catalan. Qui plus est, alors que notre étude de 2017 se limitait aux documents publiés de 2010 à 2014, nous avons élargi la période afin d’inclure les documents publiés de 2009 à 2017. Cela nous permet de mettre à jour une étude réalisée dans un contexte toujours en attente de dénouement, soit celui de la crise politique catalane actuelle, et d’en étendre la portée. En ce sens, notre démarche est à rapprocher des travaux sur l’histoire du temps présent (Roussellier, 1993), dont la particularité réside dans l’intérêt pour « un présent qui est le sien propre, dans un contexte où le passé n’est ni achevé, ni révolu, où le sujet de son récit est un “encore là” » (Rousso, 2012 : 13).

Ainsi, le nouveau corpus constitué et étudié comprend des documents traduits en deux langues ou plus entre 2009 et 2017 et destinés tant à un public hors Catalogne qu’à un public interne. Cela signifie que ce corpus inclut, par exemple, des traductions destinées aux Catalans en général, de même que des traductions destinées aux immigrants installés en Catalogne. L’objectif ici est de vérifier si les langues cibles choisies par la société civile, en plus d’indiquer un désir de la part des indépendantistes de communiquer avec l’Union européenne et la communauté internationale (ce que démontrait l’étude du premier corpus), font état d’un souci de communiquer avec d’autres publics cibles, notamment les Néo-Catalans ou, pour emprunter la terminologie québécoise, les allophones. La présence de documents dans les principales langues de l’immigration en Catalogne le démontrerait et suggérerait que l’indépendantisme catalan rime, dans une certaine mesure, avec multilinguisme interne.

Pour constituer ce nouveau corpus, nous avons consulté le catalogue de la Bibliothèque de Catalogne[12], dans lequel nous avons effectué une recherche à l’aide des mots clés independència et Catalunya, en incluant tous les types de matériel et toutes les langues. Nous avons effectué la recherche pour chacune des années de 2009 à 2017. Nous avons par ailleurs procédé par inter-référencement, car les documents indépendantistes catalans font référence les uns aux autres, que ce soit dans les documents mêmes ou par l’intermédiaire des médias sociaux. D’ailleurs, le rôle d’Internet en général et des médias sociaux en particulier n’est pas à négliger dans la montée de l’indépendantisme en Catalogne. Pour Saül Gordillo (2014 : 16), il s’agit ni plus ni moins d’une conquête de la toile menée par le cyber-activisme et le cyber-indépendantisme en Catalogne. Bref, il était indispensable de faire appel à l’inter-référencement pour compléter le corpus en raison de la nature même de certains documents (sites Web, tracts, dépliants, etc.) qui ne sont généralement pas inclus dans les répertoires officiels comme celui de la Bibliothèque de Catalogne.

Notre recherche a permis de relever 35 documents de divers types et formats, et offerts sur supports papier et électronique : 15 sites Web, 15 tracts, dépliants, feuillets ou affiches, 1 supplément de journal et 4 livres (voir annexe 2 pour une liste exhaustive). Parmi ces 35 documents, nous avons relevé 38 langues, soit le double du nombre de langues recensé lors de notre étude antérieure (Pomerleau, 2017). Tout comme dans le cas de cette dernière, les langues représentées dans le plus grand nombre de documents sont l’anglais, l’espagnol, le français, l’allemand, l’italien et le néerlandais. Toutefois, d’autres langues se démarquent ou font carrément leur apparition dans le corpus, dont le russe, l’arabe, le portugais et le roumain (voir figure 2).

Figure 2

Nombre de documents traduits par langue sur les 35 documents du corpus

Nombre de documents traduits par langue sur les 35 documents du corpus

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Multilinguisme pour la projection internationale

Le catalan est une langue relativement peu diffusée à l’extérieur de son aire linguistique traditionnelle, soit celle des Pays catalans[13]. Dans ce contexte, il serait impensable d’internationaliser le processus d’indépendance de la Catalogne sans la traduction. La société civile indépendantiste catalane l’a bien compris et a mis en oeuvre cette vaste campagne de traduction. Elle traduit certes en anglais, mais son refus de l’hégémonie linguistique la pousse à traduire dans un grand nombre d’autres langues, que ce soient des langues de pouvoir comme l’allemand et le français ou des langues à portée plus symbolique comme le basque et l’occitan. En Catalogne, internationalisation et traduction vont de pair : une trentaine des 35 documents du corpus s’adresse – exclusivement ou partiellement – à un public situé à l’extérieur de la Catalogne ; les langues les plus présentes dans ces 30 documents sont, dans l’ordre, l’anglais (30), l’espagnol (27), le français (22), l’allemand (21), l’italien (13) et le néerlandais (8).

Nous avons comparé la liste de ces langues cibles au classement des langues de Kai L. Chan (2016) et d’Alain Calvet et Louis-Jean Calvet (2012), lesquels font état des langues ayant le plus de pouvoir à l’échelle internationale (voir tableau 1). Nous y remarquons que la langue la plus influente dans le monde, l’anglais, est la seule dont la présence est absolue dans le corpus. Ensuite, la correspondance entre les listes est assez juste pour les langues dont la présence est importante dans le corpus, soit l’allemand, l’espagnol et le français ; l’écart le plus important entre le corpus et la position de ces langues concerne l’allemand, qui se trouve en septième place chez Chan (2016). L’italien et le néerlandais, dont la présence est moyenne dans le corpus, sont également présents dans les classements, mais moins bien positionnés que les principales autres langues de traduction. Parmi les documents destinés à l’extérieur de la Catalogne, nous retrouvons peu de documents dans d’autres langues influentes à l’échelle internationale comme le russe (4/30), le japonais (3/30), l’arabe (2/30), le portugais (2/30) ou le mandarin (0/30).

Tableau 1

Langues cibles des documents destinés à un public situé à l’extérieur de la Catalogne et classements des langues du monde de Chan (2016) et de Calvet et Calvet (2012)[14]

Langues cibles des documents destinés à un public situé à l’extérieur de la Catalogne et classements des langues du monde de Chan (2016) et de Calvet et Calvet (2012)14

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Si nous comparons maintenant la liste des langues cibles des 30 documents à celles des langues officielles de l’UE dans les classements de Chan (2016) et de Calvet et Calvet (2012) (voir tableau 2), nous remarquons que la correspondance est indéniable entre les quatre langues les plus fréquentes (l’anglais, l’espagnol, l’allemand et le français) et ces classements. Elle est également assez juste pour ce qui est de l’italien et du néerlandais, voire du polonais et du suédois. Il importe toutefois de préciser que ces classements font état du poids de ces langues à l’échelle internationale et non spécifiquement au sein de l’UE, ce qui a pour conséquence de favoriser les langues européennes qui se sont étendues par le biais du colonialisme, en particulier l’anglais, le français, l’espagnol et le portugais. Toutefois, et comme le notent plusieurs auteurs (notamment Graddol, 1997 ; Hjorth-Andersen, 2006 ; de Swaan, 2007), l’anglais et le français restent les langues les plus puissantes de l’UE, suivies de l’allemand, sans égard à leur diffusion internationale. En revanche, le poids de l’espagnol et du portugais est surestimé parce qu’il découle avant tout de l’importance de ces langues à l’extérieur de l’Europe, en particulier en Amérique latine.

Tableau 2

Langues cibles des documents destinés à un public situé à l’extérieur de la Catalogne et classements des langues officielles dans l’UE selon Chan (2016) et Clavet et Calvet (2012)

Langues cibles des documents destinés à un public situé à l’extérieur de la Catalogne et classements des langues officielles dans l’UE selon Chan (2016) et Clavet et Calvet (2012)

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En somme, ces classements indiquent que les langues cibles du corpus correspondent aux langues d’influence à l’échelle de l’Union européenne plus qu’à celles qui sont influentes à l’échelle internationale. D’une part, outre la présence de l’anglais langue mondiale et de l’espagnol langue officielle en Catalogne, les langues les plus fréquentes sont les langues officielles de l’UE les plus influentes, soit le français, l’allemand, l’italien et le néerlandais. Nous répertorions en outre dans le corpus onze autres langues officielles au sein de l’UE, dont le polonais, le suédois et le tchèque. D’autre part, la faible présence ou l’absence de langues d’influence non officielles au sein de l’UE européenne (comme l’arabe, l’hindi, le japonais, le mandarin, le russe et le turc) indique que la communauté internationale n’est pas le principal public cible de la campagne de traduction catalane.

Par ailleurs, comme le fait ressortir le tableau 3, les cinq langues cibles les plus fréquentes dans le corpus (tableau précédent) sont également les cinq langues avec le plus grand nombre de locuteurs de langue maternelle au sein de l’UE, nombre représentant 62 % de la population – 66 % en ajoutant le néerlandais, la sixième langue cible la plus fréquente dans le corpus. De plus, les quatre langues les plus fréquentes dans le corpus sont aussi les quatre langues les plus parlées et lues comme langues étrangères dans l’UE. Enfin, outre le russe, aucune langue d’influence non officielle au sein de l’UE n’est parlée ou lue par plus de 1 % des citoyens de l’UE.

Tableau 3

Connaissances linguistiques dans l’Union européenne

Connaissances linguistiques dans l’Union européenne

Langues les plus parlées comme langue maternelle et langue étrangère et langues les plus lues (capacité de lecture) comme langue étrangère dans l’UE selon l’Eurobaromètre Les Européens et leurs langues (CE, 2012).

Remarque : sept autres langues sont parlées comme langues étrangères par environ 1 % de la population : arabe, catalan, grec, portugais, slovaque, suédois et tchèque ; trois autres langues sont lues comme langues étrangères par environ 1 % de la population : slovaque, suédois et tchèque.

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En résumé, les systèmes et les classements des langues du monde démontrent que la campagne de traduction qui nous intéresse s’adresse d’abord à l’Union européenne, puis à la communauté internationale. Pour contrevérifier les résultats obtenus, nous avons analysé ce que dit le paratexte – c’est-à-dire les documents ou les productions qui entourent le texte, comme les prologues ou les entrevues – sur les langues et les publics cibles. À la lumière des extraits ci-dessous, l’ordre d’importance des publics cibles qui transparaît dans le paratexte des documents concorde avec le choix des langues cibles et la fréquence de chacune de ces langues en traduction. Cela confirme que la communauté internationale extraeuropéenne n’est pas le principal public cible de cette campagne de traduction et que, pour les indépendantistes catalans, le terrain de bataille est bel et bien l’Europe :

« [N]ous devons parler directement avec les autres États d’Europe. »

Anna Aroca Seró, fondatrice d’Aidez la Catalogne, citée dans Vila de Roses, 2013

« [L]e Conseil de diplomatie publique informera les principaux décideurs politiques et économiques en Europe et dans le reste du monde du processus démocratique qui a commencé en Catalogne. »

Gencat, 2012b

« [We want] European citizens to be more aware of what are for [sic] the reasons behind the push for independence. »

Aleix Sarri, fondateur du Collectif Charlemagne, ANC Brussel·les, 2013

« Now we must argue our case in a different way by explaining ourselves to our fellow-Catalans and to Europe and the world. »

Álvaro et Cardús, prologue de Keys on the Independence of Catalonia, ElClauer, 2013 : 11

Multilinguisme pour la projection nationale

Si le choix des langues de pouvoir de l’Europe révèle que les documents traduits s’adressent en priorité à l’Union européenne, la présence d’autres langues est plutôt liée à un désir de communiquer avec les habitants de la Catalogne. Parmi les 35 documents du corpus, 20 documents s’adressent – exclusivement ou partiellement – aux Catalans en général, dont cinq aux immigrants, ou Néo-Catalans, en particulier. Nous nous intéressons ici tout particulièrement à ces cinq documents et aux langues cibles de ceux-ci. En somme, il s’agit de sites Web ou de tracts/feuillets qui font la promotion de l’indépendance auprès des immigrants ou qui les incitent à exercer leur droit de vote (voir annexe 3 pour un exemple).

Parmi ces cinq documents, nous avons relevé 20 langues ; le tableau 4 fait état de ces langues cibles et des langues les plus parlées en Catalogne – que nous avons précédemment énumérées – en excluant le catalan. L’espagnol est ici inclus parce que bien que cette langue soit officielle en Catalogne, elle est également la langue d’une grande partie de la population immigrante, qu’il s’agisse de migrants internes (d’Espagne) ou externes (d’Amérique latine en particulier).

Tableau 4

Langues cibles des documents destinés aux immigrants et langues les plus comprises par la population en Catalogne, mis à part le catalan

Langues cibles des documents destinés aux immigrants et langues les plus comprises par la population en Catalogne, mis à part le catalan

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Tout comme dans le reste du corpus, les langues les mieux représentées sont également des langues de pouvoir (anglais, espagnol, français et allemand). Toutefois, ces langues sont également maîtrisées par de nombreux Néo-Catalans, notamment l’espagnol et le français, langues de l’immigration espagnole et de l’immigration latino-américaine, puis d’une partie de l’immigration européenne et africaine, respectivement. L’allemand, certes langue de pouvoir, est aussi maîtrisée par environ 100 000 personnes en Catalogne (Idescat, 2015 : 165), dont un grand nombre de germanophones installés dans cette communauté autonome pour les affaires, les études ou la retraite. Quant à l’anglais, il s’agit évidemment d’une langue incontournable en tant que langue mondiale ; elle agit ici comme lingua franca – avec l’espagnol – auprès de ceux et celles dont la langue propre n’est pas offerte dans les documents. Ensuite, les autres langues dans lesquelles trois ou quatre documents ont été traduits, soit l’arabe, le portugais, le roumain, le polonais et le tamazight, font partie des langues comprises par le plus grand nombre de personnes en Catalogne. En fait, nous remarquons au total dans les cinq documents sur l’indépendance adressés aux immigrants 14 des 15 langues les plus parlées en Catalogne, hormis le catalan. Seul le galicien, langue co-officielle dans la communauté autonome de Galice, est absent du corpus. Cela pourrait être attribuable au fait que les Galiciens de Catalogne maîtrisent de facto l’espagnol, et généralement le catalan (Labraña, 2012).

Le constat que les principales langues de traduction de ces documents sont également les principales langues parlées par les communautés immigrantes de Catalogne indique une connaissance de la réalité linguistique catalane actuelle de la part des organisations indépendantistes catalanes. Cela fait également état d’un souci de communiquer avec les gens dans leurs propres langues ou, à tout le moins, dans des langues maîtrisées par la population et de lui laisser le soin de choisir celle qu’elle préfère en fonction des langues offertes. Un immigrant d’origine marocaine, par exemple, pourra choisir de lire certains documents dans sa langue maternelle (arabe ou tamazight) ou dans l’une des langues apprises à l’école ou par besoin migratoire (français, espagnol ou catalan).

Le « vote ethnique » en Catalogne (et au Québec)

Le fait de traduire dans les langues des diverses communautés linguistiques de la Catalogne ne signifie pas que l’objectif est atteint. Cet objectif, rappelons-le, est de convaincre la population immigrante de voter en faveur de l’indépendance. Dans les faits, et selon une récente enquête du Centre d’études d’opinion de Catalogne (CEO, 2018c), un peu plus de 26 % des hispanophones et des allophones de Catalogne sont en faveur de l’indépendance de ce territoire (voir tableau 5). Même s’il ne s’agit que d’un quart des voies potentielles de ces groupes en faveur du « Oui », force est de constater que le « vote ethnique » en Catalogne[15] est beaucoup plus favorable à l’indépendance qu’il ne l’est au Québec, où il se situerait sous la barre des 10 %, voire des 5 % (Conley, 1997 ; Drouilly, 1997 ; Sabourin, 2014).

Le quart des non-catalanophones sont-ils indépendantistes parce qu’on s’adresse à eux dans leur langue ? Ou serait-ce que les indépendantistes traduisent pour ce public parce que le quart de celui-ci se dit indépendantiste ? Il est ardu de répondre à cette question et toute tentative de le faire devrait tenir compte d’autres facteurs qui peuvent jouer un rôle dans les intentions de vote, notamment les contextes politique, social et, bien sûr, économique.

Cependant, il est reconnu que lorsqu’on s’adresse à un public dans sa langue, la réception est meilleure. Cela a été démontré à maintes reprises, notamment dans le cas des habitudes de consommation et des préférences de navigation sur le Web. En 2011, par exemple, un rapport de la Commission européenne (CE, 2011) sur les préférences linguistiques en matière de navigation en ligne a indiqué que 90 % des utilisateurs d’Internet utilisaient toujours la version d’un site dans leur propre langue lorsque celle-ci était offerte. De même, deux rapports de la firme d’experts-conseils Common Sense Advisory sur les préférences linguistiques pour les achats en ligne, publiés en 2006 et 2014 (DePalma et al., 2006 ; 2014), démontrent qu’une offre de produits et services dans la langue du consommateur influence positivement son comportement. À titre d’exemple, l’étude de 2014 révèle qu’au moment d’acheter des produits en ligne, la grande majorité des gens, environ les trois quarts, préfèrent le faire à partir de sites où l’on offre de l’information sur les produits dans leur langue maternelle. Qui plus est, même si un site Web est offert dans une langue qu’ils maîtrisent – comme l’anglais –, les consommateurs ont tendance à y passer moins de temps que si ce site était offert dans leur langue maternelle. Enfin, aux États-Unis, nombreuses sont les études sur les habitudes de consommation des hispanophones qui ont démontré que lorsqu’on s’adresse à ces consommateurs dans leur langue, ils sont davantage enclins à acheter un produit, ont davantage confiance en ce produit, et se sentent respectés (voir Latinum Network, 2016 ; Mizrahi, 2017 ; Simmons, 2018).

Tableau 5

Langue initiale et indépendantisme en Catalogne (2018)

Langue initiale et indépendantisme en Catalogne (2018)
Source : Centre d’Estudis d’Opinió, Generalitat de Catalunya (CEO, 2018c)

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En somme, les études confirment que plus on offre de contenu dans la langue d’une personne, plus il y a de chances que cette personne adhère au produit proposé. Évidemment, les choix politiques des individus ne se font pas comme des choix de consommation. Toutefois, les partis politiques tentent bel et bien de « vendre » des idées et des projets ; dans le cas des organisations et des partis indépendantistes québécois, le projet à vendre est celui de l’indépendance nationale. Au Québec, la langue de vente est le français, la lingua franca sur le territoire. Cependant, comme le démontrent les études, l’utilisation d’une lingua franca seule, que ce soit l’anglais aux États-Unis ou à l’échelle internationale, ou le français dans le cas du Québec, n’est pas la stratégie de vente optimale. D’une part, la lingua franca n’est – et ne sera – jamais comprise par l’ensemble de la population, ne serait-ce qu’en raison des mouvements constants de population ; et que ce soit pour vendre un produit de consommation ou une idée politique, on n’a rien à gagner à s’adresser à quelqu’un dans une langue qu’il ne comprend pas, qu’il s’agisse de la lingua franca ou de tout autre langue. D’autre part, même lorsqu’une personne maîtrise la lingua franca, elle préférera, lorsque c’est possible, utiliser la langue qui lui est la plus familière (Buda, 1991). D’où l’importance de traduire dans la langue du public cible.

Au Québec, où l’appui à l’indépendance chez les non-francophones est de trois à cinq fois inférieur (5-10 % contre 26 %) à celui des non-catalanophones en Catalogne (voir ci-dessus), on ne traduit pas le projet indépendantiste. En fait, le nationalisme québécois est depuis toujours profondément ancré dans la langue française et laisse peu de place aux autres langues, du moins dans l’espace public et d’un point de vue symbolique. En effet, selon Cory Blad et Philippe Couton (2009 : 652), entre autres, la diversité québécoise est structurée autour de la norme que constitue la langue française et n’accorde pas d’intérêt particulier au multilinguisme. Toujours selon ces auteurs, toute politique portant sur la diversité ethnoculturelle au Québec doit, aux yeux des nationalistes québécois, être conçue de façon à renforcer la domination et l’autorité de la langue française et de sa culture sous-jacente. Ce lien entre la langue et la nation serait donc plus intime au Québec qu’il ne l’est dans beaucoup d’autres États-nations ou quasi-États-nations, comme la Catalogne (ibid. : 660-661).

Ce lien peut notamment être constaté dans les nombreuses formules utilisées pour énoncer ou préciser le rôle du français au Québec depuis les années 1970 et les discussions en ce sens : langue commune des Québécois, langue de cohésion sociale, langue d’usage public, langue des rapports interculturels, langue normale et habituelle de la vie publique, langue d’usage et de communication, langue de vitalité sociale, culturelle, intellectuelle et économique, langue du vivre-ensemble, etc.[16]. Bien sûr, aucune de ces formules ne proscrit de façon implicite l’usage d’autres langues et, comme le mentionnent Alain-G. Gagnon et François Boucher (dans Gagnon et al., 2014 : 6), « [i]l est généralement reconnu par toutes les collectivités vivant au Québec que le fait français est un bien culturel de premier ordre et qu’il doit faire l’objet d’une attention particulière pour se maintenir et prospérer ». Cependant, le discours sur la langue donne parfois l’impression d’une incompatibilité manifeste entre la notion de Québec français et le multilinguisme. Cette incompatibilité est notamment mise de l’avant par Guy Bertrand (2016 : 59) lorsqu’il écrit : « Notre “vivre ensemble” doit être basé sur d’autres valeurs que le multiculturalisme et le multilinguisme. »

Par ailleurs, les organisations indépendantistes québécoises mettent également à l’avant-plan cette conception unilingue de l’indépendantisme : en effet, les sites Web des principales organisations indépendantistes du Québec ne sont qu’en français, dont celui de la Société Saint-Jean-Baptiste, du Mouvement national des Québécoises et Québécois, du Réseau Cap sur l’indépendance, du Rassemblement pour un pays souverain et des Organisations unies pour l’indépendance (OUI Québec). Qui plus est, aucune documentation dans une langue autre que le français n’est offerte en téléchargement sur ces sites. Même constat chez les principaux partis indépendantistes québécois, soit le Parti québécois et Québec solidaire. Rappelons toutefois qu’il n’en a pas toujours été ainsi : le site Web du Parti québécois a déjà été offert – en partie – en anglais, en espagnol et en portugais au début des années 2000 (voir Gagnon, 2014), alors que Québec solidaire a déjà produit de la documentation en plusieurs langues, notamment en anglais, en espagnol, en italien, en arabe et en créole[17], c’est-à-dire les cinq langues les plus parlées au Québec après le français (Statistique Canada, 2016). L’offre linguistique de l’indépendantisme québécois est donc à des années-lumière de celle de l’indépendantisme catalan, qui s’exprime dans près de 40 langues.

Pourtant le Québec est la province avec le plus de citoyens bilingues (44,5 % de bilinguisme français-anglais) et multilingues (environ 10 % de la population) au Canada. Montréal est d’ailleurs la championne nord-américaine du trilinguisme, alors que 21 % des habitants de la ville maîtrisent au moins trois langues (Statistique Canada, 2016). Le bilinguisme et le multilinguisme du Québec – peu revendiqués ou affirmés, voire souvent ignorés de la population (Nadeau, 2018) – se manifestent toutefois concrètement, entre autres par le grand nombre de professionnels de la langue (traducteurs, interprètes, terminologues, etc.) dans la province. Alors que l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ) compte plus de 2200 membres qui offrent des services dans une trentaine de langues (OTTIAQ, 2019), on estime qu’environ la moitié des 15 000 langagiers canadiens travaillent au Québec (PwC, 2012 : 10-12). À l’échelle internationale, le Québec et le Canada sont des références en matière de traduction : le Canada représente 0,5 % de la population mondiale, mais accapare 10 % du marché mondial de la traduction, soit une part 20 fois supérieure à son poids démographique (PwC, 2012 : 5 ; voir aussi Nadeau, 2017). À la lumière de ce que nous avons observé et décrit plus tôt, la grande expertise langagière des Québécois n’est aucunement mise à profit par ou pour l’indépendantisme québécois.

Conclusion

Au cours de la période 2009-2017, la société civile catalane s’est tournée vers la traduction multilingue pour diffuser de l’information sur le processus d’indépendance de la Catalogne. Elle l’a fait, d’une part, dans les langues de pouvoir à l’échelle de l’Union européenne (anglais, français, allemand, italien, etc.) et, d’autre part, dans les langues maternelles des Néo-Catalans ou dans les langues les plus maîtrisées par ces derniers (arabe, portugais, roumain, tamazight, etc.). Pour ce qui est du premier public cible, l’Europe, il est évident qu’il faut traduire pour s’y adresser : même si elle est parlée par 10 millions de personnes en Europe, la langue catalane n’est lue ou comprise que par très peu de gens à l’extérieur des Pays catalans et n’est la langue maternelle que de 1 % des citoyens de l’UE. Pour se faire entendre de l’Europe et du monde, les Catalans n’ont d’autre choix que de traduire. Le fait de traduire aussi dans les langues des immigrants poursuit un autre objectif : obtenir des votes en faveur de l’indépendance. La reconnaissance internationale doit d’abord passer par la décision potentielle de la majorité des Catalans, toutes origines et langues confondues, d’appuyer l’indépendance. En ce sens, il serait vain de convaincre l’Europe et le Monde si l’on n’a pas d’abord convaincu une majorité de Catalans, dont une bonne proportion des immigrants. Pour convaincre cette population du bien-fondé du projet d’indépendance nationale, on lui parle dans sa langue, ce qui serait impossible sans faire appel à la traduction. Dans la veine de ce qu’affirme Pascale Casanova (2015), les langues, parce qu’elles sont socialement inégales, luttent avec les « armes linguistiques » qui sont à leur disposition pour conquérir des ressources, du prestige et du pouvoir. Pour la langue catalane, l’une de ces armes est la traduction. Cette arme a été largement mise à profit par les indépendantistes catalans.

Pendant ce temps, au Québec, les organisations indépendantistes font du français leur unique langue de communication avec le public. Rappelons que ce public est composé de gens de toutes origines qui parlent de nombreuses langues, et que l’adoption de la langue française par les nouveaux Québécois non francophones se fait nécessairement graduellement (Gagnon et al., 2014 : 8), au fil des années et des générations. De plus, comme nous l’avons démontré à la lumière de travaux dans divers domaines, les gens préfèrent toujours avoir accès à de l’information dans leur propre langue. Qui plus est, comme l’écrit si justement Micheline Milot (dans Gagnon et al., 2014 : 35), le multilinguisme constitue l’une des dimensions de la richesse d’expression au Québec et ne doit pas être une source de méfiance identitaire ; il n’est pas incompatible avec la reconnaissance du français comme langue commune (ou d’usage public, normale, habituelle, de cohésion sociale, etc.) et le respect des langues d’origine a un impact positif sur la société. Le respect des langues d’origine peut se manifester par la traduction de projets politiques comme l’indépendance, et ce respect, comme en témoignent l’expérience catalane et les études sur la consommation, ne peut qu’avoir des répercussions positives sur l’adhésion au produit ou au projet proposé.

La traduction est omniprésente dans les travaux en sciences politiques, en histoire, en sociologie, etc., mais, tout comme la traductologie d’ailleurs, on n’en fait que peu de cas ou on la tient pour acquise, bien souvent inconsciemment. Cela n’est pas surprenant si l’on se rappelle qu’il y a encore quelques décennies à peine la traduction et la traductologie étaient la plupart du temps considérées comme des sous-disciplines de la linguistique ou de la littérature. Le point de vue traductologique a aujourd’hui beaucoup à offrir, notamment et comme nous l’avons démontré, dans l’étude des questions nationales. En ce sens, il serait plus qu’approprié de mener de nouvelles recherches interdisciplinaires sur les liens entre traduction et indépendance. Ces recherches pourraient se pencher, par exemple, sur la façon dont le vote peut être influencé par l’offre de matériels traduits (sites Web des partis politiques, programmes, dépliants, pancartes électorales) dans les langues des électeurs, en particulier dans les principales langues des immigrants. D’ailleurs, Núria Franco-Guillén (2017 : 37) le souligne, il serait plus que pertinent de mener des recherches approfondies sur l’opinion des allophones en lien avec l’indépendance du Québec (et d’autres nations). La prise en compte de la traduction dans de telles recherches est souhaitable et permettrait de faire le pont entre deux domaines – la traductologie et la science politique – qui sont à bien des égards intrinsèquement liés, mais qui s’ignorent encore trop. Nous espérons, par cette contribution, avoir éveillé les non-traductologues à ce que peuvent apporter la traduction et son étude dans des thématiques qui leur sont de premier intérêt, et nous les invitons à tirer profit des angles d’analyse offerts par la traductologie.