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Dans un récent discours prononcé devant les distingués invités du président malais, le directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Pascal Lamy, affirmait que « l’ouverture des marchés étendra potentiellement la liberté, la capacitation, la démocratie, l’innovation, les échanges sociaux et culturels, tout en offrant des opportunités inédites pour le dialogue et la compréhension mutuelle [1]  ». Le libre commerce, en d’autres mots, garantirait le déploiement de la démocratie à l’échelle de la planète. Cette solution toute trouvée ne saurait donc être remise en question. Or, c’est pourtant ce que font un nombre croissant de groupes et d’individus appartenant tout autant aux institutions parlementaires et universitaires qu’à la constellation de citoyens, d’ONG (organisations non gouvernementales) et de mouvements sociaux que l’on appelle couramment la société civile. La critique du discours « néolibéral » occupe donc une part importante de l’activité intellectuelle de ces groupes qui veulent, reprenant la formule des forums sociaux, « créer un autre monde possible » ou entendent, selon le réseau dont il sera question ici, « penser autrement les activités économiques et concevoir les moyens pour faire de la terre une planète humaine et solidaire[2] ».

Ce réseau international dénommé Political and Ethical Knowledge on Economic Activities (PEKEA), notamment sa branche francophone à l’origine de la publication de l’ouvrage recensé, porte l’ambition de la « re-construction d’un paradigme » (p. 15) pouvant revisiter le rapport entre démocratie et économie autrement qu’à la manière d’un Pascal Lamy. Son point de départ consiste à associer à l’entreprise la tradition française de l’économie humaine et sociale, dont les origines, décrites par Marc Humbert dans un savant chapitre préliminaire, sont à la fois anciennes et peuplées d’initiatives avortées, de possibilités non explorées et d’une timidité toute conformiste. Ce n’est qu’après un demi-siècle d’effort de théorisation – deux décennies après La grande transformation de Karl Polanyi – que des économistes (André Marchal, François Perroux, Jean Bancal, etc.) ont formulé l’idée d’une économie imbriquée dans le reste de la société, d’une économie comme fonction sociale parmi d’autres et pouvant très bien s’exprimer de différentes manières dans différentes sociétés. Cette « découverte » des économistes français constituait donc une mise en garde contre toute compréhension universaliste – en l’occurrence libérale et marchande – de l’économie. De là, comme le proposent les auteurs, surgissent de nouvelles avenues pour l’étude des rapports entre économie et démocratie.

C’est donc ainsi qu’est lancé l’objectif de la première partie du livre sur les conceptualisations de l’économie et de la démocratie et sur leur statut contradictoire ou complémentaire. La question de leurs rapports joue d’ailleurs comme le malaise à surmonter – voire à assumer –, puisqu’il semble devenu impossible de penser la démocratie sans l’associer au capitalisme. C’est Alain Caillé lui-même qui propose la thèse provocante que la démocratie et le capitalisme sont liés à la fois historiquement, puisque « c’est le mouvement démocratique moderne qui impulse le capitalisme » (p. 42) ; ontologiquement, car le capitalisme « apparaît comme le bras séculier qui a pour charge de tenir la promesse démocratique » (p. 43) ; et dialectiquement, parce que leur destin ultime est lié dès que l’équilibre est rompu par la démesure de l’accumulation et de l’inégalité économiques. Comment donc revivifier l’idéal démocratique si ce n’est en installant un nouvel étau normatif autour du capitalisme (Caillé pense à l’instauration d’un revenu minimum et d’un revenu maximum) ?

Et si, puisque le capitalisme n’est qu’une forme économique parmi d’autres, l’espoir se trouvait non pas dans son encadrement démocratique, mais bien dans l’intrusion de la démocratie au sein des différentes sphères de l’économie ? Bien qu’elle puisse sembler futile, cette nuance constitue l’essence du dilemme que pose cet ouvrage. Dilemme qui surgit d’ailleurs de l’inconfort à propos des rapports existant entre économie capitaliste et démocratie, mais qui n’est nulle part repéré par les contributeurs de l’ouvrage. Faut-il plus d’encadrement structurel pour le capitalisme ou plus de démocratie dans l’acte économique qu’est l’échange ?

Si Alain Caillé semble aller vers la première option, nombreux sont les contributeurs qui s’attardent sur la deuxième. Jean-Louis Laville, par exemple, promeut les initiatives d’économie sociale qui représentent « concrètement (dans la production, le commerce, l’échange) une autre manière d’instituer l’économie en la soumettant à des exigences démocratiques dans le domaine social et environnemental » (p. 88). Ces initiatives sont, pour parler comme Jean-Paul Maréchal, des occasions de réintroduire la notion de justice dans des sphères d’où les théoriciens de l’homo oeconomicus ont voulu l’exclure et ainsi d’infuser l’économie de « démocratie sociale ». Mais ici émerge la question de la démocratie elle-même, car si elle doit investir la sphère économique, ne faut-il pas la penser autrement que par ses institutions traditionnelles que sont l’État, le Parlement, les élections, etc. ? De quelle démocratie parle-t-on ?

Sans doute faut-il renouveler « l’idéal démocratique », comme le prônent les éditeurs de l’ouvrage, mais on ne peut pour autant faire l’économie de sa rénovation. C’est sur ce point que travaille Michel Renault en se penchant sur l’apport de l’approche pragmatique de John Dewey. Partant d’une théorie de la connaissance, l’auteur nous conduit à reconnaître que l’expérience, l’action et l’interaction sont les principaux moteurs de la connaissance, de la résolution des problèmes et à plus large échelle de la démocratie. Connaissance et expérience impulsent donc une nécessaire diversité dans les modèles de résolution de problème et, en ce sens, comme le soutient Philippe Hugon, la démocratie doit « partir des institutions ‘traditionnelles’ et des modes de résolution des conflits propres aux diverses sociétés » (p. 206).

Cela appelle deux conclusions quant à la problématique de l’ouvrage. D’une part, dans l’optique d’introduire plus de démocratie dans l’acte économique, il est possible de penser la démocratie autrement que par ses institutions traditionnelles. Toutefois, les propositions concrètes ne sont pas suffisamment élaborées dans cette première partie. D’autre part, et le texte de Gregorio Vidal insiste d’ailleurs sur ce point, la démocratie doit garder son importance en tant que mode d’émergence et de représentation de la communauté, et ce, particulièrement dans le cas des pays structurellement marginalisés et défavorisés par l’économie mondiale. Le dilemme reste donc entier. Et il continue de l’être dans la deuxième partie de l’ouvrage.

Il est révélateur que cette deuxième partie, dont le mérite est de clarifier certaines avenues de démocratisation de l’économie, soit rédigée par une majorité d’acteurs de la société civile et non par des universitaires. C’est que, pour une bonne part, c’est au sein de la société civile que sont actuellement inventées les formes d’échange. Évidemment, cela n’exclut pas toute réflexion théorique.

À cet égard, c’est principalement la relation entre les figures du producteur et du consommateur qui est examinée de manière conceptuelle. Anne-Françoise Taisne, par exemple, affirme que la recherche du meilleur prix par le consommateur aura participé à rompre toute véritable relation « humaine » entre producteur et consommateur. Démocratiser l’économie, c’est alors rebâtir entre eux une relation qui permette à l’un de mieux vivre et à l’autre de retrouver « le sens de l’achat » (p. 230). C’est, comme le dit Josette Combes, la réappropriation par le citoyen de « la gouverne de son environnement social et économique en prenant au mot le premier sens de la démocratie, gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » (p. 235). Le commerce équitable et les monnaies sociales sont à cet égard des exemples-phares de la démocratisation des relations économiques. Mais même ces initiatives ne sont pas à l’abri de la logique dominante. Virginie Diez-Pedegral montre à ce sujet que le principal danger du commerce équitable est qu’il dérive vers les nécessités de l’efficacité économique aux dépens de l’impératif des besoins des petits producteurs.

Certains dangers guettant ce type d’initiatives sont toutefois plus importants : le principal est leur incapacité à contribuer pour de bon au développement des communautés du Sud et à leur accès à la démocratie. Par leurs portraits de la scission entre les mouvements sociaux du Nord et du Sud, les textes de Gabriel Navennec et d’Odile Castel montrent pourquoi la solution du consom’acteur ne permet pas vraiment de changer les choses pour les plus démunis de la planète : pour les pays en développement, le problème est structurel et la solution devra l’être aussi. La démonstration la plus évidente est faite par Fatoumata Diarra qui traite de la question du coton au Mali : « La première anomalie du commerce international entre les pays développés du Nord et les pays exportateurs de produits primaires du Sud est la fixation des prix. Les prix des produits du Sud sont fixés par les acheteurs du Nord à travers les Bourses de matières premières ! » (p. 309) Si le prix est donc encore au centre du problème, c’est la rénovation structurelle et démocratique du système commercial international qu’il faudrait prévoir.

En conclusion, il convient de noter que La démocratie au péril de l’économie est un ouvrage d’une grande utilité pour comprendre les dilemmes auxquels les mouvements sociaux font face aujourd’hui. À la question « comment démocratiser l’économie ? », certains répondront par l’encadrement structurel, d’autres par la démocratisation des formes d’échange économique. La faiblesse de l’ouvrage, toutefois, est de ne pas avoir assez reconnu ce dilemme qui donne à réfléchir autant aux militants qu’aux chercheurs.